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Les entreprises familiales à l’épreuve de la « loi des trois générations »

Family companies put to the test of the « Three Generations Law ».
Bernadette Angleraud
Édité par ADR Temporalités

Résumés

L’histoire des entreprises renvoie à la notion de génération comme maillon d’une chaîne dynastique qui assure le devenir de la firme. À partir du cas de grandes entreprises familiales qui s’implantent à Lyon à la fin du XIXe siècle, il s’agit d’étudier le rôle assumé par chacune des trois premières générations dans le développement de ces sociétés qui s’imposent dans l’économie locale et nationale. Loin de répondre à un principe qui voudrait que la première génération crée l’entreprise, la seconde la développe et la troisième la ruine, on constate que la réussite et la pérennité de la firme dépendent de la complémentarité entre ces trois premiers maillons de la chaîne dynastique. La génération des fondateurs allie inventivité et intuition économique mais manque d’assise technique, la génération des héritiers apporte à l’édifice un savoir-faire technicien qui permet à la firme de se développer dans un contexte plus concurrentiel la troisième génération, quant à elle, fait bénéficier l’affaire familiale de ses compétences scientifiques et d’un réseau relationnel qui permettent d’imposer la dynastie entrepreneuriale sur un plan tant économique que social.

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Index de mots-clés :

dynastie, entreprise, industrie, Lyon, patronat

Index by keyword:

company, dynasty, employers, industry, Lyon
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1L’histoire des entreprises et du patronat renvoie à la notion de génération, comme maillon d’une chaîne dynastique qui assure la pérennité de la firme. Ce lien se vérifie particulièrement dans le cas de la France où le tissu industriel est resté longtemps sous l’emprise des entreprises familiales. La manière donc les générations se succèdent à la tête des affaires est un facteur majeur d’analyse des évolutions.

  • 1 Parmi la bibliographie, on peut citer des numéros de revue consacrés à la notion dynastique : Le Mo (...)
  • 2 Lévy-Leboyer M., 1979. « Le patronat français, 1912-1973 », P- 138, dans « Le Patronat de la second (...)

2L’analyse socio-économique du tissu industriel fait ainsi appel aux histoires familiales des dirigeants. Nombreux sont les historiens1 à s’être interrogés sur les facteurs de longévité des dynasties entrepreneuriales et à avoir tenté de théoriser sur la transmission générationnelle. Un certain nombre de modèles semblent orienter l’approche : des dynasties industrielles alsaciennes qui égrènent jusqu’à sept ou huit générations, au patronat normand qui semble caractérisé par un fort renouvellement contraire à coure transmission générationnelle. Par ailleurs, cette thématique est marquée par l’idée reçue, édictée en « loi » des crois générations2, qui voudrait que la première génération crée l’entreprise, la seconde la développe et la troisième la ruine. Ces différentes analyses mettent l’accent sur la difficulté de dégager des modèles dans les phénomènes de transmission. Faute d’appliquer une grille de lecture, l’approche générationnelle des entreprises permet d’étudier leur évolution à travers l’apport de chaque génération à l’édifice.

  • 3 Angleraud B. et Pellissier C., 2003. Les dynasties lyonnaises, des Morin-Pons aux Mérieux (du XIXe (...)

3Cette approche sera menée à partir du cas lyonnais, qui a fait l’objet de recherches ponant sur la notion de dynasties industrielles3. On s’intéressera plus précisément aux dynasties qui émergent à la fin du XIXe siècle avec la Seconde Révolution industrielle et qui, sur leurs trois premières générations, couvrent la période qui s’étend des années 1880 aux années 1930. Les entreprises retenues sont d’importantes firmes lyonnaises (Lumière, Berliet ou Grammom) qui se sont maintenues au sein d’une même famille sur au moins trois générations. La problématique consiste à étudier le développement, sur près d’un demi-siècle, de ces entreprises à travers le cycle des premières générations, en étudiant comment se conjuguent transmission d’un capital, mais aussi d’une culture « maison », et apport original de chaque génération.

La génération des fondateurs

4Les nouveaux secteurs industriels sont investis, à la fin du XIXe siècle, par de nouveaux venus tant sur la scène lyonnaise que sur la scène économique. La génération des fondateurs est donc formée d’hommes nouveaux qui vont renouveler le patronat lyonnais et le tissu industriel local.

5Nés pour la plupart hors de Lyon, ces futurs industriels sont également des nouveaux venus sur un plan socio-économique. Contrairement à ce que diront les légendes familiales, qui aiment à représenter le fondateur arrivé misérable, en sabots, dans la grande ville, ils n’appartiennent pas à la paysannerie la plus défavorisée. Certes, on trouve des familles paysannes - c’est le cas d’Antoine Lumière, fils de vignerons ou de François Pilain, futur constructeur automobile, dont le père est meunier en Saône-et­ Loire - mais la majorité de ces industriels sont issus du monde de l’artisanat. Quant à Marius Berliet, si son grand-père était cultivateur dans le Dauphiné, son père est à la tête d’un atelier de tissage en rubanerie dans lequel Marius Berliet travaille à ses débuts.

  • 4 Muron L., 1995. Marius Berliet. Éditions d'Art et d'Histoire, Lyon, p. 19.

6Cette rupture par rapport aux origines socio-professionnelles familiales est bien souvent la cause de situations conflictuelles avec les générations antérieures. Ainsi le père de Marius Berliet est extrêmement critique à l’égard de la passion automobile de son fils : « La voiture ! Une folie qui passera ! »4 lui dit-il et il n’accepte pas qu’il se disperse en dehors de l’atelier familial dont, en qualité d’aîné, il doit prendre la succession. Ce n’est qu’à la mort de son père que Marius Berliet pourra créer son propre atelier de construction automobile. La situation est similaire pour le jeune Marcel Mérieux, un des rares nouveaux entrepreneurs à être issu du monde de la soie, et donc la carrière dans le secteur pionnier de la biologie s’engage dans la réprobation de sa famille qui ne lui pardonne pas sa rupture avec la tradition familiale.

7Hommes nouveaux, ces fondateurs le sont également dans le secteur industriel qu’ils investissent. La plupart d’encre eux n’ont pas de formation théorique ou technique. L’itinéraire d’Antoine Lumière illustre ce fait : après avoir fréquenté les milieux des peintres bohèmes, il décide de suivre les cours de peinture de l’École d’Art industriel de Besançon, puis se fait photographe. En 1881, il décide d’améliorer les procédés de tirage des photos en créant sa propre usine de plaques photographiques, mais faute de formation se heurte à des difficultés techniques. Comme tant d’autres, il est davantage un bricoleur qu’un professionnel.

8En raison de leur nouveauté, la plupart des secteurs investis par ces nouveaux entrepreneurs réclament peu de technicité et de capitaux. La porte était ainsi ouverte à des hommes nouveaux dépourvus de formation technique comme d’une solide assise financière. Cependant, leur acharnement et leurs capacités inventives ont constitué des atouts majeurs qui ont permis l’émergence d’empires industriels.

La génération des bâtisseurs

9La génération suivante demeure dans une situation intermédiaire, l’entreprise créée par leurs pères s’est développée et parfois a déjà atteint une dimension importante dans des secteurs où la nouveauté et l’absence de concurrence permettent des décollages rapides, mais ces entrepreneurs demeurent encore marginalisés sur la scène sociale par une bourgeoisie traditionnelle qui refuse de les considérer comme des pairs. Les premiers héritiers doivent donc, tour en cherchant à faire leur place dans le patriciat local, continuer à développer la firme familiale dans un contexte économique plus difficile car la rente de situation dont bénéficiaient les fondateurs a changé, les concurrents se faisant plus nombreux. Ces « seconds » doivent donc habilement concilier héritage et adaptation pour assurer la reprise du flambeau.

  • 5 Stoskopf N., 1995. « Gestion de la vie privée et continuité familiale dans les entreprises alsacien (...)
  • 6 Stoskopf N., op. cit., p. 64.

10Si les années 1880/1890 ont été celles du bricolage dans les domaines pionniers de la construction automobile ou de la photographie, la décennie suivante, 1900 1910, correspond à l’âge d’or de ces secteurs qui entrent dans l’ère industrielle, mais aussi dans celle de la concurrence après avoir éliminé eux-mêmes les confrères moins performants. L’arrivée des secondes générations se situe donc dans un contexte porteur mais encore instable, ce qui rend particulièrement délicat le choix de l’héritier. Le nombre d’enfants peut alors jouer un rôle important en permettant de disposer d’un effectif plus large pour effectuer la sélection du candidat. Ainsi, un des facteurs avancés pour expliquer l’extraordinaire longévité des dynasties industrielles alsaciennes5 est leur extrême prolificité, la moyenne s’établissant à 6,8 enfants6• Ce modèle semble fonctionner à la première génération à Lyon. Ainsi, Antoine Lumière a six enfants, Marius Berliet sept, tandis que le chimiste Paul Gignoux (fondateur de la société qui deviendra Gifrer-Barbezat) en a douze. En dehors des mobiles idéologiques, une descendance nombreuse répond aussi à une stratégie économique. Elle permet de pallier les accidents de la vie, mais office aussi au « père-fondateur » un choix plus vaste pour trouver le successeur le plus compétent. Par ailleurs, pour ces entreprises, qui débutent et qui ne bénéficient pas encore d’un réseau relationnel étendu, la famille est l’assise la plus sûre pour trouver capitaux et collaborateurs.

11Le choix du successeur s’effectue en fonction de ses capacités. Travaillant ensemble dans l’affaire familiale, effectuant souvent les mêmes études, les fils sont placés en situation de compétition. La formation de cette génération est double, étant fondée d’une part sur la transmission des savoir-faire acquis à la génération précédente et d’autre part sur l’acquisition de nouvelles connaissances qui manquaient aux pères fondateurs. Ces entreprises à leurs débuts ont presque toutes reposé sur une main-d’œuvre familiale, c’est le cas dans les débuts de la firme Lumière qui associe à la fabrication des premières plaques photographiques l’épouse d’Antoine Lumière, ses fils et ses filles. La transmission passe par une formation sur Je tas, nécessaire pour acquérir les techniques mais aussi « l’esprit-maison ». Pourtant cet apprentissage doit être complété par des études théoriques qui permettront de s’approprier les connaissances scientifiques qui manquaient à la première génération, cela est d’autant plus nécessaire que le niveau technique s’est assez rapidement compliqué dans ces secteurs neufs. C’est ainsi qu’Antoine Lumière envoie Auguste et Louis à l’École de la Martinière, école technique créée à Lyon dans le but de donner aux classes populaires et moyennes un enseignement alliant connaissances techniques et scientifiques.

  • 7 Cayez P., 1979. « Quelques aspects du patronat lyonnais pendant la deuxième étape de I'indus1rialîs (...)

12Dans cette recherche des capacités, les gendres jouent également un rôle important. Si les filles participent peu à l’avenir de l’entreprise par leurs études, en revanche leur mariage est stratégique. Pierre Cayez7 a insisté sur l’importance, pour les nouveaux secteurs industriels lyonnais, de cette relève technicienne qui s’opère grâce aux gendres. Comme l’activité de l’affaire devient plus complexe, s’orientant vers la chimie fine tournée vers les applications médicales avec la création de la Société des Produits chimiques spéciaux, Antoine Lumière a besoin de spécialistes qu’il trouve parmi ses gendres. Ainsi une de ses filles, Jeanne, épouse le docteur René Koehler, titulaire d’un double doctorat de médecine et de sciences naturelles, et qui deviendra membre du Conseil d’administration des Usines Lumière. Une autre fille, Juliette, épouse le docteur Armand Gélibert, qui donnera à Auguste Lumière la formation médicale qui lui manquait pour les recherches qu’il a engagées dans le domaine médical. Ces deux unions donnent à la Société Lumière la caution scientifique qui lui faisait défaut, sans pour autant avoir recours à des participations extérieures à la famille. Dans le domaine de la construction mécanique, on retrouve la même stratégie, ainsi en est-il de la société Buffaud, où la fille de Benoit Buffaud épouse Tobie Robatel, ingénieur de l’École Centrale de Lyon qui de plus a travaillé dans la Société chimique Coignet, et qui va mettre, en tant qu’associé, ses compétences au service des affaires de sa belle­famille.

13Mais les mariages sont aussi l’occasion de sceller des alliances avec d’autres familles. Ce qui peut s’avérer intéressant en terme patrimonial, les dots venant gonfler les patrimoines sur lesquels reposent les sociétés familiales, mais aussi sur un plan relationnel puisque des réseaux se tissent par le mariage des enfants. Ainsi, Marius Berliet ne recherche pas des associés qualifiés parmi ses gendres, en revanche les mariages de ses enfants sont l’occasion pour lui de tisser des liens avec d’autres grandes familles lyonnaises (négociantes, industrielles, médicales…). Par le mariage de ses enfants, Marius Berliet est parvenu à tisser un réseau relationnel avec différents milieux lyonnais, du monde industriel au monde scientifique.

  • 8 Stoskopf N., op. cit., p. 65.

14La fin des études et le mariage sont deux étapes qui préludent à l’encrée des nouvelles générations dans la vie de l’entreprise familiale. La plupart du temps, l’association des enfants à l’affaire familiale se fait par la constitution de sociétés en nom collectif qui unissent au père les héritiers, fils et gendres. Cette association permet au « patriarche » de mettre en situation les successeurs potentiels afin de choisir le ou les plus capables d’assurer la relève. Cette période de mise à l’épreuve dure souvent tant que le père­fondateur est en vie. Avec le temps, la fratrie se modifie, certains partant tandis que d’autres rejoignent le groupe, jusqu’au moment où par « sélection naturelle ou par l’émergence d’un talent se dégage un nouveau chef ou un collectif plus restreint8 » qui assurera la succession. Ainsi, lors des débuts industriels, toute la famille Lumière est partie prenante dans l’affaire, puis Auguste et Louis se détachent de la fratrie grâce à leurs compétences techniques et gestionnaires ; les beaux-frères scientifiques mettent leurs savoirs au service de la firme mais n’interviennent pas dans la gestion ; quant au dernier frère Lumière, Édouard, il se met à l’écart de la société familiale, créant sa propre société.

15À l’inverse la succession Berliet illustre un modèle où la fratrie doit s’effacer devant la transmission à un seul de ses membres. En matière de succession, Marius Berliet applique les mêmes règles que dans la gestion de ses usines, tout y est affaire de rationalité et d’autocracie. Les quatre fils ont été placés en situation de compétition, recevant la même formation dans une école privée lyonnaise, complétée par une formation-maison dans l’usine paternelle. Marius Berliet observe ses fils et choisit le plus apte à assurer la relève. Aucune règle de succession n’intervient, pas même celle du droit d’aînesse. En fonction de critères que lui seul a définis Marius Berliet choisit le plus jeune, Paul, pour dauphin. À l7 ans, il est embauché dans l’usine et à 24 ans il est nommé Directeur général de la société.

16Ces gestions plus ou moins organisées des successions entre premières et secondes générations jouent un rôle déterminant sur le devenir des entreprises familiales. De la réussite dans la passation des pouvoirs dépend le développement de la firme. L’arrivée de la seconde génération est un cap essentiel : aux qualités de hardiesse, d’inventivité des fondateurs doivent s’ajouter, à la génération suivante, des compétences tant techniques que gestionnaires. Le maintien de l’entreprise dans le giron familial dépend de la capacité des successeurs à concilier tradition, rationalisation et perfectionnement des activités.

17Plus technicienne, la seconde génération apporte également un réseau relationnel plus étendu qui participe à la réussite de la société familiale et à son ancrage local. Nouveaux venus à Lyon, les pères-fondateurs n’ont jamais été acceptés par le patriciat lyonnais, issu des secteurs économiques traditionnels dont la soie est le cœur. Au caractère de horsain, s’ajoute la méfiance à l’égard d’entrepreneurs qui ont investi des secteurs neufs, ont une organisation du travail différente reposant notamment sur l’usine. Si la seconde génération n’a pas encore l’ancienneté suffisante qui lui vaudrait ses lettres de noblesse, elle appartient cependant à des réseaux qui parviennent à recouper ceux du patriciat lyonnais. Les écoles qu’ils ont fréquentées ont ouvert leur horizon relationnel comme en témoignent des mariages désormais possibles avec des noms du vieux patronat lyonnais.

18Socialement s’opère donc un rapprochement avec le patronat traditionnel mais qui demeure toutefois limité, les nouveaux patrons ayant à cœur d’affirmer leurs propres particularismes.

19L’étude des réseaux de sociabilité révèle les limites de l’insertion sociale qui s’opère à la seconde génération. Le cursus honorum du patronat traditionnel lyonnais passe par l’appartenance à des institutions consulaires comme la Chambre de Commerce, le Tribunal de Commerce ou les Hospices Civils. Siéger à la Chambre de Commerce ou dans le Conseil d’administration des Hospices Civils est vécu comme un devoir en même temps qu’une charge honorifique que tout notable lyonnais se doit d’assumer et de transmettre aux générations suivantes. Les Berliet, Rochet, Lumière... sont absents de ces instances. On ne les trouve pas davantage dans les sociétés savantes et les clubs qui regroupent le patriciat lyonnais. Il en va de même pour les grands cercles (Jockey-Club, Cercle de Lyon, du Divan et Cercle du Commerce) qui sont des maillons essentiels des sociabilités patriciennes. En fait, par fierté ou par souci d’efficacité, ces industriels se retrouvent dans de nouvelles structures, moins mondaines et plus pratiques. C’est à l’Automobile-Club, à l’Aéro-Club ou au Club Alpin qu’il faut les chercher. Ainsi, l’Automobile-Club du Rhône, créé en 1902, attire, aux côtés des nouveaux praticiens de l’art automobile, des industriels tels les Berliet, Court, Pilain, Rochet, Lumière, Mérieux, Grammont qui y trouvent une structure permettant de concilier plaisir et milité. Pour les uns, le dub est directement en lien avec leur pratique professionnelle, pour les autres il offre des services pratiques et des activités dans un secteur de pointe.

20Ces industriels sont donc soucieux d’affirmer, lorsqu’ils ont acquis une certaine renommée locale, leur empreinte dans les pratiques sociales lyonnaises, en prenant leurs distances par rapport à un patriciat lyonnais qui les a ignorés longtemps.

21Les choix résidentiels vont dans le même sens. À une implantation dans la Presqu’île lyonnaise, haut-lieu de fa bonne société, les nouveaux industriels préfèrent une installation dans des quartiers périphériques à proximité de leurs usines. C’est bien souvent la rive gauche du Rhône qui remporte leurs suffrages car les usines y ont trouvé depuis la fin du XIXe siècle des espaces disponibles et bon marché pour s’étendre. Pour affirmer leur réussite économique, les fils des fondateurs vont édifier de véritables châteaux qui surplombent le quartier dans lequel ils recrutent leurs ouvriers. C’est ainsi que dans le quartier de Monplaisir, où Antoine Lumière a installé sa première usine de plaques photographiques, s’élève à côté de celle-ci une villa jumelle, fief des deux frères inséparables. Les autres membres de la tribu Lumière, quant à eux, se dispersent dans un périmètre restreint autour de l’implantation primitive. Dans ce même quartier, on trouve, également à côté de l’usine, la vaste villa entourée d’un hectare de parc appartenant au teinturier Vulliod (grand rival des Gillet), tout comme celle des constructeurs de matériel d’optique Boulade.

22Ces implantations près de l’usine-mère sont une manière d’affirmer pratiquement et symboliquement la réussite de l’entreprise familiale et la domination de ses patrons sur un quartier à qui ils fournissent des emplois complétés par des services-maison. Les fiefs que s’érigent les secondes générations sont aussi un défi supplémentaire qu’ils lancent à une bourgeoisie traditionnelle qui a ignoré leurs pères. À travers des sociabilités différentes, des implantations géographiques différentes, les fils opèrent une sorte de revanche lorsque la situation économique de la firme familiale paraît bien établie.

La génération des notables

23Les comportements des dirigeants de la troisième génération vont considérablement différer. Cette génération, sensée, selon la tradition, ruiner l’entreprise que leurs pères et grands-pères ont bâtie, est celle qui parvient à imposer la firme familiale sur un plan national et à insérer la famille dans le patriciat local.

24Ces générations arrivent à l’âge adulte dans la période de l’Entre-deux-guerres, soit dans une période où les secteurs pionniers investis par leurs grands-pères ont acquis une certaine maturité, ont été portés par la prospérité des années vingt avant d’être menacés par la crise économique. Ce sont donc souvent les petits-fils qui doivent opérer des reconversions, des adaptations nécessaires pour répondre aux marchés et à la concurrence de plus en plus rude. C’est ainsi que Henri Lumière, le fils d’Auguste, associé au gendre de Louis, Albert Trarieux, réoriente les activités de la société familiale vers les textiles artificiels et vers l’appareillage photographique, la concurrence, américaine notamment, étant de plus en plus vive dans le secteur des pellicules. François Grammont, fils d’Alexandre, décide d’investir tous les domaines pionniers de la construction électrique par une politique de rachats d’entreprises spécialisées aussi bien dans la construction téléphonique que dans les moteurs électriques ou dans la TSF. L’ambition de ces dirigeants s’explique par le contexte mais aussi par leur niveau de formation. Si leurs pères avaient reçu une formation essentiellement technique, les fils vont, pour un certain nombre d’encre eux, intégrer de grandes écoles et acquérir une formation plus scientifique, qui à la génération précédente avait été davantage le fait des gendres, les fils étant mobilisés jeunes dans l’entreprise. L’École Centrale de Lyon ainsi que !’École de Chimie industrielle sont alors très prisées. L’importance accordée aux études modifie les critères de sélection du successeur parmi la fratrie. Même si, dans bien des entreprises, on continue à envoyer sur le terrain de l’usine les héritiers potentiels pour les former et les tester, un des critères majeurs de choix est désormais constitué par la réussite dans les études. Dorés d’une formation plus poussée, les nouveaux dirigeants auront une stratégie industrielle plus hardie que leurs prédécesseurs, ce qui ne va pas sans susciter des tensions entre générations, voire dans certains cas des ruptures.

25Par leurs études mais aussi leurs loisirs ; les troisièmes générations ont bénéficié d’une plus grande ouverture et ont tissé des réseaux relationnels que leurs pères, associés très tôt au travail de l’usine, n’ont pu acquérir. Ils fréquentent donc leurs congénères du patronat traditionnel, ce qui peut déboucher sur des mariages avec des filles du patriciat lyonnais. Par ailleurs, nombreux sont les gendres à avoir suivi le même cursus d’études que les fils. Ainsi à la troisième génération chez les Gattefossé, le fils, Henri­ Marcel est ingénieur chimiste tout comme son beau-frère, Émile Mahler ; cous deux se partageront les responsabilités dans l’entreprise, le premier étant en charge de la recherche dans le secteur vétérinaire et le second dans le domaine dermatologique. Le rôle des gendres dans l’affaire familiale a donc tendance à se modifier avec l’élévation du niveau d’études des fils, perdant quelque peu de son impact stratégique.

26Ces troisièmes générations mettent, également, à profit leurs relations pour davantage s’infiltrer dans les réseaux de sociabilité du patriciat lyonnais. Si les cercles traditionnels, sur le déclin dans l’Entre-deux-guerres, les attirent peu par leur caractère mondain, en revanche ils parviennent à s’imposer dans les institutions consulaires les plus prestigieuses : Chambre de Commerce, Conseils d’administration des Hospices Civils ou Caisse d’Épargne.

27Admis dans les antres du pouvoir patricien, ces nouveaux dirigeants cherchent à se rapprocher géographiquement de leurs congénères de la Presqu’île. C’est bien souvent à la troisième génération que les industriels abandonnent le quartier périphérique où la résidence familiale avait été édifiée à proximité de l’usine, pour rejoindre des espaces urbains identifiés comme « bourgeois ». Ils se partagent alors entre la Presqu’île qui abrite la bourgeoisie lyonnaise la plus traditionnelle et le quartier des Brotteaux, bâti sous le Second Empire. Ainsi, Henri Lumière quitte le quartier de Monplaisir pour s’installer aux Brotteaux sur une prestigieuse avenue, avant de rejoindre dix ans plus tard la Presqu’île. La migration est identique chez les Vulliod qui abandonnent leur domaine de Monplaisir pour s’installer dans un immeuble des Brotteaux.

28La loi des trois générations fonctionne bien dans l’histoire des entreprises, mais loin de dessiner une courbe ascendante puis descendante, elle structure les étapes du développement économique de ces firmes et de la reconnaissance sociale des familles. Chaque génération complète les lacunes de la précédente et concourt ainsi à l’édification de l’empire industriel. Certes, cette étude n’a pris en compte que les entreprises qui sont parvenues à se développer sur un demi-siècle ; de multiples facteurs peuvent empêcher le mécanisme de fonctionner, qu’il s’agisse de problèmes de succession ou de difficultés économiques. Dans le cas étudié, l’empilement réussi des générations est une clé essentielle pour comprendre 1a percée économique des grandes firmes lyonnaises et la reconnaissance sociale des familles qui les dirigent.

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Notes

1 Parmi la bibliographie, on peut citer des numéros de revue consacrés à la notion dynastique : Le Mouvement social, n° 132, juillet-septembre 1985, Entreprises et Histoire, n°9, septembre 1995.

2 Lévy-Leboyer M., 1979. « Le patronat français, 1912-1973 », P- 138, dans « Le Patronat de la seconde industrialisation » - Cahier du Mouvement Social, n° 4.

3 Angleraud B. et Pellissier C., 2003. Les dynasties lyonnaises, des Morin-Pons aux Mérieux (du XIXe siècle à nos jours). Perrin, Paris.

4 Muron L., 1995. Marius Berliet. Éditions d'Art et d'Histoire, Lyon, p. 19.

5 Stoskopf N., 1995. « Gestion de la vie privée et continuité familiale dans les entreprises alsaciennes du XIXe siècle ». Entreprises et Histoire, 1995, n° 9, p. 61-69. Hau M., 1995. « La longévité des dynasties industrielles alsaciennes ». Le Mouvement social, n°132, juillet­septembre, p. 11-19.

6 Stoskopf N., op. cit., p. 64.

7 Cayez P., 1979. « Quelques aspects du patronat lyonnais pendant la deuxième étape de I'indus1rialîsation ». Cahier du Mouvement social, n° 4, « le patronat de la seconde industrialisa­ tion », p. 191-200.

8 Stoskopf N., op. cit., p. 65.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Bernadette Angleraud, « Les entreprises familiales à l’épreuve de la « loi des trois générations » »Temporalités [En ligne], 2 | 2004, mis en ligne le 25 juin 2009, consulté le 28 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/temporalites/748 ; DOI : https://doi.org/10.4000/temporalites.748

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Auteur

Bernadette Angleraud

LARHRA (Laboratoire de recherche historique Rhône-Alpes), Université Lumière (Lyon II) – CNRS

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Éditeur scientifique

ADR Temporalités

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Droits d’auteur

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