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Chroniques
DVD

Gilles Grangier, Reproduction interdite / Meurtre à Montmartre

François Albera
p. 264-265
Référence(s) :

Gilles Grangier, Reproduction interdite / Meurtre à Montmartre (1957), DVD Pathé, 2022

Texte intégral

1Les rééditions-restaurations de Pathé donnant lieu à des éditions DVD – plutôt rééditions que restaurations – puisent dans le catalogue d’après-guerre de la maison de production et – comme les « Films René Château » à l’époque des VHS – nous permettent avant tout d’accéder à des titres méconnus, oubliés, que pourtant on retrouve traités dans la presse des années 1950-1960, discutés et souvent appréciés (par Bazin notamment) alors que s’est imposé le rejet indifférencié de toute cette production selon la doxa instillée par les critiques « Nouvelle Vague » (Truffaut et Rohmer en particulier). On n’eût peut-être pas crié à la réussite – sinon au génie – à leur sortie, mais cinquante ou soixante ans plus tard, nombre de ces films acquièrent d’autres motifs d’intérêt tant par ce dont ils témoignent de l’époque où ils sont tournés – milieux sociaux, personnages, paysages urbains, comportements – que par la richesse et la diversité de leurs acteurs, petits et grands – dont il y a sans doute mieux à faire de nos jours que de les enfermer dans une « mythologie » ou comme des curiosités, des « excentriques » ou des « seconds couteaux » (comme le firent, alors avec mérite, Claude Beylie, Raymond Chirat, Olivier Barot). Ainsi Paul Frankeur – que Buñuel sut utiliser magnifiquement dans ses derniers films –, souvent vu comme acolyte ou « faire-valoir » de Gabin (Touchez pas au grisbi, Razzia sur la schouf, le Sang à la tête), régulièrement second rôle ou figurant épisodique, est, dans Reproduction interdite, le personnage principal. C’est l’une des particularités de ce film de Gilles Grangier de 1957 qui en a quelques autres. La première – qui est plutôt une incongruité – est que le distributeur du film, devant son médiocre succès à sa sortie, crut bon lui donner un nouveau titre pour une deuxième chance : Meurtre à Montmartre. Le film se déroule pourtant principalement à Montparnasse dans le milieu des galeries d’art et des ateliers d’artistes (avec des escapades hors les murs, à Meudon notamment). Le premier plan, sur lequel se déroule le générique, y compris le fallacieux, nous montre d’ailleurs l’église de Saint-Germain des Prés. Sa deuxième singularité – on l’a dit – est d’avoir pour personnage principal Paul Frankeur (1905-1974) dont c’est le seul premier rôle de la riche carrière. Lié au groupe Octobre, proche de Prévert et Baquet, duettiste en 1940 avec Yves Deniaud au cabaret, il débute au cinéma grâce à Louis Daquin dans Nous les gosses (1941). Puis c’est le Mariage de Chiffon d’Autant-Lara, Croisières sidérales de Zwoboda, la Nuit fantastique de L’Herbier, etc. Il tourne avec Prévert, Allégret, Grémillon, Carné, Decoin, Le Chanois, Clément, Tati, Cayatte, Duvivier, Dréville, Kirsanoff, Aisner, trois films avec Buñuel, cinq avec Daquin et sept avec Grangier. L’autre acteur qui lui dispute la vedette est Michel Auclair (1922-1988), né Vladimir Vujovic à Coblence d’un père serbe militant de la IIIe Internationale et d’une mère française, Charlotte Caspar. Acteur de théâtre de 1941 à 1979 – notamment avec Barsacq, Visconti, Planchon, Chéreau... –, Auclair débute au cinéma avec Premier prix du Conservatoire en 1943 (René Guy-Grand) puis dans la Belle et la Bête de Cocteau et surtout Manon de Clouzot (1949), avant d’enchaîner des dizaines d’autres films avec des réalisateurs aussi divers que Guitry, Cayatte, Donen, Kast, Robbe-Grillet... Il tourne un autre film avec Grangier en 1969 (Sous le signe du taureau). Le troisième acteur masculin est Giani Esposito (qu’on a vu auparavant dans French Cancan de Renoir et qu’on verra dans Paris nous appartient de Rivette). L’actrice féminine – outre Jacqueline Nooëlle, plus épisodique (9 films avec Grangier) – est Annie Girardot dont la carrière a débuté au cabaret, et se déroule entre la Comédie française et des théâtres indépendants. Avec l’Homme aux clés d’or (Léo Joannon avec Pierre Fresnay) qui sort la même année, Reproduction interdite est son premier rôle d’importance.

2Troisième particularité, ce film a un sujet original, peu commun au cinéma – si l’on excepte F for Fake de Welles bien plus tard et très récemment Art and Craft de Sam Cullman et Jennifer Grausman, documentaire sur Mark Landis –, celui du marché de l’art et des faussaires. Non point qu’il manque au cinéma de faux tableaux, ils pullulent au contraire mais une convention nous les fait admettre comme authentiques. En effet on réalise des copies de toiles de maîtres (petits et grands) dans la plupart des cas pour les accrocher aux cimaises d’une exposition ou sur les murs d’un appartement entrant dans une fiction. L’exception serait Sacha Guitry qui exposait des tableaux de sa collection dans quelques-uns de ses films et Albert Lewin qui faisait réaliser des toiles originales par des artistes (voir 1895, no 96, pp. 302-305). Est-ce cette situation qui rend ce sujet peu commun au cinéma ? Comment, en effet, faire éclater la supercherie d’un faux dans un film ou` tous les tableaux le sont ? À commencer par ceux qui apparaissent dans les films censés retracer la vie de Van Gogh, Munch ou Rembrandt...

3Pourtant le sujet est récurrent dans l’actualité. Dans son excellent Cure-dent d’Alfred Jarry (Du Lérot, 2022), le regretté Jacques Drillon évoque le cas du faussaire hollandais Van Meegeren qui avait vendu des faux à Göring contre de vrais tableaux pillés par le maréchal – et qui dut peindre devant témoins un faux Vermeer en prison pour prouver sa supercherie (un film lui a récemment été consacré : The Last Vermeer, Dan Friedkin, 2020) – ; ou celui d’Eric Hebborn « qui vendait ses dessins sans prétendre qu’ils étaient de Van Dyck ou de Tiepolo mais que ses clients revendaient comme tels ». Les « carnets inédits » de Van Gogh révélés en 2016 restent toujours dans l’incertitude quant à leur authenticité, contestée par le Musée Van Gogh d’Amsterdam, mais ont tout de même réapparu dans At Eternity’s Gate de Julien Schabel en 2018... Ce sont de faux autoportraits de Gauguin que, dans Reproduction interdite, Claude Watroff (Esposito), peintre méconnu et désargenté (qu’aime Girardot) peint sur commande de Jacques Lacroix (Auclair). Marc Kelber (Frankeur), propriétaire d’une galerie qui bat de l’aile et qui doit faire face à des échéances financières, entre dans le jeu des deux hommes qui l’ont abusé afin de les conseiller et leur servir de couverture. Frankeur, fils d’imprimeur et qui fut ouvrier du cuir – et qui sera encadreur dans On a volé la Joconde de Michel Deville (1966) – est tout à fait crédible en galeriste et son personnage fait montre d’une expertise qui en impose au cynique Auclair, dont le talent est de disparaître après ses forfaits, et excite puis inquiète Esposito confronté de plus en plus à la médiocrité de sa propre peinture et à l’aliénation qu’il connaît en réussissant sous le nom de Gauguin. Ce sont ces rapports inégaux entre les trois escrocs qui vont ruiner leur entreprise. Est-ce la fragilité de ces caractères – hormis celui de Viviane (Girardot) – et l’obstacle qu’elle induit à l’adhésion ou l’empathie, une certaine déstabilisation des spectateurs, qui ont valu à ce film un échec commercial ? On pourrait y voir, à l’inverse, une de ses qualités de ne pas hiérarchiser les personnages et de maintenir jusqu’au bout des bifurcations possibles du récit en raison des incertitudes qui sont les leurs (ainsi Frankeur hésite-t-il sans cesse), des incertitudes dans lesquelles se trouve le spectateur quant à leur sincérité ou duplicité, alors que, curieusement, le reproche que fait Bazin au film est celui d’une dramaturgie prévisible.

4Il avait été moins sévère et même en partie laudatif à l’endroit de Gas-Oil (1955) du même Grangier. Ce film, policier si l’on veut (adapté d’un titre de la « Série noire »), vaut surtout par la peinture qu’il fait du milieu des routiers des années 1950, petits entrepreneurs formant une communauté solidaire tant face aux commanditaires et leurs intermédiaires qui les missionnent pour des transports de marchandises qu’entre eux dès lors que l’un est en butte à des difficultés. Gabin y poursuit son personnage de prolétaire devenu artisan (comme il est entraîneur de boxe dans l’Air de Paris de Marcel Carné [1954] ou capitaine dans le Port du désir d’Edmond T. Gréville [1955]). En outre il a pour partenaire féminine Jeanne Moreau en institutrice « libérée » des préjugés. Enfin la traque de la puissante limousine des truands par une armada de camions sur les hauteurs de Clermont-Ferrand a une certaine originalité. De quoi revisiter le personnage de Gabin, moins schématique qu’on est venu à le penser.

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Pour citer cet article

Référence papier

François Albera, « Gilles Grangier, Reproduction interdite / Meurtre à Montmartre »1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 97 | 2022, 264-265.

Référence électronique

François Albera, « Gilles Grangier, Reproduction interdite / Meurtre à Montmartre »1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze [En ligne], 97 | 2022, mis en ligne le 01 janvier 2025, consulté le 10 novembre 2025. URL : http://journals.openedition.org/1895/10288 ; DOI : https://doi.org/10.4000/1395q

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Auteur

François Albera

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