• 1 Sur la presse provinciale de cette période, voir Feyel et Sgard.

1Pour l’historien moderniste, mettre en exergue une opinion publique dite « française », et non pas parisienne ou issue d’une localité spécifique, reste une tâche complexe. La numérisation et la mise en ligne de la presse internationale, nationale, mais aussi provinciale offre aujourd’hui aux dix-huitiémistes l’opportunité d’étudier plus aisément la diffusion de l’information dans tout le royaume. À l’aube de la guerre d’indépendance en 1776, lorsque les commissaires américains entament leur mission diplomatique dans le but d’obtenir le soutien du gouvernement de Louis XVI, l’opinion publique est devenue une force que les dirigeants français ne peuvent plus ignorer (Farge). Il ne s’agit donc pas pour Benjamin Franklin et ses collègues de mener des négociations réservées aux plus hautes sphères politiques du pays, mais de convaincre une grande partie de la population française du bien-fondé de la cause américaine. L’importante campagne de propagande, initiée par Charles Gravier de Vergennes, secrétaire d’État des Affaires étrangères, s’intensifie avec l’arrivée de Franklin, expert dans l’élaboration et la diffusion de son image publique, et l’Américain acquiert alors une célébrité sans précédent à Paris, mais aussi en province. L’intérêt des Français pour le conflit qui oppose la Grande-Bretagne aux États-Unis, ainsi que leur engouement pour la personne même de Franklin, sont très présents dans l’historiographie relative à cette période. Cependant, de nombreuses zones d’ombre persistent quant aux multiples nuances de cet enthousiasme et à leurs causes. La presse locale connaît durant la seconde moitié du XVIII^e siècle un développement, qui s’accélère à partir de 1770 (Feyel 1032), et dispense aux chercheurs des éléments permettant de mieux mettre cette ferveur en perspective1. Par ailleurs, la correspondance française de Franklin, forte de près de deux mille épistoliers, nous offre une vision de ce phénomène à la fois globale – Franklin ayant reçu des missives de toutes les provinces du royaume – et individuelle, personnelle – ses correspondants s’épanchant fréquemment auprès de l’Américain. Cette source prodigieuse, alliée à la richesse et à la diversité de la presse provinciale, nous permet de lever un coin du voile dissimulant la réalité de la transmission de l’information sur la Guerre d’indépendance américaine, et sur Franklin lui-même, ainsi que sa réception sur le territoire français. Tout d’abord, ces informations nous permettent de mieux appréhender les moyens dont disposent les provinciaux pour acquérir des éclaircissements sur l’actualité nationale et internationale, et dans quelle mesure les propagandes ministérielle et franklinienne affectent l’opinion de cette majorité de Français. Puis, surgissent subséquemment les différentes images de Franklin, qui conquièrent l’espace public et la sphère privée à travers tout le royaume, souvent concurrencées par celle d’une autre grande figure de la révolution américaine, Georges Washington. Enfin, apparaissent les nouveaux Républicains des Lettres, passionnés par les grands débats scientifiques du moment, au cœur desquels se retrouve rapidement l’inventeur du paratonnerre.

• 2 Pour une vue d’ensemble de l’évolution de la presse française à l’époque moderne, voir Moureau.
• 3 Sur la presse européenne francophone, voir Rétat.

2Tout d’abord, même si la propagande gouvernementale dépend directement de Vergennes, l’empire de Franklin sur les informations diffusées sur ses compatriotes reste considérable. En effet, les Affaires d’Angleterre et d’Amérique, périodique lancé en 1775 par Edme Jacques Genet, chef du bureau des interprètes, et supervisé par le ministre français, retrace l’historique des tensions opposant la Grande-Bretagne et ses colonies américaines, au travers des traductions de pamphlets, essais politiques, et correspondances en provenance des deux pays belligérants (Fabre, « Affaires de l’Angleterre et de l’Amérique » ; Fabre, « L’indépendance américaine » ; Dziembowski). Le périodique publie, en outre, les textes fondateurs de la jeune république américaine : la Déclaration d’indépendance et les constitutions des États. Franklin échange avec Genet, qui s’occupe de traduire de nombreuses lettres et pamphlets, mais aussi la Déclaration d’indépendance. Par ailleurs, le diplomate partage des liens d’amitié avec le traducteur des constitutions, Louis Alexandre duc de La Rochefoucauld Liancourt, aristocrate éclairé auquel la cause américaine inspire un véritable enthousiasme et qui cultive une vive admiration envers Franklin (Vaugelade). Par ailleurs, le diplomate américain entretient des relations épistolaires avec des membres d’une grande partie des organes de presse parisiens, nationaux2 et européens francophones3. On retrouve dans sa correspondance des missives d’Antoine Cadet de Vaux, fondateur du Journal de Paris, qui aime à partager avec Franklin son goût pour l’agronomie, Antoine Bret, directeur de la Gazette de France, Boyer de la Croix, rédacteur au Courier de l’Europe, Claude Isaac Peuch, rédacteur à la Gazette d’Utrecht, Artaud, rédacteur au Courier d’Avignon, ou encore Charles Dumas, agent néerlandais des États-Unis sollicité par le correspondant français de la Gazette de Leyde, qui désire obtenir davantage de détails sur la situation en Amérique. Lors de sa mission aux Provinces-Unies, John Adams, collègue de Franklin qui vient remplacer Silas Deane en 1778, se lie quant à lui avec les rédacteurs de la Gazette d’Amsterdam. Cette influence américaine directe sur la presse européenne a deux conséquences majeures : un accroissement du nombre d’articles portant sur la guerre d’indépendance et un fort impact sur l’orientation politique de ces écrits, dans lesquels la propagande britannique se voit alors pondérée, voire même suppléée, par les communiqués d’outre-Atlantique.

• 4 La liste est divisée en deux parties, publiées à une semaine d’intervalle : Affiches de Normandie 4 (...)
• 5 Affiches de Normandie 35 (29 août 1777) : 138.
• 6 Affiches de Normandie 41 (10 octobre 1777) : 163.

4Ce que Blin nomme « nôtre Gazette », et qui provoque tant son courroux, ne désigne pas les Annonces, Affiches et Avis divers de la Haute et Basse-Normandie. En effet, ce papier reste alors encore très centré sur les problèmes provinciaux. Outre un très grand nombre d’annonces, on y trouve les comptes rendus des séances de l’Académie royale des sciences, belles lettres et arts de Rouen, des lettres de lecteurs portant sur des sujets exclusivement locaux, ainsi que des conseils et astuces d’ordres ménager et agricole. Cependant, ces Affiches, tout comme nombre de leurs consœurs, nous offrent des informations précieuses sur les ressources dont disposent les Français de province pour se procurer les nouvelles nationales et internationales. En effet, en octobre 1777, l’imprimeur de ces Annonces publie la liste des périodiques auxquels les lecteurs peuvent souscrire directement auprès de lui. Au nombre de quarante-trois, ils constituent la quasi-totalité des papiers parisiens, nationaux et internationaux francophones d’importance, généralistes, littéraires, scientifiques, médicaux, ecclésiastiques ou de loisirs. Les prix des souscriptions à l’année varient de manière significative, entre sept livres et dix sols pour le Catalogue des livres nouveaux et cinquante livres pour le Courier de l’Europe, en passant par la Gazette de France vendue à treize livres et le Journal de Physique à trente.4 Scientifique, homme politique, économiste, auteur et cible d’une vaste propagande iconographique, Franklin est susceptible de se retrouver mentionné dans près de la moitié des périodiques proposés. Ces Affiches de Normandie nous révèlent également des informations capitales quant à la lecture des papiers publics en province, en tant que pratique culturelle de cette fin de XVIII^e siècle. En effet, on peut lire dans les annonces : « On offre une Gazette de France, après lecture. S’ad[resser] au bureau des Annonces5 », ou encore : « On offre la Gazette de Leyde en lecture, pour une personne, en la donnant le soir et la reprenant le lendemain matin ; on offre aussi à une autre personne en propriété6 ». Le prêt de périodiques, permettant d’en partager le prix entre connaissances et amis, se pratique alors couramment et contribue à expliquer la diffusion de l’information dans le royaume. Nous avons cependant affaire ici à un procédé très différent. Insérer une annonce a un coût, les termes « on offre » déguisent donc fort probablement une intention de louer ou de revendre à un prix modéré et à débattre les papiers proposés. Ce type de démarche, qui réunit au moyen d’une feuille locale des groupes d’individus hétérogènes de par leurs origines et leurs ressources financières, accroît encore le cercle potentiel des lecteurs d’écrits sur la guerre d’indépendance, insérés dans la presse nationale et européenne.

• 7 La lettre de ce lecteur se trouve dans  Feuille d’Auvergne 10 (9 décembre 1779) : 44.
• 8 Feuille d’Auvergne 11 (16 décembre 1779) : 48-49.

5De plus, la révolution américaine et la glorification de certains de ses héros s’intègrent également dans les papiers provinciaux. Cela n’a cependant rien de systématique et dépend grandement du parti pris du rédacteur. La Feuille hebdomadaire pour la Haute et la Basse province d’Auvergne [...] Par M. Chabrit, avocat constitue un excellent exemple de ce phénomène. Pierre Chabrit fait partie de ces « avocats-journalistes », dont parle Georges Feyel dans son ouvrage de référence L’annonce et la nouvelle, et qui doivent faire face à l’hostilité des notables de leur province et en particulier de leurs confrères. Pour ces derniers, il reste parfaitement inconciliable d’écrire dans un périodique et d’exercer le droit, tant l’activité journalistique s’apparente à leurs yeux à une simple perte de temps et à une basse volonté de s’enrichir, qui jetterait le discrédit sur toute la profession (Feyel, 1214-1233). Chabrit fonde la Feuille d’Auvergne en 1779, choix qui entrave sa carrière puisqu’il lui est alors impossible de rejoindre l’Ordre des avocats de Clermont. A partir de 1780, le titre de son périodique précise « et rédigée quant à la partie des Sciences, par M. Chabrit, avocat », ce dernier désirant démontrer ainsi qu’il ne travaille nullement à des objets en-dessous de sa dignité d’homme de loi. Cette Feuille, bien différente des Annonces de Normandie, ne publie que peu d’annonces et offre à ses lecteurs – à côté des conservations d’hypothèque, conseils agricoles et cours des grains du fourrage et du vin – des textes glorifiant Charles Henri d’Estaing, Gilbert du Motier de Lafayette et François Claude de Bouillé, Auvergnats qui combattent aux côtés des Insurgents. Chabrit y explique également les dernières découvertes scientifiques, ainsi que certaines réflexions et questions de lecteurs tout aussi épris de physique. C’est ainsi que le 16 décembre 1779, Chabrit publie une réponse aux interrogations d’un « jeune physicien » sur le météore qu’il a aperçu récemment7 : « J’ai lu dans votre feuille Hebdomadaire N°10, qui a paru le 9 de ce mois, la lettre du jeune Physicien, au sujet du Météore qu’il a observé le 25 Novembre [...] Voici les conjectures de l’un de nos plus profonds Physiciens à ce sujet8». Ce texte non-signé peut tout aussi bien émaner d’un vrai lecteur du périodique que de Chabrit lui-même, désirant donner une impulsion interactive à son papier. L’astérisque permet de découvrir en bas du texte que le scientifique évoqué n’est autre que Benjamin Franklin. Ainsi, l’expression « l’un de nos physiciens » ne fait pas référence à un Auvergnat, ni à un Français, ni même à un Européen. Voilà des propos tout à fait remarquables dans un périodique provincial. Il advient que des articles de papiers parisiens ou nationaux soient publiés mot pour mot dans la presse locale, sans même que le rédacteur n’en fasse mention. Cependant, les références précises que donne l’auteur ici renvoient bien à une lettre écrite par un « lecteur de la Feuille ». Par ce cosmopolitisme qu’il affiche, l’auteur s’inscrit clairement dans un idéal propre aux Républicains des Lettres et des Sciences, celui d’une union universelle des esprits éclairés, qui transcende les identités locales et nationales, les religions et les différentes formes de gouvernement.

• 9 Feuille d’Auvergne 20 (18 mai 1780) : 99.
• 10 Feuille d’Auvergne 24 (14 juin 1781) : 97-98.
• 11 M. P. « La grande Nouvelle ». Feuille d’Auvergne 34 (23 et 30 mai 1781) : 137.
• 12 Feuille d’Auvergne 44 (1^er décembre 1781) : 190.
• 13 Les traités de paix de Versailles (réunissant la France et la Grande-Bretagne) et de Paris (concern (...)

6Cependant, en mai 1780, Chabrit cède aux pressions de ses confrères et abandonne son périodique, qui, avec le changement de rédacteur, prend vite une autre voie. En effet, son successeur Anne Pierre de Verdan, ancien officier des haras du roi, tente de gagner l’approbation de l’élite locale, qui n’avait jamais approuvé la création de cette presse « utile » (Feyel, 1223). C’est pourquoi il développe le projet de rendre « la Feuille agréable, en la mettant sous la protection des belles Dames, qui auront l’indulgence de passer ce qui les ennuiera, si toute la Feuille n’est pas ennuieuse9». Alors que, pour la santé économique du périodique Verdan n’a d’autre choix que de maintenir toutes les rubriques locales, la première grande différence réside dans le détrônement de la science par la littérature, cette dernière se réduisant le plus souvent à une prose médiocre, de méchants vers, et des énigmes – qui riment elles aussi – présumément envoyés par les lecteurs. Quelques rares articles relatent les derniers travaux sur les paratonnerres, mais sans évoquer le nom de Franklin. Le deuxième changement notable se trouve dans la quasi absence de toute référence à l’actualité internationale, la seule ouverture sur le monde demeurant dans certains articles historiques tels que l’étonnante « Notice sur la vie de Mahomet10». Les États-Unis, quant à eux, ne sont qu’à peine évoqués au travers de quelques vers caustiques sur la nouvelle de la victoire de Yorktown11 et l’annonce du célèbre concours académique de Lyon, qui pose entre autres questions : « La découverte de l’Amérique a-t-elle été utile ou nuisible au genre humain ?12». À travers la publication de ces deux textes, Verdan affiche plus que de l’indifférence : une réelle hostilité à la cause américaine, inimitié qu’il ne peut exprimer plus clairement dans sa feuille sans désavouer les choix de son roi et ainsi s’attirer les foudres de la censure, particulièrement sévère avec la presse locale. Verdan finit par se retirer et Guillaume Antoine Fressanges, avocat tout comme Chabrit, reprend le flambeau en mars 1783. Il affiche à son tour son goût pour la littérature, les énigmes, les charades en vers, et les notices historiques et y ajoute quelques articles relatifs à la médecine. La situation internationale réapparaît au travers d’un poème intitulé « Sur la paix » et publié le 29 mars 178313. Ce texte n’a rien d’un vecteur de la franklin mania ni ne manifeste le moindre enthousiasme envers la cause américaine :

• 15 L’emploi métaphorique de la ruche dans le but de dépeindre les vices et les vertus d’une société év (...)
• 16 Doctrine économique de François Quesnay, qui préconise entre autres choses la suprématie de l’agric (...)
• 17 Éphémérides 10 (1769) : 6-16.

Dubois n’a pas adressé à Franklin son poème manuscrit en gage de son admiration pour la cause américaine, mais le périodique dans lequel il a été publié. Comme il l’exprime clairement dans sa missive, Dubois retire une certaine fierté à prouver par-là à Franklin que même les provinciaux, résidant dans une région aussi continentale que la Lorraine, possèdent un organe de presse moderne et ouvert à la situation internationale. De plus, cet objet qu’il a ajouté à sa lettre le lie au diplomate, qui a connu le succès dans le monde de la presse aux États-Unis et a monté, très peu de temps après son arrivée, sa propre imprimerie à Passy (Livingston et Rogers). Cette fable, intitulée « Les abeilles », raconte l’histoire de la colonisation américaine et du conflit présent au travers des mésaventures de courageuses travailleuses pollinisatrices créant une « neuve Cité », dont la « Métropole » exige que chacune paie « sans délai sa part de Taille » en raison d’un « droit inventé par le Démon du monopole » (Dubois 185)15. Or, la mention du monopole rappelle les textes de Franklin dépeignant ses théories macroéconomiques et publiés en 1769 par Les Éphémérides du Citoyen, périodique physiocrate16. Les idées économiques et démographiques de l’Américain, rejoignant en partie celles des économistes à la mode en France à cette période, avaient ainsi été diffusées à Paris mais aussi en province, en même temps que ses critiques envers le monopole anglais sur les productions américaines17. En outre, l’utilisation d’une fable associe le pamphlet de Dubois à un ouvrage de Franklin, La Science du Bonhomme Richard. Traduction de la préface de son almanach Poor Richard pour l’année 1758, ce texte résume parfaitement l’esprit de cette publication populaire, éditée en Amérique durant vingt-cinq ans. Franklin développe dans ce livret, imprimé peu de temps après son arrivée en France, ses idées microéconomiques en prodiguant ses conseils à l’échelle d’un atelier ou d’un ménage. La modicité du prix de ce fascicule, son langage simple et l’utilisation de nombreux proverbes et morales rappelant les Fables de La Fontaine, lui assurent une diffusion à large spectre et favorisent la communication de Franklin avec des Français de toutes origines (Lienhardt). Ce livre, dont l’on peut trouver des réclames dans la presse provinciale, connaît un grand succès avec au moins quatre rééditons jusqu’en 1789, et inspire nombre d’auteurs tels que Dubois. Franklin n’est pas cité dans le texte de l’abbé, qui conclut par : « Tout Empire eut à sa naissance / des Dieux pour défenseurs ou bien des Washingtons » (Dubois 186). Dubois nourrit donc une grande admiration pour le général américain, porteur des valeurs guerrières et nobiliaires. Cependant, contrairement à quelques autres correspondants de Franklin, l’abbé n’utilise pas la meilleure accessibilité du diplomate de Passy dans le but de transmettre un message à Washington. En effet, parallèlement aux éléments développés plus haut, la fin de sa lettre nous éclaire sur les sentiments de Dubois à l’égard de Franklin :

• 18 Sur la constitution de Pennsylvanie, voir Selsam.
• 19 Homme d’État (vers 640 - vers 558 avant J.-C.) célèbre pour avoir réformé les institutions politiqu (...)
• 20 Législateur légendaire du IX^e-VIII^e s. avant J.-C., à qui la tradition antique attribue l'ensemble (...)
• 21 Fréteau de Saint Just (1789), 3, repris dans Affiches de Bretagne, Supplément au n° 44 (19 octobre (...)

9L’abbé Dubois compte parmi les nombreux inconnus qui n’hésitent pas à écrire à Franklin dans le but de partager avec lui une sorte d’eucharistie intellectuelle et idéologique, même si elle ne doit durer que le temps d’écrire puis de lire cette lettre. Ici, au-delà de son enthousiasme pour le courageux Washington, Dubois admire, comme nombre de ses compatriotes, la multiplicité des talents de Franklin et ne s’adresse pas uniquement au représentant de la jeune république mais aussi à l’inventeur du paratonnerre, qui a ouvert la porte de la République des Lettres et des Sciences au continent américain. En réalité, ces images de scientifique et d’homme politique restent absolument indissociables, dans la correspondance de Franklin comme dans la presse, aussi bien dans l’esprit de ses admirateurs que dans celui de ses détracteurs. Boyer, verrier à Bordeaux en Guyenne, s’adresse ainsi au « Libérateur de la patrie », qui a « acquis par [ses] lumières le droit de juger de toutes les opérations qui dépendent de la Physique » (Boyer à Franklin, 1^er février 1783, The Papers, vol. 38, 709). On les retrouve également sous la plume d’un négociant en chaussures du Languedoc, Bedot l’aîné, qui, en 1777, « bouillonne de desir d’avoir les ordres d’un Savant et d’un philosophe Americain qui se fait autant admirer dans l’Europe par l’Etendue de Ses Connoissances, sa sublime politique, son admirable patriotisme, que par l’Equité de ses demarches et le resultat de ses actions » (Bedot fils aîné à Franklin, 29 août 1777, The Papers, vol. 24, 479. Bedot réussit ici à résumer toutes les représentations majeures de Franklin en une phrase. Ainsi « l’Equité de ses demarches » rappelle une autre image de l’Américain très répandue en France, le sage et juste législateur, s’ajoutant à celles du scientifique, de l’homme politique et du patriote. La constitution de l’état de Pennsylvanie reste en effet unique aux États-Unis, de par sa création d’un seul organe législatif, constitué de représentants élus par tout homme libre de plus de vingt et un ans. Ce texte marque les esprits et Philadelphie devient vite le symbole de l’ultime démocratie18. Il porte la signature de Franklin, et sa publication dans Les Affaires d’Angleterre et d’Amérique avait convaincu nombre de Français que celui-ci en était l’unique auteur. Ainsi, communément assimilé à Solon l’Athénien19, Franklin est ensuite comparé au spartiate et légendaire Lycurgue20 par Emmanuel Fréteau de Saint Just, lors de son discours à l’Assemblée nationale du 19 octobre 1789, allocution publiée par certaines feuilles provinciales, telle que les Affiches générales de Bretagne21.

• 22 Affiches de Bretagne 5 (30 janvier 1784) : 40.

12Cependant, même si les travaux scientifiques de Franklin ne sont accessibles, matériellement et intellectuellement, qu’à un public privilégié, il n’en reste pas moins que les multiples centres d’intérêt de l’Américain, que l’on pourrait qualifier d’ordre domestique, favorisent l’apparition de ses écrits dans les maisons de province. C’est le cas de La Science du Bonhomme Richard, mais également de ses travaux menant à l’élaboration d’un poêle plus économique, plus sain et fonctionnant au charbon. En effet, dans les Affiches générales de Bretagne du 30 janvier 1784 se trouve une annonce pour un livre de quatre-cents pages intitulé Bibliothèque physico-économique, instructive et amusante22. Cet ouvrage, qui, relié, ne coûte que trois livres, semble réunir tous les conseils domestiques et agricoles utiles présents dans la presse provinciale française. L’annonce précise que « ce Recueil est d’une utilité si générale, que la première édition s’est vendue en deux mois ». De fait, la Bibliothèque nationale de France possède aujourd’hui la cinquième édition de ce premier exemplaire, qui précise dans son titre qu’il s’agit d’un « ouvrage à la portée de tout le monde ». Le prospectus donne quelques exemples « d’objets intéressants » abordés dans ce recueil, tels que « la description et la figure d’un Poële économique pour brûler le charbon de terre, inventé par M. Franklin ». Or, dans cet ouvrage qui connaît un grand succès populaire en province, on retrouve toutes les représentations majeures de Franklin, véhiculées par sa propagande nationale et internationale depuis 1776 :

• 24 Paradoxalement, l’abbé Nollet jouissait alors d’une grande réputation d’expérimentateur, cependant (...)

13Cible d’une large propagande iconographique, l’Américain et ses différentes images publiques inspirent également ceux qui souhaiteraient ajouter une courte et élogieuse légende à ses portraits en estampes, dont les souscriptions apparaissent dans la presse nationale et provinciale. C’est le cas de Gaspard Bonaventure Timothée Ferry, étudiant en physique au collège des pères de l’oratoire à Marseille. Fils de modestes négociants, il a su obtenir une bourse et désire maintenant poursuivre l’œuvre de Franklin sur l’électricité en déterminant les causes des observations de ce dernier, comme nombre de scientifiques du moment (Ferry à Franklin, 28 mars 1783, The Papers, vol. 39, 232). Il se base sur la seconde édition de la traduction des travaux de Franklin par Thomas François Dalibard, publiée en 1756 qui constitue l’une de pièces d’un jeu d’échecs aux conséquences scientifiques et géointellectuelles décisives : la controverse sur la nature de l’électricité statique qui oppose l’Américain à l’abbé Jean Antoine Nollet. Les théories de ce membre de l’Académie royale des sciences et professeur de physique des enfants de Louis XV reposaient sur des « systèmes », hypothèses non vérifiées par l’expérimentation, et furent démenties par celles de Franklin – alors totalement inconnu –, fondées quant à elles sur l’observation.24 Ferry explique à l’Américain que l’un de ses professeurs du collège qu’il admire, le père Aubert, consacra toute son attention à cette controverse scientifique, qui durant les années 1750 divisa l’Académie royale des sciences ainsi que la presse spécialisée, et Aubert finit par adopter les idées de Franklin. Ferry désire lui aussi devenir un champion de la science expérimentale. Franklin répond régulièrement aux lettres de parfaits inconnus, en particulier aux scientifiques, mais, occupé au même moment par les difficiles négociations pour l’établissement d’un traité de paix avec la France et la Grande-Bretagne, il tarde à donner suite. Le porteur de cette lettre et ami de Ferry, Parraud, écrit à Franklin afin de lui rappeler qu’il s’était alors engagé à répondre au jeune Provençal (Parraud à Franklin, 8 juin 1783, The Papers, vol. 39, 608). Lorsqu’il reçoit enfin la réponse de l’inventeur du paratonnerre (Franklin à Ferry, 14 juin 1783, The Papers, vol. 40, 164-165), Ferry désire plus que jamais lui exprimer sa gratitude et son admiration et lui envoie ainsi des « Vers pour mettre au bas du portrait de Mr. Le Docteur Franklin » de sa composition. Ce texte était alors paru dans le Journal de Provence du 6 septembre 1783, périodique pourtant dirigé par Ferréol Beaugeard, connu des historiens pour son antirépublicanisme (Armogathe) :

• 25 Fonds du Contrôle des étrangers et de la Correspondance politique, États-Unis, Archives du Ministèr (...)

14On retrouve sans surprise l’alliance des images publiques de l’Américain les plus diffusées. L’utilisation dans le titre de « M. le Docteur Franklin » reste elle aussi très commune. Cette façon de le nommer apparaît dans la presse et dans les missives qui lui sont adressées, mais aussi dans certains rapports du Contrôle des étrangers et la correspondance de Vergennes.25 Franklin est « docteur ès loix », toutefois nombre de Français associent ce titre aux qualités de scientifique de l’Américain. En revanche, les deux premiers vers déconcerteraient jusqu’aux contemporains provinciaux de Ferry. Washington et Franklin ont atteint une grande notoriété et leurs images complémentaires pénètrent toutes les strates de la société française, mais aussi européenne. On s’étonne donc de lire sous la plume de Ferry que l’Europe ne regarde aucun Américain comme digne d’admiration. Cette idée ne peut lui avoir été inspirée que par une personne de la génération antérieure, très probablement son mentor le père Aubert, qui lui a décrit comment, dans les années 1750, l’abbé Nollet et la moitié de l’Académie royale des sciences n’avaient donné aucun crédit aux théories avancées par un modeste colon américain, alors totalement inconnu. L’incrédulité du professeur des enfants du roi avait été telle qu’il voyait Franklin comme un personnage fictif, inventé par ses adversaires de l’Académie dans le seul but de discréditer ses travaux (Nollet 4). Issu d’un continent que l’on imaginait habité par des sauvages et des colons victimes d’une dégénérescence des espèces dû au climat local (Roger ; Chinard), Franklin avait démontré la qualité de son esprit scientifique et inventé un dispositif, préservant la vie de ses semblables d’un phénomène encore fortement lié au divin. Il avait ainsi propulsé le continent américain au sein de la République des lettres et des sciences et sa victoire contre ce savant distingué avait si profondément marqué les esprits que son histoire se transmit à la génération suivante. On comprend mieux, de ce fait, les nombreuses lettres que Franklin reçoit des Français, qui souhaitent eux aussi voir leurs talents légitimés dans les domaines scientifique et littéraire. Les membres des académies et autres sociétés scientifiques provinciales sont notamment très soucieux de s’associer à une ou plusieurs institutions nationales. Ainsi, François Simon Defay-Boutheroue, alors naturaliste à Orléans, envoie-t-il à l’Américain deux exemplaires de son ouvrage, intitulé La nature considérée dans plusieurs de ses opérations et publié en 1783 :

• 26 Journal de Paris 96 (5 avril 1784) : 423.

Le premier but de cette lettre était pour La Condamine de connaître l’opinion de Franklin sur la méthode curative de Franz Anton Mesmer, alors au cœur de la polémique sur ses théories médicales. Ainsi, avant même de faire partie des commissaires chargés par le roi de l’examen du magnétisme animal et d’entrer pleinement dans la controverse, le scientifique américain y est déjà naturellement lié dans l’esprit des Français. Cependant, cet extrait concerne un autre type de discorde savante. Au contraire de Defay, La Condamine se résout à envoyer ses vers à Franklin parce que la presse ne les a pas sanctionnés. Ce choix peut s’expliquer par la connaissance du Dauphinois des nombreuses rebuffades, auxquelles l’Américain avait dû faire face lors de sa controverse avec l’abbé Nollet. En outre, Franklin écrit dans La Science du Bonhomme Richard que n’ayant jamais obtenu la moindre louange de ses confrères de la presse américaine, il avait décidé que le public serait son seul critique (Franklin, La Science du Bonhomme Richard, 5-6). La Condamine, comme d’autres correspondants de l’Américain, s’adresse donc à un homme qu’il pense en mesure de comprendre sa déception et sa volonté d’être jugé par une personne qu’il estime. Il est tout à fait significatif que le Dauphinois considère que, ce faisant, il ne se présente pas à Franklin « sous le voile de l’anonyme », alors que dans les faits il reste un inconnu pour l’Américain tout comme pour les lecteurs de presse. Selon lui, l’exercice de l’écriture lui confère donc une réelle identité aux yeux d’un Républicain des Lettres. Par ailleurs, même s’il n’en fait pas expressément la demande, La Condamine espère probablement que Franklin adresse ses vers à un directeur de gazette de sa connaissance. Rien n’indique que Franklin ait intercédé en faveur du Dauphinois, mais cette éventualité reste probable. En effet, non seulement l’Américain répond rapidement à La Condamine, mais le poème de ce dernier intitulé « Vers sur les ballons », paraît moins d’un mois plus tard en première page du Journal de Paris26. Cadet de Vaux, qui dirige ce quotidien, semble toujours prêt à rendre service à son idole américaine.

• 27 Sur l’impact culturel de la Montgolfière, voir Thébaud-Sorger et Lynn 123-47.

17Comme son titre l’indique, ce poème est consacré à l’invention des frères Joseph et Étienne de Montgolfier. La machine aérostatique crée l’évènement et agite tant les esprits que, peu de temps après les premiers envols en 1783, les essais se multiplient en Europe et les ballons se trouvent alors au centre d’une polémique27. Les enthousiastes ne doutent pas de la possibilité d’une rapide amélioration technologique de cette invention et en envisagent déjà toutes les applications pratiques, même les plus fantaisistes. Les détracteurs, quant à eux, voient la montgolfière comme une source de divertissement de luxe, qui occupe l’esprit des scientifiques à des considérations futiles, alors qu’ils pourraient se consacrer à des causes plus utiles pour la société. C’est le cas de La Condamine, qui explique dans son poème que chaque élément a été créé pour un certain type d’animaux, l’air pour les oiseaux, l’eau pour les poissons et la terre pour les hommes, et que ces derniers devraient consacrer leurs efforts à mieux cultiver cette terre qui leur a été destinée. Il précise toutefois dans sa lettre à Franklin, qu’il respecte les frères Montgolfier et reconnaît leur exploit. L’Américain, vainqueur de la controverse sur l’électricité et dont le nom est associé à toute forme d’innovation, se trouve tout naturellement au cœur de cette nouvelle polémique. En effet, parallèlement à certains de ses correspondants détracteurs des ballons comme La Condamine, d’autres chantent leurs louanges dans leurs lettres. L’un de ces plus ardents zélateurs, Jacques Joseph Ducarne de Blangy, inventeur et agronome à Hirson en Picardie, adresse à Franklin une missive dont le ton agressif peut surprendre :

• 28 Pour l’histoire complète de la déformation des propos de Franklin à ce sujet et de leur reprise dan (...)

18Ducarne cite très précisément ses sources : il s’agit du Journal de Genève « p. 609 n°39 » du 27 septembre 1783. Le premier verdict de Franklin « C’est l’enfant qui vient de naitre » était paru dans les Mémoires secrets dits de Bachaumont le 24 septembre et le lendemain dans le Journal de Paris. Cependant, le Mercure de France ajouta à cela des propos inventés, ensuite repris par plusieurs périodiques à grand tirage, tels que le Journal de Genève : « Peut-être sera-t-il un imbécile ou un homme de beaucoup d’esprit ; attendons pour le juger que son education soit achevée28». Cet incident témoigne de la rapidité de la circulation de l’information et de la désinformation dans le royaume et en Europe. La révolte que ces mots inspirent à Ducarne, qui quatre jours après cette première lettre rédige pour Franklin un long mémoire sur les applications possibles de la montgolfière, peut paraître exagérée. Cependant, à l’image de scientifique de l’Américain s’adjoint celle de l’inventeur, qui par ses applications techniques innovantes, telles que le paratonnerre ou le poêle à charbon, cherche à améliorer le sort de ses semblables. Or, ces propos ironiques, que certains organes de presse lui prêtent, vont à l’encontre de ces représentations de Franklin et le choc que semble en avoir éprouvé Ducarne constitue l’un des témoignages de l’élévation de l’Américain au rang de véritable symbole. Par sa lettre et son mémoire, le Picard ne se contente pas d’exprimer sa colère, mais aussi son désir de voir Franklin changer d’opinion, pour ainsi mieux se conformer à cet archétype.