Navigation – Plan du site

AccueilNuméros132-133Quand la gouvernance d'Internet f...Libres proposEn recherchant Godot, trouver la ...

Quand la gouvernance d'Internet fait controverse
Libres propos

En recherchant Godot, trouver la gouvernance d’Internet

Interview de Farzaneh Badiei par les coordinateurs du numéro

Résumé

Farzaneh Badiei est la fondatrice de Digital Medusa, une initiative visant à protéger les valeurs fondamentales de notre espace numérique mondial au moyen d’une gouvernance raisonnable. Depuis dix ans, Farzaneh dirige et mène des projets universitaires et politiques sur la gouvernance d’Internet et des réseaux sociaux. Elle a mené ses recherches à la Yale Law School, au Georgia Institute of Technology et au Humboldt Institute for Internet and Society de Berlin. Elle se concentre sur les questions de gouvernance liées à l’infrastructure d’Internet et aux plateformes de réseaux sociaux.

Haut de page

Texte intégral

Les coordinateurs du numéro :

Qu’entendez-vous par des termes comme « gouvernance d’Internet » et « infrastructure d’Internet », et pourquoi vous intéressez-vous à ces sujets ?

Farzaneh Badiei :

La gouvernance d’Internet est un amalgame de politiques, d’institutions, de réseaux, de processus, de pratiques et d’utilisateurs qui garantit qu’Internet reste opérationnel et à même de répondre aux besoins de ses parties prenantes. Elle a la caractéristique, qui me semble intéressante, de présenter une myriade d’opportunités de faire ce que l’on pourrait appeler de « l’entrepreneuriat de la gouvernance » : des travaux individuels ou collectifs visant à résoudre un problème d’Internet.

La gouvernance d’Internet existe de manière diffuse dans tout le réseau. Il existe, par exemple, une gouvernance contractuelle hiérarchique, une gouvernance en réseau et une gouvernance de marché. Certaines activités peuvent contribuer au champ de la gouvernance tout en n’étant pas reconnues comme relevant de la gouvernance d’Internet par elles-mêmes. Nous avons, en tant parmi les acteurs économiques, des initiatives d’assurance cybersécurité qui peuvent régir le comportement des assurés, ce qui peut contribuer à la sécurité sur Internet. Il existe des coalitions s’attaquant à des problèmes tels que le phishing, qui sont liés à l’abus des systèmes de noms de domaine (gouvernance en réseau). Les institutions de gouvernance d’Internet peuvent fonctionner par le biais d’une gouvernance hiérarchique ou contractuelle. Ainsi, l’Internet Corporation for Assigned Names and Numbers (ICANN) oblige contractuellement les registres et les bureaux d’enregistrement à se conformer à ses politiques.

La multiplicité des acteurs impliqués dans la gouvernance d’Internet s’explique par l’impossibilité pour un organisme unique et centralisé de gouverner l’Internet. Si certains peuvent y voir un fonctionnement anarchique qui nuirait à la santé globale d’Internet, je pense pour ma part que ce caractère supposé anarchique de la gouvernance d’Internet n’a pas d’effet négatif sur sa stabilité. Bien au contraire. D’ailleurs, c’est la prolifération de plateformes, de techniques et de pratiques fermées et contrôlées qui élimine lentement l’entrepreneuriat de la gouvernance. Je pense que l’anarchisme qui existait sur Internet (si tant est qu’il ait jamais existé) permettait de corriger les erreurs commises en matière de gouvernance dans d’autres parties de notre monde social, et d’éviter d’en répliquer les mauvaises pratiques. La reproduction de la gouvernance liée à la vie privée, à la sécurité ou au comportement des usagers a supprimé une partie de la capacité créative et a amoindri le côté innovant de certains aspects de la gouvernance d’Internet. Au risque de manquer de propreté scientifique, j’aurais l’audace de jeter le doute sur les approches harmonisées de divers aspects de la gouvernance d’Internet. Nous ne savons pas s’il est bon qu’il existe des bases de données homogènes que les acteurs d’Internet peuvent utiliser, par exemple, pour gouverner les contenus.

Les coordinateurs du numéro :

Où et comment étudiez-vous la gouvernance d’Internet ? Quels seront les sujets à approfondir à l’avenir ?

Farzaneh Badiei :

Il me semble qu’il y a actuellement deux sujets de recherche en particulier qui mériteraient que l’on s’y attarde.

Le premier de ces sujets est la manière dont les sanctions américaines peuvent affecter la connectivité dans les pays sanctionnés, notamment lorsqu’elles s’appliquent aux réseaux de diffusion de contenu (CDN). Je travaille depuis quelques temps sur l’application des sanctions aux registres de noms de domaine et aux bureaux d’enregistrement, et je pense qu’il serait utile d’étudier et de mesurer l’impact de ces sanctions sur le trafic Internet dans son ensemble. Je veux mener cette recherche en établissant une corrélation entre le trafic Internet dans les pays sanctionnés et l’accès aux services hébergés sur différents CDN. Cette corrélation pourrait révéler quels services sont inaccessibles dans les pays sanctionnés et illustrer l’existence d’un problème d’interconnexion.

Il existe des solutions au problème des sanctions : il est notamment possible de faire la demande d’une licence appropriée. Mais il faut d’abord étudier les raisons pour lesquelles les entreprises, et même les organisations à but non lucratif, sont réticentes à emprunter ces voies malgré leur objectif de « connectivité ». À cette fin, je propose de mener une série d’entretiens au sein d’entreprises technologiques d’une part et, d’autre part, d’analyser les similarités dans leurs modes de fonctionnement afin de délimiter d’éventuels bouquets d’incitations.

Le second sujet d’étude serait la vie d’un protocole Internet. Trop d’approches de la gouvernance s’appuient sur des conceptions simplistes du développement, de la croissance et de l’évolution des technologies fondamentales d’Internet. Certaines des réglementations proposées reposent sur des théories du déploiement d’Internet qui sont très clairement fausses. Je pense que ces débats ne pourraient que bénéficier d’un traitement sérieux et accessible de l’histoire de la conception et de la mise en œuvre de certains protocoles Internet. Bien que cette histoire ait été consignée sous plusieurs formes, elle est souvent racontée du point de vue de la technologie plutôt que de la société dans laquelle elle se déroule. Par opposition, cette recherche serait techno-sociologique plutôt que sociotechnique. Elle pourrait également révéler quelles parties des protocoles sélectionnés auraient potentiellement affecté les utilisateurs, et comment. Dans cette perspective, j’ai commencé à interroger divers experts en infrastructure Internet afin de déterminer quels protocoles Internet feraient les meilleurs candidats. J’ai jusqu’à présent mené des entretiens avec des personnes travaillant dans l'Internet Engineering Task Force et dans des registres Internet régionaux. Il est important de rester en contact de la sorte avec la réalité de la gouvernance d’Internet, sans quoi il devient très difficile de mener des recherches pertinentes vis-à-vis du déploiement concret d’Internet.

L’étude partira d’un protocole en particulier. Certains experts techniques ont proposé BitTorrent, qui peut être décrit de manière très simpliste comme un protocole de communication et de distribution. D’autres ont proposé une comparaison entre les Transport Layer Security 1.2 et 1.3. Le TLS 1.3 représente une amélioration du point de vue de la sécurité mais son adoption, sa mise en œuvre et ses conséquences sur la gouvernance d’Internet seraient intéressantes à étudier en regard du 1.2, car le déploiement du 1.3 semble avoir été considérablement plus rapide que celui du 1.2, quand bien même le 1.3 a interdit l’usage de certaines techniques communes sous le 1.2. Le protocole XMPP (Extensible Messaging and Presence Protocol), qui sert à transmettre des messages et signaler une présence sur Internet, et est donc principalement utilisé dans les programmes de chat, ferait aussi un bon candidat. Au début des années 2000, le XMPP a réuni plusieurs protocoles de chat disparates et propriétaires, mais il a récemment perdu de sa popularité au profit d’une autre série de systèmes propriétaires. L’accent serait mis sur les raisons pour lesquelles le XMPP a perdu ses adeptes et sur son évolution (ou son manque d’évolution) par rapport à l’évolution d’autres protocoles tels que ceux qu’utilisent actuellement Slack et Signal.

L’objectif de l’étude serait de comprendre les implications et les effets d’un protocole Internet sur les éléments qui contribuent à la gouvernance d’Internet. Il s’agit notamment de savoir si le protocole Internet a eu des enjeux sociaux et juridiques spécifiques et s’il est possible d’établir une corrélation ou un rapport de causalité entre le protocole et les événements. Je souhaite également me concentrer sur la question de savoir si les défauts du protocole ont été corrigés par la suite et comment – en d’autres termes, à quel moment les enjeux et les conséquences sociales ont-elles été abordées, et si les protocoles eux-mêmes ont été modifiés pour faire face à ces problèmes. Je me pencherais également sur l’efficacité de chaque approche visant à remédier au problème. Ainsi, j’évaluerai par exemple l’efficacité d’une modification de la conception du protocole par rapport à une modification au stade de la mise en œuvre.

Les coordinateurs du numéro :

Quelles méthodes utilisez-vous pour étudier la gouvernance d’Internet ?

Farzaneh Badiei :

Il existe plusieurs méthodes à utiliser pour cette recherche, notamment la théorie des régimes de Nye ou celles de la « gouvernance du paysage » (landscape governance) de De Graaf (Kusters, De Graaf et al., 2020) ou du design institutionnel d’Ostrom (1990, 2000). Bien que la théorie des régimes et celle du design institutionnel soient très intéressantes et aient beaucoup de potentiel, elles ne satisfont probablement pas très bien aux besoins de cette étude, qui ne porte que sur un protocole Internet, son interrelation avec les autres et ses enjeux. La gouvernance du paysage a deux visées heuristiques : il s’agit de comprendre comment les acteurs sont organisés dans le paysage et comment le processus de gouvernance affecte leur comportement dans ce paysage. Il va de soi que cette théorie a été appliquée à des questions liées à la gouvernance foncière, mais il pourrait aussi se révéler possible de l’utiliser dans le domaine de la gouvernance d’Internet. D’ordinaire, l’usage de ce cadre théorique repose sur des méthodes d’enquête participatives, mais j’ai l’intention de mener davantage de recherche documentaire et éventuellement quelques entretiens.

Une fois que le paysage de la gouvernance du protocole Internet sera esquissé, il faudra contextualiser des protocoles spécifiques (par exemple, BitTorrent) dans différents cadres et examiner les processus et les problèmes qui affectent sa gouvernance et conduisent à sa prospérité ou à son échec. Cette mise en contexte partira de la façon dont le protocole est apparu, comment (ou si) il a été normalisé à l’IETF ou en d’autres lieux, et comment il a été adopté. Afin de comprendre son introduction, son appropriation et les problèmes qui en ont découlé, je mènerai des études de cas. Celles-ci se concentreront sur certains des « clients » de ces protocoles Internet, sur les problèmes auxquels ils ont été confrontés et sur la manière dont ils ont résolu le problème : l’ont-ils résolu en modifiant la conception du protocole Internet par le biais d’organismes de normalisation ou ont-ils choisi d’apporter eux-mêmes les changements nécessaires au niveau de sa mise en œuvre ? Il s’agira également de déterminer si le protocole Internet lui-même a évolué pour résoudre les problèmes qui pourraient affecter sa gouvernance et de quelle manière.

Haut de page

Bibliographie

Kusters, K., De Graaf, M., Buck, L., Galido, K., Maindo, A., Mendoza, H., ... Zagt, R. (2020). Inclusive landscape governance for sustainable development : assessment methodology and lessons for Civil Society Organizations. Land, 9(4), 128.ch.

Ostrom, E. (2000). ‘Collective Action and the Evolution of Social Norms’, Journal of Economic Perspectives, (2000) : 237–258

Ostrom, E. (1990). Governing the Commons : The Evolution of Institutions for Collective Action, New York, Cambridge University Press.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

« En recherchant Godot, trouver la gouvernance d’Internet »Terminal [En ligne], 132-133 | 2022, mis en ligne le 28 février 2022, consulté le 28 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/terminal/8408 ; DOI : https://doi.org/10.4000/terminal.8408

Haut de page

Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search