Introduction
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- 1 Coordonné par Chloé Chaudet (Université Clermont Auvergne / CELIS), Muriel Détrie (Université Sorbo (...)
- 2 Pendant les périodes de confinement et couvre-feu qui se sont succédé depuis mars 2020, le déplacem (...)
1Commencé en une année – 2018 – où le voyage et la littérature née du voyage semblaient plus que jamais s’imposer dans nos vies et dans les rayons des librairies, le séminaire1 dont sont issus les textes réunis ici avait pour ambition, en élargissant les études de la littérature de voyage, de réfléchir aux effets proprement littéraires de l’accroissement et de la complexification des circulations dans le monde contemporain. Loin de rendre ce projet caduc – même s’il en a perturbé le déroulement –, le coup d’arrêt donné en 2020 aux voyages et au simple déplacement2 est venu éclairer à sa façon non seulement l’écart que nous souhaitions explorer entre la tradition du voyage et la diversité protéiforme des déplacements, mais aussi les nombreuses modalités du déplacement littéraire, déployé parfois en l’absence de tout déplacement physique.
Déplacement
- 3 De nombreux titres d’ouvrage, programmes de colloques, voire noms de laboratoire tel le DIRE « Dépl (...)
2Afin de mettre l’accent sur ce renouvellement nécessaire des analyses et, partant, de la terminologie, nous avions choisi de reprendre, après d’autres3, le terme de « déplacement », a priori neutre. Neutralité toute relative cependant, comme en témoignent ces lignes d’Octave Mirbeau en 1901 :
L’été, la mode, ou le soin de sa santé, qui est aussi une mode, veut que l’on voyage. Quand on est un bourgeois cossu, bien obéissant, respectueux des usages mondains, il faut, à une certaine époque de l’année, quitter ses affaires, ses plaisirs, ses bonnes paresses, ses chères intimités, pour aller, sans trop savoir pourquoi, se plonger dans le grand tout. Selon le discret langage des journaux et des personnes distinguées qui les lisent, cela s’appelle un déplacement, terme moins poétique que voyage, et combien plus juste !... Certes, le cœur n’y est pas toujours, à se déplacer, on peut même dire qu’il n’y est presque jamais, mais on doit ce sacrifice à ses amis, à ses ennemis, à ses fournisseurs, à ses domestiques, vis-à-vis desquels il s’agit de tenir un rang prestigieux, car le voyage suppose de l’argent, et l’argent toutes les supériorités sociales. (Octave Mirbeau, Les Vingt et un Jours d’un neurasthénique, 1901)
- 4 « Hors frontières » est aussi un clin d’œil au titre de l’autobiographie d’Edward Said, Out of plac (...)
3Euphémisme journalistique (« discret langage des journaux ») que n’épargne pas l’ironie de Mirbeau, le terme n’en a pas moins sa justesse, nous explique l’auteur, par son prosaïsme bienvenu contre l’idéalisation poétique du voyage, et par l’idée de contrainte, ici sociale, qu’il véhicule. Dans ses emplois, souvent spécialisés, « déplacement » dénote en effet souvent un changement de place imposé (dans le cas des fonctionnaires, par exemple), et qui est loin d’être le fait exclusif d’êtres humains mobiles : on parle aussi bien de déplacement d’objets, de parties du corps, du point de vue, de la perspective. Ce que le terme met en évidence, c’est le double aspect du changement de lieu que désigne le déplacement, toujours à la fois commandé d’un côté, subi de l’autre. Changement de lieu qui affecte une personne sur 269 sur la planète, dite déplacée4 (« displaced person ») selon le terme et la définition – restrictive – retenus par le Haut Commissariat aux Réfugiés (qui inclut les réfugiés ou expulsés civils obligés de quitter leur foyer situé en zone de guerre ou à l’intérieur de nouvelles frontières, mais exclut les personnes qui migrent pour fuir la misère ou la famine).
- 5 Cette étude a été engagée par les spécialistes de la littérature de voyage (qui s’étaient intéressé (...)
- 6 Voir Marc Augé, « Culture et déplacement », in Yves Michaud, Université de tous les savoirs, vol. 2 (...)
4C’est la capacité du mot à intégrer tous les changements de lieux, durables ou non, contraints ou non, et plus généralement tous les modes de reconfiguration du monde et de soi par un déplacement réel mais aussi bien mental, qui nous a fait retenir le terme de déplacement pour étudier le renouvellement de la conception du récit de voyage lui-même5, « hors frontières » du genre, dans le cadre plus général du déplacement mondial et pluridirectionnel6.
Déplacements des corpus et des langues
- 7 On pourrait aussi mentionner, au sein de l’œuvre bilingue extraordinairement originale de Yōko Tawa (...)
5Parfois subi, parfois voulu, mais aussi, souvent, dans un entre-deux, qu’il s’agisse d’expatriation, de migration, de diaspora ou encore de voyages accomplis à partir d’une première défamiliarisation, comme ceux qui inspirent à Chiang Yee (1903-1977), Chinois parti étudier en Angleterre avant de s’installer aux États-Unis la série The Silent Traveller7, le déplacement, au sens polysémique où nous l’entendons, emprunte en effet des directions qui rompent avec les orientations traditionnelles des voyageurs, celles du moins qu’ont fait connaître les récits de voyage occidentaux.
- 8 Voir Voyager d’Égypte vers l’Europe et inversement. Parcours croisés (1830-1950), Paris, Classiques (...)
6Notre réflexion s’inscrit de ce point de vue dans la continuité de travaux qui, depuis quelques années, s’efforcent de replacer les voyages européens de découverte de l’Orient et du reste du monde, plus étudiés, parmi les diverses traditions viatiques extra-européennes. Avant même le développement des études postcoloniales, les Voyageurs et écrivains égyptiens en France au xixe siècle (Paris, Didier, 1970) d’Anouar Louca, élève du comparatiste Jean-Marie Carré, renversait ainsi l’ordre de l’orientalisme littéraire. Ce travail est poursuivi par Randa Sabry, qui a déjà publié de nombreux articles sur des voyageurs égyptiens en Europe au temps de la Nahda (la « Renaissance » arabe), en particulier à la fin du xixe et au début du xxe siècle8. Les publications se sont multipliées récemment, témoignant de la nécessité d’une reconfiguration des récits sur l’ailleurs dans un cadre mondial, de L’Ailleurs de l’autre. Récits de voyageurs extra-européens (dir. Cl Le Blanc et Jacques Weber, 2009) au n° 16 de Fixxion, sous la direction de Charles Forsdick, Anna-Louise Milne et Jean-Marc Moura paru en 2018 et intitulé L’Ailleurs par temps de mondialisation, un titre qui entre en résonance avec le nôtre. Les textes non plus sur l’ailleurs, mais d’ailleurs (autant que ce terme ait encore un sens) ne désorientent pas seulement le sens des déplacements ; ils bouleversent aussi parfois l’idée que nous pouvons nous faire de l’écriture qui naît d’un déplacement.
7Un des aspects les plus remarquables du large corpus mondial des écrits du déplacement est à cet égard la mise en lumière du déplacement des traditions narratives elles-mêmes, selon des interactions complexes, translinguistiques et à la jonction de l’oralité et de l’écriture parfois, tels les récits de voyageurs swahili étudiés ici par Nathalie Carré, publiés en version bilingue en Allemagne en 1901 et fictionnalisés en anglais par le romancier tanzanien Abdulrazak Gurnah dans Paradise (1994). Le récit du séjour en France accompli en 1908-1909 par Adjroup Gumbo, lettré tibétain, sous la forme d’une lettre à son frère cadet, ne se trouve quant à lui qu’en langue française, et en annexe du Tibet révolté (1912) de Jacques Bacot à qui Adjroup Gumbo avait servi de guide et d’interprète. Comme le montre ici Samuel Thévoz, le texte déplacé, pris dans un entre-deux, n’est pas sans opérer cependant à son tour un déplacement culturel, en faisant entendre en français une voix littéraire tibétaine.
Déplacer les lignes
8La question posée est alors celle du lectorat que le récit vise et vers lequel il se déplace, et on mesure combien l’écriture du déplacement est par excellence une écriture qui oblige à faire bouger les lignes d’analyse. Si bien des écrits nés de déplacements ne peuvent en effet être simplement assimilés aux relations d’un itinéraire du familier à l’étranger, destinées principalement à un public de compatriotes, c’est que chacun des termes de cette définition de la littérature viatique est susceptible de devenir problématique.
9L’itinéraire, d’abord. Tandis que le voyage suppose dans la plupart des cas un retour, même éloigné dans le temps, et maintient une définition de soi par le lieu d’origine, le déplacement, on l’a vu, peut indiquer un changement durable de place, mettant en cause les oppositions traditionnelles entre l’ici et l’ailleurs, voire l’idée même de frontière (nationale ou autre) et d’identité (ethnique, religieuses, linguistique, etc.). C’est dès lors la définition du familier et l’étranger qui vacille, ainsi que le révèle un récit comme Égypte, terre du Nil (1939) de Fernand Leprette, inspecteur français auprès du Ministère de l’Instruction Publique égyptien, « témoignage littéraire exemplaire », selon les termes de Daniel Lançon qui l’étudie ici, « d’un décentrement ayant abouti à l’accueil d’une altérité devenue intérieure ». Parce qu’il s’étend dans le temps, le changement de lieu se double en effet souvent d’un changement d’activité ou de fonction, d’un bouleversement de l’existence et de l’identité pouvant aller, tels les propos dits « déplacés », jusqu’à la rupture d’une conformité et l’invention de nouvelles représentations, éventuellement fictionnelles. L’exil produit une identité de mutante, pour reprendre l’expression employée par Laurence Chamlou à propos de l’écrivaine franco-iranienne Négar Djavadi, fille d’opposants au Shah puis à la Révolution islamique, dont elle étudie le premier roman – écrit directement en français –, La Désorientale (2016), qui juxtapose, sous la forme d’un puzzle, l’invention d’une légende du passé et un processus de création de soi où la procréation (médicalement assistée) tient une place centrale.
- 9 Citons notamment dans une abondante production et dans la perspective comparatiste qui est la nôtre (...)
10De tels récits engagent des réflexions qui intéressent les études développées ces dernières années pour rendre compte de la littérature produite par les flux migratoires et par les générations suivantes (exile studies, migration studies, littératures migrantes9, études diasporiques, etc.), et il conviendrait de se demander ce que la notion de déplacement peut apporter à ces études et ce qu’elle peut recevoir d’elles – on y reviendra. Dans la perspective adoptée ici, ce sont d’abord des continuités qui deviennent sensibles : comme le montre Gilles Louÿs dans un corpus de récits francophones contemporains, le bouleversement des repères sociaux et intimes apparaît déjà dans le récit de voyage quand il comporte un temps d’« immersion » dans une culture autre. C’est ainsi tout le récit de voyage du xixe siècle, dans ses étapes et sa lenteur, qui peut être relu à cette aune, comme le fait Philippe Antoine en relevant les moments de perte de repères et de temps suspendu chez Chateaubriand en mer. Dès le milieu du xixe siècle était d’ailleurs apparue dans la littérature viatique l’idée d’une patrie que l’on pourrait dire déplacée. Que ce soit dans le Voyage en Orient (1851) de Nerval, dans Constantinople (1853) de Gautier ou dans Le Nil (1854) de Du Camp, la rêverie sur l’ailleurs oriental le construit en origine imaginée. Or, il ne s’agit pas ici, comme chez Chateaubriand, de retrouver en Terre sainte les origines chrétiennes de la « civilisation » occidentale dont la France est censée être l’héritière privilégiée. L’Orient de la génération postromantique n’est pas une projection dans un espace fantasmé comme le passé idéalisé de l’Europe. Non, l’Égypte ou la « Turquie », pour les voyageurs du milieu du xixe siècle, sont tout à la fois un véritable ailleurs, une sorte de contre-Europe multiple et colorée – on se souvient que Nerval oppose la diversité des costumes orientaux chamarrés à son propre « siècle en habits noirs » –, et un ailleurs rêvé simultanément comme propre, comme partie intégrante d’un moi qui désormais se pense dans sa pluralité – peut-être comme une mosaïque, pour reprendre une métaphore que Hugo emploie à deux reprises dans sa célèbre préface aux Orientales (1829) pour décrire une mosquée dont il fait, sans avoir jamais traversé la Méditerranée, une métaphore architecturale de son propre recueil poétique. L’orientalisme littéraire, dont on trouve des répercussions jusque dans le roman le plus contemporain – pensons à Boussole (2015) de Mathias Énard –, apparaît ainsi bien autre chose qu’une mode passagère : c’est un mouvement profond, durable, et dont les conséquences épistémologiques ne se révèlent peut-être pleinement qu’à partir du xxe siècle, avec des écrivains dont la pratique du déplacement produit des œuvres composites, non réductibles à un périmètre national ou régional.
Éthique du déplacement
11La littérature contemporaine développe de façon toutefois inédite ce qu’on peut appeler une éthique du déplacement, avec des auteurs qui ne se contentent pas d’une expérience de bouleversement et de dédoublement de leur identité, mais s’installent dans le brouillage même, telle Isabelle Eberhardt dont Vanezia Pârlea montre qu’elle n’a pas tant changé d’identité en vivant en Afrique du Nord parmi les Bédouins que choisi de se situer dans l’entre, le déplacement continuel, l’indécision identitaire.
12Plusieurs des récits abordés ici ne rendent pas compte de déplacements d’un lieu à un autre, mais plutôt de manières d’habiter le déplacement ou de vivre en permanence dans le mouvement et l’insécurité que procure le voyage, en montrant la façon dont l’écriture s’en fait le reflet et contribue à construire ces phénomènes. La rupture qu’a constituée le modernisme au tournant du xxe siècle apparaît à cet égard décisive, non seulement en raison du goût pour le déplacement, la vitesse, les moyens de communication modernes que manifeste le modernisme, mais aussi pour son caractère international dont témoigne, à côté d’auteurs anglophones ou francophones plus connus, l’œuvre de Tani Jôji, un écrivain japonais très populaire dans les années 1920 et 1930, qui se fit quatre ans trimardeur sur le sol américain, et qui compose sous ce nom des récits où le déplacement, comme le montre Gérald Peloux, apparaît le sujet même de l’action. Il en va de même, paradoxalement, pour des écrivains installés dans un lieu et une langue : Annie Curien, en présence de l’auteur, a montré que dans toute l’œuvre de Ying Chen, écrivaine canadienne d’origine chinoise et d’expression française (qui a elle-même contribué au volume), les protagonistes ne font que traverser des lieux sans s’y fixer jamais, préférant le cheminement à l’enracinement dans une identité linguistique et culturelle.
13Le déplacement physique peut enfin en venir à disparaître au profit de son seul effet : Corinne Fournier Kiss étudie ainsi comment Pessoa – autre moderniste –, désormais fixé à Lisbonne après une jeunesse éloignée du Portugal, pratique « l’intranquillité » (desassossego) grâce à l’invention de l’hétéronymie et d’hétéronymes – voyageur ou sédentaire agité par la modernité. L’écrivain japonais Dazai auquel s’attache Didier Chiche a vécu quant à lui dans un exil mental, réfugié dans une France imaginaire et en perpétuelle sécession avec un Japon qu’il n’a jamais quitté. Mais ces déplacements immobiles de la première moitié du xxe siècle révèlent aussi l’impossibilité de coïncider avec soi, sa culture et même son propre désir d’ailleurs qui est le lot de l’individu contemporain : chez Iman Mersal, poétesse égyptienne émigrée au Canada dont Ève de Dampierre étudie longuement le poème « Le Seuil », écrit avant l’exil, le sentiment de déplacement, propre à la situation postcoloniale, précède le déplacement. Il l’anticipe par l’errance dans la ville familière et dans la langue, et en condamne par avance les illusions. C’est l’existence entière qui se trouve fondamentalement déplacée et qui, selon une idée que formule La Désorientale de Djavadi et que l’auteure pourrait bien avoir retenue des traditions moyen-orientales, procède d’un déplacement premier, celui de la naissance, commencement de l’exil.
Le déplacement comme écriture et comme outil
14Si le déplacement est, pour bien des écrivains contemporains, leur vraie résidence, qui rythme et colore leur écriture, dans quelle mesure peut-on généraliser l’analyse à l’échelle de genres, de procédés ou de productions littéraires dans leur ensemble ? Présent, on l’a vu, dans le récit comme dans la poésie, dans la relation comme dans la fiction, le déplacement déborde les frontières convenues des genres et empêche toute catégorisation d’une « littérature du déplacement ». Il n’en demeure pas moins qu’il apparaît au cœur de pans entiers de la littérature mondialisée d’aujourd’hui, que ceux-ci soient référentiels ou fictionnels, et sans doute moins parce qu’ils sont le produit d’un déplacement, que parce qu’ils font du déplacement une poétique, voire un outil critique.
15Dans « Après Les Quatre mille marches » qu’elle a écrit pour ce numéro, Ying Chen témoigne ainsi de l’usage qu’elle fait du déplacement dans son écriture : « Très souvent, écrit-elle, je me laisse disperser par ce que je considère clairement comme moins important non seulement par rapport à l’immédiateté de la vie quotidienne, mais aussi et surtout par rapport à l’écriture. Par celle-ci, l’écriture, je dois me débattre pour éviter, difficilement, des ancrages spontanés qui pourraient constituer des pièges pour l’esprit. » Apparentée par l’écrivaine à une forme de méditation, toujours susceptible d’échouer en s’échouant, l’écriture apparaît comme ce qui contrarie la dispersion aussi bien que les ancrages instantanés, qui sont les deux faces d’une même futilité ; le déplacement en revanche, et contrairement à la dispersion, est à la fois ce qui permet l’écriture, et ce que l’écriture permet, car il est d’abord linguistique, déployé dans une langue française incorporée et déplacée en même temps – les phrases citées en témoignent. Dès lors, comme chez Pessoa, déplacement et immobilité ne s’opposent pas, et peuvent relever d’une même dynamique d’attention au monde dans toute son ampleur, et d’écriture dans ce monde élargi.
- 10 En d’autres mots, traduit de l’italien par Jérôme Orsini, Arles, Actes Sud, 2015.
16Aussi pourra-t-on, dans cette perspective, comprendre les littératures diasporiques comme des littératures qui ne se définissent pas seulement dans le déplacement de leurs auteurs vis-à-vis de l’origine, mais plus généralement dans leur relation à d’autres langues et d’autres littératures. C’est ce que montre Cécile Rousselet à propos de la littérature de la diaspora juive américaine : écrivant en anglais, Bashevis Singer déplace l’univers de la littérature yiddish en même temps qu’il déplace la langue anglaise au sein de laquelle il développe une poétique particulière. L’analyse vaut pour la littérature de la diaspora chinoise, dont Ying Chen est aussi, en un sens, une représentante : étudié par Martina Codeluppi, l’écrivain francophone Dai Sijie, auteur du Complexe de Di (2003) multiplie les déplacements de tous ordres – linguistique, culturel et spatial – et produit une œuvre qui, échappant à toute assignation, exemplifie du même mouvement une sinité mondialisée. Une écrivaine de la diaspora indienne, l’Américaine d’origine bengalie Jhumpa Lahiri, va encore plus loin dans le déplacement en choisissant, après un recueil de nouvelles et plusieurs romans à succès en anglais, d’apprendre l’italien et d’écrire désormais en cette langue, qu’elle considère comme sa langue propre, par opposition à sa langue maternelle et à sa langue d’adoption, imposées (In altre parole10, 2015).
- 11 Cet aspect a peu été développé dans les différentes contributions au séminaire, mais il s’agit d’un (...)
17De tels écrits du déplacement conduisent à se demander si l’on peut encore parler de littératures nationales que viendraient définir une langue et un espace bien déterminés. C’est la mise en état d’indétermination de l’écriture – ou l’altération généralisée des normes – qui caractérise dès lors la poétique du déplacement, qu’il s’agisse d’alternance narrative éclatée chez N. Djavadi, d’hybridité générique11 et d’hétérolinguisme (chez Tani Jôji) ou de lectorat indistinct : quelle est l’adresse – dans les deux sens du terme – d’une œuvre telle que celle de Ying Chen, dont l’auteure a elle-même traduit certains titres en anglais et en chinois ? quels seraient ses « compatriotes » ?
- 12 On pourrait aussi penser au succès que connaît la thématique du voyage dans la bande dessinée (les (...)
- 13 Le Très Corruptible Mandarin, traduction Françoise Bouillot, Paris, Points, 2007.
18Certains genres semblent en revanche montrer une affinité particulière avec la poétique du déplacement : c’est notamment le cas du roman policier contemporain devenu genre transnational par excellence dans sa forme, son contenu et sa diffusion12. En se penchant sur la série de l’Inspecteur Chen composée par l’auteur sino-américain Qiu Xiaolong et plus particulièrement sur A Case of Two Cities13 (2006), Paolo Magagnin montre ainsi comment le genre tel que le pratique Qiu Xiaolong brosse un tableau où la mondialisation, loin d’uniformiser le monde, démultiplie les altérités, le déplacement y conservant toujours son potentiel de décalage et obligeant à des négociations perpétuelles avec l’autre et avec soi-même. En révélant ce qu’il y a de déplacé dans toute revendication identitaire, les enquêtes de Chen, amateur et traducteur comme son créateur de T.S. Eliot – autre moderniste, autre exilé –, jettent un regard critique, distancié, « déplacé », sur le nationalisme de la Chine contemporaine, non sans paradoxe toutefois dans la mesure où les allusions ne peuvent être complètement saisies que par des Chinois américanisés comme Qiu.
- 14 Telles Helena Janeczek, Cécile Wajsbrot et Katja Petrowskaja dont Barbara Agnese avait rapproché l (...)
19L’écriture contemporaine du déplacement renoue là avec un usage traditionnel du déplacement diégétique comme opérateur de décalage, tendant un miroir à la société d’origine du personnage aussi bien qu’à celle du pays d’arrivée selon le modèle fictionnel bien connu des Lettres persanes, repris par nombre de récits semi-fictionnels contemporains comme Le Ventre de l’Atlantique (2003) de la Franco-Sénégalaise Fatou Diome. C’est dans cette perspective que l’on peut envisager un genre qui a récemment émergé, dans les littératures de l’Inde notamment, celui du return narrative – illustré par Maximum City (2004) de Suketu Mehta, ou encore Calcutta: Two Years in a City (2013) d’Amit Chaudhuri – , genre qui, bien que désigné par un déplacement, se situe en réalité dans l’après-coup du déplacement géographique. Comme une lunette qui grossirait tout en éloignant, le déplacement est alors ce qui fait voir ; il peut même devenir un outil pour dire. Pour certains écrivains juifs de diverses langues et nationalités appartenant à la deuxième ou troisième génération après la Shoah14 et dont l’écriture, mouvante, hybride et dialogique, est cependant tout orientée par la mémoire traumatique du passé qui reste ou resurgit comme une frontière indépassable, le déplacement et sa relation littéraire forment non le propos, mais le moyen d’une problématique transmission intergénérationnelle, et la condition de possibilité d’une parole de l’héritage indicible, dans une résolution paradoxale de la distance psychique et temporelle par la distance spatiale. Mais c’est aussi ce que repère Guido Furci dans les échanges que l’Américain Philip Roth a entretenus avec les « survivants » Primo Levi et Aharon Appelfeld, échanges publiés par ses soins dans Shop Talk. A Writer and His Colleagues and Their Work (2001) et qui sont autant d’élaborations, dans une triangulation de la parole, sur le nécessaire déplacement du témoignage vécu au témoignage accueilli et recueilli.
- 15 Élaboré dès l’Antiquité grecque par Aristote qui a fait du transport (epiphora) un principe discurs (...)
- 16 Voir Literatur in Bewegung. Raum und Dynamik grenzüberschreitenden Schreibens in Europa und Amerika(...)
20On le voit, la réflexion sur le déplacement dans la création littéraire moderne et contemporaine invite à retrouver l’importance de ce concept dans le champ littéraire15, mais plus encore à prendre acte de l’impossible assignation spatiale et culturelle de la littérature, en questionnant plus systématiquement les catégories en usage et en développant une terminologie du déplacement, de la non-appartenance, de l’indétermination, dans le sillage d’Ottmar Ette qui s’est lancé dans une entreprise analogue autour d’un concept proche mais aux connotations différentes : le mouvement16.
- 17 Voir Postcolonialisme : décentrement, déplacement, dissémination. Dédale, Musée national des arts d (...)
- 18 Christian Jacob, Qu’est-ce qu’un lieu de savoir ?, OpenEdition Press, 2014, « Encyclopédie numériqu (...)
- 19 Ibid.
- 20 Deux publications récentes ont ouvert la voie : Normand Doiron, Errance et méthode. Interpréter le (...)
21Le déplacement s’ajouterait alors aux diverses notions mises en usage par les recherches qui se penchent, dans des perspectives très variées, sur les rapports de la littérature aux espaces humains – postcolonial studies17 comme géocritique. Objets de recherches en littérature, l’« espace, le territoire, le lieu, la frontière, le centre, la périphérie, l’échelle, la carte, le réseau, le local et le global18 » ou encore les transferts culturels ont accédé à la faveur de ce qu’on a appelé le spatial turn au statut de « concepts opératoires » au service de l’« intelligibilité de phénomènes complexes et multidimensionnels19 ». Dans son écart même avec une compréhension exclusivement spatiale, le déplacement apparaît bien, de ce point de vue, indispensable : à la fois trait commun, diégétique ou biographique, de nombreuses productions littéraires, contemporaines ou non, et outil de leur intelligibilité20.
Notes
1 Coordonné par Chloé Chaudet (Université Clermont Auvergne / CELIS), Muriel Détrie (Université Sorbonne Nouvelle / CERC), Claudine Le Blanc (Université Sorbonne Nouvelle / CERC) et Sarga Moussa (CNRS / THALIM), le séminaire a bénéficié du soutien de l’UMR Théorie et histoire des arts et des littératures de la modernité (THALIM) et du Centre d’études et de recherches comparatistes (CERC). La présente introduction a largement profité des remarques et compléments de Chloé Chaudet, Muriel Détrie et Sarga Moussa ; qu’elles et il en soient chaleureusement remerciés.
2 Pendant les périodes de confinement et couvre-feu qui se sont succédé depuis mars 2020, le déplacement est devenu dérogatoire et soumis à déclaration préalable (« Attestation de déplacement dérogatoire »).
3 De nombreux titres d’ouvrage, programmes de colloques, voire noms de laboratoire tel le DIRE « Déplacements, Identités, Regards, Écritures » à l’Université de La Réunion ont eu recours à ce même terme ; il en va à peine différemment pour l’expression « hors frontières », employée avant nous notamment par Irène Fenoglio et Veronica Galindez dans leur Pascal Quignard. Littérature hors frontières (Paris, Hermann, 2014).
4 « Hors frontières » est aussi un clin d’œil au titre de l’autobiographie d’Edward Said, Out of place (1999), traduite en français sous le titre À contre-voie, mais qu’on aurait pu traduire, plus fidèlement, par « Hors lieu », voire littéralement par « Déplacé », pour faire écho au jeu de mot du titre anglais.
5 Cette étude a été engagée par les spécialistes de la littérature de voyage (qui s’étaient intéressés déjà à l’évolution de l’écriture viatique dans l’histoire, notamment dans Métamorphoses du récit de voyage, dirigé par François Moureau, Paris, Champion, 1986) : mentionnons l’article précurseur de Roland Le Huenen, « Qu’est-ce qu’un récit de voyage ? », paru dans le n° 7 de la revue Littérale en 1990 et repris dans son ouvrage Le Récit de voyage au prisme de la littérature, Paris, PUPS, « Imago Mundi », 2015, chap. I, ainsi que les réflexions d’Adrien Pasquali dans Le Tour des horizons : critique et récits de voyage, Paris, Klincksieck, 1994. Les études culturelles ont aussi contribué à renouveler les approches, voir Caren Kaplan, Questions of travels : postmodern discourses of displacement, Durham, Duke University Press, 1996.
6 Voir Marc Augé, « Culture et déplacement », in Yves Michaud, Université de tous les savoirs, vol. 20, L’art et la culture, Paris, Éditions Odile Jacob, 2002, p. 59-73,
7 On pourrait aussi mentionner, au sein de l’œuvre bilingue extraordinairement originale de Yōko Tawada, écrivaine japonaise installée en Allemagne, les « récits de voyages » que sont Schwager in Bordeaux (2008, traduit en français par Bernard Banoun sous le titre Voyage à Bordeaux, 2009) ou l’œuvre double inédite en français Im Bauch des Gotthards (1995, en allemand) et Gottoharuto tetsudō (1995, en japonais), abordée lors d’une séance du séminaire par Tom Rigault.
8 Voir Voyager d’Égypte vers l’Europe et inversement. Parcours croisés (1830-1950), Paris, Classiques Garnier, 2019.
9 Citons notamment dans une abondante production et dans la perspective comparatiste qui est la nôtre, la thèse de Julia Farrah-Foreste, Littératures migrantes du nouveau monde : exils, écritures, énigmes chez Ying Chen, Dany Laferrière et Wajdi Mouawad, Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3, 2015, ou l’ouvrage dirigé par Alexis Nouss, Crystel Pinçonnat et Fridrun Rinner, Littératures migrantes et traduction, Presses de l’Université Aix-Marseille, 2017. On mentionnera également les travaux du groupe de recherche international « Transculture : Literature and Migration in Europe since the 1950s » dirigé par Myriam Geiser, Fridrun Rinner et Franca Sinopoli et al., qui étudie l’évolution de la littérature de la migration en Europe depuis les années 1950, tout en débordant de ce cadre puisque l’un des objectifs du programme est de dépasser le lien supposé conflictuel entre la littérature nationale et la littérature de la migration afin de mettre au jour des relations plus complexes entre le local et le translocal.
10 En d’autres mots, traduit de l’italien par Jérôme Orsini, Arles, Actes Sud, 2015.
11 Cet aspect a peu été développé dans les différentes contributions au séminaire, mais il s’agit d’un phénomène important, qui ressortit aussi à l’intermédialité. On citera à titre d’exemple les écrits de Chiang Yee, mentionné plus haut : écrite en anglais, la série The Silent Traveller inaugurée en 1937 par A Chinese Artist in Lakeland est sertie de poèmes en chinois et de peintures à l’encre.
12 On pourrait aussi penser au succès que connaît la thématique du voyage dans la bande dessinée (les albums de la série Jonathan de Cosey, 1975-2013, Bangalore de Simon Lamouret, Wraum, 2017, l’adaptation des Voyages d’Ibn Battûta, scénario et dessin Joël Alessandra, Aire Libre, 2020, etc.) ou bien dans le roman graphique (Bienvenue en Chine, scénario Milad Nouri, dessin Tian-You Zheng, Delcourt, 2019 ; Rita, sauvée des eaux, scénario Sophie Legoubin Caupeil, dessin Alice Charbin, Delcourt, 2020, etc.).
13 Le Très Corruptible Mandarin, traduction Françoise Bouillot, Paris, Points, 2007.
14 Telles Helena Janeczek, Cécile Wajsbrot et Katja Petrowskaja dont Barbara Agnese avait rapproché les « récits d’un voyage » que sont respectivement Lezioni di tenebra (1997), Mémorial (2005) et Vielleicht Esther (2014).
15 Élaboré dès l’Antiquité grecque par Aristote qui a fait du transport (epiphora) un principe discursif sous le nom de « métaphore », repris en psychologie et en psychanalyse et dans le courant critique qui s’en inspire pour désigner la transfiguration du désir inconscient par la censure, impliqué dans l’idée de traduction, le déplacement est aussi un geste fondateur de la littérature comparée.
16 Voir Literatur in Bewegung. Raum und Dynamik grenzüberschreitenden Schreibens in Europa und Amerika, Weilerswist, Velbrück Wissenschaft, 2001; TransArea. Une histoire littéraire de la mondialisation, traduction Chloé Chaudet, Paris, Classiques Garnier, 2019 [2012].
17 Voir Postcolonialisme : décentrement, déplacement, dissémination. Dédale, Musée national des arts d’Afrique et d’Océanie, Paris, Maisonneuve et Larose, 1997.
18 Christian Jacob, Qu’est-ce qu’un lieu de savoir ?, OpenEdition Press, 2014, « Encyclopédie numérique » (https://books.openedition.org/oep/423)
19 Ibid.
20 Deux publications récentes ont ouvert la voie : Normand Doiron, Errance et méthode. Interpréter le déplacement d’Ulysse à Socrate, Québec, Presses de l’Université Laval, 2011 ; Charlotte Gibelin, Anne-Laurence Halford, Mélina Panagos, Marie-Joseph Bertini (dir.), Le chercheur-voyageur : déplacement(s), mouvements des savoirs et constructions épistémologiques, L’Harmattan, 2018.
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Référence électronique
Claudine Le Blanc, « Introduction », TRANS- [En ligne], Séminaires, mis en ligne le 08 mars 2021, consulté le 17 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/trans/5186 ; DOI : https://doi.org/10.4000/trans.5186
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