Navigation – Plan du site

Accueil189582Propositions pour une histoire de...

Propositions pour une histoire des techniques en cinéma

Benoît Turquety
p. 8-13

Texte intégral

1Comme le montrent les textes qui suivent, le chantier de l’histoire des techniques en cinéma est aujourd’hui ouvert. Non qu’il ait jamais été clos d’ailleurs ; mais jusqu’à ces dernières années, les contributions à ce champ restaient plutôt rares et le fait de chercheurs isolés. Les textes fondamentaux de ce que l’on pourrait nommer la « période baroque » de l’historiographie du cinéma – avant le classicisme des Sadoul, Mitry, etc. – n’avaient été ni repris ni prolongés vraiment, et les retours à ces questions lors de la période matérialiste de l’histoire des théories – entre le « Technique et idéologie » de Jean-Louis Comolli et le début des années 1980 – étaient également restés sans réelle influence, sinon dans les milieux germanophones de l’archéologie des médias.

2C’est donc récemment – suite certainement aux interrogations suscitées par la « transition numérique » dans les médias audiovisuels – que l’histoire des techniques s’est constituée en véritable chantier collectif dans les études cinématographiques, où se multiplient aujourd’hui les projets et réseaux de recherche internationaux joignant universités et institutions patrimoniales, et intéressant un nombre conséquent de jeunes chercheuses et chercheurs, dont les thèses commencent de montrer l’étendue et la complexité du champ et des problèmes impliqués.

3Les techniques sont, de fait, un objet complexe pour l’histoire. Mêlant sources discursives, matérielles et immatérielles, articulant des logiques de natures diverses – proprement techniques mais aussi économiques, sociales, scientifiques, politiques et esthétiques –, l’histoire des techniques ne s’est d’ailleurs jamais constituée en discipline autonome simple et cohérente ; elle est restée relativement dispersée, et l’on s’intéresse aujourd’hui à ces objets à partir de l’histoire générale – depuis les contributions fondatrices de Lucien Febvre et Marc Bloch – aussi bien que de l’archéologie, l’anthropologie, la sociologie, l’économie, la philosophie, l’épistémologie, l’histoire des sciences, l’histoire de l’art, etc. À l’intérieur de des domaines se sont en outre constitués des groupes et tendances nettement distincts, depuis la « technologie comparée » d’André Leroi-Gourhan jusqu’à la « sociologie de la traduction » autour de Madeleine Akrich, Michel Callon, Bruno Latour, etc., en passant par la « technologie culturelle » ou le groupe « SCOT » (« Social Construction of Technology »).

4Cette diversité n’est pas à regretter, et il ne s’agit pas ici de chercher à construire ou demander une cohérence artificielle au sein de cet ensemble alors que les textes montrent des divergences méthodologiques, épistémologiques et idéologiques majeures et irréconciliables. Nous voudrions plutôt, par cette introduction et par les textes qui composent ce numéro, profiter de cet élan nouveau autour des techniques de cinéma pour proposer à la discussion quelques éléments de méthode qui nous paraissent croiser les intérêts de notre revue, les enjeux soulevés par les contributions présentes, et le projet d’une histoire renouvelée des techniques cinématographiques.

  • 1 Rick Altman, « Toward a Theory of the History of Representational Technologies », Iris vol. 2, no 2 (...)

5Telle que nous l’imaginons, cette histoire tout d’abord ne séparerait pas les objets techniques (machines, supports, dispositifs concrets) des gestes de leurs utilisateurs. Rick Altman avait en 1984 exigé le contraire, dans sa polémique contre le texte de Comolli1 : que fussent nettement distinguées une histoire des « techniques » d’une histoire des « technologies », ces deux termes entendus au sens anglais dominant aujourd’hui. Dans la suite de la tradition posée en France par les Annales, l’histoire des techniques pour nous ne devrait jamais penser isolément les appareils et les manières de s’en servir, ces deux lignées ayant évolué ensemble et non parallèlement, les gestuelles techniques s’adaptant aux appareils et les appareils ayant été conçus en fonction des gestuelles dominantes ou perçues comme telles à l’époque considérée. Ces gestuelles se trouvant en retour profondément structurées par l’organisation du travail dans le contexte envisagé, par la répartition des tâches entre métiers telle que délimitée par les formes et rythmes socialement construits de l’activité productive, l’histoire des techniques cinématographiques serait inséparablement une histoire des appareils, des manières de faire et du travail, une histoire technologique et sociale.

  • 2 Pierre Lemonnier, « L’étude des systèmes techniques. Une urgence en technologie culturelle », Techn (...)

6Histoire des appareils, avons-nous écrit, et des manières de faire. Pour nous, cette histoire supposerait et intégrerait l’analyse de ses objets : la compréhension des gestes et de leur logique, la compréhension du fonctionnement des machines, la compréhension de leur intrication, et des critères de leur appréciation par les techniciens professionnels ou amateurs. L’ethnologue Pierre Lemonnier, présentant en 1983 le projet de la « technologie culturelle », établissait la nécessité de « réaffirmer – pour ne plus y revenir – que les phénomènes techniques sont des phénomènes sociaux à part entière [ : l’ethnologue] n’étudiera les techniques que pour en faire apparaître les relations avec les autres phénomènes sociaux. » Il ajoutait en note : « Libre à d’autres disciplines de considérer (provisoirement ?) les techniques comme un champ d’études en soi. Ce ne peut être le cas en technologie culturelle. »2 L’histoire des techniques cinématographiques que nous imaginons n’admettrait pas cette restriction. Elle reconnaîtrait la nécessité de comprendre les techniques en elles-mêmes pour en saisir la complexité multiforme, sans supposer a priori la nécessité ou la pertinence d’envisager le technique dans la perspective de son interaction avec le social. Elle suspendrait le « (provisoirement ?) » ad libitum, afin de garantir que « l’histoire technique des techniques » – comme le disait Febvre en 1935 – n’offre pas à l’histoire générale des objets simplifiés. En retour, elle reconnaîtrait la double nécessité, dans la construction d’une histoire des appareils, de manipuler les machines, et de les ouvrir. Il s’agirait d’interroger leurs interactions concrètes avec les autres travailleurs, humains ou non humains, mais aussi de sonder leurs structures, d’y repérer ce que Gilbert Simondon nommait les « schèmes techniques » récurrents ou inédits.

  • 3 David Edgerton, « Des innovations aux usages. Dix thèses éclectiques sur l’histoire des techniques  (...)

7Ici intervient une autre caractéristique de notre histoire imaginée des techniques. Elle ne séparerait pas, dans l’appréhension de son objet, les innovations des techniques en usage. La première des « thèses éclectiques » sur l’histoire des techniques avancées en 1998 par David Edgerton s’énonçait ainsi : « L’étude des relations entre technique et société doit nécessairement traiter des techniques qui sont d’un usage largement répandu »3. Selon lui :

  • 4 Ibid., p. 817.

[L]’immense majorité des études historiques sur les techniques continuent [...] de porter sur l’invention, l’innovation, le nouveau, le changement. De telles études sont bien sûr nécessaires et indispensables. Le problème est que bien peu de personnes ont conscience qu’il ne s’agit pas là d’une histoire des techniques au sens plein4.

8Le champ des études cinématographiques ne peut que confirmer le constat d’Edgerton : les recherches classiques en histoire des techniques y sont presque exclusivement concentrées sur les grands moments de transformation, réelle ou projetée : l’invention initiale du dispositif, le passage au « parlant », l’émergence de la couleur, le cinéma synchrone léger, le cinéma en 3D, les écrans panoramiques, etc., et finalement la transition numérique. Ces moments sont d’un grand intérêt ; mais leur analyse, et notamment la compréhension de leur caractère de rupture dans le contexte considéré, ne peut s’effectuer que sur la base d’une connaissance de l’histoire des techniques « normales » – comme Thomas S. Kuhn parlait de « science normale » –, connaissance dont nous ne disposons pas. Notre histoire des techniques se décentrerait donc des moments d’innovation institutionnalisés dans l’historiographie classique, pour intégrer prioritairement une histoire des pratiques transmises, des appareils ordinaires et du travail tel qu’il se faisait couramment, ici ou là.

9Pour autant, cette histoire ne délaisserait pas la problématique de l’invention, de la rupture, de ses conditions et modes d’émergence et de diffusion. Elle refuserait la restriction aux usages « largement répandus », et étudierait en même temps les pratiques dominantes et les marginales. Elle chercherait les discontinuités, mais reconnaîtrait ne pouvoir les repérer et en estimer l’exacte portée que sur fond de connaissance complexe des formes courantes, celles-ci et celles-là ne se définissant qu’en regard les unes des autres. Ces transformations majeures ou mineures, inventions ou innovations, ne seraient pas envisagées seulement du point de vue spectatoriel, certains changements majeurs des manières de faire étant restés invisibles pour les spectateurs de cinéma. Les discontinuités historiques seraient appréhendées au niveau des mutations des gestes, des machines, des organisations sociales. Elles le seraient également au niveau de l’imaginaire et de la conceptualisation des techniques. On n’agit pas de la même manière parfois parce que l’outil change, mais aussi parfois parce que la conception de ce qu’est l’outil, ou de ce que l’on est exactement en train de faire, ou de ce que l’on pourrait éventuellement faire avec l’outil, changent. La pratique singulière d’un amateur excentrique ou maladroit, l’extrême maîtrise de l’artisan chevronné, la recherche appliquée de l’ingénieur, le mésusage concerté de l’artiste, sont tous révélateurs de l’épistémè technologique d’une époque, et recèlent autant d’inventions potentielles, destinées ou non à transformer le cinéma, art, industrie, système technique.

Haut de page

Notes

1 Rick Altman, « Toward a Theory of the History of Representational Technologies », Iris vol. 2, no 2, 1984, pp. 111-125.

2 Pierre Lemonnier, « L’étude des systèmes techniques. Une urgence en technologie culturelle », Techniques et culture no 1, 1983, p. 11.

3 David Edgerton, « Des innovations aux usages. Dix thèses éclectiques sur l’histoire des techniques », Annales. Histoire, sciences sociales, 53e année, no s 4-5, juillet-octobre 1998, p. 816.

4 Ibid., p. 817.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence papier

Benoît Turquety, « Propositions pour une histoire des techniques en cinéma »1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 82 | 2017, 8-13.

Référence électronique

Benoît Turquety, « Propositions pour une histoire des techniques en cinéma »1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze [En ligne], 82 | 2017, mis en ligne le 01 juin 2020, consulté le 19 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/1895/5342 ; DOI : https://doi.org/10.4000/1895.5342

Haut de page

Auteur

Benoît Turquety

Articles du même auteur

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-SA-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-SA 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Search OpenEdition Search

You will be redirected to OpenEdition Search