Chiara Tognolotti et Laura Vichi, De la photogénie du réel à la théorie d’un cinéma au-delà du réel : l’archipel Jean Epstein
Chiara Tognolotti et Laura Vichi, De la photogénie du réel à la théorie d’un cinéma au-delà du réel : l’archipel Jean Epstein, Turin, Kaplan, 2020, 260 p.
Texte intégral
1Dans le cadre de ce qu’on a appelé la « redécouverte de Jean Epstein » (voir Virgilio Mortari, 1895, no 93, 2021), on a vu en Italie également la parution de diverses publications au cours des vingt dernières années. Certaines d’entre elles grâce à deux chercheuses, Laura Vichi et Chiara Tognolotti : Laura Vichi avec, entre autres, son volume Jean Epstein de 2003 dans la précieuse collection de Il Castoro Cinema ; Chiara Tognolotti – qui a également traité de la figure de Marie Epstein pendant ses études – avec la récente La caduta della casa Usher (la Chute de la Maison Usher, Jean Epstein, 1928), Fotogenie, superfici, metamorfosi (Mimesis, 2020). Ces volumes s’ajoutent à quelques traductions italiennes des textes d’Epstein. Tognolotti et Vichi préparent maintenant une nouvelle traduction italienne (en trois volumes) des textes d’Epstein (CUE Press, Imola).
2Les deux auteures viennent de publier en français un livre dans lequel l’analyse du parcours et de la pensée d’Epstein s’insère, pas à pas, dans ce qu’elles appellent « l’archipel Jean Epstein », en lien avec une série d’auteurs et de thèmes, dans la réflexion sur le cinéma et en connexion avec d’autres disciplines. Tout en confirmant la profondeur et la richesse d’un auteur qui a su non seule- ment faire et penser le cinéma mais aussi réfléchir sur sa propre époque, sur les changements de paradigme induits par la science et l’évolution des arts, Vichi et Tognolotti mettent ici à profit et systématisent leurs longues années de recherche, d’études et de publications sur cet auteur, dans une construction complexe de références à des films, des cinéastes, des élaborations théoriques, à des contradictions parfois seulement apparentes et des nœuds à résoudre, en particulier – comme l’évoque le titre – sur la dialectique cruciale entre le « réel » et son dépassement. Cette réflexion propose un riche dialogue avec la bibliographie existante sur Epstein, tout d’abord dans le domaine français (quoique la bibliographie du livre soit internationale).
3Dans sa préface Christophe Wall-Romana écrit : « Le livre que vous avez entre les doigts est véritablement un Epstein mode d’emploi, à la fois sobre recension, discrète apologie et guide on-ne-peut- plus fiable ». En se référant à la redécouverte d’Epstein il rappelle comment les deux auteures l’ont étudié depuis le début de ce siècle, avec une série de « travaux de synthèse ». Quant au réel, il affirme que « ce sont ces diverses pistes du Réel, ces sentiers qui bifurquent encore entre science et sensation, que les auteures nous aident à baliser ». Et elles le font non seulement en utilisant le corpus d’études théoriques et l’analyse des œuvres, mais aussi en s’appuyant sur des documents moins connus voire inédits, des notes, des croquis de scénarios, des journaux de tournage, des lettres, ainsi que les projets de films qui, comme les films mêmes, se présentent, écrivent-elles, « comme des lieux théoriques, anticipant parfois la forme écrite des travaux à caractère philosophique des années 1940 » (p. 17). Un matériau qui accompagne le parcours courageux et épuisant d’Epstein, son processus créateur grâce auquel le réalisateur fait exister le réel, un réel qui révèle « les objets, les corps, les affects, les rapports sociaux, les paysages, les pulsions, l’être-là, mais aussi nos addictions » (Wall-Romana).
4Le chemin dans lequel les auteures nous guident est parsemé de références à une grande quantité de sources, nous l’avons dit. Le parcours d’Epstein, suivant des directions à la fois multiples et sinueuses, révèle néanmoins des éléments de cohérence et de continuité : dès le début, Epstein « thématise la nécessité d’une modalité renouvelée de la connaissance – la lyrosophie dans sa dimension sentimentale aussi bien qu’intellectuelle – et en même temps réfléchit sur la relation entre le film et la réalité, c’est à dire la photogénie... » (p. 21). Le concept de photogénie, très étudié et très singulier chez Epstein, évoluera ensuite (pour anticiper sur les conclusions du livre de Tognolotti et Vichi), vers une tension à la fois centrifuge et centripète de l’enquête sur le cinéma et le réel : le passage « du cinéma du réel au cinéma au-delà du réel se métamorphose en recherche d’un dessin cosmique mystérieux que, peut-être, seul le cinéma saurait révéler » (p. 23).
5Pour mener cette réflexion, les auteures traversent différents territoires, en établissant la cartographie de cet « archipel Epstein ». La première partie pré- sente sa pensée sur la photogénie en relation avec les théories d’autres cinéastes et critiques, et à travers son regard sur le cinéma documentaire et non-fictionnel représenté par quelques films (tout d’abord Nanook of the North de Robert Flaherty, 1922). Les observations d’Epstein sur le sujet sont ainsi confrontées à celles de Germaine Dulac, Louis Delluc, Ricciotto Canudo, Emile Vuillermoz, en soulignant les différences sur la « nature personnage » (Canudo), le paysage (Delluc), le cinéma scientifique (Vuillermoz et Dulac). S’agissant de ce dernier les auteures écrivent qu’il est « une sorte de laboratoire expérimental (...) un premier pas vers la pureté du septième art » (p. 59). Ne peuvent être éludés, chez Epstein, le rapport cinéma-réalité et l’élaboration originale du concept de photogénie. Dans les essais des années 1930 s’énonce l’idée du rapport à la réalité que le cinéma est à la fois capable d’offrir et de dépasser, articulation complexe qui concerne également le regard sur le documentaire : celui-ci offrant un modèle de pureté, celui-là étant incapable de révélation profonde, borné à l’illustration pittoresque et aux poncifs. Les réflexions sur le film amateur sont également éclairantes, cernant sa capacité à représenter le passage du temps de la vie, la mutation incessante, à pratiquer des détours par rapport à une continuité ordonnée et rationnelle, détours sur lesquels la science a beaucoup à nous apprendre et qui trouvent encore des moyens de représentation dans l’accéléré et le ralenti cinématographiques.
6Textes, notes critiques, essais s’entremêlent dans le livre avec l’analyse des films qui donnent corps aux pensées d’Epstein, les relançant ou les faisant germer, quoique dans les années 1930 « on assiste, dans l’œuvre du cinéaste, à une bifurcation entre la pratique filmique et la réflexion théorique, qui adopte une dimension philosophique » (p. 109). Cependant, les films qui ressortissent d’une dimension légendaire et d’une attention au folklore sont autant d’étapes dans ce cheminement anthropologique qui met en valeur la métamorphose de la réalité et la condition psychique du spectateur. Cela introduit la réflexion développée dans la deuxième partie du livre, sur les années 1940 qui voient l’avènement d’un cinéma « au- delà du réel » chez Epstein. Central est, à cet égard, le Tempestaire (1947), en dialogue avec les écrits de la même période (l’Intelligence d’une machine, le Cinéma du diable) quand Epstein opère « un passage décisif vers un cinéma herméneutique qui marque la dernière phase de sa théorie et de son cinéma ». Il s’agit d’un cinéma qui « pense d’une manière antithétique à la logique courante, dans une ligne ‘‘hérétique’’, affirme Epstein, qui va de la psychanalyse au surréalisme jus- qu’à l’existentialisme et qui – toujours dans l’écriture imagée du metteur en scène – est l’œuvre du diable, symbole du devenir et de l’anarchie » (p. 125). D’où la phase suivante, qui porte à son comble l’imbrication de l’émotion et de la rationalité, le cinéma comme langue de poésie, la révélation des aspects mystérieux, le caractère relativiste de l’espace et du temps, le sens du sublime, du rêve, de la rêverie. A` ce stade, « la pensée d’Epstein semble aboutir à une impasse : la photogénie ne révèle que le caractère inconnaissable du réel » (p. 128). Une réaction « à l’excès de rationalisme qui, selon le cinéaste et théoricien, marque et tour- mente la société de son époque » (p. 129).
7Le regard n’est d’ailleurs pas la seule source de connaissance : il y a le corps, les sensations et un œil tactile qui, grâce à la caméra, prend, apprend, pénètre. Les « notes de lecture » d’Epstein de 1946 à 1953 tracent le chemin de ce que les auteures appellent « le chantier intellectuel » d’Epstein, entre les lectures philosophiques également liées à l’intérêt pour la science, la physiologie, une pensée visuelle dans laquelle résonnent la désorientation, l’inconscient, la référence au surréalisme, ainsi que les théories de Bachelard qui deviennent un guide dans les références aux recherches et aux découvertes scientifiques récentes, ce qui n’est pas un hasard comme le montre cette analyse de l’approche particulière par Epstein de la science, entre rigueur et poésie, concrétude et rêve. Espace, temps, causa- lité : seul le cinéma semble pouvoir rendre compte des nouveaux paradigmes. Et la science tend la main à l’esthétique (ou vice-versa), même dans les relations complexes avec le sentiment, entre douleur et désir, jeu et sentiment du sacré.
8Tognolotti a analysé la portée de la Chute de la Maison Usher (1928) dans le livre qu’elle a consacré au film en 2020. Dans cette œuvre de fiction (inspirée de deux nouvelles d’Edgar Poe), les perceptions sont altérées, les références à des per- sonnages qui ne sont pas forcément humains (plantes, animaux, pierres) abondent. Il y a des miroirs, des lentilles, des peintures ; une maison qui semble respirer, comme un corps. La lecture de Tognolotti met en évidence, dans le cadre de la photogénie (et Epstein pensait également à une phonogénie), des thèmes sur lesquels nous nous interrogeons aujourd’hui, des éléments d’évolution du cinéma, à partir de la notion de surface jusqu’à celle de sensation et de tactilité. Un cinéma (et une réflexion sur le cinéma) qui chez Epstein allait déjà vers une idée d’expérience changeante et fluide.
9« C’est une théorie de l’image qui renvoie à plusieurs égards au développement de la culture visuelle dans les théories du cinéma contemporain », observe Tognolotti dans son livre.
10Entre ces années 1920 (qui sont aussi celles du premier film d’Epstein, Pasteur, 1923) et les dernières, celles du Tempestaire (1947) (rappelons que Jean Epstein est mort en 1953), Tognolotti et Vichi mettent au jour des éléments de continuité profonde, dans le résultat et dans la méthode, « une série de correspondances suggestives », et même un chemin – qu’elles nous apprennent à suivre et à déchiffrer. « Un itinéraire épais, ardu et quelquefois incohérent » (p. 218) qui comporte des virages inattendus, des sauts et des courbes, des déviations et des aperçus soudains de poésie et de beauté. L’un des mérites de ce riche volume est de rendre compte de cette tendance changeante, entrelacée, inattendue, oscillante, marquée par les courts-circuits surprenants, tout à la fois émotionnels et rationnels, de la pensée et de la création artistique d’Epstein.
Pour citer cet article
Référence papier
Sandra Lischi, « Chiara Tognolotti et Laura Vichi, De la photogénie du réel à la théorie d’un cinéma au-delà du réel : l’archipel Jean Epstein », 1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 97 | 2022, 260-262.
Référence électronique
Sandra Lischi, « Chiara Tognolotti et Laura Vichi, De la photogénie du réel à la théorie d’un cinéma au-delà du réel : l’archipel Jean Epstein », 1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze [En ligne], 97 | 2022, mis en ligne le 01 janvier 2025, consulté le 07 novembre 2025. URL : http://journals.openedition.org/1895/10269 ; DOI : https://doi.org/10.4000/1395o
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