1L’ouvrage de Manuel Covo s’empare de problèmes fondamentaux, pour qui s’intéresse à l’histoire des révolutions de la fin du xviii^e siècle et à l’histoire du commerce atlantique. L’auteur entend en effet examiner les liens entre révolutions française, haïtienne et américaine, en ressaisissant ces processus révolutionnaires dans le cadre plus large du capitalisme colonial. Ce choix résulte en réalité de l’hypothèse adoptée par l’auteur, qui traverse et charpente l’ensemble du livre, et qui consiste à voir dans le commerce impérial une « force motrice » de l’âge des révolutions – et dans Saint-Domingue/Haïti un centre névralgique de ce commerce et du capitalisme marchand de l’époque.

2 Dans cette perspective, M. Covo est donc conduit à examiner les relations entre des processus souvent traités séparément, classés tantôt dans le champ de l’histoire politique (des révolutions), tantôt dans le domaine de l’histoire économique (du négoce, du premier empire colonial français, des échanges atlantiques), tantôt encore dans le cadre de l’histoire coloniale. Par-là même, l’auteur aborde sous un angle neuf toute une série de questions qui ont déjà connu, depuis la fin du xx^e siècle, d’importants renouvellements historiographiques : la liberté du commerce, le rapport des milieux entrepreneuriaux au libéralisme et au libre-échange, les effets des French Wars sur le grand négoce maritime, les liens diplomatiques et marchands entre les États-Unis, la France et Saint-Domingue. Mais l’ouvrage de M. Covo ne se contente pas d’aborder ces thématiques sur de nouvelles bases – défrichant au passage un terrain jamais véritablement exploré dans sa globalité, l’étude des négociants et marchands dominguois. Il développe en outre une analyse originale de la manière dont ces différents problèmes s’articulent dans une réflexion plus générale sur la notion de « souveraineté commerciale », de la Guerre d’indépendance des États-Unis au début du xix^e siècle.

3 Le premier chapitre situe ainsi les initiatives diplomatiques et les interventions de la France dans leur « contexte atlantique », sur la période 1776-1784. Le problème colonial, dont l’auteur rappelle toute l’importance politique et idéologique, connaît en effet de profondes transformations à partir de la Guerre d’indépendance et de l’alliance franco-américaine (1778). S’affirme alors un « républicanisme commercial », qui conduit à relancer sur de nouvelles bases les débats relatifs à la liberté du commerce, au libre-échange, à l’Exclusif colonial, ou encore à l’idéal du « doux commerce », censé garantir une pacification des relations internationales.

4 C’est dans ce contexte que s’affirme une volonté de régénérer l’empire français, en le recentrant sur Saint-Domingue. Le chapitre 2 de l’ouvrage examine précisément l’essor de la colonie au cours des années 1780. L’économie dominguoise bénéficie largement d’une intensification des relations marchandes avec les États-Unis (notamment via l’importation de ressources nord-américaines). Cette situation suscite néanmoins des inquiétudes en métropole, et ce d’autant qu’une partie de ces échanges relève du commerce interlope, accusé de ruiner la nation. La répression de ce trafic ne va pas sans soulever de multiples oppositions en Amérique, d’une part, parce que la frontière entre contrebande et commerce licite s’avère souvent poreuse, d’autre part, du fait des pénuries qui jalonnent la fin de l’Ancien Régime et qui poussent les colons à se tourner vers des fournisseurs nord-américains.

5 Ces tensions favorisent une dégradation du climat politique et social à Saint-Domingue, à partir de la fin des années 1780, avivée par les débuts de la Révolution française. L’auteur souligne d’abord (chapitre 3) que l’administration de Saint-Domingue demeure malgré tout assez stable entre 1788 et le début de l’année 1790. En dépit de positions souvent qualifiées de libérales, la Révolution maintient à ses débuts l’esclavage, la traite, l’exclusion des libres de couleur et l’Exclusif colonial. Or, si les colons sont bien sûr attachés au respect de l’ordre colonial et de l’économie de plantation, ils se montrent en revanche très favorables à l’abolition des monopoles.

6 De ce point de vue, la promotion de la liberté du commerce peut sembler parfaitement conciliable avec le système colonial. Cependant, la révolte des libres de couleurs puis le grand soulèvement des esclaves de la pleine du Nord (août 1791) changent radicalement la donne (chapitre 4). Ces événements mettent en pleine lumière l’étroite imbrication entre le principe de liberté du commerce et les enjeux politiques, raciaux et sociaux caractéristiques de Saint-Domingue. M. Covo propose une analyse très fine des nombreuses controverses qui éclatent dans ces conditions, ce d’autant que la proclamation de la République, en 1792, rend la situation dans les Antilles encore plus explosive.

7 Le cinquième chapitre étudie les comportements des commerçants dans ce contexte troublé, de 1789 à 1793. Les négociants se présentent comme des « acteurs géopolitiques » à part entière, mus par leur propre logique. L’auteur met en évidence le fait que, derrière des discours apparemment acquis aux idéaux libéraux et libre-échangistes, se manifeste bien souvent la défense ou la recherche de monopoles. La concurrence féroce qui en résulte, accentuée par la révolte des esclaves à partir de 1791, génère de multiples frictions entre les entrepreneurs français et américains.

8 Malgré tout, après la déclaration de guerre entre de la France à l’Angleterre (1793), les autorités françaises entendent toujours bâtir une « république commerciale », selon les termes de Barère (chapitre 6). Les autorités (re)définissent alors les principes de liberté des mers et de neutralité. En théorie, la France adopte la posture d’une république marchande et coloniale, au cœur d’une vaste alliance dirigée contre la thalassocratie britannique. En pratique, toutefois, les difficultés françaises en Europe et l’effondrement du système colonial dominguois affaiblissent la position de la République. Les Français ne parviennent pas à obtenir un soutien militaire des États-Unis. D’abord neutres, ces derniers amorcent même un rapprochement en 1794 avec les autorités britanniques, qui acceptent d’admettre dans leurs ports caribéens les vaisseaux états-uniens.

9 La chute du système colonial français précipite également une rupture des liens entre Saint-Domingue et la métropole, dont les conséquences sont examinées dans le septième chapitre. Divisée, en partie occupée, la colonie française est aussi devenue de plus en plus dépendante des États-Unis pour ses approvisionnements. Les autorités coloniales adoptent localement des mesures interventionnistes (réquisitions de navires, contrôle des milieux marchands), mais sans véritable coordination. L’abolition de l’esclavage de 1794, parce qu’elle remet en cause le fonctionnement de l’économie dominguoise, suscite de profonds changements dans l’organisation des plantations. Elle incite en outre les esclaves émancipés (les « nouveaux libres ») à pratiquer librement le commerce, ce que les pouvoirs locaux encouragent officiellement, tout en cherchant en réalité à contrôler et à endiguer le phénomène.

10 Le chapitre 8 analyse ensuite l’impact de ces déstabilisations sur les structures des circuits de distribution. L’auteur met en évidence le rôle des réfugiés dans la consolidation des liens commerciaux entre les États-Unis et Saint-Domingue et étudie la recomposition spatiale des réseaux marchands. M. Covo démontre que les stratégies de contournement déployées par les négociants, leur capacité à jouer sur plusieurs tableaux et à circuler à travers les frontières, aboutissent à brouiller les identités à la fois nationales et politiques des acteurs.

11 Pour finir, le neuvième chapitre revient sur l’émergence du « quasi-État » créé sous l’impulsion de Toussaint Louverture entre 1797 et la proclamation de la Constitution de 1801. En définitive, celle-ci engendra un modèle original, celui d’une confédération établie de facto entre Saint-Domingue et la métropole. Toussaint Louverture amorce en ce sens une redéfinition complète de l’empire français, mais aussi de l’alliance franco-américaine. Saint-Domingue apparaît, en effet, comme une nouvelle puissance à la fois fiscale et militaire, au centre de l’empire français.

12 Au terme de cette enquête, M. Covo insiste à juste titre sur le fait que la période révolutionnaire ne se réduit pas à un événement purement politique. Tout son travail montre de manière extrêmement convaincante comment la Révolution façonne les débats sur la souveraineté commerciale et économique, dans toutes ses dimensions. Après 1789, la notion de républicanisme commercial est ainsi réactivée comme une solution visant à concilier le capitalisme mondial, la réorganisation de l’ordre international et le respect de la souveraineté populaire. Dans cette perspective, l’auteur met aussi en évidence les contradictions qui traversent cette tentative, tiraillée entre l’apologie de la liberté du commerce et le soutien à des mesures interventionnistes ou à des pratiques monopolistiques, de part et d’autre de l’Atlantique. L’ouvrage de M. Covo permet de reconsidérer à nouveaux frais la place de Saint-Domingue/Haïti au sein de ces évolutions. Par-delà l’aire caribéenne qui lui sert de terrain, cette étude apporte aussi une contribution très éclairante à l’histoire du libéralisme, dont l’émergence – contrairement à une idée reçue tenace – est étroitement intriquée à la notion de souveraineté économique.