1Le 8 juin 1783, lorsque George Washington quitta son poste de commandant en chef de l’Armée Continentale et se retira, une première fois, de la scène publique, il écrivit, dans une circulaire adressée aux futurs Etats, les lignes suivantes, dans lesquelles conseils et avertissements peuvent être tour à tour décelés :

Yet, it appears to me there is an option still left to the United States of America, that it is in their choice whether they will be respectable and prosperous, or contemptible and miserable as a Nation; This is the moment to establish or ruin their national Character, this is the favorable moment to give such a tone to our Federal Government, as will enable it to answer the ends of its institution, or this may be the ill-fated moment for relaxing the powers of the Union, annihilating the cement of the Confederation, […] which may play one State against another to prevent their growing importance, and to serve their own interested purposes. For, according to the system of Policy the States shall adopt, they will stand or fall, and it is yet to be decided whether the Revolution shall be considered as a blessing or a curse. (Commager et Morris 1287)

Les racines des tensions et les solutions déjà envisagées

(Illustration réalisée par l’auteur)

4La raison principale, en fait, remonte à la fondation des diverses colonies, dont les chartes établissaient que leur territoire s’étendait d’est en ouest, de l’Atlantique aux limites d’un continent très mal connu à l’époque. Or, la seule limite connue était l’Océan Pacifique, encore appelé « Mer du Nord-Ouest » ou « Mer du Sud » dans les chartes. En voici deux exemples, respectivement empruntés à la charte de la Virginie (1609) et celle du Connecticut (1662) :

And we do also of our special Grace, certain Knowledge, and mere Motion, give, grant and confirm, unto the said Treasurer and Company, and their Successors, under the Reservations, Limitations, and. Declarations hereafter expressed, all those Lands, Countries, and Territories, situate, lying, and being in that Part of America, called Virginia, from the Point of Land, called Cape or Point Comfort, all along the Sea Coast to the Northward, two hundred miles, and from the said Point of Cape Comfort, all along the Sea Coast to the Southward, two hundred Miles, and all that Space and Circuit of Land, lying from the Sea Coast of the Precinct aforesaid, up into the Land throughout from Sea to Sea, West and Northwest. (Deuxième Charte de la Virginie)

And by these Presents for Us, our Heirs and Successors, do give, grant and confirm unto the said Governor and Company, and their Successors, all that Part of Our Dominions in New-England in America, bounded […] in Longitude as the Line of the Massachusetts-Colony, running from East to West, That is to say, From the said Narraganset-Bay on the East, to the South Sea on the West Part. (Charte du Connecticut)

5Les différentes colonies, autant de futurs Etats, avançaient (de manière, somme toute, fort paradoxale, car ces chartes peuvent être considérées comme des vestiges de la période coloniale) cet argument pour justifier leurs prétentions. Depuis le XVII^e siècle, des rivalités entre ces dernières avaient émergé à maintes reprises et, dans ce domaine, la déclaration de leur indépendance n’y avait aucunement mis fin : une distinction avait même été établie entre les colonies revendiquant des territoires supplémentaires (landed colonies) et celles qui n’en revendiquaient pas (landless colonies). Cependant, le contexte politique semblait leur laisser les coudées franches. Il convient de rappeler qu’au cours de la Guerre d’Indépendance, ainsi qu’au sortir de celle-ci, les Treize Colonies n’étaient liées que par les Articles de Confédération (au nombre de treize, rédigés par un comité présidé par John Dickinson en novembre 1777 et ratifiés en mars 1781), qui établissaient un gouvernement national encore mal défini et dépourvu de pouvoir exécutif, alors que les colonies conservaient l’essentiel de leurs prérogatives. Les tensions internes expliquent même le laps de temps assez long entre la rédaction des articles et leur ratification officielle, car l’étape essentielle avait été franchie en octobre 1780, lorsque le Maryland avait menacé de ne pas ratifier les articles, à moins que les autres colonies cessent de revendiquer tel ou tel territoire. Les régions situées plus à l’ouest seraient donc « cédées », pour ainsi dire, au gouvernement national, afin que de nouveaux Etats y soient créés à l’avenir :

Resolved, that the unappropriated lands that may be ceded or relinquished to the United States, by any particular States, pursuant to the recommendation of Congress of the 6 day of September last, shall be disposed of for the common benefit of the United States, and be settled and formed into distinct republican States, which shall become members of the Federal Union, and shall have the same rights of sovereignty, freedom and independence, as the other States. (Morison 203)

6Le Maryland avait obtenu gain de cause et, croyait-on, cette clause ne saurait être remise en question. Cependant, après la fin officielle du conflit, les tensions persistaient et constituaient autant de menaces pour la République naissante ― car, comme il le sera mentionné ci-après, les solutions les plus radicales étaient parfois envisagées. Comment, donc, parvenir à une véritable cohésion du territoire ? Dans les années qui suivirent, les voies de la diplomatie et de la négociation furent privilégiées, en politique intérieure comme en politique étrangère. Ces moyens semblaient les plus adaptés à résoudre les conflits et la rivalité entre la Virginie et le Maryland donna l’occasion d’apaiser les tensions : “Congressman James Madison proposed settling the conflict through arbitration, with each state making its case before a panel of judges from other states. The commission convened at Washington’s Mount Vernon plantation on March 25, 1785” (Nester 128). Cette approche demeurait en lien étroit avec la tendance politique à l’œuvre tout au long des années 1780 : celle d’une consolidation de l’Etat fédéral, entérinée par les conventions d’Annapolis, en 1786, puis de Philadelphie, en 1787, la signature de la Constitution et sa ratification. La question du territoire, en effet, continuait, de soulever des débats cruciaux pour l’avenir de l’Union et les « Pères Fondateurs » ne manquèrent pas de se pencher sur celle-ci.

La diplomatie à l’œuvre : l’importance des Land Ordinance Acts de 1784 et 1785

7 A la fin de la Révolution américaine, donc, les territoires situés à l’ouest de la Virginie et des colonies du Sud, ainsi que la région autour des Grands Lacs (connue, à l’époque, sous le nom de Northwest), étaient, en théorie, régis par le Congrès, mais de vives tensions persistaient. Le cas du Vermont doit également être mentionné : si les Britanniques avaient concédé leur souveraineté sur ce territoire aux Etats-Unis, en 1783, il fonctionna initialement comme une république indépendante, tandis que l’Etat de New York le revendiquait comme une partie de son territoire. Dans une lettre rédigée en mai 1782, James Madison énumère les diverses revendications et pointe du doigt la volonté de nombreux Etats de « l’Est » de conserver une influence prépondérante au sein de la future Union, au détriment de la cohésion même des Etats-Unis :

The independence of Vermont and its admission into the Union are opposed by N. York for reasons obvious & well known. The like opposition is made by Virginia, N. Carolina, S. Carolina, and Georgia. The grounds of this opposition are. 1. An habitual jealousy of a predominance of Eastern interests. 2. The opposition expected from Vermont to Western claims. 3. The inexpediency of admitting so unimportant a State, to an equal vote in deciding on peace & all the other grand interests of the Union now depending. 4. The influence of the example on a premature dismemberment of other States. (Rakove 14)

8Il est à noter que, pour d’autres territoires, des solutions plus radicales étaient même envisagées : ainsi, la région du Kentucky, déjà revendiquée par la Virginie, souhaitait s’ériger en république indépendante des Etats-Unis ou se rattacher à l’empire espagnol. Les Etats-Unis se trouvaient donc au devant d’enjeux cruciaux, à la croisée de la géographie et de l’intérêt national :

Therefore, congressional land policy, by determining the orientation of interests in the new settlements, was crucial to the prospects for continuing union between East and West. At the same time, the sale of federal lands spurred by western development promised virtually inexhaustible revenues to promote the common interests of all the states and strengthen the national government. (Onuf, A History of the Northwest Ordinance, 20)

9Malgré l’accord de 1780, la plus grande incertitude continuait donc de prévaloir et il était urgent de définir le statut des « Territoires de l’Ouest ». George Washington, conscient du danger que représentaient de telles revendications, détailla celles-ci et laissa libre cours à ses préoccupations dans une lettre du 10 octobre 1784. Selon lui, le risque de voir les habitants de ces régions stratégiques pencher en faveur des puissances coloniales européennes était bien réel et il accentua le rôle majeur que devait jouer la Virginie dans les futures manœuvres diplomatiques au sein de l’Union. Première colonie à avoir déclaré son indépendance et à avoir voté sa Constitution d’Etat, en 1776, elle devait prendre l’initiative dans le but de renforcer la cohésion entre les Etats et aboutir à une solution pacifique :

I need not remark to you, Sir, that the flanks & rear of the United States are possessed by many other powers―& formidable ones, too; nor, how necessary it is to apply the cement of interest, to bind all parts of the Union together by indissoluble bonds―especially that part of it, which lies immediately west of us, with the middle States. […] A combination of circumstances makes the present conjuncture more favorable for Virginia, than for any other State in the Union, to fix these matters. (Rhodehamel 562-3)

10 Une première solution avait, en fait, été apportée par le Congrès (à l’époque, une seule chambre dont les membres étaient élus chaque année), en mars de la même année, en privilégiant la voie de la diplomatie : Thomas Jefferson, à la tête d’un comité chargé de cette question, rédigea un rapport sur l’administration des Territoires de l’Ouest, une première version du Land Ordinance Act voté en avril. La Virginie, qui joua bien un rôle-clé dans cet arrangement, acceptait formellement de céder les Territoires du Nord-Ouest au gouvernement national et leur statut juridique était rappelé, avant que le nom des différentes sections, délimitées par la latitude, ne soit rappelé :

Provided that both the temporary & permanent Governments be established on these principles as their basis. 1, That they shall forever remain a part of the United States of America. 2, That in their persons, property & territory, they shall be subject to the Government of the United States in Congress assembled and to the articles of confederation in all those cases in which the original states shall be so subject. (Peterson 377)

11Jefferson proposa même de délimiter le territoire à l’ouest des treize Etats en neuf régions et de leur donner les noms suivants : Sylvania, Michigania, Cherronesus, Assenisipia, Metropotamia, Illinoia, Washington, Polypotamia et Pelisipia (ibid. 377-8). Cette proposition ne fut finalement pas retenue, mais révélait déjà les besoins d’organiser le territoire d’une manière précise et rationnelle. Puis, en 1785, un comité composé de cinq membres (dont Jefferson faisait toujours partie) publia un nouveau Land Ordinance Act, par lequel les Territoires du Nord-Ouest seraient découpés en townships d’une superficie à peu près égale de six miles, eux-mêmes divisés en trente-six sections, afin qu’ils soient ensuite mis en vente. Cette volonté de Jefferson de confier une telle mesure au gouvernement national, alors que sa préférence pour la prééminence des Etats demeure bien connue, a été expliquée en les termes suivants par l’historien Peter Onuf :

Government played a key role in collecting and circulating useful knowledge to facilitate settlement and economic development, in securing property rights and promoting commercial exchange by extending republican institutions and rule of law. […] Federal land policy was the centerpiece of this orderly, state-directed process of settlement and development. (Onuf, The Mind of Thomas Jefferson, 117)

12Le pouvoir était donc placé entre les mains du Congrès, mais la vente des terres généra une spéculation sans précédent, de la part de compagnies privées comme d’individus désireux d’étendre leur influence à des régions encore peu peuplées, comme le montre l’exemple d’une compagnie du Connecticut : “Like most of the other speculators, the associates in the Connecticut Land Company were wealthy Eastern gentlemen who […] simply hoped to establish a landed basis to secure their aristocratic aspirations” (Wood 117). Cet argument, aussi intéressant qu’il soit, ne constitue pas l’axe central de cet article et le peuplement des Territoires de l’Ouest impliquait d’autres questions cruciales. De la mise en œuvre d’une installation pacifique des colons sur ces territoires au développement du commerce, il n’y avait qu’un pas à franchir et Jefferson, dans une lettre adressée à Washington, en mars 1784, s’empressa de rappeler cette nouvelle étape. Il informait déjà l’ancien général de la cession des Territoires de l’Ouest à l’Etat fédéral et donna libre cours à ses espoirs pour la nation américaine : “The deed for the cession of Western territory by Virginia was executed & accepted on the 1^st instant. […] It will preserve to us all the upper parts of Yohogany & Cheat rivers within which much will be done to open these which are the true doors to the Western commerce” (Peterson 787).

13Les mesures prises dans le domaine politique rencontrèrent l’approbation des différents Etats, quelle que soit leur taille, même si plusieurs jours furent nécessaires pour aboutir à un compromis, comme le révèle une lettre de William Grayson, délégué de Virginie, à James Madison : “In this situation we remained for eight days, with great obstinacy on both sides, until a kind of compromise took effect” (Brown 399). Une autre lettre du même Grayson, adressée, cette fois-ci, à George Washington, ainsi que le rapport des délégués du New Hampshire, nous renseignent davantage sur la nature des mesures et leur acceptation. Les raisons avancées sont économiques et politiques, comme s’il était de bon ton de dissimuler les velléités d’expansion :

I shall therefore mention to you the reasons which those who are advocates for the measure offer in it’s [sic] support. […]

That with respect to the quantity of land offered for sale in a township, it will not have the effects of injuring the poorer class of people, or of establishing monopolies in speculators; […]

That the advantages of equal representation, the effect of laying off the country in this manner; […] and the right of forming free governments for themselves, must solicit emigrants from all parts of the world, and ensure a settlement of the country in the most rapid manner. (ibid. 398-9)

We have the honor of transmitting to your Excellency the ordinance opening a land office in the several states which passed by the unanimous voice of all the States present – and we flatter ourselves is so adjusted as to give satisfaction to the State we have the honor to represent and at the same time we have the most confident expectation that in its operation it will considerably diminish the domestic debt. (ibid. 399)

14La confrontation des différentes sources primaires pourrait, néanmoins, soulever la question suivante : les tensions mentionnées (notamment, par Washington et Madison) n’auraient-elles pas été exagérées pour justifier, en retour, la création d’un gouvernement fédéral aux attributions étendues ? Le compte rendu de Grayson pourrait donner corps à cette hypothèse, mais les craintes liées à de futurs conflits avaient sans doute autant d’importance que les rivalités de l’époque. La victoire du Congrès au moyen de la diplomatie semble, néanmoins, indéniable : « L’autre grand mérite du Congrès est donc d’avoir convaincu les Etats de lui abandonner leurs revendications sur ces terres. » (Van Ruymbeke 93) En effet, les Etats avaient accepté de sacrifier leurs projets d’expansion au nom de l’intérêt général. Cependant, l’analyse de ces décisions permet de dégager trois points déjà cruciaux. Tout d’abord, le souhait de s’affranchir des anciennes normes édictées par l’empire britannique et de faire table rase du passé : en effet, placer les territoires sous l’égide du gouvernement national rendait les anciennes chartes caduques, même si le droit anglo-saxon subsistait, et le nouveau découpage proposé répondait également au besoin de diviser et de bien délimiter le territoire des Etats-Unis. La contradiction précédemment énoncée, selon laquelle les revendications d’Etats nouvellement affranchis de la Couronne britannique reposaient sur des chartes signées par la même couronne, avait donc été résolue.

15Les questions du fédéralisme et de la souveraineté se posaient également et constituent le deuxième point. Comme il l’a déjà été affirmé, le Congrès occupait désormais le devant de la scène, alors que ses pouvoirs demeuraient assez restreints en vertu des Articles de Confédération : “The Articles of Confederation, premised on a vague hierarchy of legislatures, were insufficient for the task of bringing the states together under a strong central government.” (LaCroix 137) Dans ce domaine, les aspects économiques de la diplomatie, même s’ils ne sont qu’indirectement rattachés au propos de cet article, doivent être rappelés : la nouvelle division des territoires en townships permettrait également une revente des terres en parcelle pour rembourser les dettes de guerre et permettaient une délimitation claire des nouveaux territoires, comme l’a rappelé Gordon S. Wood : “Certainly the Land Ordinance of 1785 by which the Confederation established a comprehensive system for the survey and sale of land in the West likewise revealed a preoccupation with regularity and order.” (Wood 116) Les historiens, cependant, ont également souligné les défauts de ce découpage, qui demeurait artificiel et laissait, en fin de compte, la porte ouverte à la spéculation. La diplomatie employée dans le domaine politique n’en révélait pas moins des contradictions dans les conditions d’établissement des colons, prélude à de futures inégalités : “The ordinances were also at odds with themselves. […] The land was surveyed not into huge tracts but into parcels that could be easily subdivided; this too seemed to presume a society of yeoman freeholders. Yet other terms clearly favored wealthy speculators” (Milner, O’Connor et Sandweiss 125).

16Les territoires étaient contrôlés, pour l’instant, par le gouvernement national, mais avaient vocation à devenir de futurs Etats, une fois les conditions d’admission requises. Il n’était donc plus question pour tel ou tel Etat existant d’agrandir son territoire, mais de garantir la création de nouveaux Etats dotés des mêmes droits et de la même représentativité, à l’échelon fédéral, que les treize Etats « originels », pour ainsi dire. Ces mesures garantissaient donc un équilibre nécessaire à la croissance de l’Union, sans que les Etats cherchent à manœuvrer aux dépens des autres. James Madison avait rappelé cela dans sa lettre de 1782, car les conséquences touchaient même des Etats n’ayant aucune prétention à s’étendre, comme le Rhode Island :

The territorial claims, particularly those of Virginia, are opposed by Rhode Island, N. Jersey, Pennsylvania, Delaware & Maryland. Rhode Island is influenced in her opposition by 1. A lucrative desire of sharing in the vacant territory as a fund of revenue. 2. By the envy & jealousy naturally excited by superior resources & importance. (Rakove 15)

17Le troisième point, sans doute le plus délicat, tourne autour de l’esclavage : en effet, le statut de ces futurs Etats était déjà une question épineuse, tandis que ce système commençait à être contesté, voire aboli. Ce fut le cas en 1783, dans l’Etat du Massachusetts, suivant la décision du juge Cushing : “This being the case, I think the idea of slavery is inconsistent with our own conduct and Constitution; and that there can be no such thing as perpetual servitude of a rational creature” (Commager et Morris 407). En 1784, Jefferson (qui, dans sa dix-huitième note sur l’Etat de Virginie, s’était, à la même période, livré à une violente diatribe contre l’esclavage, bien qu’il possédât lui-même des esclaves) avait proposé, dans la cinquième clause de son rapport, d’interdire l’esclavage et la servitude involontaire dans ces territoires après l’an 1800, une mesure qui se voulait progressive et favorisait donc, déjà, une sorte de compromis, autre facette de la diplomatie : “5, That after the year 1800 of the Christian era, there shall be neither slavery nor involuntary servitude in any of the said states, otherwise than in punishment of crimes, whereof the party shall have been duly convicted to have been personally guilty” (Peterson 377). Cependant, cette mesure fut rejetée par les délégués, à une voix près, ce qui révélait déjà les avis divergents des différents Etats à ce sujet. Une double séparation semblait ainsi émerger au sein des Etats-Unis : en plus de la division entre « l’Est » et « l’Ouest », résolue, il est vrai, par le statut égal dont jouiraient les futurs Etats, celle entre Etats « libres » et Etats « esclavagistes » commençait à percer sous des compromis bancals et peu satisfaisants.

L’importance de l’Ordonnance du Nord-Ouest (1787)

18Les mesures prises au cours des années suivantes renforceront ces orientations initiales, même si les points d’achoppement précédemment mentionnés se manifesteront encore. L’historiographie a tendance à présenter la Convention de Philadelphie comme une profonde rupture et la condition essentielle à l’édification d’un régime consolidé. Cependant, en ce qui concerne la question du territoire, de son administration et de son devenir, il serait également logique d’y voir une forme de continuité.

19 En parallèle de ladite convention, l’Ordonnance du Nord-Ouest (Northwest Ordinance), promulguée par le Congrès en juillet 1787, couchait sur le papier les dispositions précédemment édictées et devait être considérée comme un document de référence, car les précédentes mesures étaient annulées. Il était rappelé, dans cette ordonnance, que ces territoires avaient été cédés par la Virginie et resteraient, avant qu’ils ne deviennent des Etats à part entière, placés sous l’égide du Congrès au moyen d’une convention. Les conditions d’admission en tant qu’Etat (5.000 habitants de sexe masculin sur un territoire donné), ainsi que la délimitation plus précise des régions, allaient dans le sens d’une domination encore plus affirmée du pouvoir fédéral sur le Territoire du Nord-Ouest, en attendant l’incorporation progressive de plusieurs Etats. Enfin, l’article VI rappelait que l’esclavage et la servitude volontaire seraient bannis de ces territoires et, comme le montre la carte ci-dessous, leur limite au sud était marquée par la rivière Ohio : “There shall be neither slavery nor involuntary servitude in the said territory” (Morison 232-3). Cette décision était, en fait, moins liée à une volonté affirmée de restreindre l’esclavage qu’à un souhait de trouver le meilleur moyen d’assurer le développement de ces régions. Le caractère économique du système de l’esclavage apparaît ainsi et, dans le cas de l’Ordonnance du Nord-Ouest, le consensus entre Etats « libres » et Etats « esclavagistes » prévalut encore, au moyen de la diplomatie. Les partisans de l’esclavage pensaient même qu’il serait possible, dans le futur, de remettre l’article VI en question et son caractère secondaire a même été affirmé : “In the context of early territorial policy, the slavery issue was only of secondary importance. Rather than being a controversial question of principle or interest separating northerners and southerners, slavery exclusion was subordinate to the overriding concern with development and union” (Onuf, A History of the Northwest Ordinance, 111). La formulation de l’article VI constitue également un écho à la formule rédigée par le comité en 1784 : s’il avait été possible d’obtenir un consensus sur le statut libre du Territoire du Nord-Ouest, il n’en était pas de même de ceux situés plus au sud, où l’esclavage resterait autorisé — selon la décision de chaque Etat.

(Illustration réalisée par l’auteur)

20 Cependant, les débats qui se tinrent, cette fois-ci, à la Convention de Philadelphie montrent que les luttes d’influence entre les Etats n’étaient pas totalement éteintes : si certains d’entre eux n’avaient pas pu s’étendre, ils souhaitaient néanmoins conserver une influence prépondérante au sein de l’Union, comme le montrent les discussions animées autour du Virginia Plan ou du New Jersey Plan – lesquels prévoyaient, respectivement, de donner une représentation proportionnelle ou égale à chaque Etat dans les institutions fédérales. Les mots du délégué du New Jersey William Paterson prononcés au cours des débats de la Convention, transcrits par James Madison, “If the Confederacy was radically wrong, let us return to our States, and obtain larger powers” (Morison 250), montrent que le risque de désunion, voire de sécession, était encore bien réel. Il est donc possible d’y voir, sur la question de la représentation à l’échelon fédéral, une déclinaison des potentielles luttes intestines résolues par les précédentes ordonnances. Si une solution avait été apportée pour le Territoire du Nord-Ouest, le statut des régions situées plus au sud demeurait en suspens. Comme le montre la carte, les velléités d’expansion demeuraient, mais d’autres solutions furent apportées au cours des années suivantes, toujours par le biais de la diplomatie. En 1788, la Virginie reconnut le Kentucky comme un Etat à part entière (il intégrera l’Union en 1792) et, en 1790, le « Territoire du Sud-Ouest » (Territory South of the River Ohio) fut clairement délimité, prélude à l’admission de l’Etat du Tennessee au sein de l’Union ― officialisée en 1796. Même si elles ne constituent pas le sujet principal de cet article, deux autres aspects de cette question doivent être mentionnés. Tout d’abord, les relations avec les puissances coloniales européennes. Au sud, les relations commerciales avec l’Espagne donnèrent lieu à d’autres tensions, résolues en 1788, lorsque les Américains furent autorisés à naviguer le long du cours du Mississippi. Plusieurs territoires restaient revendiqués par les deux pays, cependant. Les relations avec l’empire britannique demeuraient tout aussi tendues et la question des forts militaires, en particulier, ne fut pas résolue par la diplomatie. Enfin, quel sort serait réservé aux nations amérindiennes déjà présentes dans cette portion du continent ? Sur ce point, encore, le Congrès semblait privilégier la diplomatie, mais ce souhait se heurta rapidement à la perspective des bénéfices engendrés par la vente des terres et, déjà, plusieurs nations acceptèrent de céder leurs possessions ― dont les Iroquois, en 1784. Longtemps passées sous silence, les relations entre le gouvernement national et les nations amérindiennes ont fait l’objet d’un renouveau dans l’historiographie, révélant l’expropriation dont ces dernières ont été victimes.

21 La question des territoires demeurait donc cruciale et, au cours du processus de ratification de la Constitution, entre 1787 et 1789, elle fut rappelée dans les essais connus sous le nom de Federalist Papers ― en particulier, le septième, “Concerning Dangers from Dissensions between the States”, rédigé par Alexander Hamilton. Plusieurs épisodes précédents y sont rappelés, en particulier, la question du statut du Vermont et celle, bien entendu, des territoires situés plus à l’ouest :

Territorial disputes have at all times been found one of the most fertile sources of hostility among nations. Perhaps the greatest proportion of wars that have desolated the earth have sprung from this origin. This cause would exist among us in full force. We have a vast tract of unsettled territory within the boundaries of the United States. There still are discordant and undecided claims between several of them, and the dissolution of the Union would lay a foundation for similar claims between them all. (Hamilton, Madison et Jay 109)

22La volonté d’extension de tel ou tel Etat constituait, selon lui, un risque de guerre civile, gage de répétition, aux yeux des « Pères Fondateurs », des conflits qui avaient ensanglanté l’Europe et qu’ils ne souhaitaient ne jamais voir se produire sur le sol américain. L’expression de craintes légitimes reflétait autant les tensions passées que le risque de les raviver dans le futur ― d’autant qu’il n’était pas certain que la diplomatie se révèle, à l’avenir, un outil efficace à la résolution de potentiels conflits. L’historiographie tend à considérer que l’Ordonnance du Nord-Ouest a contribué à résoudre la question de l’organisation d’une partie du territoire après la Guerre d’Indépendance. Cependant, comme le révèlent les articles des Federalist Papers, les préoccupations dans ce domaine étaient loin d’avoir disparu et les Etats-Unis demeuraient partagés entre les nécessités de préserver un consensus au sein même de l’Union et de défendre leurs frontières avec les puissances coloniales, toujours au moyen de la diplomatie. Cependant, le principe d’égalité entre les Etats, essentiel dans la construction du fédéralisme, était ainsi assuré, dans la continuité des mesures prises depuis 1784, comme le rappelle Peter Onuf : “The 1784 ordinance was a bill of rights for new western states, and its lasting significance was to establish state equality—incorporated in the Northwest ordinance of 13 July 1787—as the fundamental principle of an expanding federal republic” (Onuf, Jefferson’s Empire, 113).

23En guise de conclusion, il convient de rappeler que l’expansion territoriale a, systématiquement, apporté de profondes transformations au sein de la Jeune République américaine, mais l’ombre de la désunion continuera de planer sur certaines portions du territoire. Au chapitre VIII des Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence, Montesquieu avait écrit : « Pendant que Rome conquérait l’univers, il y avait, dans ses murailles, une guerre cachée ; c’étaient des feux comme ceux de ces volcans qui sortent sitôt que quelque matière vient en augmenter la fermentation » (Oster 450). Il est possible d’appliquer cette phrase aux Etats-Unis naissants (même si l’expansion, nécessaire pour se protéger des empires coloniaux européennes, n’était pas encore considérée comme une priorité absolue) et la diplomatie fut, au cours des dernières décennies du XVIII^e siècle, le moyen privilégié pour ménager les intérêts des différents Etats et ceux du gouvernement fédéral, dans le but de donner des fondations solides au système politique inédit qui se construisait sous les yeux des « Pères Fondateurs ». Cependant, comme l’a affirmé François Furstenberg, la question de la géographie demeurait liée à celle de l’homogénéité des Etats-Unis et la désunion demeurait toujours possible : “In short, the possibility that the nation might disaggregate geographically was never isolated to one region, and […] was one of the most pressing and persistent dangers U.S. nationalism would confront” (Furstenberg 10). Si les mesures relatives à l’organisation du territoire prises entre 1781 et 1787 constituent une nette victoire du Congrès, seul organe susceptible de prendre des décisions dans ce domaine et d’étouffer les tensions naissantes entre les Etats, il reste à mentionner que ces mesures demeuraient purement théoriques, car les territoires étaient souvent considérés comme une sorte de tabula rasa, une Terre Promise où les colons pourraient s’implanter de manière presque « naturelle » — sans tenir compte, également, du devenir des nations amérindiennes. Les questions de l’homogénéité de l’Union, ainsi que de l’esclavage, n’étaient pas réglées pour autant et les « feux des volcans » évoqués par Montesquieu continuaient de couver et ne manqueront pas de se raviver au cours des décennies suivantes.