1Dans Noirs et Blancs contre l’esclavage. Une alliance antiesclavagiste ambigüe aux Etats-Unis, 1754-1830, Marie-Jeanne Rossignol, professeure à l’Université Paris Cité, spécialiste des Etats-Unis des XVIIIe et XIXe siècles, présente à un public français, aussi bien universitaire que non universitaire, un pan méconnu de l’histoire américaine en France, à savoir les tout débuts du mouvement antiesclavagiste dans la Jeune République américaine, en mettant en lumière le rôle joué par les Noirs dans ce combat.

2La période traitée par l’ouvrage s’étend, comme l’annonce le titre, de 1754 à 1830, deux dates charnières dans l’histoire du mouvement antiesclavagiste. L’année 1754, qui annonce les prémisses de la Guerre de Sept Ans à travers la « guerre des Français et des Indiens », est le moment où les quakers s’unissent autour de la question antiesclavagiste qui devient alors centrale pour leur communauté. De ce fait, leur campagne contre l’esclavage aura d’immenses répercussions sur le monde atlantique dans son ensemble. L’année 1830 marque à son tour une nouvelle étape, historique et bien différente de la précédente car c’est à partir de ce moment que se rapprochent les antiesclavagistes Noirs et Blancs pour combattre ensemble contre l’esclavage dans un contexte plus large de réforme sociale en faveur, notamment, du droit des femmes, du pacifisme ou contre l’alcoolisme.

3Ainsi que le démontre fort bien Marie-Jeanne Rossignol dans l’introduction, son ouvrage vient à point nommé, dans un contexte très agité aux Etats-Unis autour de la question de l’esclavage, mais aussi des violences et discriminations contre la population africaine-américaine, qui se manifeste par le biais d’un nouveau militantisme noir que l’on a vu surgir dans le débat public suite au meurtre de George Floyd avec le mouvement Black Lives Matter (BLM). Pour mieux comprendre cette actualité et les revendications du mouvement BLM, Marie-Jeanne Rossignol se propose de nous plonger dans l’histoire et de retourner aux origines du militantisme noir, afin aussi d’essayer de comprendre comment la république américaine, fondée sur les principes de droits universels, a pu accepter et encourager même, l’esclavage pendant plus de 80 ans.

4L’un des intérêts principaux de cet ouvrage est de nous présenter le mouvement antiesclavagiste comme un mouvement très varié, comprenant aussi bien des antiesclavagistes qualifiés de radicaux par certains historiens, car leur combat était très fortement ancré dans des convictions religieuses, politiques et philanthropiques, que des antiesclavagistes mus par des raisons bien moins nobles comme la peur des révoltes d’esclaves, mais dont la contribution à l’antiesclavagisme ne doit pas être négligée. Marie-Jeanne Rossignol nous donne donc à voir un spectre large et nuancé d’antiesclavagistes blancs tout autant que nombre de figures noires qu’elle a choisi de qualifier plutôt de « républicains noirs » tant ils se réclamaient des principes de liberté et d’égalité universelles qui ont fondé la république américaine. Comme elle l’explique en introduction et en conclusion, le mouvement des droits civiques n’a pas commencé dans les années 1950 mais bien avant, à la fin du XVIIIe siècle plus précisément, qui a vu se constituer « (…) un corpus de contestation noire états-unien dont les éléments d’argumentation se retrouveront au XXe et XXIe siècles dans les écrits de DuBois, Martin Luther King, James Baldwin et Ta-Nehisi Coates. » (p.189) L’ouvrage raconte donc ce que l’autrice considère comme étant la première étape du mouvement des droits civiques.

5Toutefois, comme le soutient à juste titre l’autrice, cette histoire de l’antiesclavagisme serait incomplète si elle n’était replacée dans le contexte plus large de l’expansion de la jeune nation américaine vers l’ouest du continent dès la fin de la Guerre d’Indépendance en 1783. L’histoire de l’esclavage étant indissociable de celle de cette expansion, celle de l’antiesclavagisme y est donc aussi intimement liée. Par conséquent, Marie-Jeanne Rossignol nous propose également une « histoire ‘spatiale’ de l’antiesclavagisme » (p. 18) ancrée dans la géographie du pays et mettant l’accent sur les militants noirs et leur rôle important dans le combat contre l’esclavage.

6Ainsi que Marie-Jeanne Rossignol le développe dans l’introduction, l’ouvrage se situe à la croisée de plusieurs champs historiographiques : il s’inscrit dans la continuité d’une tradition historiographique qui remonte au milieu du 19^e siècle et d’un mouvement historiographique qui date des années 2010, où le début de la chronologie des études sur l’antiesclavagisme a été avancée aux années 1750 à 1830, sous l’impulsion d’historiens tels que Patrick Rael, Manisha Sinha ou encore Richard S. Newman, auquel l’autrice dit devoir beaucoup pour ses recherches sur les antiesclavagistes noirs, qu’il qualifie de « Fondateurs noirs », et qui sont des militants qui ont souvent défendu leur communauté avec passion par le biais de l’écrit. L’ouvrage se situe également dans le champ des travaux récents sur l’émancipation graduelle, ainsi que dans celui de l’histoire politique de la Jeune République entre les années 1775 et 1830, période pour laquelle les historiens ont démontré la place centrale de l’esclavage, notamment dans les débats constitutionnels de 1787 et dans ceux engendrés par l’expansion vers l’Ouest.

7Les sources sur lesquelles s’appuie cette monographie sont riches et variées, allant de textes politiques fondateurs, tels que la Déclaration d’Indépendance de 1776, aux rapports des sociétés antiesclavagistes comme la Société d’Emancipation de New York. Toutefois, les sources principales sont les écrits très abondants des antiesclavagistes noirs et blancs d’avant 1830 que Marie-Jeanne Rossignol qualifie de « corpus passionnant et passionné » (p. 22). Sa démarche consiste donc, tout au long de l’ouvrage, à présenter des textes écrits par des antiesclavagistes aux motivations diverses afin que les lecteurs puissent goûter à la complexité du mouvement, s’immerger dans la langue et les arguments des auteurs par le biais de citations longues, et ainsi se rapprocher au plus près de l’époque et des débats en question.

8Outre l’introduction assez dense, l’ouvrage est composé de quatre chapitres qui suivent l’ordre chronologique annoncé dans le titre, de 1775 à 1830. Le premier chapitre remonte aux origines coloniales du mouvement antiesclavagiste en Amérique du Nord pour montrer le rôle fondamental de « l’élan spirituel » (p. 27) dans cette bataille, car en dépit du développement de la traite et de l’esclavage dans les colonies anglaises d’Amérique du Nord, se développe aussi une véritable critique du commerce des Africains et de leur servitude, menée en premier lieu par les quakers dont les actions et la pensée sont le cœur du chapitre. Marie-Jeanne Rossignol nous propose une analyse détaillée des écrits antiesclavagistes de deux de leurs militants les plus connus, John Woolman et Anthony Benezet, qui permettra au lecteur français et francophone de découvrir, notamment, l’incroyable modernité d’un Anthony Benezet qui, dans son plaidoyer contre la traite fut le seul à l’époque à mettre l’Afrique au centre de celui-ci en la décrivant comme un lieu civilisé, innocent et prospère, mis à sac par une Europe qu’il rend responsable de sa destruction. L’argumentaire de Benezet n’était d’ailleurs pas uniquement religieux ; il empruntait aussi aux idées des Lumières, ce qui le rendait accessible au-delà des communautés quakers. Ce qui rend Benezet incontournable dans ce premier mouvement antiesclavagiste, c’est aussi sa mise en place d’un large réseau de diffusion de ses écrits de part et d’autre de l’Atlantique tout autant que la création en 1775 de la première société de défense des esclaves libérés, qui servira par la suite de modèle aux futures sociétés antiesclavagistes. Cependant, l’antiesclavagisme n’était pas l’apanage des quakers : à la faveur du premier Grand Réveil des années 1740, le protestantisme évangélique appelle également à l’émancipation et, en ouvrant ses portes à tous, y compris aux esclaves, permet la conversion massive et quasi-totale de la population africaine américaine. Ce moment a été fondamental dans la constitution d’une communauté propre aux esclaves et dans l’accès de la population noire à la lecture, à l’écriture et à l’expression orale. Ce fut aussi le moment où les Africains Américains ont pu entrer dans le monde intellectuel nord-américain, de sorte que, aussi ténue fût-elle, leur voix ne pouvait plus être ignorée. C’est ce qui permettra l’émergence d’une littérature militante noire qui aura à cœur de dénoncer la traite aussi bien que l’esclavage.

9La réflexion se poursuit au deuxième chapitre, qui s’étend de la période révolutionnaire à la fin de la guerre de 1812, période marquée par l’indépendance des Etats-Unis comme nation fondée sur les idéaux de droits universels. Pour Marie-Jeanne Rossignol la période révolutionnaire (1765-1776), qui voit émerger un discours sur les droits de l’homme inspiré de la philosophie des Lumières incluant les esclaves, marque les vrais débuts de la campagne antiesclavagiste à l’échelle de la nation naissante. Ainsi, en 1776, malgré les débats houleux qui ont conduit Thomas Jefferson à éliminer de la Déclaration d’Indépendance les lignes critiquant ouvertement la traite, ce dernier a tout de même fait figurer dans les premières lignes de ce texte fondateur l’égalité des hommes et leur droit inaliénable à la liberté qui, dès le départ, sont compris comme une « invitation universelle à la jouissance de ces droits » (p. 71) et vus comme un espoir, parmi la population noire, d’une fin imminente de l’esclavage. Toutefois, la suite des évènements marque la fin de ce rêve, ce qui a incité des historiens tels que Peter H. Wood à dénoncer l’hypocrisie des Pères Fondateurs. Marie-Jeanne Rossignol soutient toutefois qu’une telle position est fausse et regrettable. Si elle reconnaît les hésitations et ambigüités des fondateurs de la nation états-unienne, il n’en reste pas moins que le débat sur l’avenir de l’esclavage est bel bien lancé alors. Ainsi affirme-t-elle : « Ces discussions ont d’importantes répercussions sur la construction ultérieure du mouvement antiesclavagiste et de son argumentaire, et se traduisent par des libérations massives et le passage de lois d’émancipation générale, graduelles ou immédiates (…) » (p. 72), ce qui a permis de former une large population d’hommes et de femmes libres. La période constitutionnelle sera néanmoins celle d’une régression sur la question de la traite et de l’abolition. Forte d’une analyse approfondie du compte rendu des débats constitutionnels, l’autrice montre que l’esclavage a tenu une place importante lors de ces discussions. La « polyphonie des voix » (p. 82) montre une fois de plus dans ce chapitre à quel point la question était plus complexe et nuancée qu’il n’y paraît. Contrairement à ce qu’affirme l’historien David Waldstreicher (2009), à savoir que la « Constitution [de 1787] fut bien conçue comme ce texte ‘pro-esclavagiste’ qui permit, au XIXe siècle, non seulement le maintien de l’institution particulière mais également son expansion » (p. 81), Marie-Jeanne Rossignol démontre que les constituants n’étaient pas tous décidés à établir une constitution pro-esclavagiste mais que « l’idéal révolutionnaire de liberté universelle a été sacrifié sur l’autel de l’Union entre le Nord et le Sud. » (p. 85) Pourtant, les militant anti-esclavagistes ne se laissent pas abattre et poursuivent leur combat que ce soit par le biais des églises évangéliques ou par celui des premières sociétés antiesclavagistes qui se forment dans le Nord-Est sur la base du travail effectué par Benezet. Cependant, ces associations qui concentrent leurs efforts sur la fin de la traite et sur la protection des esclaves libérés déclinent et commencent à s’essouffler au cours des années 1790, alors même que le Sud voit émerger des plans d’abolition que Marie-Jeanne Rossignol qualifie de « véritables dystopies de races sur l’avenir de la population noire, de sa libération à son installation en dehors des Etats-Unis. » (p. 94). Parallèlement à ces plans de déportation élaborés par une élite blanche sudiste, la population de noirs libres augmente dans le Nord sans pour autant qu’ils aient accès à une citoyenneté égale. Bon nombre d’entre eux vivent dans une situation précaire, sans éducation, sans possession et tombent dans la criminalité et la prostitution dans les grandes villes du Nord-Est pour finir par devenir une « caste rejetée » (p. 101) dont « la condition ‘dégradée’ servit à la fois de contexte et de justification au racisme émergent dans le Nord » (p. 101).

10Dans le troisième chapitre, Marie-Jeanne Rossignol s’attache à analyser les grands changements qui ont eu lieu à la fin de la guerre de 1812, à savoir l’ouverture de l’Ouest aux colons, et surtout aux esclavagistes, après que les tribus indiennes ont été chassées de leurs terres fertiles, propices à la culture du coton. A mesure que les Etats-Unis et l’esclavage s’étendent vers l’Ouest, et surtout le Sud-Ouest, les antiesclavagistes sudistes quittent le Sud pour aller s’installer dans un Nord-Ouest où l’esclavage a été interdit par l’Ordonnance du Nord-Ouest de juillet 1787. Certains de ces migrants sont d’ailleurs des héritiers de planteurs qui migrent avec leurs esclaves pour les libérer une fois arrivés à destination. Parmi les migrants se trouvent aussi des colons de Nouvelle-Angleterre opposés à l’esclavage et/ou à son expansion à l’Ouest. Paradoxalement, c’est pourtant aussi une région où les discriminations contre les Noirs sont fortes. L’un des éléments fascinant et éclairant de ce chapitre, y compris pour qui connait un tant soit peu l’histoire américaine du XIXe siècle, est le récit des conséquences de la crise du Missouri sur les Etats voisins du Nord-Ouest. En effet, si l’admission du Missouri comme Etat esclavagiste a créé une forte mobilisation antiesclavagiste, elle a tout autant provoqué une montée de l’idéologie pro-esclavagiste dans les Etats du Nord-Ouest que sont l’Illinois, l’Indiana et l’Ohio. On découvre ainsi une région complexe qui, en dépit de l’interdiction de l’esclavage, était marquée par des lois discriminatoires dures contre les Noirs et, dans l’Indiana et l’Illinois, des formes de servitude très proches de l’esclavage. Or, lorsque le Missouri voit sa constitution esclavagiste ratifiée par le Congrès en février 1821, l’Illinois et l’Indiana demandent à changer la leur afin qu’elle permette l’esclavage dans leurs Etats respectifs. Ces efforts pro-esclavagistes ont échoué, mais les lois discriminatoires contre les Noirs, elles, ont persisté − ce qui montre à quel point l’esclavage était constamment au centre des débats, toute région confondue. Parallèlement à la montée des velléités pro-esclavagistes d’une frange des habitants du Nord-Ouest, nombre de voix s’élèvent contre l’esclavage, comme celle de Benjamin Lundy dans l’Ohio, et Marie-Jeanne Rossignol affirme même que c’est dans cette région que voit le jour une nouvelle génération d’antiesclavagistes, plus radicale, aux méthodes tournées davantage vers l’action et la publication d’une presse spécialisée. Cette région serait en fait le creuset du mouvement « immédiatiste » qui émerge à partir de 1830. Ce nouvel antiesclavagisme est également intimement lié à l’agentivité des Noirs libres du Nord : dans la région des Grands Lacs, ils ont été très actifs dans l’aide apportée aux esclaves fugitifs via le « chemin de fer souterrain » et dans le Nord-Est, ils ont été les premiers à dénoncer, dès janvier 1817, les objectifs de l’American Colonization Society (ACS). Cette association fondée en décembre 1816 par, entre autres, le pasteur évangélique Robert Finley, pour « séparer progressivement les Noirs et les Blancs » (p.124) selon les propres termes de Finley, en créant une colonie américaine en Afrique sur le modèle de la Sierra Leone britannique, a été aussitôt perçue comme un élément pro-esclavagiste par les Noirs libres du Nord dont la critique virulente et immédiate fut le point de départ d’un argumentaire nouveau qui ralliera plus tard des militants blancs, tels que William Lloyd Garrison. Cette opposition virulente est mise en avant ici au travers des protestations officielles des Noirs de Philadelphie en janvier 1817. Toutefois, et une fois de plus, l’autrice introduit un élément de complexité au sein de l’analyse de cette communauté libre. En remontant le fil des origines de l’ACS, elle nous raconte l’histoire étonnante de Paul Cuffe, armateur noir de Boston, quaker et militant des droits des Noirs. Persuadé de la « nécessité d’une influence américaine civilisatrice sur la population africaine » (p. 127) Cuffe organisa les premières expéditions d’Africains-Américains vers la Sierra Leone en 1810-1812, puis en 1815. Bien que déçu et même aigri par ses séjours en Sierra Leone, il restera convaincu que les Africains Américains devaient retourner en Afrique et a même conseillé, avant sa mort en 1817, Robert Finley qui a participé à la fondation de l’ACS.

12Marie-Jeanne Rossignol a pris le parti, très juste, d’« ouvrir l’écriture scientifique à un plus grand public » (p. 24), car il est très important que le savoir produit par les universitaires puisse se propager au-delà d’un cercle somme toute assez restreint de lecteurs pour aller éclairer le plus grand nombre sur des questions qui continuent de nous toucher. Or, l’image est devenue prépondérante de nos jours. Le public, et en particulier les jeunes, qui sont les lecteurs de demain, est très sensible aux images qui sont souvent une porte d’entrée extrêmement efficace vers le texte et un moyen de rendre l’histoire plus palpable, plus concrète. C’est pourquoi il aurait été intéressant qu’il y ait davantage de documents visuels tels que des portraits de personnages majeurs, des images des grandes villes du Nord et quelques cartes supplémentaires. Ce choix n’enlève évidemment rien à la qualité de l’ouvrage, qui répond aux objectifs annoncés par Marie-Jeanne Rossignol, et qui constitue une analyse riche et éclairante aussi bien pour un public francophone non spécialiste que pour des lecteurs plus versés dans l’histoire américaine.