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Chroniques
Livres et revues

L’étrange Monsieur Raymond : Christophe Gauthier, Natacha Laurent, Raymond Borde, une autre histoire du cinéma

Toulouse, Privat, 2022, 261 p.
François Albera
p. 204-209
Référence(s) :

Christophe Gauthier, Natacha Laurent, Raymond Borde, une autre histoire du cinéma, Toulouse, Privat, 2022, 261 p.

Texte intégral

1Avec ce livre – que préface Pascal Ory –, Natacha Laurent et Christophe Gauthier remettent en lumière une personnalité qui a marqué l’après-Deuxième Guerre mondiale dans le monde de la cinéphilie, de la critique et de la conservation des films. Raymond Borde, fondateur de la Cinémathèque de Toulouse, fut de tout cela et plus encore – critique d’art, cinéaste, romancier, pamphlétaire. Le premier intérêt de cette biographie documentée (8 chapitres et des annexes) est d’inscrire son itinéraire dans les différents champs qu’il a traversés : la politique d’abord, avec l’engagement au parti communiste dont sa participation aux Temps Modernes de Sartre et Merleau-Ponty – où il inaugure une critique de cinéma régulière de 1954 à 1960 – participe en partie en le reformulant. Le groupe surréaliste ensuite, reconstitué par André Breton après la Libération (sans retrouver l’éclat des années 1920, ni ses membres), qui reconfigure encore l’engagement politique avec une ouverture délibérée du côté de l’érotisme et de la subversion par le désir (il réalise alors son film sur Molinier). L’investissement cinéphilique enfin, qui passe par les ciné-clubs, l’animation, la rédaction de fiches, la critique puis, rapidement, l’intérêt pour la collecte de bobines de films qu’on trouve dans les brocantes et chez d’anciens « tourneurs » conduisant à la création d’une cinémathèque régionale puis nationale, s’inscrivant, en dernier lieu, dans le réseau international des archives du film où Borde acquiert une nouvelle légitimité. Toutes activités et engagements parallèles à un emploi de fonctionnaire des Contributions publiques. On peut voir là un aspect de l’ambivalence du personnage, intraitable et extrémiste en son for intérieur (« un nostalgique de la violence » dit l’Extricable du « petit-bourgeois de gauche ») et plus tacticien et parfois opportuniste dans la vie publique (« tous complices », dans ibid.). Chaque facette de son activité offre ce visage de Janus qu’il faut peut-être mettre sous les auspices du militantisme (politique, culturel, patrimonial) avec ce que cela implique de ruse et de manœuvres tactiques, et d’une stratégie institutionnelle conflictuelle combinant adhésion, « entrisme », alliances, rupture, coups de force et exclusions. De tout cela, son itinéraire est jalonné. Le conflit avec Langlois est connu (il est ici retracé précisément), qui accompagne Borde comme une blessure initiale qui ne se referme pas : figure d’identification au « meurtre » de laquelle il faut aboutir (le « frère » Buache restant, lui, dans le giron du père). Mais il en est bien d’autres : avec le PC, les surréalistes, et, à Toulouse même, avec Tariol, Clerc, Oms, Cadars notamment. Ses amitiés « indéfectibles » avec Perrin, Buache, Chardère, Ledoux, Privato connaissent aussi des éclipses.

2Repartons du début, que Natacha Laurent et Christophe Gauthier documentent aussi précisément que possible grâce à l’exploitation de fonds d’archives (Archives nationales, départementales de Haute-Garonne, fonds R. Borde de l’université de Toulouse 1, notamment). Borde déclarait avoir adhéré au PC en 1939 ; or, après avoir travaillé à la préfecture de Haute-Garonne en 1940-1941, il accomplit ses huit mois réglementaires dans les Chantiers de la jeunesse français (organisation paramilitaire qui remplace le service militaire dans la zone Sud administrée par Vichy) de novembre 1941 à juin 1942. Né en 1920 il aurait dû partir pour l’Allemagne au titre du STO au terme de cette période – et les Chantiers y conduisaient –, mais les archives, comme le texte tardif qu’il écrit sur le sujet (le 24 août 1939 suivi de 41-42, 1995) semblent muets sur les années 1942-1944. On retrouve ensuite Borde inspecteur du contrôle économique à Toulouse en 1945, bénéficiaire d’un sursis puis effectuant tout de même trois mois de service militaire jusqu’à fin janvier 1946. A-t-il participé à la Résistance ? Rien ne permet de le dire et on doit conclure que cette adhésion (qui eût été, quoi qu’il en soit, de courte durée puisque le PC est interdit en août 1939) a plutôt eu lieu après la Libération. Par contre, il paraît évident que la période l’a amené à forger une bonne partie de ses convictions politiques par rejet et dégoût du culte du Maréchal, du salut aux couleurs et autres « valeurs » familialistes et laborieuses (qu’il stigmatise avec lyrisme dans l’Extricable). Douze ans plus tard il s’en fait l’écho à propos du Grand Pavois de Jack Pinoteau : « ce navet français m’a rappelé une phrase à la mode dans les Chantiers de jeunesse à l’époque de Pétain, “Vous êtes ici pour réapprendre la joie” » (les Temps Modernes [TM], n108, décembre 1954). Ensuite, il y a ses études en économie et mathématiques – tardives, semble-t-il (il a trente ans) – et cette paradoxale (mais mince) thèse consacrée à « La pensée économique de Joseph Staline » soutenue en 1954 (qu’expie en 1963 l’Extricable, œuvre de contrition). Dans les TM il participe à la Tribune libre offerte aux intellectuels communistes après la dénonciation des crimes de Staline par Khrouchtchev et l’intervention militaire en Hongrie de 1956, et proclame que « le stalinisme se meurt » et qu’il faut hâter le mouvement et revenir au léninisme (nos 129-130-131, novembre-décembre 1956/janvier 1957). En mai 1958, le risque de coup d’État fasciste (qui aboutira à la prise de pouvoir de De Gaulle) le conduit à dénoncer la passivité des militants et des électeurs communistes dont si peu se rassemblèrent au moment décisif à Toulouse pour faire barrage aux parachutistes. Il quitte alors le PC ou en est exclu.

3L’essentiel de son activité, en marge de son emploi d’inspecteur du contrôle des prix, se déroule désormais dans le milieu des ciné-clubs. Le livre de Gauthier et Laurent a le grand mérite, là encore, de dessiner le milieu culturel et cinématographique, le terreau où prend racine l’action à venir de Borde. Ainsi l’Institut d’études occitanes créé à Toulouse en 1945 par Ismaël Girard, Jean Cassou, Joë Bousquet, Tristan Tzara et Max Rouquette et, en son sein, une section cinématographique où Marcel Tariol est particulièrement actif. Puis le ciné-club de Toulouse, présidé par le même Tariol qui cherchera à constituer un regroupement régional avec huit ciné-clubs outre Toulouse et Bordeaux (Auch, Biarritz, Cahors, Condom, Orthez, Pau), indépendant de la FFCC comme de la Cinémathèque française alors elles-mêmes en conflit. Un deuxième réseau se constitue en lien avec l’enseignement public, lié à l’UFOLEIS, dont les animateurs sont Charles Redonnet et Roger Clerc. Borde fait donc ses premières armes dans ce milieu, anime, rédige des fiches. Cette entrée en lice d’un futur conservateur de cinémathèque (quand même n’en sait-il encore rien lui-même) par les ciné-clubs est plutôt classique dans l’histoire des cinémathèques des années 1930-1950. Du moins est-elle l’une des filières (empruntée avant-guerre par le Français Langlois et la Britannique Olwen Vaughan, pendant la guerre par les Suisses Bachlin-Schmidt-Schmalenbach puis après-guerre Émery puis Buache, le Brésilien Salles Gomes, le Munichois Patalas, etc.), l’autre voie étant celle de l’archive (illustrée par l’Allemand Hensel puis le Britannique Lindgren). Le processus est souvent le même qui va de la présentation de films « de patrimoine » à la recherche de lieux qui les conservent et les prêtent et à la récupération de copies « déclassées » que l’on peut glaner dans les brocantes. La collection est d’abord ressource pour la diffusion. Borde est, dans ce cadre, conduit à prendre langue avec la Cinémathèque française puis à s’autonomiser et créer une archive indépendante. Les liens qu’il a tissés auparavant – avec Lyon où Chardère est engagé dans un processus parent (qui aboutira à l’Institut Lumière) –, avec Lausanne – où Buache, en 1952, a repris la direction de la cinémathèque –, avec Ledoux à Bruxelles – qui va parrainer son entrée dans la FIAF –, forment de successifs réseaux qui permettent des échanges de copies, des sessions de projections (les Confrontations de Perpignan, les CICI). Les auteurs retracent ce cheminement à la fois aléatoire (des rencontres, des circonstances imprévues) et « nécessaire », qu’ils font aboutir à ce dépassement dialectique des contradictions régionales et nationales dans « l’utopie mondialiste » (dixit Borde) qu’incarnerait la FIAF. Utopie dont l’auteur de l’Extricable (dénonciation amère et fuligineuse des croyances en un « avenir radieux ») n’est pas dupe si l’on en croit son dernier livre, la Crise des cinémathèques… et du monde (L’Âge d’Homme, 1997, co-écrit avec Buache).

« Une autre histoire du cinéma »

4Puisque dans son titre ce livre associe Borde à « une autre histoire du cinéma », il faut donc, ici, s’interroger sur ce qu’elle est. Est-ce d’un bout à l’autre de son itinéraire ou seulement dans le cadre de la cinémathèque ou encore dans celui de la FIAF qu’il en formulerait l’exigence ? La question traverse le livre qui lui donne plusieurs réponses dont celle-là : « une histoire du cinéma par et avec les films » (p. 99) qui ne paraît pas, à première vue, bouleversante ; ou alors celle d’« une histoire excentrique du cinéma » (p. 116), ou encore celle de l’étude et la réflexion sur le passé (p. 139). Il semble plus ajusté au personnage de distinguer – comme il l’a fait lui-même – le travail de l’historien de celui de l’« archiviste par excellence » qu’il revendique d’être, « profession bien distincte » à ses yeux – sur lequel Gauthier achevait la notice consacrée à Borde dans le Dictionnaire de la pensée du cinéma (de Baecque et Chevallier, PUF, 2012).

5On peut, cela dit, rechercher dans ses écrits critiques le type d’approche historienne qu’il propose car, disent les auteurs, « l’écriture sur le cinéma » est un « adjuvant indispensable à son histoire » (p. 99). Il faut pour cela distinguer, dans le corpus de ses publications, livres, critiques et interventions dans des revues. Le livre propose une bibliographie des premiers (Panorama du film noir américain, 1941-1953 [co-Chaumeton, 1955] ; le Néo-réalisme italien, une expérience de cinéma social [co-Bouissy, 1960] ; la Nouvelle Vague II [1960] ; le Nouveau Cinéma italien [co-Bouissy, 1963] ; le Cinéma réaliste allemand [co-Buache et Courtade, 1965] ; plusieurs monographies sur Laurel et Hardy, Harold Lloyd, Charles Bowers, Émile Cohl et O’Galop, l’affichiste Robert Soubie, sans compter plusieurs titres concernant les cinémathèques, la restauration, etc.), mais pas des secondes malheureusement (rêvons d’un numéro d’Archives qui revienne sur cet aspect et d’un volume réunissant l’ensemble de ces textes). Il s’impose, en tout cas, de repasser par ce que les auteurs appellent le « Combat critique » (chapitre 2) en faisant ressurgir la manière originale d’évaluer les films de Borde. Le premier article publié dans les Temps Modernes (n106, oct. 1954) porte en effet sur le « Problème du typique au cinéma », soit une approche sociologique et historique à la fois dont on peut mesurer les proximités et différences avec celle de Kracauer (auquel il sera fait référence dans le Cinéma réaliste allemand) et, surtout, évaluer la permanence, par la suite, dans ses critiques. Le cinéma muet, écrit Borde, « typait » les seconds rôles, caractérisant par là toute une couche sociale. « Ce qui semblait alors légèrement caricatural est devenu documentaire et mieux encore typique », on le comprend en comparant Charlot avec des actualités des années 1910. Cet aller-retour entre le passé et le présent offre bien un modèle historiographique. Qui est « coiffé » par une esthétique : « Il fallait une singulière confiance dans le pouvoir de l’image, et de l’image seule, pour typer en 80 secondes un industriel allemand descendu aux waters » (Der Letzte Mann [le Dernier des hommes, Murnau, 1924]) ; « En deux minutes on sait tout de lui : amours vénales, colère de chef, respectabilité » (TM ibid.). L’article engage d’emblée un regard qui dépasse la critique de film et inscrit le cinéma dans l’histoire de l’art : Toulouse-Lautrec, Degas, Van Gogh, Picasso, Vuillard, Seurat après Daumier « ont donné de la société de leur temps une interprétation qui est directement comparable au travail de Chaplin, Trauberg ou Pabst » ; Otto Dix et Georges Grosz prennent la suite dans leur critique de l’expressionnisme qui nourrit le cinéma réaliste allemand. L’esthétique dont il s’agit est celle du réalisme et même du réalisme socialiste (référence à George Malenkov, dans le rapport d’activité présenté au XIXe Congrès du Parti bolchevik : « Le typique n’est pas seulement ce qu’on rencontre le plus fréquemment, mais ce qui s’exprime avec le plus de plénitude et de relief, l’essence même d’une force sociale donnée… »). Bref, « le typique est un engagement ». Cependant, dans l’histoire du cinéma, le parlant institua un « typique inférieur, de nature théâtrale » : l’ère des dialoguistes commençait (« on ne dira jamais assez le mal qu’Henri Jeanson, Charles Spaak, Pierre Laroche et quelques autres ont fait au cinéma avec leur faux typique bien français, astuces de boulevard, mots à l’emporte-pièce. Carnet de bal est le meilleur exemple de cette décadence verbale. (…) Jeanson a tout gâché ! »). René Clair ayant le mérite d’avoir fait quand même confiance à l’image pour camper les rôles secondaires dans 14 juillet ou le Million.

6Dans ses critiques, ces préoccupations forment des critères d’évaluation, qu’il s’agisse de Vozvrachchenie Vasiliïa Bortnikova [la Moisson, Poudovkine, 1952], dont il salue l’évocation d’un « effort collectif » (TM, n107, nov. 1954), de Bai mao nu [la Fille aux cheveux blancs, Chan Shui-hua, 1950], proche des grands classiques soviétiques (« Même dureté, même recherche du visage typique, du geste qui résume toute une classe, toute une époque », TM, n109, janv.-fév. 1955). Ou de Stärker als die Nacht (Plus fort que la nuit, Slatan Dudow, 1954), « chef d’œuvre du réalisme » (TM, nos 129-130-131, nov.-déc. 1956/janv. 1957). Ou encore, dans une moindre mesure, de The Caine Mutiny (Ouragan sur le Caine, Dmytryk, 1954) qui dénonce la vie militaire, sa discipline absurde, et fait montre d’un réalisme du petit fait vécu, du détail vrai : une microsociologie (TM, n108, déc. 1954). Par contre, dans The Young Lions [le Bal des maudits, 1958], Dmytryk prétend dénoncer l’absurdité de la guerre mais le fait avec rouerie et démagogie : « La guerre est absurde mais l’armée américaine est propre » (TM, nos 147-8, mai-juin 1958). Sa défense de Papa, maman, la bonne et moi de Jean-Paul Le Chanois (1954), « un des bons films français de l’année », s’appuie sur le fait qu’il montre « les locataires typiques d’un immeuble parisien » et que les dialogues offrent « une peinture de mœurs. L’opposé de Jeanson ». Le réalisateur, « profondément de gauche, fidèle à la Résistance, donn[ant] à ses œuvres un contenu social et quelquefois une résonance politique », a créé avec Hervé Bromberger, Henri Decoin, Julien Duvivier et quelques autres, une tradition du « néo-réalisme parisien » dont il représente la tendance progressiste (TM, n109, janv.-fév. 1955).

7À l’opposé de ces films, salués pour leur réalisme critique, il y a les « navets » qui n’offrent pas moins d’intérêt pourtant car, « reflet de notre époque, le navet est en même temps l’un des facteurs déterminants de l’idéologie courante ». Il faut donc s’y intéresser : « Les poncifs de Rhapsody [Charles Vidor, 1954] ont une fonction bien précise : rassurer l’Américain moyen sur les vertus de son système social ». Comme Fort Bravo de John Sturges, distillant un racisme anti-indien par omission : « Voilà donc un film typique de la conscience collective des États-Unis. Il donne la clef de ce patriotisme de bonne foi qui nous surprend toujours chez l’Américain moyen ». La philippique de l’Extricable contre l’aliénation généralisée viendra élargir cette analyse. A contrario il faut dénoncer certains films « nocifs » comme Pick Up on South Street de Fuller (anti-rouge) ou On the Waterfront de Kazan (« ce vieux spécialiste du faux film social aime à tourner en décors naturels : c’est la seule concession qu’il fasse à la vérité », TM, n114-5, juin-juillet 1955).

8L’intérêt sociologique pour le navet comme pour le film d’amateur entre dans ce principe qu’adoptera Borde de « tout conserver », tout faire entrer dans les collections car on ne saurait préjuger aujourd’hui de l’importance que prendra tel ou tel film, fût-ce au titre de document. « Il partage avec [Henri Langlois] un postulat cardinal : la non-sélectivité de la collecte » écrivait Gauthier dans le Dictionnaire de la pensée du cinéma (op. cit., p. 101), quoique dans ce livre-ci il soit indiqué que Langlois méprisait la collecte de Borde car vouée à des films d’importance secondaire (p. 133).

« Pour un renouvellement de la forme au cinéma »

9Chez Borde l’intérêt sociologique et l’importance accordée au contenu n’excluent pas l’exigence d’un renouvellement formel. Dans l’article qui porte ce titre, il déplore la « sorte de perfection » à laquelle est arrivé « le langage cinématographique » : un style s’est imposé, le découpage est à peu près le même dans tous les studios du monde (succession des plans, art du récit, liaison des séquences), la combinaison des dialogues et des plans demande le minimum d’effort au public, l’histoire prime tout, la règle d’or est la continuité, l’académisme règne. « Les meilleurs n’échappent pas à cette “tradition de la qualité” que l’on dénonce chez Delannoy ou Preminger. Il faut aller à la Cinémathèque pour découvrir ce qu’un cinéaste banal de 1925 arrivait à faire dire à une caméra dans un film banal » (TM, n118, oct. 1955). Ce constat, qui se colore d’un souci historien, avait quelque proximité avec celui que faisaient, au même moment, les critiques « de droite » qu’il combattait par ailleurs : la reprise de l’expression « tradition de la qualité » en témoigne… (voir Guillaume Vernet, « La “qualité française” et la “tradition de la qualité” : arguments critiques d’une lutte politique », 1895, n98, 2022). Il fait dans cet article un éloge des « parenthèses » : « Je rêve à des parenthèses qui seraient bouleversantes », détail inattendu, insolite, rêverie, fantasme, des ruptures de la continuité qui faussent la réalité décrite. Et préconise d’aérer le découpage (la profondeur de champ, le flash-back y contribuent – mais il récuse la théorie bazinienne d’une liberté du spectateur) et plaide pour une écriture simultanéiste de type joycien. Pourtant il « descendra » Lola Montès dont le récit est fragmenté, l’ordre chronologique bouleversé (TM, n121, janv. 1956) et se montrera non seulement hostile mais violemment agressif envers les premiers films de jeunes cinéastes comme Agnès Varda (« La Pointe courte qui va faire école ouvre une voie désastreuse », TM, n121, janv. 1956), Louis Malle (« Ascenseur pour l’échafaud. Escroquerie intégrale. (…) À tous les sens du mot [c’]est un film fasciste », TM, n146, avril 1958) sans parler de Godard, Truffaut, Chabrol Il préférera attendre le nouveau du cinéma amateur (TM, n136, juin 1957) tout en récusant le « cinéma-vérité », toujours avec une préoccupation sociologique en tête : dans le Chemin de la mauvaise route, Jean Herman « a pensé qu’une technique – qui, par son parti-pris anti-technique ressemble à une esthétique – remplacerait la sociologie. Il a fétichisé la caméra branlante, la pellicule Tri-X et les cadrages salopés, avec l’idée naïve qu’une image balbutiante et sale suffisait pour fouiller les êtres. Malheureusement, [ce film] n’est pas resté dans les tiroirs du Musée de l’Homme… » (Revue d’Histoire Du Cinéma, « Confrontation I : le cinéma français existe-t-il ? », oct. 1965, p. 125).

Le contexte, « esclavage mental »

10Ce dernier texte date de 1965. Borde est alors devenu archiviste et directeur d’une cinémathèque. C’est donc à cette époque que cette « autre histoire du cinéma » pourrait s’énoncer sur des bases déliées des ambiguïtés du « combat critique ». Pourtant, dans ses interventions à Perpignan, lors des premières « Confrontations », il tient des propos tout autres qu’historiens sur les films anciens. C’est, au contraire, la catégorie surréaliste (et malrucienne) de la « rencontre », qu’il exalte, postulant une sorte d’immaculée perception : « la joie de la rencontre, le contact noué par-delà le stupide écoulement du temps, l’orgueil flamboyant de la découverte restent la fin dernière du cinéma au passé simple. Nous ne cherchons pas dans les films anciens je ne sais quel plaisir morose d’archéologue, nous y cherchons ce qui nous touche : la liberté, la poésie, l’amour ». C’est l’œil neuf et la liberté d’esprit « qui fondent, à notre sens, la critique historique. Tout devient possible. Les fausses valeurs s’écroulent et les grands films se dévoilent ». Lors d’une rétrospective, dit-il, les films « se livrent sans ambages, sans médiateurs, sans parasites. Avec eux le contact est d’une pureté exceptionnelle. Les clameurs se sont tues (…). À l’heure de la vérité, le film est là, sur un écran royalement seul, pour un public qui est livré à lui-même. La rétrospective élimine les suggestions venues du lancement publicitaire et en ce sens elle neutralise l’entourage économique de la création : le film ancien n’est pas une valeur d’échange… (…) La rétrospective élimine en outre les idées dominantes qui avaient cours au moment du tournage. Elle dérange l’ordre de l’Histoire. Elle place le film en marge, hors du fameux contexte historique qui est un esclavage mental, une soumission peu évitable à l’idéologie ». On trouve difficilement récusation plus nette du travail de l’historien. Comme chez Malraux on assiste au report sur l’art des espoirs politiques déçus : « la jouissance de l’art réalise le moment du désir comblé ; là où la lutte politique était un travail sans fin, là où il fallait se battre sans être jamais sûr de vaincre, la contemplation de l’art consacre le calme règne des chefs d’œuvre » (Georges Didi-Huberman, l’Album de l’art à l’époque du « Musée imaginaire », Hazan, 2013, p. 141).

11Énième tour de spirale de l’ambivalence bordienne, cependant, cette « pureté », cet absolu, cette transcendance qui congédient le « contexte » et les discours « parasites » des « archéologues » sont quand même compatibles avec la sociologie évoquée plus haut, car « en même temps [la rétrospective] jette la lumière la plus crue sur la part d’idéologie qui est entrée dans la création. Dans chaque film apparaissent les tabous d’une époque, son système de valeurs et ses aveuglements même les plus pardonnables. (…) rien n’échappe, ni les navets ni les chefs d’œuvre, à l’analyse impitoyable du contenu » (ibid.).

12On l’aura compris, le livre très complet de Gauthier et Laurent, du fait même de sa richesse d’informations et des contradictions du personnage auquel il est consacré, incite à retourner aux textes et aux contextes. En d’autres termes, il ouvre un terrain d’exploration dont il faut espérer qu’il soit arpenté par de nouveaux explorateurs.

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Pour citer cet article

Référence papier

François Albera, « L’étrange Monsieur Raymond : Christophe Gauthier, Natacha Laurent, Raymond Borde, une autre histoire du cinéma »1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 99 | 2023, 204-209.

Référence électronique

François Albera, « L’étrange Monsieur Raymond : Christophe Gauthier, Natacha Laurent, Raymond Borde, une autre histoire du cinéma »1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze [En ligne], 99 | 2023, mis en ligne le 01 décembre 2024, consulté le 25 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/1895/10001 ; DOI : https://doi.org/10.4000/13cd0

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François Albera

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