« Être dans la machine », une posture moderne. Dispositifs cinématographiques de Bergson à L’Herbier
Résumés
Cet article repart de la critique bergsonienne du cinématographe qui modéliserait une forme de connaissance échappant au pouvoir de l'intuition. Bergson décrit, en effet, le résultat de la décomposition qu'opèrent la perception, la pensée ou la science comme une série de « vues prises » sur le mouvement des choses : des « instantanés photographiques ». Le modèle cinématographique sert, chez lui, à rendre compte de la juxtaposition spatiale de ces vues, opposées au flux continu du devenir : une série d'images constituées à partir d'un point de vue extérieur, tournant le dos au devenir intérieur des choses mais aussi recomposant leur devenir artificiellement. Cette dernière expression montre que Bergson ne fait pas seulement porter sa critique du mécanisme de la pensée sur le stade de décomposition du mouvement, mais aussi sur le moment de sa restitution. Ce qui est visé est alors le moment de la synthèse, de ce qui est le propre de la machine à projection car c'est elle qui donne le mouvement artificiel aux instantanés. Or ce mouvement des rouages est invisible, il offre un « point de vue » impossible, aveugle : comment dès lors « s'installer dans le mouvement », postulat immersif du bergsonisme ? Pourtant la modernité a envisagé ce point de vue, « être dans la machine » (Jarry, Vertov, Chaplin). Marcel L'Herbier, retournant Bergson contre lui-même, transforme ainsi le requisit de l'intuition – s'installer dans le flux du devenir, de la continuité du monde –, en installation dans la machine, au cœur du mécanisme cinématographique, à cette place impossible mais postulée implicitement par le philosophe, où le mouvement de la bande cinématographique reconstitue le mouvement factice sur l'écran. Pour lui le mouvement de la machine est l'équivalent du mouvement indécomposable de la vie.
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- 1 Cf. Gianni Vattimo, la Fin de la modernité : nihilisme et herméneutique dans la culture post-modern (...)
1On peut sans aucun doute apporter plusieurs réponses à la question « Qu’est-ce que la modernité ? », qui impliquent différents moments de l’histoire des xixe et xxe siècles et diverses aires géographiques. La pluralité des définitions est impliquée dans le concept même de modernité, qui présuppose son constant dépassement dans une nouvelle forme1.
2Pour penser certains moments historiques, une épistémologie des dispositifs de vision et d’audition s’avère très productive car elle permet de reconstruire un réseau de relations entre des pratiques, des figures, des concepts, des imaginaires articulés à certains dispositifs. Le cinéma et la photographie sont de ceux qui ont participé à la définition de la modernité au tournant du xxe siècle. Les schèmes épistémiques auxquels ils sont liés participent à la définition des conditions de possibilités de formes de création et de pensée. Cet article se concentrera sur une figure qui touche à la position de spectateur aussi bien qu’à la figuration de l’homme-pensée, en lien avec les dispositifs cinématographiques.
- 2 Voir notamment les travaux réunis par Leo Charney et Vanessa R. Schwarz, Cinema and the invention o (...)
- 3 Kracauer lit Bergson dans les années 1910 au moment de la première grande réception de Bergson en A (...)
3Nous disposons de modèles très forts pour parler de la modernité du début du xxe siècle grâce aux travaux de Georg Simmel, Walter Benjamin, Siegfried Kracauer qui nous ont fourni une grille d’analyse et un portrait de la réalité urbaine très souvent repris, approfondis et enrichis2. Dans ces approches, le sujet est pensé comme un spectateur, soit suivant l’exemple benjaminien du flâneur, impliqué par la ville moderne, les passages, les vitrines ; soit suivant un autre type d’expérience perceptive, lié au flash de l’instant, à la fragmentation du temps et de l’espace, à l’accident – à la fascination ou à la peur qu’il procure –, mais aussi au machinisme et à l’industrialisation, à l’expérience de la vitesse et de l’automatisation. Plutôt que de chercher une nouvelle configuration à ces modèles du sujet-spectateur, on voudrait proposer ici une figure alternative de la modernité, également liée à la place que l’on accorde à la machine au tournant du xxe siècle et plus précisément à la position réfractaire qu’adopte Henri Bergson à son égard, notamment en référence au cinématographe. On oublie souvent Bergson lorsqu’il s’agit de définir cette modernité3. On voudrait montrer ici qu’au tournant du xxe siècle et tout au long des premières décennies se constitue une figure de la modernité, dont le lien avec Bergson est frappant. Avec d’autres, le philosophe participe à l’élaboration d’une position de sujet-spectateur paradoxal en rapport avec la machine, où sont en jeu les questions de la pensée et de la sensation-perception, où la position spectatorielle est problématique.
4En somme, l’expérience moderne n’est pas seulement définie par le modèle du « flâneur » ou par l’instantanéité d’une expérience morcelée, mais aussi par un sujet qu’il s’agira d’approcher à partir de divers exemples articulés à la proposition bergsonienne, un sujet qui, d’une certaine manière, entre dans la machine. Il faudra alors penser le sujet-spectateur de la philosophie de Bergson. Mais le bergsonisme accorde-t-il une place au spectateur dans son système philosophique ? On pourrait hésiter à reconnaître la pertinence d’une telle question. Si une telle figure n’est pas visée comme telle par le philosophe, elle est pourtant impliquée dans sa réflexion.
Être dans le mouvement : Bergson et le point de vue
5Le spectateur n’est certes pas le premier souci de Bergson, mais la question du point de vue, élément déterminant de la position de spectateur, est centrale dans les démonstrations du philosophe. Elle intervient cependant négativement. Quelle est l’expérience idéale de la réalité selon Bergson ? Celle que permet l’intuition, seule capable d’atteindre ce qui fait la vie, son incessant et indécomposable mouvement, le flux continu de la création dans un temps défini comme durée. Elle conditionne une posture spécifique :
- 4 H. Bergson, l’Évolution créatrice, [1907], Paris, PUF, « Quadrige », 2009 [1937], p. 307.
Pour avancer avec la réalité mouvante, c’est en elle qu’il faudrait se replacer. Installez-vous dans le changement, vous saisirez à la fois et le changement lui-même et les états successifs en lesquels il pourrait à tout instant s’immobiliser4.
6Bergson décrit cette autre forme de connaissance, qui n’est pas celle de l’intelligence ou de la pensée rationnelle, et qui n’est possible qu’à travers l’effort de la conscience qu’il nomme intuition : il faut « s’installer dans le mouvement » écrit-il plus loin. Il faut entrer en sympathie avec le monde, il faut se transporter à l’intérieur des objets.
- 5 Ibid., p. 342.
(...) mais, si elle [l’autre connaissance] réussissait, c’est la réalité même qu’elle embrasserait dans une définitive étreinte. Par là, on ne compléterait pas seulement l’intelligence et sa connaissance de la matière, en l’habituant à s’installer dans le mouvement : en développant aussi une autre faculté, complémentaire de celle-là, on s’ouvrirait une perspective sur l’autre moitié du réel5.
7Cela est clairement posé en 1903 dans « Introduction à la métaphysique », lorsque Bergson fournit une définition de l’intuition :
- 7 Le début de l’essai de Bergson est, à cet égard, explicite. Il est deux manières de « connaître une (...)
8« Être dans », être dans le mouvement, dans le temps, se transporter à l’intérieur des choses : c’est la position que préconise Bergson et que le bergsonisme va prôner. C’est une forme d’expérience peu compatible avec le modèle du flâneur ou avec celui de l’expérience de l’instant ou de l’instantané fulgurant, qui définissent le tournant du siècle selon les modèles que nous connaissons. Ce qui caractérise cette posture bergsonienne, c’est justement la négation du point de vue qui suppose une extériorité par rapport aux choses et au monde, que l’on peut alors observer et décrire7.
9Ce n’est donc pas un hasard si le cinématographe modélise cette forme de connaissance qui échappe au pouvoir de l’intuition, car il en passe par une explicitation du point de vue. Bergson décrit le résultat de la décomposition qu’opèrent la perception, la pensée ou la science comme une série de « vues prises » sur le mouvement des choses : elles sont dès Matière et mémoire (1886) des synonymes d’« instantanés photographiques ». Le modèle cinématographique, dès 1903 puis dans l’Évolution créatrice, va servir à rendre compte de la juxtaposition spatiale de ces vues, opposées au flux continu du devenir : une série d’images constituées à partir d’un point de vue extérieur.
- 8 L’Évolution créatrice, op. cit., p. 305.
Au lieu de nous attacher au devenir intérieur des choses, nous nous plaçons en dehors d’elles pour recomposer leur devenir artificiellement. Nous prenons des vues quasi instantanées sur la réalité qui passe, et, comme elles sont caractéristiques de cette réalité, il nous suffit de les enfiler le long d’un devenir abstrait, uniforme, invisible, situé au fond de l’appareil de la connaissance (...)8
- 9 Pour Marey, le cinématographe est un chronophotographe. Voir « Exposition d’instruments et d’images (...)
10C’est ainsi que Bergson décrit l’opération de la pensée représentée par le fonctionnement du cinématographe dans l’Évolution créatrice. Trouvant sa finalité dans la nécessité sensori-motrice, la pensée est déterminée par le point de vue extérieur et analytique sur le monde, ce qu’elle partage avec le processus de connaissance scientifique : le cinématographe en révèle le fonctionnement, tout particulièrement dans sa valeur de chronophotographe9.
- 10 Elie During, « Bergson » dans Antoine de Baecque, Philippe Chevallier (dir.), Dictionnaire de la pe (...)
11Or, le modèle cinématographique ne focalise pas seulement sa critique du mécanisme de la pensée sur le stade de décomposition du mouvement qu’il implique. Certes le premier pan de la critique bergsonienne, effectivement essentiel, met l’accent sur l’anéantissement du mouvement de la vie par sa décomposition : l’image d’abord projetée ne présente qu’un faux mouvement car elle est le produit d’un acte qui consiste à juxtaposer des vues arrêtées et « extraites » du mouvement de la réalité. Il faut suivre Elie During lorsqu’il souligne l’importance du deuxième pan de la critique, celui qui concerne le moment de la restitution du mouvement10. Le modèle cinématographique de la pensée ne permet pas de retrouver le mouvement continu du devenir du monde. Ni la pensée ni la science ne sont capables de reconstituer le mouvement d’un mobile : à partir d’immobilités, on ne peut reconstituer le devenir, écrit Bergson. Ce qui est visé alors ce n’est plus la décomposition du mouvement, c’est le moment de la synthèse, de ce qui est le propre de la machine à projection.
- 11 L’Évolution créatrice, op. cit., p. 305.
Il est vrai que, si nous avions affaire aux photographies toutes seules, nous aurions beau les regarder, nous ne les verrions pas s’animer : avec de l’immobilité, même indéfiniment juxtaposée à elle-même, nous ne ferons jamais du mouvement. Pour que les images s’animent, il faut qu’il y ait du mouvement quelque part. Le mouvement existe bien ici, en effet, il est dans l’appareil. C’est parce que la bande cinématographique se déroule, amenant, tour à tour, les diverses photographies de la scène à se continuer les unes les autres, que chaque acteur de cette scène reconquiert sa mobilité : il enfile toutes ses attitudes successives sur l’invisible mouvement de la bande cinématographique. Le procédé a donc consisté, en somme, à extraire de tous les mouvements propres à toutes les figures un mouvement impersonnel, abstrait et simple, le mouvement en général pour ainsi dire, à le mettre dans l’appareil, et à reconstituer l’individualité de chaque mouvement particulier par la composition de ce mouvement anonyme avec les attitudes personnelles. Tel est l’artifice du cinématographe. Et tel est aussi celui de notre connaissance. Au lieu de nous attacher au devenir intérieur des choses, nous nous plaçons en dehors d’elles pour recomposer leur devenir artificiellement. Nous prenons des vues quasi instantanées sur la réalité qui passe, et, comme elles sont caractéristiques de cette réalité, il nous suffit de les enfiler le long d’un devenir abstrait, uniforme, invisible, situé au fond de l’appareil de la connaissance, pour imiter ce qu’il y a de caractéristique dans ce devenir lui-même11.
- 12 Ibid., p. 304.
12Le cinématographe de Bergson est un dispositif de vision qui postule un spectateur là où on ne l’attend pas. Alors que nous pourrions croire que le spectateur essentiel du cinématographe est celui qui contemple la projection lumineuse sur l’écran, nous sommes amenés à repérer différentes positions de regard bien plus centrales pour la démonstration du philosophe. Certes, la production de l’image animée est posée comme le but de l’expérience cinématographique : « Supposons qu’on veuille reproduire sur un écran une scène animée, le défilé d’un régiment par exemple », écrit Bergson12 pour lancer le développement de son exemple « cinématographique ». Mais une fois mentionnée, l’image animée sur l’écran n’est jamais envisagée à partir de l’idée même de son observateur. Bergson ne met pas en place un point de vue devant l’écran. Dans son analyse, l’essentiel à connaître sur l’image projetée est sa valeur d’imitation, dont l’artifice sera expliqué par la présentation même du dispositif cinématographique.
13À quel moment Bergson active-t-il un point de vue dans son modèle ? De manière évidente lorsqu’il traite des photogrammes présentés au regard : « si nous avions affaire aux photographies toutes seules, nous aurions beau les regarder, nous ne les verrions pas s’animer ». Bergson fait l’hypothèse nécessaire à sa démonstration d’un acte sans efficacité quant à l’engendrement du mouvement : regarder les photogrammes. Ce n’est pas le seul moment où une position de regard est appelée par Bergson pour parler du modèle cinématographique. Les mentions récurrentes de ces « vues prises » renvoient régulièrement dans le texte à des instantanés comme point de vue sur la réalité. On peut citer cet extrait tiré du développement que Bergson présente à partir du passage célèbre sur le verre d’eau sucrée :
- 13 Ibid., pp. 338-339 (nous soulignons).
Si la succession, en tant que distincte de la simple juxtaposition, n’a pas d’efficace réelle, si le temps n’est pas une espèce de force, pourquoi l’univers déroule-t-il ses états successifs avec une vitesse qui, au regard de ma conscience, est un véritable absolu ? pourquoi avec cette vitesse déterminée plutôt qu’avec une vitesse infinie ? D’où vient, en d’autres termes, que tout n’est pas donné d’un seul coup, comme sur la bande du cinématographe ? Plus j’approfondis ce point, plus il m’apparaît que, si l’avenir est condamné à succéder au présent au lieu d’être donné à côté de lui, c’est qu’il n’est pas tout à fait déterminé au moment présent (...)13.
14La série de photogrammes sur la bande de la pellicule est en jeu. Que faut-il entendre par ce tout « donné d’un seul coup » et qui définit la bande filmique ? L’expression est étonnante. Elle combine une formule récurrente dans le discours philosophique, « ce qui est donné », « le donné », et l’exemple du cinématographe où ce qui est donné l’est pour un point de vue et non pas seulement comme un élément abstrait présenté à la pensée. L’expression revient souvent sous la plume de Bergson pour désigner la causalité mécanistique qu’il critique :
- 14 Ibid., p. 38 (nous soulignons « seraient visibles d’un seul coup »). La juxtaposition se donne en q (...)
L’essence des explications mécaniques est en effet de considérer l’avenir et le passé comme calculables en fonction du présent, et de prétendre ainsi que tout est donné. Dans cette hypothèse, passé, présent et avenir seraient visibles d’un seul coup pour une intelligence surhumaine, capable d’effectuer le calcul14.
- 15 Cet exemple se distingue en cela de la première présentation du cinématographe par Bergson, dans le (...)
15En somme, les photogrammes sont là, juxtaposés, et peuvent être saisis en un regard ; leur série peut être appréhendée par quelqu’un qui domine de son point de vue la totalité des photographies juxtaposées. Ici, la bande semble être immobile et certainement plus proche de la bande chronophotographique, analysée par le scientifique pour étudier le mouvement, que de celle du cinématographe15. Ce point de vue est très différent de celui que pourrait avoir un spectateur qui regarde l’écran, qui ne voit pas de série photogrammatique et ne perçoit pas les images d’un seul coup, mais les unes après les autres dans la continuité de l’image synthétisée.
16Lorsque Bergson fait implicitement appel à un point de vue sur les photogrammes dans la première présentation du cinématographe, c’est bien pour en faire la critique : si le regard ne peut accéder au mouvement reconstitué, il peut encore moins appréhender dans sa totalité le mouvement indécomposable de la vie. Il reste extérieur à la réalité du mouvement du mobile, dont les photogrammes ne sont que des images partielles. Il s’agit là de la critique bergsonienne de la perception. Les photogrammes ne sont que des immobilités.
Un autre spectateur
17Il est pourtant un autre spectateur dans le dispositif cinématographique de Bergson, et celui-là est paradoxal. Ce qu’il faut retenir, dans la présentation du cinématographe, ce n’est pas tant le mouvement de l’image animée, considéré comme un artifice, que celui qui se trouve au cœur de la machine : « Le mouvement existe bien ici, en effet, il est dans l’appareil », écrit Bergson. On peut lire ce passage en dégageant un nouveau degré de la critique bergsonienne supportée par le modèle cinématographique. Non seulement ce qui est reconstitué est du faux mouvement parce que l’on part des immobilités, des instantanés photographiques, mais aussi parce que le mouvement qui est à l’origine de ce mouvement reconstitué, le mouvement dans l’appareil, est lui-même enfermé dans la machine, isolé de tout observateur : « l’invisible mouvement de la bande cinématographique ». Avec la mention de l’invisibilité, Bergson fait exister implicitement un point de vue sans objet de regard, un regard qui ne peut pas voir. C’est un point de vue impossible, aveugle, sur le mouvement caché des rouages et du défilement de la bande, mais un point de vue tout de même. À l’aune du modèle de l’intuition qui engage à « s’installer dans le mouvement », le cinématographe ne peut que figurer comme contre-exemple, car il force non seulement le point de vue à la distance et à l’extériorité, mais encore le regard à l’inefficacité.
18Dans sa critique de la science selon le modèle cinématographique, Bergson active donc un point de vue extérieur par rapport à la réalité lorsqu’elle est saisie dans des instantanés, mais aussi un point de vue extérieur à la machine, au mouvement mécanique interne au cinématographe. Cette deuxième posture est fondamentale à la critique bergsonienne de la pensée analytique car elle radicalise ce qui est impliqué par la notion même de point de vue, la distance par rapport à l’objet du regard.
- 16 Notons que le mouvement abstrait est associé au mouvement mécanique, celui qui, comme le démontre l (...)
19Elle est incompatible avec l’immersion que requiert l’intuition. Le cinématographe sépare le sujet de l’expérience du mouvement, bien qu’il ne s’agisse dans ce cas que du mouvement que Bergson qualifie d’abstrait. Le dispositif ainsi compris permet de rendre nulle la possibilité pour un éventuel sujet de regard de s’effacer comme tel et d’entrer dans la machine pour faire l’expérience du mouvement. Si Bergson peut qualifier le mouvement mécanique d’abstrait, c’est sans doute parce qu’il est impossible de l’expérimenter de l’intérieur, comme le requiert l’expérience du mouvement réel dans le bergsonisme16. En somme, il est impossible d’être dans le mouvement de la machine comme l’intuition nous permettrait d’être dans le mouvement de la vie. Il est impossible d’entrer dans la machine !
- 17 C’est le cas de plusieurs figures dans les textes de Jarry, notamment de celle d’Ixion. Voir notamm (...)
- 18 Plus précisément, Bergson veut montrer par cet exemple qu’il est toujours possible d’obtenir de l’i (...)
20Le lecteur pourra sans doute ici s’étonner qu’on envisage une telle hypothèse. Elle est pourtant étayée historiquement. Être dans la machine est une posture de la modernité. Si elle peut paraître absurde, elle n’en existe pas moins dans des images célèbres. Modern Times (les Temps modernes, 1936) montre comment Charlot emporté dans les rouages multiples expérimente le mouvement avec son propre corps. Cette figure est déjà à l’œuvre dans des textes philosophiques comme celui de Bergson, et elle l’est chez ses contemporains du début du siècle. Il suffit de citer les assemblages mécaniques inventés par Alfred Jarry où le spectateur tourne dans des mécanismes imaginaires modelés cependant sur des dispositifs cinématographiques bien concrets17. On trouve dans le cours au Collège de France de 1902-1903, un exemple étonnant pour expliquer le mouvement. Bergson propose un dispositif opposé à celui du cinématographe : le mécanicien faisant corps avec sa locomotive peut toujours passer du mouvement à l’arrêt, explique Bergson18. La posture de l’homme dans la machine est ici vraisemblable, mais elle participe tout de même de ces figures qui nous intéressent. Pour le cinématographe, associé au fonctionnement de la pensée, Bergson maintient cette position comme impossible et absurde.
L’homme-pensée mouvante, sous forme de portrait
21Autour de Bergson, il est une autre figuration de la pensée en ce début de xxe siècle. C’est justement celle de l’anti-machinisme, à laquelle on peut associer celle du bergsonisme : il fallait pouvoir attribuer au philosophe du mouvement, à Bergson donc, une forme de pensée qui ne se plie pas au modèle négatif de la connaissance scientifique ; une forme de pensée qui partage quelque chose avec l’intuition. Un modèle de l’homme-pensant ou de l’homme-pensée se diffuse dans l’espace public à travers la réception des textes de Bergson, en relation avec la « gloire » de Bergson, avec sa renommée et sa popularité. Les foules se bousculent à ses cours au Collège de France et cela défraie la chronique. Jusqu’aux dames de la bonne société qui viennent s’asseoir en face de ce professeur dont la philosophie est celle de la vie. Les journaux ne cessent de revenir sur ce succès, que ce soit pour l’encenser ou pour le tourner en dérision.
22Ce modèle est la réversion du modèle scientifique théorisé par le philosophe : c’est le penseur du bergsonisme.
- 19 « C’est un grand éloge qu’on fait du cerveau parisien quand on dit qu’un tel homme est à la mode » (...)
23On en passe par une forme rhétorique nécessaire à la communication. Lorsqu’il s’agit de présenter ou de parler d’une personne publique, dans la presse par exemple, il convient d’en faire le portrait. Nous trouverons donc le « portrait de Bergson » en penseur du mouvement : on fait ainsi « l’éloge du cerveau parisien », pour reprendre une expression de Maurice de Waleffe19. Or ce penseur est défini par son style, car, suivant l’expression de Buffon devenue un stéréotype, « le style, c’est l’homme ».
24On souligne ainsi le mouvement, la souplesse de sa pensée et de sa parole, dont la fluidité submerge l’auditeur comme une vague :
- 20 Gérard d’Houville, « Hommage », le Figaro, 15 février 1914 (nous soulignons).
N’est-ce pas la suprême beauté d’une œuvre, de s’étendre au-delà des limites de l’intelligence et des sciences, des formules et des mots, et d’être une vague si puissante et si débordante que son déferlement atteint même ceux qui ne semblent pas pouvoir en être jamais submergés ? (...) Et puis une si intense, secrète, irrésistible poésie anime et vivifie ses idées, dont la subtilité hardie, profonde et si neuve a tellement ému le monde de la pensée et a eu sur tous les jeunes esprits une influence si féconde, que cette poésie je ne peux pas ne pas la ressentir et l’exalter20.
25Ainsi s’allient dans son style force, agilité et souplesse :
- 21 Grémil, « Figures du temps présent. M. Henri Bergson », la Dépêche, 16 février 1914 (nous soulignon (...)
Nous causons, et tout de suite nous comprenons le charme, la séduction, de cette parole éloquente, insinuante qui a valu à Bergson une popularité si rapide et si complète. En l’écoutant, on a l’impression d’une épée agile et souple (...)21.
- 22 René Bazin, « À l’Académie française, les élus d’hier », le Temps, 14 février 1914 (nous soulignons (...)
Souvent, il lui faut recourir à des images qui ne sont pas des ornements de style, mais des façons de donner à sa pensée plus de précision. M. Bergson a été amené ainsi à créer à son usage une langue souple, élégante, pittoresque, pleine de trouvailles, merveilleux mélange de grâce et de simplicité22.
26Certes, la fluidité du style est un lieu commun que l’on retrouverait aisément sous d’autres plumes pour qualifier positivement maints écrivains ou orateurs. Mais, avec Bergson, se cristallise tout particulièrement l’adéquation complète du style et de la pensée mouvants, trouvant leur justification philosophique dans le contenu même du bergsonisme, qui fonde la valeur du mouvement continu, indécomposable de la vie, en l’opposant au modèle scientifique, qualifié par Bergson de cinématographique. Ce représentant de la pensée française – la marque nationale revient souvent, en opposition à la philosophie allemande, avec Kant comme parangon – devient lui-même une figure du bergsonisme, comme le montre le deuxième trait qui définit son style. Si sa pensée est imprégnée du mouvement, c’est bien parce qu’elle ne peut être morcelée. C’est là encore un caractère antithétique du modèle cinématographique, celui de la décomposition du mouvement :
- 23 J. Bourdeau, « L’esthétique de M. Bergson. Feuilleton du Journal des Débats », Journal des débats, (...)
« (...) la fuyante élégance de sa prose, la poésie colorée de ses images, ne sont pas des ornements surajoutés ; elles couvrent la pensée et y adhèrent comme une tunique de Nesius (Dauriac). C’est là ce qui rend si difficile [d’] analyser, de résumer, voire de présenter par de courts extraits, la pensée de M. Bergson : si on la morcelle, si on la hache, si on lui donne un tour logique, elle risque de perdre son charme, sa force, sa conviction. »23
27Ou encore :
- 24 J. Bourdeau, « L’esthétique de M. Bergson. Feuilleton du Journal des Débats », Journal des débats, (...)
Les mots auront beau être choisis comme il faut, ils ne diront rien de ce que nous voulons leur faire dire, si nous n’arrivons pas, par le rythme, par la ponctuation, par les dimensions relatives des phrases et les membres de phrases, par un va-et-vient tout spécial du discours, à faire que l’esprit du lecteur, guidé sans cesse par une série de mouvement naissants, décrive une courbe de pensée et de sentiment analogue à celle que nous décrivons nous-mêmes. (...) chacun des mots pris individuellement ne compte plus. Il n’y a plus rien que le sens mouvant qui traverse les mots24.
- 25 H. Bergson, le Rire, op. cit., p. 115.
28La pensée s’entend ici comme une esthétique, liée à l’effet de mouvement que produit le discours. Se construit alors implicitement l’opposition entre le penseur-poète et le penseur scientifique, celui de la connaissance rationnelle. Bergson lui-même, dans le Rire, réélaborant le modèle du génie, attribue au poète la capacité de « reconnaître » dans le réel, de connaître en somme, ce à quoi l’homme banal ne peut accéder25. Dans sa théorie de la connaissance, l’artiste s’approche au plus près de l’expérience de l’intuition. Il n’est donc pas étonnant que l’on suive de près ce modèle ravivé par le philosophe lui-même pour construire le portrait du penseur « Bergson », qui personnifie ainsi la pensée poétique du bergsonisme.
- 26 Le succès de Bergson, du Collège de France à l’étranger, suppose à la fois un large public capable (...)
- 27 Le terme est de François Azouvi (Ibid.).
29Les exemples cités tirés de la presse généraliste témoignent de la popularité de Bergson, qui est considéré comme un « phénomène national » – on dit aussi un « phénomène de mode » – et atteint une renommée internationale réelle26. Dans l’espace culturel de ce début du xxe siècle, les « philosophèmes » bergsoniens – notions tirées de sa philosophie que l’on fait circuler en se les réappropriant, en les recontextualisant, voire en les transformant – restent incontournables et sont repris dans divers champs du savoir27. Les extraits cités témoignent du moment où les philosophèmes viennent adhérer, en le revitalisant, le cliché du style fluide et souple. Ils participent à construire l’image de l’homme-pensée opposée au modèle cinématographique de la connaissance construit par Bergson lui-même dans ses ouvrages. Ce processus s’appuie sur la mise en place du portrait du philosophe en penseur.
30Cette image de Bergson se constitue dans les années 1910 et se formule de manière récurrente au moment de sa nomination à l’Académie française en 1914. Mais elle est comme fixée, justifiée et pérennisée par le discours de Réception en 1918 prononcé par René Doumic. Ce discours viendra en quelque sorte institutionnaliser le portrait du philosophe en homme pensant du bergsonisme. Il sera reproduit dans son intégralité dans le Temps. Voici un extrait de ce discours que le Gaulois choisit de reproduire et qui justement tire le portrait de l’homme-pensée :
- 28 G. Pelca, « La réception de M. Bergson. La réponse de M. René Doumic », le Gaulois, 26 janvier 1918 (...)
Concevoir cette réalité mouvante, fuyante, impalpable, n’est déjà pas chose très aisée ; mais comment l’exprimer par des mots ? L’exprimer, de toute évidence, cela est impossible, puisque lui appliquer les formes du langage, ce serait l’immobiliser et partant la détruire. On ne peut que la suggérer par des images qui sont elles-mêmes de vivants symboles. C’est à quoi servent ces métaphores semées dans votre style et qui sont la particularité, probablement la plus significative. Car elles n’y sont pas comme une parure et comme des ornements surajoutés : elles en font partie intégrante. Elles sont une nécessité de votre méthode. Et par là votre philosophie redevient un art et rejoint la poésie28.
31L’usage de la métaphore devient un principe constitutif de la méthode : l’esthétique est la marque de cette pensée mouvante, insoumise aux concepts, aux mots et aux signes. L’entrée de Bergson à l’Académie française justifie le portrait du philosophe en artiste, ce que confirmera en 1928 son prix Nobel de littérature.
32Or, le portrait de l’homme dont la pensée et le style adhèrent au mouvement de la vie se retrouve sous la plume de Bergson, pour parler du style des discours de René Viviani aux États-Unis :
- 29 Henri Bergson, « Préface au recueil des discours prononcés par M René Viviani aux États-Unis », le (...)
Par quelle opération magique M. Viviani arrivait-il à captiver, à entraîner les auditeurs dont beaucoup ignoraient le français ? (...) C’était, dès les premiers mois, une adhésion en quelque sorte physique de l’auditoire, qui se laissait bercer par la musique du discours. À mesure que l’orateur s’animait et que ses gestes dessinaient plus fortement sa pensée et son émotion, les assistants, attirés à l’intérieur de ce mouvement, adoptaient le rythme de l’émotion, emboîtaient le pas à la pensée et comprenaient en gros la phrase lors même qu’ils n’en saisissaient pas les mots. Mais bientôt les mots prenaient chacun leur sens parce que des termes communs aux deux langues ou des noms propres auréolés de gloire brillaient de loin en loin et propageaient leur luminosité tout au long des intervalles, – comme un soir de fête, dans ces rampes de gaz qui dessinent la forme d’un monument, l’allumage çà et là de quelques becs provoque, avec l’aide du vent, l’illumination soudaine de l’ensemble. Tel était je crois le mécanisme de l’opération par laquelle on eut dit que la pensée de M. Viviani se communiquait directement aux esprits, sans passer par un intermédiaire matériel29.
- 30 Ce que permet au contraire l’intuition. Les figures qui en rendent compte dans l’Évolution créatric (...)
33Le portrait de l’homme pensant en accord avec le bergsonisme prévaut dans cette préface de Bergson que le Matin reproduit. Bergson reprend le modèle selon lequel l’homme livre sa pensée à travers son style de parole. Il l’inscrit lui-même dans les philosophèmes du bergsonisme, dans le modèle que d’autres lui attribuent : on retrouve le mouvement, le mouvement des gestes de l’orateur qui prolonge sa pensée, qui attire à lui les spectateurs, les englobe dans son rythme, leur permettant de comprendre cette langue étrangère sans qu’ils aient accès au sens des mots. C’est l’adhésion sans distance, une sorte de sympathie avec la mobilité du geste de l’orateur. Pas de décomposition signifiante, mais la continuité du mouvement comme modèle de la compréhension d’une pensée. Et Bergson va encore plus loin. Il propose un autre dispositif de vision, sorte d’antithèse du modèle cinématographique. Les soirs de fête, les petites flammes des rampes de gaz, transformées par le mouvement que leur insuffle le vent, viennent combler les intervalles entre les points lumineux des becs de gaz, créant ainsi un dessin continu. L’intervalle, c’est ce à quoi le modèle cinématographique de la pensée ne donne pas accès30.
34Il est donc une figure de la modernité, celle de l’homme-pensée, qui, autour de Bergson, trouve deux versions différentes : d’une part, celle qui est théorisée à travers le modèle cinématographique de la pensée par le philosophe ; d’autre part, celle de la pensée faite style propre à la figure publique de Bergson, tout entière mouvement et étrangère à toute logique discontinue. C’est à la première que les pages suivantes vont être consacrées.
« Être dans la machine »
- 31 Voir Pascal Manuel Heu, le Temps du cinéma. Émile Vuillermoz père de la critique cinématographique (...)
- 32 L’article paraît en deux parties : décembre 1919 et janvier 1920.
35Nous devons à Pascal Manuel Heu d’avoir dégagé le débat entre Émile Vuillermoz, Paul Souday et Marcel L’Herbier autour de la constitution de la critique cinématographique à propos duquel il mentionne la part de la référence à Bergson31. Il serait intéressant de creuser le fonctionnement diversifié de la référence bergsonienne, mais un seul exemple sera retenu ici parce qu’il retravaille la figure de l’homme-pensée en relation avec l’invention d’un dispositif cinématographe. L’Herbier développe cet exemple dans un texte fort connu, « Hermès ou le silence », qu’il écrit en 1917 et publie en 1918 dans le Film (29 avril) puis dans les Feuilles libres en 1919-192032, et qui sera repris dans Intelligence du cinématographe en 1946. Lorsque l’Herbier écrit cet article, il répond à la fois à Vuillermoz et à Souday qui, tous deux, se sont référés à Bergson dans une argumentation contraire.
36L’Herbier ne défend pas le cinéma comme art, mais comme un moyen d’expression moderne porteur de promesses, en somme comme un nouvel art, à certaines conditions, et jouant du paradoxe. Il faut se garder de faire de L’Herbier un contempteur inconditionnel du cinéma comme art. Ce qu’il tente, en fait, est une redéfinition de l’art à partir du cinéma.
- 33 « Et l’on demeura comme étonné (...) qu’ayant parcouru Bergson dans l’espoir de greffer sa jeune fo (...)
- 34 L’Herbier caricature la logique de Souday en remplaçant le cinématographe par l’imprimerie, et les (...)
37Il ne peut donc suivre Vuillermoz qui veut pour sa part élever le cinéma au niveau des autres arts et avance une définition de l’artiste citant le Rire. Selon L’Herbier, Vuillermoz utilise un texte de Bergson qui ne convient pas pour parler du cinéma33. Quant à Souday, il a la naïveté d’affirmer que Bergson condamne le cinéma34.
- 35 Et ce malgré la réserve qu’il formule à sa propre référence à Bergson : « Jeu d’allusions, et fanta (...)
- 36 Voir François Azouvi, op. cit., pp. 103-110 et Laurent Véray, « Rose-France (1918). De l’influence (...)
38L’Herbier entretient un rapport certain avec la philosophie de Bergson35. Il faut dire que les milieux symbolistes qu’il connaît ont été perméables au bergsonisme36.
39Dans « Hermès et le silence », il propose une réévaluation du modèle bergsonien du cinématographe, non sans ironie d’ailleurs, à travers une représentation de l’homme-pensée.
40Après sa réponse aux deux critiques, il enchaîne avec sa propre interprétation de Bergson, qui s’attache justement au dispositif cinématographique :
... Et quant à nous, nous ne saurions nous dérober à la fantaisie contradictoire d’affirmer que, pas un instant, Bergson ne refuse son intérêt à la représentation cinématographique des choses ; mais qu’il répugne uniquement à occuper dans le théâtre spirituel, l’une de ces places « assises », où il voit somnoler depuis Platon, les philosophes archaïques des formes qui, ayant induit de l’immobilité conceptuelle la mobilité spectaculaire, croient, immobilisés qu’ils sont dans leur fauteuil, pouvoir sur l’écran métaphysique, saisir le mouvement...
- 37 Marcel L’Herbier, « Hermès et le silence », op. cit., p. 8 (nous soulignons).
... Et qu’en fin de compte, tout ce qu’il exige « dès le contrôle » – c’est que s’étant institué lui-même « mouvement généralisé » ou « devenir abstrait », l’on veuille bien l’autoriser à n’admirer le film essentiel (suite pour lui d’immobilités instantanées), qu’installé par faveur spéciale, dans la machine à projection !37
41Le pas est franchi : il s’agit bien ici d’entrer dans la machine. Nous trouvons là réunis de façon exemplaire une relecture du modèle cinématographique de Bergson ainsi que la mise en place du portrait du philosophe. Ce texte s’inscrit dans le contexte des variations sur la figure moderne de l’homme-pensée du bergsonisme et de l’homme-pensée comme machine, et tout particulièrement comme cinématographe. L’Herbier réinvente donc un dispositif cinématographique pour « saisir » la philosophie et la position du philosophe bergsonien. Cela se fait en deux temps.
42D’abord, il rend compte de la critique bergsonienne contre la philosophie des idées non pas en reprenant exactement la manière de Bergson, mais en utilisant à son tour un dispositif cinématographique. Celui-ci, contrairement à celui de Bergson dans l’Évolution créatrice, ne s’occupe pas de la fabrication de l’image par décomposition du mouvement en instantanés. Il se concentre sur le moment de la projection : le dispositif de L’Herbier est une projection cinématographique probablement payante (il mentionne le « contrôle ») où les philosophes platoniciens tiennent le rôle de spectateurs contemplateurs d’un spectacle, sur un « écran métaphysique ». On peut dire que son dispositif résume bien l’ordre de valeurs de cette philosophie où l’imitation, la représentation, est la dévaluation de l’Idée (« ayant induit de l’immobilité conceptuelle la mobilité spectaculaire ») ; où comme le souligne Bergson, le mouvement n’est qu’une donnée de la réalité dévaluée, elle-même imitation des Formes immuables.
- 38 Elle est travaillée d’ailleurs indirectement par Bergson dans le Cours « Histoire de l’idée de temp (...)
43Si L’Herbier retient l’idée d’immobilité, ce n’est pas, comme Bergson, pour la lier à l’instantané photographique, mais pour en faire la caractéristique de la posture de ces philosophes archaïques devant la représentation cinématographique, dont la référence à la caverne platonicienne ne peut échapper à personne38. L’Herbier croque de manière comique, dans une sorte de parodie de la démarche bergsonienne une certaine posture philosophique que Bergson lui-même critique.
44Mais il ne s’arrête pas là. Il soumet la figure de Bergson au même traitement implacable et table sur la personnification des caractères essentiels du bergsonisme. Si les philosophes archaïques sont immobiles, le philosophe Bergson « se présente » pour sa part, lui-même, activement comme « mouvement généralisé » ou « devenir abstrait ». C’est la deuxième variante du dispositif cinématographique inventé par L’Herbier. Cette personnification de la figure du philosophe s’inscrit totalement dans son époque en ce que Bergson, comme figure du penseur, incarne littéralement, comme dans une sorte de portrait vivant, les valeurs du bergsonisme, flux, mouvement et continuité : c’est ce que nous avons vu surgir dans la presse généraliste.
45Mais il reste l’essentiel. La position que préconise Bergson, qui est bien de s’installer dans le mouvement, est rendue ici par cette posture paradoxale : être dans la machine. L’Herbier présente Bergson, non sans ironie, comme revendiquant cette place si particulière. Ce faisant, il procède à un retournement radical de Bergson contre lui-même : car le requisit de l’intuition, s’installer dans le flux du devenir, de la continuité du monde, devient sous la plume de L’Herbier, s’installer dans la machine, au cœur de ce modèle du mécanisme cinématographique selon Bergson, dans cette place impossible mais postulée implicitement par le philosophe, où le mouvement de la bande cinématographique reconstitue le mouvement factice sur l’écran. C’est dire que le mouvement de la machine est l’équivalent du mouvement indécomposable de la vie ! Ce que Bergson ne pourrait accepter.
46L’intérêt de cette nouvelle figure philosophique, cette figure du penseur pris dans le dispositif cinématographique, c’est qu’il est un spectateur : non plus de l’image projetée, mais bien des instantanés photographiques qui défilent sous ses yeux (« n’admirer le film essentiel (suite, pour lui, d’immobilités instantanées)... »). L’Herbier semblait avoir exclu la part de la décomposition du mouvement dans son dispositif cinématographique, mais voilà qu’elle réapparaît sous forme d’objet de regard pour ce spectateur interne à la machine. En somme, Bergson observe les photogrammes directement sur la bande. C’est dire sans doute qu’il tourne le dos à la représentation du mouvement sur l’écran pour ne plus voir que la pellicule filmique, l’objet qui, bien qu’entièrement en mouvement, ne peut montrer le mouvement de l’image. Cette posture de l’homme-pensée comme philosophe est aussi une posture de spectateur à la faveur du dispositif cinématographique : un spectateur qui se trouve, cette fois, dans la machine. L’Herbier pousse ainsi jusqu’à ses limites les potentiels du dispositif cinématographique de l’Évolution créatrice.
47Le dispositif cinématographique devient l’instrument de compréhension de la posture philosophique, une des institutions de la pensée, qui est sans doute aussi une pose, dans le sens où la modernité peut en tracer le portrait sous forme de l’homme-pensée.
Notes
1 Cf. Gianni Vattimo, la Fin de la modernité : nihilisme et herméneutique dans la culture post-moderne, Paris, Seuil, 1987.
2 Voir notamment les travaux réunis par Leo Charney et Vanessa R. Schwarz, Cinema and the invention of modern life, Berkeley, University of California Press, 1995.
3 Kracauer lit Bergson dans les années 1910 au moment de la première grande réception de Bergson en Allemagne. Il s’y réfère dans ses premiers essais « philosophiques » : « Über das Wesen der Persönlichkeit » (1913-1914), « Von der Erkenntnismöglichkeit seelischen Lebens » (1916), « Das Leiden unter dem Wissen und die Sehnsucht nach der Tat » (1917). Je remercie Nia Perivolaropoulou pour ces informations.
4 H. Bergson, l’Évolution créatrice, [1907], Paris, PUF, « Quadrige », 2009 [1937], p. 307.
5 Ibid., p. 342.
6 « Introduction à la métaphysique », la Pensée et le mouvant, Paris, PUF, « Quadrige », 1999 [1938], p. 181.
7 Le début de l’essai de Bergson est, à cet égard, explicite. Il est deux manières de « connaître une chose » : « La première implique qu’on tourne autour de cette chose ; la seconde, qu’on entre en elle. La première dépend du point de vue où l’on se place et des symboles par lesquels on s’exprime. La seconde ne se prend d’aucun point de vue et ne s’appuie sur aucun symbole. » (Ibid., pp. 178-179). Cette dernière renvoie à l’intuition.
8 L’Évolution créatrice, op. cit., p. 305.
9 Pour Marey, le cinématographe est un chronophotographe. Voir « Exposition d’instruments et d’images relatifs à l’histoire de la chronophotographie », par le Docteur Marey, membre de l’Institut, Musée centennal de la classe 12 (photographie) à l’Exposition universelle internationale de 1900 à Paris, Métrophotographie et chronophotographie, Saint-Cloud, impr. Belin [s.d.]. Anson Rabinbach a avancé que la chronophographie de Marey a joué un rôle dans la constitution du modèle cinématographique par Bergson. Voir le Moteur humain. L’énergie, la fatigue et les origines de la modernité, Paris, La Fabrique, 2004 [1990].
10 Elie During, « Bergson » dans Antoine de Baecque, Philippe Chevallier (dir.), Dictionnaire de la pensée du cinéma, Paris, PUF, 2011 et « Notes sur le cinématographe bergsonien », dans François Albera, Maria Tortajada (dir.), Ciné-dispositifs, Lausanne, L’Âge d’homme, coll. « Histoire et esthétique du cinéma/Travaux », 2011.
11 L’Évolution créatrice, op. cit., p. 305.
12 Ibid., p. 304.
13 Ibid., pp. 338-339 (nous soulignons).
14 Ibid., p. 38 (nous soulignons « seraient visibles d’un seul coup »). La juxtaposition se donne en quelque sorte pour Bergson « en dehors du temps » (Ibid., p. 51).
15 Cet exemple se distingue en cela de la première présentation du cinématographe par Bergson, dans lequel les photogrammes s’enchaînent les uns aux autres (« la bande cinématographique se déroule, amenant, tour à tour, les diverses photographies de la scène à se continuer les unes les autres »).
16 Notons que le mouvement abstrait est associé au mouvement mécanique, celui qui, comme le démontre le Rire, est le plus éloigné de la fluidité du mouvement de la vie.
17 C’est le cas de plusieurs figures dans les textes de Jarry, notamment de celle d’Ixion. Voir notamment nos « Machines cinématiques et dispositifs visuels. Cinéma et ``pré-cinéma’’ à l’œuvre chez Alfred Jarry » (1895, no 40, juillet 2003, pp. 5-23) ; « Monstre cinématographique et mutation électromagnétique » (dans Beate Oschner, dir., Jarry : Le monstre 1900 / Das Monster 1900, Aachen, Shaker Verlag, 2002, pp. 211-227). Par ailleurs, le rapprochement de la pensée et du cinématographe n’est certainement pas réduit à l’emploi qu’en fait Bergson. Il est lisible notamment, en 1924, dans une intervention de Picabia à propos du film Entr’acte : « Le cinéma ne doit pas être une imitation mais une invention évocatrice aussi rapide que la pensée de notre cerveau, laquelle a la faculté de nous transporter de Cuba à Bécon-les-Bruyères, de nous faire sauter sur un cheval emballé ou du haut de la Tour Eiffel... pendant que nous mangeons des radis » (« Instantanéisme », Comœdia, 21 novembre 1924). Le cinéma est mis en rapport avec d’autres représentations des systèmes et phénomènes du psychisme tel celui qui a trait au système nerveux ou encore au subconscient sans que toutes ces figurations ou ces comparaisons soient sur le même plan. Voir les travaux de Rae Beth Gordon, notamment De Charcot à Charlot. Mises en scène du corps pathologique, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2013 [2001]. Voir aussi François Albera, « Le paradigme cinématographique », 1895 revue d’histoire du cinéma, no 66, printemps 2012, pp. 8-33 et Mireille Berton, le Corps nerveux des spectateurs. Cinéma et sciences du psychisme de 1900, Lausanne, L’Âge d’Homme, coll. « Histoire et esthétique du cinéma/Travaux », 2015.
18 Plus précisément, Bergson veut montrer par cet exemple qu’il est toujours possible d’obtenir de l’immobilité à partir du mouvement, ce qui inversement serait, dit-il, impossible. Cela surprend parce qu’il associe un élément mécanique à la conception bergsonienne du mouvement. Il ne sera pas repris dans l’Évolution créatrice. Je remercie la Bibliothèque Jacques Doucet qui m’a permis de consulter le Cours au Collège de France donné par Bergson entre 1902 et 1903.
19 « C’est un grand éloge qu’on fait du cerveau parisien quand on dit qu’un tel homme est à la mode » (le Journal, 25 janvier 1918).
20 Gérard d’Houville, « Hommage », le Figaro, 15 février 1914 (nous soulignons).
21 Grémil, « Figures du temps présent. M. Henri Bergson », la Dépêche, 16 février 1914 (nous soulignons).
22 René Bazin, « À l’Académie française, les élus d’hier », le Temps, 14 février 1914 (nous soulignons). On notera également la féminisation de son style, de ces qualificatifs associés à la séduction, à la grâce.
23 J. Bourdeau, « L’esthétique de M. Bergson. Feuilleton du Journal des Débats », Journal des débats, 24 février, 1914 (nous souligons).
24 J. Bourdeau, « L’esthétique de M. Bergson. Feuilleton du Journal des Débats », Journal des débats, 24 février, 1914 (nous soulignons).
25 H. Bergson, le Rire, op. cit., p. 115.
26 Le succès de Bergson, du Collège de France à l’étranger, suppose à la fois un large public capable de recevoir un discours philosophique et une philosophie qui s’adapte à lui, qui se veuille transmissible, comme le souligne Philippe Soulez : « Que viennent chercher les auditeurs (...) ? C’est tout le problème du statut public cultivé, spécialité – institution devrait-on dire – française. Il est arrivé à Bergson de comparer son cours à un concert, comme tel, accessible à un public qui est bien loin d’être professionnel ou même amateur. Peut-on réellement aller à la philosophie comme on va au concert ? Le public est sensible à une sorte d’ébranlement optimiste de la rationalité dite alors traditionnelle ou classique. Le symbolisme en poésie, l’impressionnisme en peinture, le conventionnalisme scientifique fusionnent dans un climat d’époque. Mais qu’est-ce ici que l’influence ? Bergson, en France comme en Amérique, est perçu comme représentatif d’une époque. » (Philippe Soulez, Frédéric Worms, Bergson, Paris, PUF, « Quadrige », 2002 [1997], p. 101). Albert Thibaudet souligne que « le succès de l’Évolution créatrice fut presque instantané, dépassa considérablement le cercle étroit des philosophes, envahit la grande presse et le grand public. » (cité par François Azouvi, la Gloire de Bergson, Paris, Gallimard, 2007, p. 136). Or, c’est l’ouvrage qui met en avant la référence cinématographique, si peu commentée par les philosophes, mais qui pourtant aura son importance dans le champ du cinéma au moment où il commence de se constituer.
27 Le terme est de François Azouvi (Ibid.).
28 G. Pelca, « La réception de M. Bergson. La réponse de M. René Doumic », le Gaulois, 26 janvier 1918 (nous soulignons). Paul Souday inverse l’argument récurrent du style, soulignant néanmoins ainsi sa prégnance : « Or M. Bergson intéresse par ce qu’il dit, et non par la façon dont il le dit ». Il prend néanmoins ses distances : « Mais l’espèce de mysticisme réaliste de M. Bergson s’adapte aisément aux déliquescences dont certaine littérature nous a donné d’assez fâcheux exemples » (« Réception de M. Henri Bergson », le Temps, 26 janvier 1918).
29 Henri Bergson, « Préface au recueil des discours prononcés par M René Viviani aux États-Unis », le Matin, 2 octobre 1917 (nous soulignons).
30 Ce que permet au contraire l’intuition. Les figures qui en rendent compte dans l’Évolution créatrice soulignent cette parenté avec la pensée mouvante : « L’intuition est là cependant, mais vague et surtout discontinue. C’est une lampe presque éteinte, qui ne se ranime que de loin en loin, pour quelques instants à peine. (...) De ces intuitions évanouissantes, et qui n’éclairent leur objet que de distance en distance, la philosophie doit s’emparer, d’abord pour les soutenir, ensuite pour les dilater et les raccorder ainsi entre elles. Plus elle avance dans ce travail, plus elle s’aperçoit que l’intuition est l’esprit même et, en un certain sens, la vie même : l’intelligence s’y découpe par un processus imitateur de celui qui a engendré la matière. Ainsi apparaît l’unité de la vie mentale. On ne la reconnaît qu’en se plaçant dans l’intuition pour aller de là à l’intelligence, car de l’intelligence on ne passera jamais à l’intuition. » (op. cit., p. 268).
31 Voir Pascal Manuel Heu, le Temps du cinéma. Émile Vuillermoz père de la critique cinématographique (1910-1930), Paris, L’Harmattan, 2003.
32 L’article paraît en deux parties : décembre 1919 et janvier 1920.
33 « Et l’on demeura comme étonné (...) qu’ayant parcouru Bergson dans l’espoir de greffer sa jeune foi sur quelques vieux plants métaphysiques, il n’ait fini par découvrir dans tout ce verger spéculatif que le fruit d’un texte, sans fruit pour sa glose... » (« Hermès et le silence », le Film, no 110-111, 29 avril 1918, p. 7).
34 L’Herbier caricature la logique de Souday en remplaçant le cinématographe par l’imprimerie, et les films par les livres : « (...) si, pour des commodités de propédeutique, quelque psychologue se plaît à comparer l’impression en nous-mêmes de faits de mémoire, par exemple, au mécanisme de l’imprimerie, et si, par la suite, le même psychologue venant à étudier la mémoire en soi, la condamne au nom, je suppose, d’une force plus évolutive, on peut logiquement conclure que ce psychologue condamne l’imprimerie ; bien plus qu’il condamne les livres !... » (Ibid., p. 8).
35 Et ce malgré la réserve qu’il formule à sa propre référence à Bergson : « Jeu d’allusions, et fantaisie purement stérile, comme on le voit, mais qu’on nous pardonne ; car nous n’y fûmes nous-mêmes amené, que par ceux-là qui, bien imprudemment, citèrent au débat cinématographique, comme témoin tantôt à charge tantôt à décharge, un philosophe qui n’effleura jamais que par parabole la question sur laquelle ils le voulurent faire se prononcer explicitement. (Ibid., p. 8). Dans l’un de ses premiers textes poétiques qu’il place sous l’égide du grand Oscar Wilde, L’Herbier fait référence au bergsonisme par la bouche de Gerald, personnage dandy, qui aime le paradoxe et la provocation : « Car le monde lui-même, n’a pas choisi d’autre moyen de paroxysme [que la guerre] ... Le monde s’est fait mouvement, uniquement mouvement, – et pour dramatiser son jeu il a su le vêtir de toutes les nuances du danger... (...) Et de nos jours, Bergson même ne vise guère à une autre chose qu’à saisir la mobilité d’une suite hostile de contraires, – quand Benda, par contre s’avise de l’en dessaisir (... au jardin des jeux secrets, « Apologie de Judas », Paris, Sansot, 1914, pp. 65-66). Ce passage renvoie au débat polémique entre le philosophe et Julien Benda en même temps qu’aux positions politiques intransigeantes que Bergson assume au moment du déclenchement de la guerre avec l’Allemagne.
36 Voir François Azouvi, op. cit., pp. 103-110 et Laurent Véray, « Rose-France (1918). De l’influence symboliste aux prémices du modernisme cinématographique » dans Laurent Véray (dir.), Marcel L’Herbier. L’art du cinéma, op. cit., pp. 15-38.
37 Marcel L’Herbier, « Hermès et le silence », op. cit., p. 8 (nous soulignons).
38 Elle est travaillée d’ailleurs indirectement par Bergson dans le Cours « Histoire de l’idée de temps » déjà cité.
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Référence papier
Maria Tortajada, « « Être dans la machine », une posture moderne. Dispositifs cinématographiques de Bergson à L’Herbier », 1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 82 | 2017, 14-33.
Référence électronique
Maria Tortajada, « « Être dans la machine », une posture moderne. Dispositifs cinématographiques de Bergson à L’Herbier », 1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze [En ligne], 82 | 2017, mis en ligne le 01 juin 2020, consulté le 17 avril 2025. URL : http://journals.openedition.org/1895/5347 ; DOI : https://doi.org/10.4000/1895.5347
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