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Comptes rendus de thèses

Ellina Mourtazina, Partir, méditer sur le soi, et se transformer ? Ethnographie d’un tourisme de retraite bouddhiste dans l’Himalaya indien

Thèse de doctorat en études du tourisme de l’Université de Lausanne, dirigée par Raphaël Rousseleau et David Picard, soutenue le 30 août 2021
Travel, Meditation and Self-transformation? An Ethnography of Buddhist Retreat Tourism in the Indian Himalayas
Ellina Mourtazina

Texte intégral

1Depuis les années 1980, dans le contexte d’un regain d’intérêt pour les voyages à motif religieux, « faire une retraite spirituelle » est devenu une pratique courante et populaire (Jonveaux et Palmisano, 2017). En quelques clics, novices ou initiés peuvent choisir une retraite : de yoga sur une plage de Bali, de chamanisme dans les Alpes, de méditation bouddhiste dans le pré-Himalaya indien, monastique dans une abbaye dans l’Oise... Ces pratiques prennent corps dans des environnements variés : des structures monastiques qui ouvrent leurs portes au public, des ashrams, des chalets, des yourtes, des centres autodésignés, des « B&B bénédictins » ou des « hôtels-couvents ». Malgré la variété des traditions culturelles et religieuses, ces pratiques ont en commun de se baser sur les logiques de l’immobilité, de l’isolement, de l’entre-soi, de la discipline, de l’apprentissage et, souvent, du silence. Surtout, elles sont guidées par une quête de sens et par la volonté de mettre en pause un quotidien mouvementé afin d’entreprendre un changement de perspectives sur le monde et le soi. Cette articulation entre voyage, transformation personnelle et logique de retrait n’est pas un phénomène nouveau. Il est même récurrent et a des modalités de déploiement diverses selon les contextes historiques et sociaux. D’ailleurs, la transformation de soi est un discours qui est souvent associé aux promesses imputées au tourisme. Néanmoins, dans le contexte postmoderne de décloisonnement du religieux, d’individualisation du croire, d’injonction à l’autoréalisation, de diversification des pratiques touristiques et de marchandisation du voyage en quête de sens, il s’agit d’une nouveauté. Ce sont les modalités de ce renouveau qui constituent le cœur de cette recherche.

2Se situant à l’intersection des champs de l’anthropologie du tourisme et de l’anthropologie du religieux, cette thèse a pour objet de questionner les quêtes de sens et les logiques d’isolement qui incitent les participant·e·s inscrit·e·s dans des modes de vie globalisés à vouloir entreprendre une retraite bouddhiste. Le travail interroge également une notion fondamentale du tourisme, celle de la transformation de soi par le voyage, et montre comment cette dernière est vécue, appropriée et négociée à travers une expérience sensible et incorporée aussi bien pendant qu’après le voyage, une fois de retour chez soi. En anthropologie, la dimension transformative du voyage a largement été observée, particulièrement dans le cas de voyages religieux. Néanmoins, cette part transformative est demeurée conçue sous la forme d’une catégorie stable associée au voyage et non comme un processus en train de se déployer et de prendre du sens dans le vécu des individus. Pourtant, comme le montre cette ethnographie, loin d’être flottante et passive, la transformation du soi qui sous-tend les quêtes de sens s’articule à un réseau de significations personnelles qui sont mises à l’épreuve durant le vécu d’un tourisme de retraite bouddhiste et durant les épisodes de vie antérieurs et postérieurs au voyage.

3Pour répondre à ces questionnements et aux carences de la littérature scientifique, la recherche se base sur l’étude de cas de retraites bouddhistes dans le centre de méditation Tushita. Situé à Dharamsala, une station touristique nichée au pied de l’Himalaya indien, le centre propose diverses formules de retraites pour novices ou initiés et attire principalement un public international. Il fait partie d’un réseau plus large, la Fondation pour la préservation de la tradition mahayana (FPMT), constitué de 165 structures à travers le monde. À partir de ce cas d’étude, le terrain ethnographique est constitué d’une ethnographie des huis clos des retraites, d’une analyse fine des impressions vécues, d’entretiens auprès de 65 participant·e·s, puis du suivi sur un terme plus long et de la collecte des récits de vie de cinq personnes permettant d’approfondir l’analyse au-delà des périodes de retraite. En suivant les trajectoires de ces cinq participant·e·s, l’enquête a été menée à la fois en Inde, durant leurs voyages touristiques, mais aussi dans leurs quotidiens, une fois de retour chez eux, en France, en Espagne et en Suisse. Pour réaliser cette ethnographie, la recherche prend pour point de départ les subjectivités individuelles, l’expérience et le monde vécu (Husserl, 1976) des individus, puis les articule à des tendances sociétales plus larges. Pour cela, le travail adopte l’approche d’une anthropologie culturelle qui s’inspire de la pensée phénoménologique.

4L’observation participante et l’examen des récits de vie recueillis témoignent de trajectoires multiples, dépendantes de pendants biographiques, mais qui s’inscrivent tout de même dans des quêtes dont il est possible de dresser de grandes typologies. L’analyse a permis de dégager trois grandes logiques d’action qui orientent ces vécus. Premièrement, la « logique entrepreneuriale ». L’individu y prend le rôle d’entrepreneur de soi et les acquis des retraites deviennent des outils pour optimiser les différentes sphères de son existence. Ici, la pratique d’une méditation largement rationalisée prend le pas sur l’intérêt pour la liturgie bouddhiste. Deuxièmement, la « logique religieuse ». Ce qui est recherché dans ce type de parcours, c’est de renouer avec un sentiment de sacralité et la volonté d’insuffler un sens englobant à son existence. Pour se transformer et modeler les contours de soi, les participant·e·s ne font pas l’impasse des intermédiaires religieux, mais y puisent au contraire leurs ressources. Enfin, la « logique morale » : dans cette orientation, les vécus extraordinaires des retraites deviennent des moments d’élaboration éthique durant lesquels les retraitant·e·s (re)négocient leurs propres conceptions de ce qu’est être une bonne personne.

5Au-delà de l’ancrage bouddhiste, ce travail a montré que ces trois logiques, bien que déployées différemment selon les contextes nationaux, culturels ou religieux sont mondialisées. Dans une postmodernité qui se base sur la présomption qu’il existe un soi à explorer, à maîtriser puis à perfectionner par soi-même, ce que Michel Foucault (1984) a nommé un souci de soi est devenu un impératif social. Dans ce contexte – où il est nécessaire de composer sa religion et son bagage éthique, où les parcours professionnels fragmentés se sont substitués aux métiers stables, où les rôles assignés aux identités de genre sont devenus fluides, où les âges de la vie et les fonctions qui leur correspondent semblent moins différenciés, où la place de la famille est repensée –, l’individu doit désormais gouverner sa vie. Dans cette culture du projet où le soi devient une entreprise, des dispositifs d’aide ou des techniques de soi (op. cit.) se mettent en place. Avec les mouvements de développement personnel, de psychologie positive, de « mindfulness », on assiste à l’avènement d’une industrie du « self-help » et du « self-care » qui, à travers une série de techniques corporelles, émotionnelles ou cognitives (généralement extraites, bien qu’épurées, de traditions asiatiques ou amérindiennes), proposent de repenser son rapport au monde et à soi afin de tendre vers un mieux-être, un mieux-vivre. Les retraites – véritables hétérotopies – deviennent donc des espaces de refuge qui permettent des ajustements des multiples facettes du soi. La dimension éducative tient également un rôle central dans cette dynamique de self-care. L’individu n’est plus vu comme un être qui a fini de se former à l’entrée dans l’âge adulte, mais comme un être en constant réajustement à tous les âges de sa vie. « Apprendre à être heureux », « comment devenir optimiste », « apprendre à s’accepter » : ces titres de retraite, de manuels de développement personnel ou d’ouvrages bouddhistes sous-entendent que le bonheur est une chose qui s’apprend à travers l’acquisition de capacités sentimentales, de connaissances et de techniques.

6Cette recherche doctorale a également montré que le tourisme de retraite ne correspond pas aux définitions standards qui caractérisent le tourisme comme une quête hédonique de plaisir. Avec l’augmentation du temps libre et la réduction des temps contraints de travail, le temps du voyage est sorti des dichotomies traditionnelles travail/loisir. Dans les récits des participant·e·s, plus que de simples parenthèses plaisantes ponctuant le calendrier annuel, les retraites spirituelles sont investies comme une source de sens, un outil pour une quête de soi, une opportunité pour se développer et se (re)construire. Ce travail personnel n’a parfois rien de plaisant. Au lieu de trouver un espace permettant une échappatoire pour fuir les tracas du quotidien – dynamique souvent associée au tourisme –, les lieux de retraites sont, au contraire, des espaces dédiés à la confrontation et à la gestion de ses problèmes. « Venir en retraite pour ne plus se fuir », « faire face à soi-même », « creuser dans ses noirceurs » sont des phrases souvent mises en avant par les diverses structures de retraite. Par ailleurs, ces dernières souhaitent souvent se démarquer d’un espace touristique de loisir en mettant en avant des modes de vie au caractère austère, ainsi qu’un certain nombre de cadres imposés au corps et à l’esprit. Se donner la permission de prendre du temps pour soi, repenser et déplacer le curseur de son bien-être, cela s’inscrit également dans le mouvement de fond d’un tourisme lent ou déconnecté. Les insatisfactions d’une culture de la performance, de la rapidité et de l’accumulation font émerger comme symptôme un mouvement de contre-projet qui fait l’éloge de la lenteur, de l’attention portée au présent, du ralentissement, de la déconnexion, du minimalisme, voire de la dépossession. Dans les récits présentés dans ce travail, cela s’est notamment traduit par le souhait d’un rapprochement avec la nature qui a animé, à des degrés divers, les cinq participant·e·s. Paradoxalement néanmoins, le phénomène de retraite est le produit de tout ce à quoi il s’oppose. Le fait d’avoir connaissance d’une multitude de lieux de retraite et de pouvoir choisir parmi eux est le fruit des processus de globalisation, de technologisation et de touristification. Le fait même de se poser la question sur le soi et sur son devenir, donc le fait d’être un sujet réflexif, est le propre de la modernité tardive.

7Enfin, cette tendance d’un tourisme de retraite reflète également les restructurations sociétales dans la modernité religieuse. Comme ce travail l’a exemplifié, les processus de sécularisation et de spiritualisation du religieux n’ont pas conduit au déclin du religieux, mais à la privatisation du croire et à la subjectivation du sacré. La recherche de valeurs spirituelles et la quête du sens de l’existence sont moins médiées par les institutions et structures ecclésiastiques que par notre propre réflexivité. Dans ce contexte, les logiques religieuses et identitaires devenant poreuses, le perfectionnement de soi passe souvent par ce qu’Edio Soares (2009) a nommé un « butinage religieux ». Cette façon de composer par soi-même son bagage religieux est facilitée par des changements institutionnels internes et le décloisonnement de certaines pratiques, comme la méditation jusque-là réservée à des cercles religieux fermés. Le tourisme de retraite spirituelle est donc, paradoxalement, en expansion du fait des processus de sécularisation.

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Bibliographie

Michel Foucault, Le souci de soi, Gallimard, 1984.

Edmund Husserl, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, Gallimard, (1976).

Isabelle Jonveaux et Stefania Palmisano, Monasticism in Modern Times, Routledge, 2017.

Edio Soares, Le butinage religieux : pratiques et pratiquants au Brésil, Karthala, 2009.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Ellina Mourtazina, « Ellina Mourtazina, Partir, méditer sur le soi, et se transformer ? Ethnographie d’un tourisme de retraite bouddhiste dans l’Himalaya indien »Mondes du Tourisme [En ligne], 20 | 2021, mis en ligne le 15 décembre 2021, consulté le 28 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/tourisme/4250 ; DOI : https://doi.org/10.4000/tourisme.4250

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Auteur

Ellina Mourtazina

Institut de géographie et durabilité, Université de Lausanne
ellina.mourtazina[at]unil.ch

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