Transbordeur photographie histoire société, no 8, 2024 « Les histoires écologiques de la photographie »
Transbordeur photographie histoire société, no 8, 2024 « Les histoires écologiques de la photographie »
Texte intégral
1La dernière livraison de la revue annuelle Transbordeur, que dirigent Christian Joschke et Olivier Lugon aux éditions Macula, ne peut qu’intéresser les historiens du cinéma et les lecteurs de 1895 revue d’histoire du cinéma (dont plusieurs numéros ont été consacrés à la pellicule et aux dimensions techniques du medium) car il est consacré aux « Histoires écologiques de la photographie ». Or ce thème, la photographie l’a en partage avec le film – la réflexion entamée par Teresa Castro à ce sujet en témoigne (cf. son article « l’Ontologie fossile. Pellicule et impensé environnemental du cinéma(tographe) » dans Écocritiques. Cinéma, audiovisuel, arts, Cahier textuel, 2023). Elle se retrouve précisément au sommaire de ce numéro dont elle signe l’introduction avec Brenda Lynn Edgar et Estelle Sohier avant de converser avec Roberto Huarcaya sur la question de la « décolonisation » du regard sur la nature. Ce photographe péruvien a exposé aux Rencontres d’Arles 2023, sous le titre de Traces, trois séries de photographies (2014-2022) sur un mode « immersif » avec des formes « parfois reconnaissables, souvent indistinctes, fixées sur des photogrammes de plusieurs mètres de long » questionnant « les limites de la photographie face au foisonnement du vivant, l’extrême diversité des regards possibles sur l’Amazonie ou encore le rôle de l’image dans notre monde postcolonial ». Photographe-psychologue, il se dit « fatigué du numérique » et ses mille images à la seconde, dispositif technique qui empêche de penser à ce que l’on fait. Sa démarche revient pour partie à une critique des appareils qui peut faire penser aux théories des années 1970 de Jean-Louis Baudry dans Cinéthique, où « la boîte » produit un point de vue (perspectiviste), exerce une « dictature ». D’où, chez Huarcaya, le recours au photogramme qui recueille une trace sur le papier sensible sans passer par la prise de vue et laissant agir « the pencil of nature » en quelque sorte, de manière « non préconceptualisée », susceptible de capter des « informations et de l’énergie, accueillir des animaux, des gens, des vagues, [de] s’ouvrir à tout ».
2Avec le passage de l’argentique au numérique on a voulu nous faire croire qu’on se débarrassait de la chimie polluante – bains des révélateur, fixateur aux composants toxiques –, d’une « empreinte carbone » délétère pour la planète – extraction de minerai d’argent, nitrate, or, platine entrant dans la fabrication de la pellicule, bromure, soufre, etc. Le numérique, réputé « immatériel », rendait désormais l’image photographique propre. Or voici que le lithium, les métaux précieux, l’électricité faisant tourner les serveurs, rechargeant les appareils, l’obsolescence rapide de ces derniers que les incessants perfectionnements exigent de remplacer et qui forment des montagnes de déchets, tout cela vient « avantageusement » remplacer « un fléau » par un autre, comme le disent les responsables de la rédaction dans leur éditorial. Dans l’entretien qu’elle accorde à Paul Maynès, Agnès Gall-Ortlik fait écho à ces propos dans le secteur dont elle a la charge en tant que responsable de l’Atelier de restauration et conservation de photographies de la ville de Paris, en disant qu’il est « urgent de démystifier le recours à la numérisation comme panacée à la préservation du patrimoine (…). Nous sommes en train de créer des “doublons” des collections matérielles, qu’il faut gérer avec tout autant d’attention que les objets physiques dont nous nous occupons ». Ce sont là des questions qui ont été débattues dans notre revue, en particulier dans le numéro « Archives » (no 41, 2003) sous la plume d’Alain Carou, dans le no 71 (2013) sur la couleur (François Ede) et lors de la journée d’étude sur le cinéma « à l’heure du numérique » dont a émané un texte publié dans le no 75 (2015).
3Dans cette revue attachée à une histoire matérielle de la photographie, l’interrogation sur les liens entre celle-ci et l’écologie en passe donc par l’étude de cette industrie des images et en particulier par l’exploitation des matières premières dont la photographie (comme le cinéma) est partie prenante. C’est pourquoi ce numéro développe deux approches : celle d’une histoire de la dimension visuelle des consciences écologiques, et celle d’une histoire écologique de la culture visuelle. Comment, dans la première, la photographie témoigne de la crise climatique, comment elle a pu accompagner et accompagne le travail des botanistes et autres scientifiques pour approcher les questions écologiques, mais aussi comment elle peut être instrumentalisée – pour soutenir une certaine conception de la gestion forestière, par exemple. Ce qui conduit à la seconde approche. Celle-ci entend engager une histoire critique de l’implication de l’image dans le modelage et la destruction de l’environnement. Ici on photographie le climat (« Images des ingénieurs des eaux et forêts, 1878-1914 » [Frédérique Moquet]), on étudie « La photographie et le commerce mondial des produits chimiques au tournant du xxe siècle » (Katerine Mintie) ou « L’hygiène photographique à l’ère industrielle » (Katerina Korola) ou encore « les eaux usées de la photographie et la production d’images en couleur » sur le cas du Cibachrome (Stefan Graf). Là on relève comment, dans la presse illustrée et sous la poussée du mouvement conservationniste britannique, on a défendu « la cause animale par l’image » (Vincent Lavoie), ailleurs on pose la question « Can Man Survive ? (1969) (Bénédicte Ramade), titre d’une exposition de deux années du musée d’histoire naturelle de New York venant à « exposer un avenir écologiste funeste » en se focalisant sur la pollution de l’eau et de l’air, la surpopulation et la dégradation globale des conditions de vie sur terre plutôt qu’en « célébrant » les beautés de la nature avec de belles photographies (du style « la terre vue du ciel » ou Die Welt ist schön pour reprendre le slogan de Renger-Patzsch). L’exposition jouait sur la saturation, selon un modèle télévisuel et a rencontré une réception embarrassée, étant plus un symptôme qu’un diagnostic. Avec « les autoradiographies de Fritz Goro pour Life », Kyveli Mavrokordopoulou aborde l’impression photographique des minéraux radioactifs, de la « matière nucléaire » issue des sites miniers et d’essais atomiques que réalisa ce photographe scientifique du magazine Life. Comme en d’autres domaines, la photographie participe à un ensemble de convictions et d’idéologies, à la création d’imaginaires et ne saurait, à elle seule, dire le vrai ou même s’en approcher. Chaque article inscrit donc ces démarches photographiques dans des « dispositifs » conjuguant pratiques, discours et représentations et traversés par des enjeux de nature économique et in fine politique.
4Dans la partie « varia » de ce numéro de plus de 200 pages grand format, Rémi Lauvin livre une réflexion esthétique sur « L’identification du portrait photographique au regard du cinéma », Pierre Pernuit propose une « Archéologie plastique de l’image télévisuelle et digitale », Nicolas Le Guern étudie l’usage du stéréoscope Educa dans les salles de classe de l’entre-deux-guerres en France, tandis que Gaëlle Morel analyse un « essai photographique » de 1941, dû à la photographe Germaine Krull, The Terrible Banishing of France.
5Retenons enfin que Transbordeur consacre la dernière partie de ses numéros à des comptes rendus d’ouvrages.
Pour citer cet article
Référence papier
François Albera, « Transbordeur photographie histoire société, no 8, 2024 « Les histoires écologiques de la photographie » », 1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 102 | 2024, 251-253.
Référence électronique
François Albera, « Transbordeur photographie histoire société, no 8, 2024 « Les histoires écologiques de la photographie » », 1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze [En ligne], 102 | 2024, mis en ligne le 01 juillet 2025, consulté le 10 novembre 2025. URL : http://journals.openedition.org/1895/11370 ; DOI : https://doi.org/10.4000/14vtx
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