Chloé Delaporte, la Culture de la récompense. Compétitions, festivals et prix cinématographiques
Chloé Delaporte, la Culture de la récompense. Compétitions, festivals et prix cinématographiques, Presses Universitaires de Vincennes, 2022, 380 p.
Texte intégral
1Publication d’une thèse d’habilitation à diriger des recherches, l’essai de Chloé Delaporte comble un manque. Suivant une approche bourdieusienne et marxiste qui puise aussi à la sociologie pragmatique (Nathalie Heinich, Michel Caillon, Lucien Karpik) et aux sciences de l’information et de la communication (Bernard Miège), l’auteure interroge les logiques de festivals et de récompenses dans le champ cinématographique contemporain.
2Dans les Règles de l’art (1992), Pierre Bourdieu expliquait comment, à partir du xixe siècle, art et littérature avaient cherché à exister en tant que champs sur le plan médiatique : la logique d’événement médiatique avait permis à différents groupes d’exister au sein de ce champ, en affirmant et confrontant leurs normes esthétiques. Depuis, participer au monde de l’art (son champ) revient à participer à un jeu social où s’opposent anciens et modernes, académiques et révolutionnaires, admis et refusés, artistes reconnus et artistes maudits ; cela implique de définir sa place en adhérant plus ou moins consciemment à des normes et des règles esthétiques. Bourdieu nomme illusio cette adhésion à des règles esthétiques relevant du jeu social.
3En tant qu’événements culturels et collectifs, prix et festivals obéissent, selon Delaporte, à une logique de l’illusio : d’une part, ils récompensent des films et des artistes selon des canons esthétiques plus ou moins déclarés ; d’autre part, ils permettent l’affirmation d’une place au sein de l’économie culturelle aux différentes institutions et organisations qui récompensent. Il importe, en effet, que celles-ci soient reconnues sur le plan culturel, pour leur légitimité et leur aptitude à juger de la qualité esthétique, ou sur le plan économique, pour le soutien financier qu’elles apportent à l’industrie du film. C’est pourquoi, selon l’auteure, les « dispositifs récompensatoires » donnent autant de valeur, voire davantage, à celles et ceux qui remettent les prix qu’à leurs lauréats.
4Il s’agit dès lors de comprendre dans quelles logiques s’inscrivent ces prix et festivals : s’ils mettent en avant certains canons cinématographiques suivant une « ambition nomothétique », ils ont aussi pour but de créer du lien social ou du réseau suivant une « visée autotélique ». Cette dernière a pour but l’acquisition d’un capital social et économique. Elle est évidente chez ceux qui détiennent le capital avec lequel on fait les films, mais elle concerne aussi certains publics, pour qui les festivals permettent de puiser des forces, débattre et militer (populations des quartiers défavorisés, détenus, déficients visuels, mouvements féministes, associations LGBT+…). A priori opposée, « l’ambition nomothétique » a pourtant elle aussi un but d’acquisition de capital, d’ordre culturel et symbolique cette fois : elle ne relève pas du jugement de goût désintéressé mais vise reconnaissance et légitimité auprès des publics.
5Les logiques de récompense sont donc complexes et il convient de ne pas opposer, de façon binaire, la logique de l’art à celle de l’industrie. Sur le plan économique et social, la « visée autotélique » concerne les dirigeants économiques de l’industrie du film comme les communautés : la « logique de classe » des dominants et la « logique militante » des dominés. Sur le plan culturel, « l’ambition nomothétique » passe par une labellisation d’œuvres et d’artistes « de qualité », labellisation qui facilite la carrière des lauréats mais qui, en même temps, participe d’un processus de légitimation pour l’institution qui récompense et dont on reconnaît l’expertise. La labellisation obéit ainsi à une « logique de marque » et Delaporte compare les mentions de sélection et récompense au festival de Cannes aux bandeaux rouges des prix littéraires. Que le label confère une reconnaissance professionnelle (Césars) ou soit gage d’indépendance artistique (prix Jean-Vigo), à chaque fois institution et lauréats assoient leur place dans le champ cinématographique, plus ou moins académique, plus ou moins marginale : la labellisation participe aussi d’une « logique de champ ».
6À partir de cette analyse, Delaporte aurait pu, comme Bourdieu dans les Règles de l’art, dresser une étude historique du champ cinématographique en France depuis la création de ses premiers prix dans les années 1930. En effet, c’est durant l’entre-deux-guerres, alors que s’institutionnalise le champ, qu’est créé le Grand prix du cinéma français, suivant le modèle des Oscars américains. Jugé académique, il très vite contesté et concurrencé par le prix Louis-Delluc, plus indépendant vis-à-vis des producteurs, distributeurs et directeurs de salles. Sur cette histoire des différents prix, le travail reste à faire, Delaporte privilégiant une approche plus proprement sociologique et contemporaine, nourrie d’enquêtes de terrain.
7C’est dans les années 1980 que se multiplient les festivals (plus d’un millier en France aujourd’hui) et, avec eux, les prix et récompenses. D’abord, la politique culturelle de la présidence Mitterrand, associée à une logique de décentralisation, a incité les territoires à se mettre en valeur, en organisant manifestations et événements culturels. Parmi eux, les festivals de cinéma. Ainsi s’est développé un tourisme culturel dont les principaux bénéficiaires ont été les stations balnéaires (Deauville, Dinard, Cabourg…), mais aussi les stations de ski (le festival d’Avoriaz passant à Gérardmer, celui de Chamrousse à l’Alpe d’Huez), voire les villes viticoles (le festival de Cognac passant à Beaune). Les enjeux territoriaux sont avant tout économiques, les cérémonies festivalières servant de tribune aux sponsors et partenaires : le groupe Barrière se présente comme un allié de poids dans les stations thermales et balnéaires, tandis que les marques d’alcool trouvent un moyen de publicité légale… Dans le même temps, la généralisation de l’esprit de compétition incite à organiser des remises de prix, ajoutant de l’événement à l’événement. Du reste, l’essor des agences de communication événementielle accompagne celui de l’événementiel culturel : les festivals de Beaune, de Deauville et de Gérardmer ont en commun d’être organisés par Public System Cinéma. Enfin, la couverture médiatique de certains événements permet aux chaînes de télévision privatisées de cultiver leur image de marque : en diffusant la cérémonie des Césars et en couvrant le Festival de Cannes, Canal+ a pu s’imposer comme la « chaîne du cinéma » dont elle finance l’économie. Très vite, la « logique de champ » se mêle aux « logiques de marque » et « de classe ».
8Les années 2000 pourraient marquer un tournant, dans la mesure où festivals et prix redonnent au cinéma un rôle plus fédérateur par la multiplication des prix de(s) public(s). D’abord, l’apparition d’internet ayant multiplié réseaux et communautés, on assiste à une segmentation des publics et à une montée de la « logique militante » (pourtant à l’œuvre depuis les années 1970-1980). Parallèlement, la désertion des salles obscures a fait naître une « logique éducative » valorisant l’expérience de la salle et passant par l’attribution de prix de la jeunesse. Ainsi, les « dominés » trouveraient peu à peu leur place dans un dispositif favorisant les logiques de « dominants ». Car si ces dernières divergent parfois, elles convergent le plus souvent : Delaporte distingue trois « formats récompensatoires » où elles s’entremêlent plus ou moins. Le premier format est celui des prix singuliers, récompensant un film ou une personnalité marquante de l’année écoulée ; le deuxième celui des prix en bouquet, remis à plusieurs lauréats lors d’une cérémonie annuelle. Il s’agit là des plus anciens prix cinématographiques : le prix Louis-Delluc date de 1936, le prix Jean-Vigo de 1951 (le Grand prix du cinéma français, créé en 1934, a disparu en 1984) ; si les Césars n’ont été créés qu’en 1976, ils ont été précédés par les Victoires du cinéma (1946-1957) et les Étoiles de cristal (1955-1975). Tous ces prix récompensent ceux qui peuvent servir de modèles ou de références dans le champ cinématographique suivant une « ambition nomothétique » ; tous reposent sur un processus de labellisation au service d’une image de marque rappelant chaque année la place du jury dans le champ ; tous partagent les mêmes logiques « de champ » et « de marque ». Pour autant, si le Delluc ou le Vigo peuvent s’affirmer plus indépendants que les Césars, c’est parce qu’ils n’en partagent pas la « logique de classe », reposant sur des investissements financiers : pour les Césars, comme pour les autres prix en bouquet (prix du Syndicat Français de la Critique de Cinéma, Lumières de la presse internationale), la cérémonie réunit artistes et financeurs dans le but de négocier les capitaux nécessaires à la création, et son organisation oblige à trouver sponsors et partenaires. En investissant dans le cinéma, ces derniers trouvent un moyen de faire valoir leur image de marque, comme Canal+, partenaire des Césars.
9La « logique de classe » des prix en bouquet atteint son sommet dans les cérémonies organisées par les clubs professionnels et les think tanks (médiaClub, Club de l’Audiovisuel, Observatoire de la transformation audiovisuelle) : l’important n’y est pas tant de récompenser les personnalités qui font l’économie du cinéma que de s’y retrouver pour consolider ses réseaux.
10De manière générale, les cérémonies récompensatoires permettent de se mettre en scène pour gagner en visibilité dans les médias. Les trophées remis sont révélateurs des logiques en présence : les Césars et les Lumières de la presse internationale sont respectivement des créations de la fonderie d’art Bocquel et de la Monnaie de Paris, tandis que les jurys du Delluc et du Vigo optent pour un simple diplôme sous verre.
11Ce qui est vrai des prix en bouquet l’est d’autant plus des festivals. Ainsi Cannes doit-il s’imposer, chaque année, comme un lieu « où se joue la culture » face à ses concurrents internationaux (Venise, Berlin…). Suivant une logique « de champ » et une logique « de marque », le festival labellise les films qu’il sélectionne et récompense. Plus grand marché du film au monde, la « logique de classe » y bat aussi son plein. Là encore, « ambition nomothétique » et « visée autotélique » se mêlent. Mais cette dernière ne concerne pas seulement les grands groupes de l’industrie culturelle : les festivals sont aussi des lieux où la « logique militante » vient « négocier la norme ». En effet, la majorité des films sélectionnés et récompensés (en festival comme dans les cérémonies annuelles) sont des longs métrages de fiction, tournés en images réelles ; et les cinéastes sont majoritairement des réalisateurs hétérosexuels. C’est pourquoi à Cannes, comme à Berlin ou à Venise, une récompense queer est remise par des associations LGBT+, à cette différence près que Cannes, contrairement à Berlin ou Venise, ne soutient pas financièrement l’opération.
12C’est aussi en réaction à une certaine norme cinématographique que documentaire et animation ont organisé leurs propres festivals et prix. « L’ambition nomothétique » est la même que dans les grands festivals mais la « visée autotélique » est bien plus corporatiste : dresser un état des lieux pour résister à la précarité.
13Enfin, loin du champ médiatique, certains festivals jouent un rôle fédérateur au point de n’attribuer aucun prix. Leur rôle est de réunir une communauté autour du cinéma, que celle-ci soit militante, comme au Festival de films de femmes de Créteil, ou territoriale, comme au Festival du film italien de Villerupt. Pour ce dernier, il s’agit de maintenir une culture commune liée à l’immigration, dans une région ouvrière touchée par la crise.
14De même, certains prix mettent en avant la dimension sociale et fédératrice du cinéma, comme le Marius de la meilleure audiodescription ou le César des lycéens. Pour des raisons médiatiques, ils sont cependant exclus de la cérémonie à laquelle ils sont adossés…
15Exigeante, Chloé Delaporte l’est d’un point de vue éthique autant que théorique. Elle suppose un lecteur lui aussi exigeant. Le recours régulier aux enquêtes de terrain et aux illustrations facilite cependant la compréhension concrète des événements étudiés. De plus, l’ouvrage est très clairement organisé, à partir de brefs sous-chapitres consacrés aux différents prix et festivals étudiés. De façon générale, le travail éditorial vise à rendre agréable un livre universitaire qui se lit autant qu’il se consulte. La table des matières et l’index permettent, en effet, une véritable (re)lecture cursive. En cela, l’ouvrage peut déjà être considéré comme une référence.
Pour citer cet article
Référence papier
David Lagain, « Chloé Delaporte, la Culture de la récompense. Compétitions, festivals et prix cinématographiques », 1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 99 | 2023, 223-226.
Référence électronique
David Lagain, « Chloé Delaporte, la Culture de la récompense. Compétitions, festivals et prix cinématographiques », 1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze [En ligne], 99 | 2023, mis en ligne le 01 décembre 2024, consulté le 20 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/1895/10031 ; DOI : https://doi.org/10.4000/13cd4
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-SA 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page