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Etudes

L’invention de la caméra Éclair 16 : du direct au synchrone

The invention of the Éclair 16 camera : from direct to synchronous
L'invenzione della macchina da presa Éclair 16 : dal « diretto » al « sincrono »
Vincent Sorrel
p. 106-131

Résumés

Cet article documente et reconsidère la « révolution » du cinéma direct à partir d'un lieu commun : une invention technique, la caméra légère et synchrone, aurait permis de faire évoluer les formes documentaires. Deux caméras sont principalement concernées en France : la KMT qui est restée un prototype et l'Éclair 16 produite à partir de 1963. En décrivant l'histoire de leurs conceptions, puis en détaillant les problèmes techniques que pose l'asservissement des moteurs de la caméra avec celui d'un magnétophone afin d'obtenir le synchronisme de l'image et du son, il apparaît que ce sont les cinéastes qui ont précédés la technique, et non le contraire. Ils ont su, sans en avoir les moyens, créer un sentiment de synchronisme avec les situations et l'époque par une série d'approches, de tentatives et de tâtonnements. La technique a suivi, et il faudra dix ans de mise au point pour obtenir un dispositif fiable. Ce n'est donc pas une invention technique qui a rendu possible « le cinéma direct », mais la volonté des cinéastes portée par des enjeux esthétiques et humanistes. En outre, cet article s'attache à distinguer l'invention formelle et celle des techniques de tournage, de l'invention technique elle-même. En effet, l'insonorisation ne pouvait être obtenues que par un processus de fabrication industrielle, et Éclair a lancé l'étude et la production d'une caméra de reportage parce que la télévision représentait un nouveau marché. Cela permet de relativiser la participation des cinéastes à la conception directe de l'objet technique sans leur enlever le mérite d'avoir rêvé et réalisé ces films sans en avoir encore les outils. En inventant la technique par la pratique, les tentatives des cinéastes pour s'approcher du « direct » représentent une puissance formelle qu'on ne peut pas réduire à l'invention d'un nouvel outil.

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Texte intégral

Ces apports de la technique et certains aspects historiques n’ont pu être précisés qu’avec l’aide de François Weulerse, Jean-Pierre Beauviala mais aussi Joël Massey et Pierre Michoud. Pierre Michoud a été longtemps responsable du SAV de la société où il travaille toujours et notamment sur la production de la dernière version de l’enregistreur son muti-pistes, le Cantar X3.
Cette recherche a débuté en 2008 en tant que chercheur associé à la Cinémathèque française dans les collections du Conservatoire des techniques et d’un mémoire dirigé par Martin Barnier et Jacques Gerstenkorn à l’Université Lyon 2. Merci à Laurent Mannoni de m’avoir donné accès aux archives et matériels, et pour leurs relectures pertinentes à Benoît Turquety, Caroline Zéau, Laurent Le Forestier et François Albera.

  • 1 En introduction à son film, Jean Rouch fait référence à une expérience de « ciné-vérité ». C’est ce (...)
  • 2 Cf. « À la fin des années 1950, une mutation travaille les représentations filmées, cinéma et télév (...)
  • 3 Voir Séverine Graff, le Cinéma-vérité. Films et controverses, Rennes, Presses Universitaires de Ren (...)

1Le film de Jean Rouch et Edgar Morin, Chronique d’un été (1961) est souvent présenté comme l’une des premières expériences de tournage en son synchrone, préfigurant ce qu’on convient d’appeler aujourd’hui le « cinéma direct »1. Ce terme désigne un tournage utilisant un matériel léger permettant au cinéaste d’être immergé et en prise directe avec des situations réelles. Saisir au plus près les aspirations et les préoccupations d’une époque – en particulier celles de la jeunesse – et pour cela, filmer les corps et la parole de l’Autre, contribuent à affirmer la nécessité technique du son synchrone. De nombreux textes importants pour la réflexion sur le cinéma documentaire, qui décrivent et analysent les apports essentiels de ces nouvelles formes, insistent sur le fait que cette « révolution » a été rendue possible grâce à l’invention d’une caméra légère et silencieuse permettant l’enregistrement synchrone du son et de l’image, l’Éclair 162. L’émergence de cette caméra est ainsi, souvent, associée au tournage de Chronique d’un été. Pourtant son industrialisation n’a commencé que quelques années après3.

  • 4 Au début de Chronique d’un été, Rouch présente le film, dans son commentaire, comme « une expérienc (...)
  • 5 La Technique cinématographique de janvier 1964 annonce : « L’appareil qui révolutionna la prise de (...)

2En effet, cette période, riche de discussions et d’expérimentations, est toujours envisagée à partir des récits des cinéastes et autour de ce qu’on se propose d’appeler une légende, celle d’un prototype qui serait celui de l’Éclair 16. Jean Rouch voulait absolument que son film soit un film expérience4, il n’en fallait pas moins une caméra prototypale à son projet... et l’Éclair 16 « révolutionna » la prise de vue5.

3L’histoire de cinéastes qui participent à l’invention d’un nouvel outil pour créer de nouvelles images constitue un mythe largement répandu, en même temps qu’une épopée esthétique et technique fascinante. Mais est-ce que les cinéastes inventent les caméras ? Les invente-t-on pour les cinéastes ? De quoi l’idée de « direct » est-il l’expression ? Qu’est-ce que le synchronisme et comment est-il obtenu ? En précisant les apports de la technique durant cette longue période, nécessaire à la mise au point du synchronisme automatique au tournage, entre 1954 et 1973, nous interrogeons les conditions industrielles de fabrication des caméras et le dialogue des cinéastes avec les fabricants tels qu’ils nous sont présentés jusque-là.

Un point sur le synchrone

  • 6 Ce rapport à la perception du synchronisme est culturel, notamment lié à la post-synchronisation qu (...)

4Dès les premiers temps du cinéma, il y eut des expériences d’enregistrement et de projection synchrones : il n’existe en effet aucun obstacle à synchroniser deux appareils, une caméra et un appareil sonore, si un seul moteur les entraîne à partir du même axe. Si la vitesse change, elle varie en même temps pour le son et l’image qui sont couplés et entraînés par le même moteur. Mais ce principe mécanique est trop contraignant si l’on souhaite désolidariser prise de vue et prise de son ou rendre le tournage mobile. À partir du moment où deux moteurs ne sont pas entraînés par le même axe, il faut considérer comme impossible de faire tourner exactement à la même vitesse deux appareils mécaniques car les rouages en métal subissent la dilatation et l’usure, les variations sont inévitables. Quelques centièmes de seconde, entre le défilement de l’image et le défilement du son, et le synchronisme recherché est perdu6.

  • 7 Puis, le système se précise avec une dynamo tachymétrique dont le principe de base consiste à envoy (...)

5Afin de stabiliser la vitesse des moteurs de caméras légères, c’est d’abord le principe d’une roue tachymétrique qui a été utilisée, permettant à l’opérateur de contrôler manuellement la vitesse du moteur en plaçant l’aiguille du compteur autour de 24 images par seconde7.

  • 8 Avant les magnétophones et l’enregistrement sur bande magnétique, la caméra sert à enregistrer le s (...)
  • 9 Le commentaire de ce film produit par la British commercial gas association annonce en préambule : (...)
  • 10 Parallèlement, le système Movietone (1926) a été développé pour les News. Cette technique du single (...)
  • 11 Vittorio de Seta était équipé d’un magnétophone Maihak à ressort.

6Dès les débuts du cinéma parlant, le synchronisme était obtenu facilement en studio. La fréquence des oscillations du courant électrique était utilisée pour caler la vitesse des deux moteurs, caméra image et caméra son8, sur une référence commune. Cette solution qui nécessite de se brancher sur le secteur, se révèle en revanche plus compliquée en extérieur. Dans le cas du cinéma documentaire, cette technique a permis de tourner des séquences synchrones à l’intérieur, comme dans Housing problems (1935) d’Edgar Anstey et Arthur Elton9. Dans ce film, qui dénonce les conditions de logement des classes populaires en Angleterre, le commentaire habituel laisse la place aux témoignages de laissés pour compte mais au prix d’un dispositif imposant. Le film est tourné dans des maisons vétustes transformées pour l’occasion en « studio » : des éclairages sont placés sur des échafaudages devant les fenêtres et un « camion son » est garé dans la rue, alimenté par un générateur qui produit du courant électrique et donc les oscillations nécessaires à la synchronisation. En dehors du single system10 plutôt dédié au reportage, la technique du son optique utilisée à cette époque impliquait un matériel imposant, un dispositif important s’interposant entre le cinéaste et les phénomènes enregistrés. C’est pourquoi les cinéastes comme Robert Flaherty pour Man of Aran (1934) continuèrent de tourner dans les conditions du muet, le film étant ensuite sonorisé en studio avec les « acteurs » du film. En outre, l’enregistrement du son sur la pellicule optique nécessitait un développement en laboratoire, comme l’image. Une des premières conditions d’un tournage image et son en extérieur a été celle d’un basculement technologique : le passage du son optique au son magnétique. L’enregistrement sur bande a été conçu dans un premier temps pour l’informatique et utilisé dans un second temps pour la radio puis le cinéma à partir de 1953. Avec la bande magnétique, on passe du « camion son » pour transporter le matériel de son optique, à la « valise son », un magnétophone portable autonome, d’abord à ressort puis à piles. Ce sont des documentaristes qui s’en sont saisis en premiers. Rouch s’en est servi en Afrique, dans un mouvement qui va vers l’enregistrement de la parole alors que la mobilité et la simplicité de l’appareil a permis à Vittorio de Seta de filmer seul en montant à bord des étroits bateaux de pêche à l’espadon avec la caméra et le magnétophone11. Avec le magnétophone à bande magnétique, les cinéastes pouvaient enregistrer images et sons en même temps, et selon, construisaient une forte impression de direct. Par contre, chacun des moteurs tournant à sa propre vitesse, la non régularité des deux appareils (caméra et magnétophone) ne permettait qu’un synchronisme très approximatif. De Seta s’intéressait surtout aux cris et aux chants. La parole n’était pas enregistrée pour être comprise, mais dans une approche sonore. Aussi, avec le même appareil, il pouvait écouter le soir même ce qu’il avait enregistré durant la journée, ce qui n’était pas possible avec le son optique. C’est parce que ce cinéaste inquiet écoutait et réécoutait les bandes dans l’attente de recevoir ses rushes images de Rome que le son précède l’image et guide le rythme du montage dans Lu tempu di li pisci spata (1954).

La caméra de reportage moderne

  • 12 Alors que les deux orthographes semblent possibles, Caméflex et Cameflex, nous utilisons ici Camefl (...)
  • 13 Jean Vivié, « Jules Carpentier premier industriel français du cinéma », Bulletin de l’Afitec no 31, (...)

7Comme l’Arriflex, caméra allemande apparue en 1937, le Cameflex12 (1947) est équipé d’une visée reflex qui devient progressivement la norme pour toutes les caméras. Ces deux caméras de reportage 35 mm sont électriques et fonctionnent sur batteries, ce qui permet de filmer pendant 4 minutes en continu. Le Cameflex est équipé d’un magasin à enclenchement instantané, la caméra est rechargeable très rapidement13. L’idée d’une prise, d’un filmage comme une chasse, à travers la visée et la possibilité de filmer plus longtemps, de pouvoir tout saisir, sont parmi les objectifs qui guident la conception de cette caméra de reportage. Mais deux inconvénients majeurs subsistent avec le Cameflex comme pour l’Arriflex : le bruit – du moteur et du mécanisme d’entraînement de la pellicule – ne permet pas de tourner des séquences sonores à proximité du sujet. Le son synchrone n’est possible qu’en reliant la caméra et le magnétophone au courant électrique, ce qui exclut la possibilité de filmer dans la rue. À l’intérieur, à cause du bruit, il fallait mettre la caméra à distance et pour cela, les opérateurs utilisaient de longues focales. L’autre solution pour filmer de près et à l’intérieur, était d’équiper la caméra d’un blimp, une « carapace » qui étouffe le bruit mécanique, mais transforme l’appareil léger en caméra « de studio ». À partir de 1959, le Cameflex a été proposé dans les deux versions, 35 mm et 16 mm, mais la version 16mm n’est qu’une adaptation mécanique de la version 35 mm. L’appareil a la taille et quasiment le poids d’une caméra 35 mm.

Le magnétophone

  • 14 Ce chiffre correspond à la largeur de la bande.
  • 15 Entretien avec François Weulerse, 2007.
  • 16 Les numéros de l’époque de la revue la Technique cinématographique comportent un certain nombre de (...)
  • 17 Les masslot fonctionnent avec la force centrifuge. Selon la vitesse, elles envoient du courant au m (...)
  • 18 Entretien avec Joël Massey, 2014. Joël Massey a travaillé à Aäton entre décembre 1980 et fin 1987, (...)

8Le magnétophone à bande lisse 6.2514 est rapidement devenu l’outil de la prise de son au cinéma. D’abord à ressort, il devient rapidement électrique, fonctionnant sur piles. Le Nagra deviendra la référence pour les tournages de cinéma a partir de la fin des années 196015 mais avant cela, la firme de Stefan Kudelski n’arrivant pas à répondre à la demande, c’est plutôt le magnétophone Perfectone, un autre fabricant suisse, qui est utilisé16. Il est équipé d’un moteur auto-régulé par un système à inertie17. C’est le principe d’une régulation électro-mécanique. Puis, la régulation est devenue électronique analogique, par transistors, avec le Nagra III (1958), magnétophone alimenté par piles et qui ne pèse que 5 kilos. Le système agit comme un potentiomètre ou un rhéostat : il permet électriquement d’accélérer ou de freiner le moteur en contrôlant le courant et donc de réguler la vitesse, mais pas assez précisément pour synchroniser deux appareils dans l’objectif d’enregistrer des séquences de parole18.

Le fil à la patte

  • 19 Matthias Steinle, « La découverte non-révolutionnaire du 16 mm/son synchrone par la télévision alle (...)
  • 20 Steinle nous précise que le reportage en deux parties a été diffusé les 31 mars et 7 avril 1954 sou (...)
  • 21 Ibid.
  • 22 Avec le câble Piloton, un pas est réalisé, mais l’étape suivante est techniquement difficile pour l (...)

9De la technique de synchronisation en studio à partir du secteur a découlé un autre procédé, plus léger, reliant le magnétophone à la caméra par un câble. Le moteur envoie une fréquence pilote, une oscillation sinusoïdale qui donne une information sur sa vitesse. Ce signal est enregistré sur une piste auxiliaire de la bande magnétique qui permettra de synchroniser le son et l’image en post-production au moment du repiquage. La variation de la vitesse du moteur est prise en compte lors du repiquage du son de la bande magnétique lisse à la bande perforée pour le montage. Le système Piloton permet de se libérer du secteur et de tourner en extérieur, mais l’opérateur image et l’opérateur son restent « enchaînés » par ce câble que les cinéastes appelaient « le fil à la patte ». Matthias Steinle19, décrit les origines de ce dispositif technique avec l’expérience d’une équipe d’une jeune télévision allemande de Hambourg (NWDR, Nord-West Deutscher Rundfunk) qui est partie tourner au Congo belge le 21 janvier 195420. C’est donc du côté de la télévision et dès 1954 que Steinle identifie cette première expérience, alors qu’il rappelle qu’on date généralement l’arrivée de cette technique du début des années 1960, mais encore, que « les protagonistes tels que Jean Rouch, Michel Brault et Richard Leacock sont communément cités comme les inventeurs du 16 mm/son synchrone par lequel ils ont révolutionné le film documentaire »21. « Le fil à la patte » rend possible un tournage synchrone en extérieur, mais il a l’inconvénient de restreindre les possibilités de mouvements de l’opérateur son et de l’opérateur image. Cet équipement représente une solution technique provisoire, mais les cinéastes, Rouch et Brault, que cite Steinle, refuseront la solution du câble pour la force symbolique que représente l’idée de détacher les deux opérateurs afin de leur permettre de tourner plus librement22.

Chronique d’un été

  • 23 Rouch avait voulu venir tourner Place de la Concorde car s’y trouvait les décors du tournage du fil (...)
  • 24 Ce moment où elle se parle à elle-même, comme à ses fantômes, est une des séquences fortes du film (...)
  • 25 Cf. Jean-Louis Comolli, Corps et cadre. op. cit. L’auteur rend compte des enjeux esthétiques autour (...)
  • 26 Merci à Caroline Zéau pour cette piste de l’attention portée par le personnage au dispositif techni (...)

10Jean Rouch a réalisé tous ses films des années 1950 avec une caméra Bell & Howell 16 mm. Cette caméra avait l’excellent avantage d’être très petite et mobile. Rouch avait l’habitude de l’appuyer sur son front pour la stabiliser et le moteur à ressort lui donnait l’autonomie de filmer n’importe où en Afrique mais le limitait à une durée de plans de 25 secondes. Cependant, cette caméra ne répondait pas aux conditions techniques de synchronisme, l’entraînement de la pellicule par ressort étant bruyant et ne permettant pas de tourner à une vitesse stable. De film en film, l’idée que les protagonistes pourraient se commenter eux-mêmes constitua, pour le cinéaste anthropologue, un idéal éthique qui passait par la question technique du synchronisme. La séquence tournée au bord de la lagune d’Abidjan dans Moi, un noir (1959) est à ce titre exemplaire de ce désir de pouvoir filmer dans la durée un homme qui marche dans la rue et qui raconte son histoire. Or ce travelling, durant lequel Oumarou Ganda évoque la guerre d’Indochine, n’est pas du tout tourné dans des conditions de synchronisme mais avec une caméra Bell & Howell. Il approchera de son objectif avec le film suivant, Chronique d’un été (1961). Ce n’est pas un homme qui marche, mais une femme, Marceline Loridan, équipée de l’un des premiers micro-cravates ramené du Canada par Michel Brault. Cette séquence est le premier tournage du cinéaste québécois que Rouch a fait venir du Canada. Tournée en travelling arrière, Marceline marche en direction de la caméra. La séquence commence place de la Concorde à Paris, et continue aux Halles. Porté par Michel Brault lors du tournage à la Concorde, le Cameflex est ensuite placé dans la 2 CV de Rouch : bloqué au fond du coffre, le viseur de l’appareil est alors obstrué. Brault et Rouch, chacun appuyé sur une des ailes de la voiture, abandonnent la caméra afin de pousser le véhicule, qu’ils laissent ensuite s’éloigner et s’arrêter seul. Pourquoi avoir changé de lieu ? Rouch a écouté le premier enregistrement effectué à la Concorde et il a pensé aux Halles, un lieu plus sombre, dans lequel on pénètre. Puis, selon le témoignage de Michel Brault, même si leur équipement était préparé par André Coutant – qui a dessiné le Cameflex chez Éclair – le synchronisme restait très approximatif. Le moteur était régulé, bien réglé, mais les cinéastes ne voulaient pas relier le magnétophone que portait Marceline, à la caméra. Dans les Halles, Marceline est à contre-jour. Le spectateur ne peut pas se rendre compte que sa parole n’est pas vraiment synchrone et ce défaut ne l’empêche pas de rentrer dans l’intimité de ce qui se joue sur une grande place publique23. Au montage, il faut recaler image et son approximativement. Alors que la volonté technique est d’être en prise directe avec ce que l’on filme (la visée reflex fait partie du dispositif idéal), cette séquence emblématique des prémices du cinéma direct24 est non seulement tournée à l’aveugle, mais les cinéastes ne peuvent pas entendre ce que dit Marceline. Il s’agit d’un son direct, l’image et le son étant enregistrés dans le même mouvement et en même temps, cependant le synchronisme reste artisanal : au montage, il faut recaler image et son approximativement. Si l’enregistreur n’est pas synchronisé avec la caméra, il n’en reste pas moins que les images et les sons rendent compte ensemble de la même expérience traversée par Marceline, qui se remémore ces instants où elle a été séparée de son père au moment de leur déportation. Nous sommes avec la parole de Marceline comme nous ne l’avons jamais été25. La possibilité même de rendre compte de ce moment est en tension avec un dispositif technique qui ne le permet pas. Cette tension n’existerait pas si le synchronisme ne posait pas question : Marceline prête une attention forte à la présence du micro. Parle-t-elle à elle-même ou à son père ? Dans tous les cas, elle parle en direction du micro avec une attention particulière à cet enregistrement dont elle porte le dispositif technique26.

  • 27 C. Zéau précise que les Raquetteurs, réalisé par Gilles Groulx et Michel Brault en 1958, est consid (...)

11L’enthousiasme des cinéastes à provoquer des situations qui n’avaient jamais été filmées, les a incité à user de méthodes artisanales et adaptées à chaque scène. Par exemple, la séquence précédant celle de Marceline Loridan à la Concorde est tournée sur le toit terrasse du Musée de l’Homme au Trocadéro, ce qui permet d’être à la fois dehors et de brancher les appareils, caméra et magnétophone, sur le secteur. Mais la volonté de Rouch était d’aller plus loin en voyant dans la technique une solution à ses problèmes méthodologiques. En sollicitant la technique, il a su provoquer des situations fortes et ces séquences contaminent le reste du film27. Le bouleversement esthétique a bien eu lieu aussi parce que le synchronisme reste artisanal pendant toute cette période des débuts du cinéma direct.

  • 28 Jean Rouch et sa caméra. Au cœur de l’Afrique, de Philo Bregstein. Production : NOS TV, Musée de l’ (...)
  • 29 Dans Jean Rouch et sa caméra, Rouch ne cite ici ni l’Éclair 16, ni la KMT, mais la Bell & Howell, p (...)
  • 30 Le Cameflex est ici utilisé dans sa version 16 mm qui permet de filmer 11 minutes en continu.
  • 31 Nous ne savons pas exactement quand André Coutant a mis à disposition la KMT pour le tournage de Ch (...)

12C’est notamment dans le film Jean Rouch et sa caméra28, que Rouch déclare que le film a été tourné avec le prototype d’une caméra. Rouch et le réalisateur, Philo Bregstein marchent place du Trocadéro. Ils sont filmés à la manière du début de Chronique d’un été, en longue focale, un Nagra en bandoulière. Rouch dit : « Coutant a accepté de faire une caméra extrêmement légère, miniaturisée et insonore et cette caméra, c’est la caméra Éclair d’aujourd’hui avec laquelle nous avons tourné Chronique d’un été. C’est-à-dire que nous avons fait en même temps un film et en même temps on a fabriqué une caméra »29. Or Chronique d’un été n’a pas été tourné avec un prototype de l’Éclair 16 car ce dernier ne sera présenté qu’en octobre 1962. L’essentiel du film semble avoir été tourné avec la caméra la plus commune du moment, le Cameflex30 qui permet de tourner en mobilité la plupart des séquences que nous voyons dans le film et qu’il est possible d’équiper d’un blimp pour réaliser les nombreuses séquences d’entretien tournées à l’intérieur. Rouch souhaitant réaliser une expérience nouvelle, il lui fallait un outil hors normes : la caméra KMT avec laquelle Chris Marker et Pierre Lhomme réaliseront ensuite le Joli Mai (1962). Celle-ci a été vraisemblablement utilisée pour le tournage de juillet 1960, qui correspond à la dernière séquence de Chronique d’un été quand Rouch et Morin parlent en marchant dans un couloir du Musée de l’Homme31. La KMT est souvent présentée comme le prototype de la caméra Éclair 16, par exemple dans le film de Mario Ruspoli, Méthode 1. En 1962, le Service de la recherche de la Radio Télévision Française a commandé ce film à Ruspoli pour former les opérateurs de la télévision aux nouvelles techniques de prises de vues liées au cinéma direct. Le film est lui-même tourné avec une KMT et nous voyons opérer une équipe à l’image avec un deuxième exemplaire de la caméra qui n’a jamais été produite en série. Méthodes 1 est présenté comme le manifeste d’une « aventure collective vers la conquête d’un nouvel espace cinématographique ». Comme le commentaire de Ruspoli le dit : « Une nouvelle dimension s’ouvre pour le cinéaste ». Cet espace de liberté est clairement lié à la question de l’outil et de sa légèreté. « Libérer la caméra. Pouvoir la jeter dans l’espace humain, dans la vie ». Mais encore : « Il faut d’abord filmer avec les oreilles. [...] Le caméraman n’a plus de trépied : il l’a donné au musée archéologique ». Le commentaire insiste sur l’importance de la question de l’outil qui semble au cœur des possibilités et va jusqu’à présenter le matériel utilisé : « Devant vous, une pièce historique : le prototype Coutant-Mathot, la première caméra légère, silencieuse et synchrone ». Mais la KMT n’est pas le prototype de l’Éclair.

La KMT

13Michel Brault, en parlant du tournage de Chronique d’un été, évoque ainsi la KMT :

  • 32 Michel Brault, « Métamorphose d’une caméra : Fragment d’une longue histoire », Lumières, no 25, 199 (...)

J’arrive donc à Paris et on me met entre les mains une caméra fabriquée par André Coutant, une caméra qu’il avait assemblée à partir d’une caméra grosse comme un paquet de cigarettes qui avait été dessinée pour être installée dans les ailes d’avion de l’armée de l’air. C’était juste un corps de la caméra, il y avait donc de la place pour un objectif, monture « C ». Puis il avait ajouté en dessous un moteur. Parce que je pense qu’elle était actionnée en synchronisme avec les mitrailleuses32.

  • 33 Conférence de François Ede, Conservatoire des techniques, Cinémathèque française, le 14 mai 2014.

14La KMT est une adaptation d’un appareil baptisé KMO destiné à l’armée et reprend le corps caméra de l’Éclair 16 GV (Grande Vitesse), une caméra industrielle. Un exemplaire de l’Éclair 16 GV est conservé à la Cinémathèque française mais les deux exemplaires de la KMT ont disparu. Le corps de la GV est effectivement très étroit, la caméra est donc petite et légère, cependant elle n’a pas de système de visée parce que destinée à être placée dans une aile d’avion : sa fonction de ciné-mitrailleuse ne nécessite en effet ni visée ni magasin permettant de filmer en continu pendant 10 minutes comme avec le Cameflex, par exemple. La KMT est certes légère (3,5 kg selon Brault) mais elle n’est donc pas une caméra reflex. L’équipe de Ruspoli, composée de Pierre Lhomme, Etienne Becker et Antoine Bonfanti a utilisé pour ce tournage un objectif à focale variable Pan Cinor fabriqué par Berthiot33. Cette optique propose un dispositif qui permet de rendre n’importe quelle caméra (et donc la KMT) reflex : une partie de la lumière est réfléchie par un prisme vers une visée qui est un appendice de l’objectif de prise de vue. Ce système a le défaut, par rapport à la visée reflex, de réduire la quantité de lumière qui atteint la pellicule sensible et donc éloigne un peu la caméra de son objectif de prise de vue « tout-terrain ».

  • 34 Cf. C. Zéau, « Mario Ruspoli et Méthode 1. Le cinéma direct pour le bien commun », Décadrages no 18 (...)

15Au début de Méthode 1, la bande son nous laisse entendre le bruit mécanique de la caméra. « Coupons-lui la langue ! », dit la voix du commentaire et le bruit disparaît pour ne plus laisser entendre que le son direct. Il est clair que ce silence de la caméra correspond au geste du mixeur baissant le son. La question du bruit de la caméra ne se pose pas pour une ciné-mitrailleuse qui ne propose aucun élément technique qui faciliterait la synchronisation avec un magnétophone. Concernant le mécanisme d’entraînement, la griffe de la KMT est construite sur un principe aussi rustique que celui de la Bell & Howell ou du Cameflex et ne propose aucun dispositif spécifique d’insonorisation. Cette caméra de l’armée avait pour fonction de prendre un cliché de chaque impact afin de vérifier si la balle avait atteint sa cible, elle était donc synchronisée avec la mitrailleuse de l’avion et, là aussi, nul besoin d’un dispositif technique nouveau de synchronisation avec un magnétophone puisqu’il n’y avait pas de son. L’équipe de Méthode 1 tourne avec un câble reliant les deux appareils et le commentaire assume ce point : « Il a aussi du bon ce fil. Il a permis à l’équipe de se discipliner, d’acquérir le geste précis, le mouvement d’ensemble ». Ruspoli évoque une fonction quasi initiatique du « fil à la patte », mais plus personne ne l’utilisera dès lors qu’il ne sera plus techniquement nécessaire34.

  • 35 Le magasin co-axial est un atout de l’Éclair 16, conçu pour que le magasin ne dépasse pas la tête d (...)
  • 36 Dans l’entretien réalisé par F. Ede et diffusé lors de la conférence du 14 mai 2014 au Conservatoir (...)

16Non seulement la KMT est bruyante, sans visée reflex ni dispositif facilitant le synchronisme, mais la disposition de son magasin n’est pas adaptée à la mobilité souhaitée pour un tournage de type « cinéma direct ». Le brevet du Cameflex fait mention d’un magasin co-axial qui ne sera en définitive pas réalisé pour cette caméra. Ce principe, qui existe depuis la Debrie Parvo (1909), permet de réduire la taille du magasin en entraînant les bobines débitrices et réceptrices sur le même axe. Celles-ci sont alors placées l’une à côté de l’autre, dans le même magasin. Le chargement est un peu plus complexe mais la caméra est plus facile à équilibrer qu’avec deux magasins en ligne, et donc adaptée à une prise de vue à l’épaule. Cette solution déjà imaginée dans le brevet du Cameflex, mais non réalisée, se matérialisa avec l’Éclair 16 afin de rendre le magasin moins encombrant35. En revanche, Coutant a adapté un magasin non co-axial pour augmenter l’autonomie de la KMT à dix minutes. De fait, le magasin limite le champ de vision et les mouvements de l’opérateur36.

  • 37 Afin de décrire plus précisément les enjeux autour de la conception de l’Éclair 16 et de celle de l (...)
  • 38 Les améliorations de la caméra américaine Mitchell l’ont rendue autosilencieuse : elle est devenue (...)
  • 39 Les reporters des actualités cinématographiques sont alors équipés de caméras à ressort Leblay.
  • 40 Dossier CST, Conservatoire des techniques, Cinémathèque française.
  • 41 Lors de la réunion du 2 novembre 1959. Debrie produira une caméra qui sera présentée en 1963 sous l (...)

17Pour la conception du Cameflex, André Coutant, qui s’intéressait aux usages des caméras, a interrogé les utilisateurs, notamment par le biais d’un questionnaire37. Alors qu’il est rappelé dans les comptes rendus des réunions de la Commission supérieure technique que le Cameflex a été conçu en lien avec des desiderata exprimés par cette commission et ses membres, la conception de l’Éclair 16 n’est jamais évoquée avant la présentation de février 1963. Et ceci alors que Coutant est un membre actif de la Commission « prise de vues » au sein de la CST depuis la fin de l’Occupation. Dans un article de la revue la Cinématographie qui présente l’Éclair 16 en 1963, il est précisé que la caméra est annoncée depuis trois ans et qu’elle correspond au cahier des charges de la commission « prise de vues » de la CST. Si Coutant a bien participé à la rédaction d’un cahier des charges, ce dernier concerne la conception d’une caméra 35 mm d’une autonomie de 300 mètres de pellicule. En effet, dès les années 1950, une telle caméra manquait cruellement pour les tournages de fiction : les SuperParvo de Debrie et le Cameréclair d’Éclair ne pouvaient plus répondre aux besoins et les opérateurs se plaignaient notamment du bruit38. En réaction, la CST a établi un premier cahier des charges pour les constructeurs, mais cette caméra 35 mm française ne verra jamais le jour. De la même manière, depuis 1945, la commission a exprimé plusieurs fois la nécessité de fabriquer une caméra destinée aux actualités cinématographiques39. Le problème a été posé de nouveau lors des réunions du 31 mai 1954 et du 23 mars 1959. Les membres de la commission précisent dans le compte-rendu que « des subventions d’État allaient ainsi finalement à l’industrie étrangère et portaient préjudice à l’industrie française. Il semble difficile de remédier à cet état des choses sans le concours des constructeurs français qui semblent se désintéresser de cette fabrication40 ». Pathé ou Bourdereau n’ont pas donné suite à la suggestion de la CST. Après la conception du Cameflex qui a été présenté à la CST le 3 juin 1946, les comptes rendus de la CST ne mentionnent à aucun moment un cahier des charges pour une caméra légère, ni le projet d’Éclair, simplement un financement qui aurait été octroyé à Debrie pour la réalisation d’une caméra 16 mm41.

  • 42 Entretien avec François Weulerse, 2007.
  • 43 Pour la suite du monde (1963), le film de Pierre Perrault et Michel Brault, a été tourné avec trois (...)

18À la RTF, Weulerse s’occupait du matériel, de l’achat, de l’entretien et de la distribution aux équipes dans un service des actualités télévisées qui a explosé entre 1959 et 1966 : « Quand je suis arrivé, il y avait une dizaine de cameramen seulement et on est passé à 60 en 5 ans »42. Cette augmentation de personnel atteste des besoins grandissant de la télévision en matière de reportages et donc de caméras. Perfectone avait remporté le marché des magnétophones portables : son EP6A équipait exclusivement la RTF. Pour les interviews exigeant le synchronisme, les actualités télévisées utilisaient des caméras Auricon et Tolana en les reliant au secteur, et des Arriflex 16 et le Cameflex pour les prises de vues légères. À cette époque, la plupart des reportages et des documentaires sont tournés à plusieurs caméras43, une régulée pour tourner les séquences synchrones reliée au secteur, et une caméra légère, bruyante et non synchrone, pour les séquences en mobilité.

19Les caractéristiques techniques prônées par la CST, autour de la visée, de la légèreté et du synchronisme, vont dans le même sens que les cinéastes mais les archives de la CST permettent également de comprendre les enjeux commerciaux qui orientent la fabrication. Le cinéma léger ne représente pas un marché pour les fabricants, comme le souligne M. Cosma, directeur général d’Éclair International, dans un article publié en février 1962 dans la presse :

  • 44 Michel Cournot, « Mario Ruspoli », l’Express, no 558, 22 février 1962 (cité par Séverine Graff, op. (...)

Ces prototypes [KMT] sont en avance sur tout ce qui se fabrique ailleurs, je le sais. Quelques cinéastes assez particuliers se disputent cette caméra, mais ça ne fait pas un marché. Le marché, c’est la TV [...]. J’ai vu les télévisions américaines, anglaises, allemandes, japonaises. Je suis allé à Moscou ! Toutes me passent des commandes mais à condition qu’elle soit moins élémentaire, qu’elle comporte un viseur reflex [...], etc. Nous allons fabriquer un modèle qui correspond à la demande mais qui pèsera plus lourd44.

  • 45 Notamment la série « à la découverte des Français » entre 1956 et 1958 fut le point de départ de l’ (...)
  • 46 L’automatisme du synchronisme veut dire qu’il n’est plus une contrainte : l’opérateur n’a plus à s’ (...)

20Au début des années 1960, apparaît une nouvelle donne avec le développement du reportage à la télévision45. Les besoins grandissaient avec le succès des actualités et notamment ceux de l’émission Cinq colonnes à la une. Pour d’évidentes questions de rationalisation, il fallait à la télévision un outil qui permette à la fois les prises de vues synchrones et légères et le synchronisme automatique au tournage46. Il n’était plus possible, dans l’actualité, de resynchroniser artisanalement, en postproduction comme l’avaient fait les précurseurs du direct.

  • 47 Entretien avec François Weulerse, 2007.
  • 48 Coutant a d’abord été dessinateur chez Debrie avant de rentrer chez Éclair où il a dessiné le Camef (...)

21Weulerse est devenu l’interlocuteur d’Éclair pour « les actualités télévisées » : « C’est à partir de la KMT que l’on a exigé autre chose. On a voulu qu’elle soit reflex, qu’il y ait deux objectifs (une tourelle), la poignée, le silence qui était insuffisant, et le moteur47 ». Grâce au dialogue discret établi entre 1961 et 1962 avec les techniciens d’Éclair et le service des actualités télévisées, les opérateurs et Weulerse ont obtenu des modifications qui correspondaient à leurs besoins, comme la tourelle à deux objectifs ou la poignée de reportage. Depuis l’Éclair 16, toutes les caméras légères ont d’ailleurs une poignée sur le dessus pour pouvoir la porter au repos ou au transport, alors que le dessin du brevet Coutant-Mathot déposé en 1961 ne la mentionnait pas48.

22Après la portabilité, la question du silence de la caméra est importante et concerne tout d’abord la manière dont la griffe « attaque » la pellicule. Dans un entretien, Michel Brault parle de la KMT et des défauts de son mécanisme de griffe :

  • 49 Seul ou avec d’autres, réalisé par Denis Héroux, Daniel Arcand et Stéphane Venne en 1962.
  • 50 Michel Brault, Séquences no 68, février 1972.

Coutant a pris une caméra qui s’installe dans une aile d’avion chasseur. Dans Seul ou avec d’autres49, une séquence a été tournée avec une pellicule poussée à 800 ASA. Mais le problème de la caméra était la griffe. Coutant disait : il faut que la griffe arrive en tapinois50.

  • 51 Entretien avec François Weulerse, 2007.

23C’est, d’après François Weulerse, « un mécanicien de génie »51, Jacques Lecœur, par ailleurs passionné d’horlogerie, qui a conçu une griffe assez délicate pour rendre la caméra silencieuse. Tout a été pensé pour réduire les frottements, la transmission des bruits d’un organe à un autre. Chaque élément est isolé dans un caisson, et en particulier les plus bruyant(s), les griffes et les bielles ; l’optique et les magasins se situant à l’extérieur. Pour rendre la griffe plus délicate, c’est une mécanique réglable qui est conçue alors qu’une Bell & Howell ou le Cameflex ont un mouvement « type charrue » que Weulerse oppose à la « griffe délicate » de l’Éclair 16.

  • 52 Ibid.

La griffe rentre dans une perforation, elle descend le film, elle sort de la perforation : le mouvement théorique de la course de griffe est carré. Il faut que la griffe rentre en contact avec la perforation du film avant de le descendre le plus « gentiment » possible52.

24Le mécanisme d’une Bell & Howell ne s’ajuste qu’au montage, alors que le mouvement de l’Éclair 16 est réglable. Pour s’assurer silence et fixité, cette opération doit être répétée régulièrement. Dans le Cameflex, la griffe lèche le film mais arrive sur le bord de la perforation à une vitesse importante, ce qui fait du bruit. Pour les concepteurs qui cherchent à transformer le mouvement théoriquement carré de la griffe en mouvement souple, il faut réduire sa cadence au moment où elle sort puis rentre, à l’aide d’une came et des paliers de griffes. La griffe délicate est une des conditions du silence, mais pas la seule.

25Le brevet de l’Éclair 16 (no 1 318 665 demandé le 29 décembre 1961 et délivré le 14 janvier 1963) mentionne d’autres dispositions destinées à rendre la caméra silencieuse (24/25 dB) :

L’un des bruits importants de la caméra est dû à l’utilisation d’engrenages entre le moteur et l’obturateur réflecteur tournant de la caméra, appelé couramment viseur Reflex. La présente invention a pour objet une caméra rendue toute particulièrement silencieuse du fait que le moteur entraîne directement l’obturateur réflecteur tournant, sans aucun engrenage intermédiaire. 

26Étrangement, le brevet ne mentionne pas l’essentiel, le mouvement de griffe, mais une disposition ergonomique :

Le moteur entraînant l’obturateur est disposé au-dessous de la caméra, de façon à venir se placer devant l’épaule de l’opérateur quand le magasin disposé à l’arrière de la caméra repose sur son épaule, et il contribue à assurer un bon équilibre de l’appareil au cours de l’enregistrement.

27Cette disposition ressemble à celle du Cameflex, mais ces deux caméras ne sont pas équilibrées comme l’annonçaient les concepteurs : leur poids est à l’avant. Si la visée à l’avant a permis de reculer la caméra sur l’épaule, le positionnement du moteur sous la caméra empêche d’aller assez loin pour qu’elle soit vraiment équilibrée.

28L’ergonomie de la caméra est améliorée, mais aussi sa mécanique, au-delà de la griffe, de sorte qu’elle fasse le moins de bruit possible : elle est auto-blimpée, c’est-à-dire qu’il s’agit d’une caméra auto-silencieuse.

  • 53 Ibid.
  • 54 Ghislain Clocquet a également emprunté le prototype afin de faire des essais pour préparer le court (...)

29Deux prototypes ont été réalisés, l’un livré au service des actualités filmées de la RTF en octobre 196253, l’autre chez Éclair international diffusion, la société de commercialisation du groupe Éclair54.

  • 55 André Coutant est alors Président d’honneur de l’AFITEC.

30L’un des deux prototypes de la caméra Éclair 16 (dont le corps seul ne pèse que 6 kg) a été présenté le 27 février 1963 dans les locaux du CNRS aux membres de la CST et de l’AFITEC55 par Jacques Lecœur, comme en témoignent les photographies publiées dans la Revue technique du mois suivant. Après la présentation de ce prototype, l’entrée en production de cette caméra a été longue et difficile du fait d’une grande tension concurrentielle entre la société chargée de la fabrication de série chez Éclair, et Coutant. La mise en production par ACMC, l’usine dirigée par Monsieur Lavaud et qui emploie une centaine de personnes, est longue. Éclair est une nébuleuse constituée de plusieurs structures, il y a de la concurrence entre Mathot et Coutant qui a fondé sa propre société, Kinotechnique. Les plans qu’il a fournis sont faux et doivent être en partie refaits pour lancer la fabrication, m’a précisé Weulerse.

  • 56 Un numéro spécial intitulé « L’évolution des techniques » de la revue Centr’in tech information de (...)

31La conception de l’Éclair 16 a été lancée par Jacques Mathot, le propriétaire d’Éclair, parce que la RTF voulait passer une commande immédiate de vingt appareils si le constructeur mettait au point une caméra répondant à son cahier des charges. Convaincu par le prototype, et à la suite d’une précédente commande de deux Arriflex début 1963, les techniciens ont annulé une commande d’Arriflex 16 ST pour des Éclair, lançant la production d’une « vingtaine d’exemplaires », selon Weurlerse56.

Quel cahier des charges ?

  • 57 Une étude commanditée par le Service de la recherche, Enquête et essais sur les caméras légères (Co (...)
  • 58 Marché International des Programmes et des Équipements de Télévision.

32Autour de la légende de la conception de l’Éclair, un autre cahier des charges est souvent évoqué. Il aurait été élaboré lors d’une journée d’études du Service de la recherche de la RTF à laquelle ont participé une soixantaine de cinéastes dont Rouch, Morin, Leacock, Ruspoli, Lhomme, mais aussi les techniciens de Cinq colonnes à la une et les fabricants, Coutant, Mathot et Kudelski57. La réunion a eu lieu au MIPE TV58, organisé à Lyon du 2 au 4 mars 1963. Cette rencontre entre les cinéastes des différentes écoles, américaine, française ou celle du néo-réalisme italien avec la présence de Rossellini, a été importante. Parlant de leurs besoins, ils ont échangé sur leurs pratiques, mais techniquement, ils n’ont fait que confirmer ce que les techniciens du son chez Perfectone avaient déjà comme objectif, une caméra légère et silencieuse et un magnétophone portatif qui fonctionnent en synchronisme automatique sans câble. Ce qui veut bien dire que le cahier des charges de l’Éclair 16 n’a pas été réalisé lors de cette rencontre puisque le prototype existait déjà et la caméra elle-même a été présentée à cette date.

Inventer la caméra ?

  • 59 Mario Ruspoli, Pour un nouveau cinéma dans les pays en voie de développement : le groupe synchrone (...)
  • 60 En voici un extrait : « La légère KMT tenue constamment à la main par Michel Brault, avec un talent (...)
  • 61 Lors de la rencontre organisée par l’UNESCO, Roberto Rossellini a déclaré « Je suis peut-être idiot (...)
  • 62 Pierre Lhomme a commenté le film à la demande de François Ede. En le revoyant, il a en rappelé l’es (...)

33Pour une table ronde consacrée aux cinémas et à la culture arabe en octobre 1963, Ruspoli rédige un texte intitulé » Pour un nouveau cinéma dans les pays en voie de développement : le groupe synchrone cinématographique léger »59. Le « cahier des charges » évoqué constitue un très beau manifeste qui complète Méthode 1 avec la définition d’un dispositif technique comprenant caméra et magnétophone, qu’il nomme, « le groupe synchrone léger »60. À propos de la KMT, il écrit que les constructeurs la considéraient comme trop « rustique », rejoignant l’avis de M. Cosma, avant d’ajouter que « la politique commerciale d’Éclair en décida autrement » : « Éclair fit porter son effort sur une nouvelle caméra ». Ce texte et le film de Ruspoli nous renseignent sur ce que les cinéastes cherchaient, mais la caméra que nous voyons dans le film est un leurre ou au mieux un projet61. Un des cartons de Méthode 1 annonce bien le programme : il s’agit de « techniques de tournage » en cinéma direct, et non de technique au sens d’une conception mécanique. Ce film-manifeste exprime ce vers quoi les cinéastes veulent aller, le plaisir de filmer plus librement, en mouvement, dans la rue et l’importance que l’on accorde à la parole. La KMT représente le rêve des cinéastes, une « image » fantasmée de la petite caméra62. L’Éclair 16 est plus grosse et aussi plus lourde tout simplement parce qu’elle intègre une visée reflex. Surtout, ses nouvelles dispositions techniques ne sont pas issues de la petite KMT, qui n’est en rien le prototype technique de l’Éclair 16, mais de la monumentale caméra Mitchell. Les concepteurs de l’Éclair 16 ont étudié la manière dont les Américains avaient rendus la Mitchell silencieuse. Ainsi, l’Éclair 16 propose une conception nouvelle par rapport aux matériels existants jusqu’alors. D’un côté il y a le symbole, et de l’autre la réalité de la machine. La KMT ne résout rien techniquement mais cette caméra industrielle a permis, en trois ans, de réaliser des films marquants l’histoire du cinéma documentaire. La KMT représente un désir, l’Éclair 16 est un compromis : elle n’est pas aussi légère que la KMT mais portée au stade industriel, l’objet atteint sa cohérence. L’Éclair 16 devient une évidence à partir du moment où elle est produite et sera très largement utilisée pour tous types de productions que ce soit en cinéma ou en télévision.

Donner une horloge à la caméra

  • 63 Séverine Graff, op. cit. Les sources proviennent du fonds Jean Rouch de la BNF.
  • 64 Georges Sadoul, « Avec la Caméra-Œil de Robert Drew et Richard Leacock. Nouvelle vue sur le cinéma (...)

34L’enjeu de l’invention d’un outil adapté pour le cinéma direct a soulevé des passions chez les cinéastes et une forme de concurrence entre les équipes américaines, canadiennes et françaises. Michel Brault est venu travailler avec Rouch pour Chronique d’un été, mais les échanges que Séverine Graff cite dans son ouvrage révèlent une surenchère entre Leacock et Rouch63. Georges Sadoul évoque, dans un entretien avec Drew et Leacock de 1962, que, selon Rouch, Leacock enfermerait tous les soirs sa caméra dans un coffre-fort64. Le cinéaste américain et ses compagnons, essentiellement Don A. Pennebacker, ont couplé une caméra américaine Auricon 16mm (1949) avec une montre Bulova Accutron.

Aux États-Unis, une nouvelle montre électronique (a été inventée). Le jour où j’ai vu cette montre, j’ai su que nous avions trouvé la solution. Tout ce dont vous avez besoin pour obtenir la synchronisation, c’est d’une bonne montre !65

  • 66 L’ouvrage de Vincent Bouchard détaille les solutions recherchées au Canada : en 1960, l’ONF est nou (...)

35Le temps indiqué par les montres électroniques est toujours exact car leur mécanisme est réglé par un diapason, mais Stefan Kudelski, le concepteur du Nagra, affirme dans un entretien à Séverine Graff en 2007 que c’étaient de « petits gadgets ». Leacock lui-même, dans un entretien que j’ai pu avoir avec lui en 2009 m’a dit que « ça ne marchait pas ». Dans le film produit par l’ONF en 1999, le Cinéma vérité : l’instant décisif, Peter Winconik rencontre chacun des pionniers du direct, au Canada, aux États-Unis et en France. Pennebaker qui a fait partie de l’équipe de Robert Drew et Leacock affirme à propos du tournage de On the pole : Eddie Sachs (1960) sur le célèbre coureur automobile qui perdit à Indianapolis : « On n’était même pas synchrones [...] Mais quand on le voit vomir parce qu’il a perdu, on se dit : l’action est le personnage ». Les cinéastes voulaient être synchrones avec une époque, avec la vie, donner le sentiment au spectateur d’être là, mais le synchronisme image et son n’était pas au point. Leacock et ses compagnons ont trouvé et expérimenté l’image du synchronisme : une horloge qui donne l’heure à la caméra mais, techniquement, le diapason n’était pas assez précis66.

La caméra ne résout pas la question du synchronisme

  • 67 Une tension électrique est envoyée vers deux électrodes placées de chaque côté d’un cristal de quar (...)
  • 68 Les fondateurs des trois fabricants Suisse de magnétophones, Nagra, Perfectone et Stellavox sont is (...)

36La séance du 27 février 1963, qui précède la réunion du MIPE, a permis également aux électroniciens de Perfectone de présenter un oscillateur à quartz comme la solution pour synchroniser deux moteurs mécaniques sans avoir à les relier par un fil. Déjà utilisée dans les magnétophones pour émettre le signal pilote, en oscillant toujours à la même vitesse, cette « horloge » envoie un signal, qui permet au moteur de caler sa vitesse sur une référence stable67. Le signal est une source d’impulsion exacte qui donne le « la » et permet de synchroniser deux appareils au même battement de cœur. Si l’électronique représente la solution au synchronisme en cinéma, les mécaniciens de l’industrie cinématographique ou Coutant n’étant pas issus du monde de l’électronique, ne maîtrisaient pas cette technique68.

37Des accords commerciaux liaient déjà Éclair et Perfectone pour la distribution du Cameblimp et de l’enregistreur EP6 A : la firme suisse avait construit le moteur à palier et à courant continu 12 V pour la caméra Éclair 16, moteur interchangeable et amovible.

38Lors de la présentation du 27 février 1963 de la caméra Éclair 16, M. Bessire (de la société Perfectone) présente trois dispositifs pour la synchronisation :

39– un câble de liaison relie toujours la caméra et le magnétophone ;

40– un émetteur-récepteur transmet le signal d’un appareil à l’autre ;

41– un oscillateur à quartz qui fournit une fréquence de synchronisation.

42Ces trois solutions répondent au manque de fiabilité du moteur ainsi qu’à la lourdeur de cette technologie qui utilise jusqu’à 30 transistors. Ceux-ci impliquent à cette époque la construction de moteurs imposants qui ôtent de la mobilité à la caméra, de nouveau condamnée au pied.

  • 69 Alain Bergala, « Techniques de la nouvelle vague », Cahiers du cinéma spécial « Nouvelle vague », 1 (...)

43L’Éclair 16 fait la couverture de la Technique cinématographique de janvier 1965 (no 260) qui titre : « Prises de vues synchrones au Sénégal avec la caméra autosilencieuse Éclair 16 et l’enregistreur Perfectone ». Mais sur l’illustration, un câble relie les 2 opérateurs. Alain Bergala dans son article « Techniques de la nouvelle vague »69 affirme que « Le fil à la patte qui relie la caméra 16 mm et le magnétophone ne disparaîtra réellement que vers 1963 ».

44Or, le fil à la patte est toujours utilisé en 1965 !

45Alors que la possibilité technique du synchronisme est généralement associée à l’Éclair 16, la question n’est pas résolue avec la caméra. D’ailleurs, le brevet n’évoque pas cette question. Coutant, comme d’autres, connaissait le principe de l’utilisation d’une horloge de référence de type quartz, mais la solution qu’il propose dans différents brevets déposés en 1965 et 1966 est inopérante et ne sera pas appliquée.

  • 70 Beauviala avait vu une publicité pour l’Éclair 16 qui venait d’avoir un Oscar de l’exportation en 1 (...)
  • 71 Les premiers circuits intégrés sont apparus en 1959, la technologie DTL en 1961.
  • 72 Entretien avec Jean-Pierre Beauviala, mai 2017.

46En 1966, un jeune chercheur diplômé d’une école d’ingénieur en électronique, Jean-Pierre Beauviala, se rend chez Éclair afin de montrer le circuit d’asservissement à une horloge électronique qu’il avait réalisé pour le moteur de sa caméra Arriflex 16 ST70. Pour ce faire, il avait fait venir des États-Unis des circuits intégrés DTL (Diode Tansistor Logic)71 fabriqués par Texas Instruments, inventeur de la technologie à l’origine de la micro-informatique. Conçu avec un « comparateur de fréquence à très grande excursion de phase », ce circuit performant est « l’élément essentiel de tout système d’asservissement de la vitesse d’un moteur à une référence fréquentielle »72. Par un jeu précis de diviseurs, multiplicateurs, comparateurs, Beauviala a rendu l’asservissement plus précis. Il a adopté aussi un oscillateur plus perfectionné et de très faible puissance, un quartz corrigé en température qui ne varie que de +/- une image en 6 heures, et une roue tachymétrique à 40 dents pour gagner en précision.

  • 73 Ibid.
  • 74 Par rapport aux DTL, cette technologie avec transistors à jonction n’apportait pas d’évolution part (...)

47C’est Weulerse qui reçut Beauviala chez Éclair : « Convaincu par la solution technique face aux errements de Perfectone, il m’a conduit chez Jacques Mathot qui a financé les dépôts de brevets et signa une License »73. Peu de temps après, Beauviala devint ingénieur conseil puis directeur des études du département recherche d’Éclair, conçut le moteur quartz BEALA commercialisé à partir de 1968 et utilisant la génération suivante de circuits intégrés, les TTL74. Le moteur restant encore imposant et rendant la caméra moins portable, Beauviala dut adapter son circuit d’asservissement à des moteurs Perfectone dont Éclair conservait un stock à écouler.

  • 75 CSF a produit ensuite un moteur identique mais plus puissant qui a équipé les Aäton LTR.
  • 76 Entretien avec Jean-Pierre Beauviala, mai 2017.
  • 77 Avec l’arrivée des circuits imprimés qui remplacent les transistors, les moteurs sont miniaturisés (...)

48C’est pour la caméra Éclair suivante, l’Éclair ACL, que Beauviala met au point le moteur MIALA en utilisant un moteur fabriqué par Thomson-CSF à champ tournant bi-phasé75. Parallèlement, il réalise un circuit d’asservissement avec un ampli en pont car le moteur conçu pour l’avionique fonctionnait en 12 V et non 24 V. L’avantage du moteur à champ tournant (la force motrice est le champ tournant qui entraîne les aimants) repose sur sa faible consommation, son aspect moins bruyant et l’absence d’effets d’encoches, un défaut que l’on trouvait sur les moteurs Perfectone qui donnaient des à-coups et faisait « chanter la caméra »76. Ensuite, le fabricant a modifié le moteur en tri-phasé pour entraîner les magasins de 120 mètres de l’ACL. C’est cette version plus puissante du moteur qui a ensuite équipé toutes les caméras Aäton, de la première à la dernière produites par la société grenobloise77.

  • 78 Ibid. Le lien suivant m’a été communiqué par Beauviala avec la précision que ces moteurs coplanaire (...)

49Un troisième moteur, l’Alcan ou « Beauviala », devient le premier produit commercialisé par Aäton à partir de 1973. « C’est un moteur à rotor ultra fin de 2 mm d’épaisseur avec un collecteur coplanaire qui est devenu la référence, puisque les utilisateurs de l’Éclair 16 achetaient la caméra nue chez Éclair et le moteur chez Aäton »78. Jusqu’alors, le catalogue des caméras Éclair proposait pas moins de neuf moteurs « mono-fonctions » avant qu’ils ne soient tous remplacés par le « moteur Quartz universel » pour sa fiabilité et sa taille réduite qui permet d’adapter une crosse d’épaule. C’est seulement avec ce moteur, dix ans après les premiers exemplaires, que la caméra Éclair 16 remplie enfin sa promesse de « caméra du cinéma direct » : une caméra légère, autonome, silencieuse pour un synchronisme automatique au tournage. Les compétences importantes de Beauviala en électronique lui ont permis de réaliser un circuit d’asservissement efficace et fiable, car sa conception était spécifiquement adaptée pour résoudre les problèmes que posait la synchronisation d’un moteur de caméra. En parallèle de ces dix années de mise au point technique, les composants électroniques ont évolué : du transistor au circuit intégré, ils sont devenues plus rapides et les possibilités de calcul de ces puces logiques ont permis d’augmenter les performances du comparateur de phases. Les deux plus importants constructeurs français de caméras, Debrie et Éclair, ont disparu peu après l’apparition de l’électronique dans les caméras, remplacés par Aäton et les connaissances en électronique de Beauviala. Les techniques se succèdent, entre continuités et ruptures, et la technologie va très vite, parfois plus vite que les hommes ou les processus industriels. Avec les circuits intégrés, Beauviala a certainement introduit le premier élément d’électronique numérique dans une caméra légère alors que ces composants sont à la base du traitement numérique de l’information fondé sur un langage binaire, avant l’invention des micro-processeurs en 1971. Tandis que la petite société française a conçu Le Cantar, un enregistreur de son numérique est devenu l’outil de référence du cinéma. Aäton, pour des questions de taille critique, n’a pas pu produire de caméras numériques. L’histoire des inventions est traversée par de grands cycles.

Conclusion

50La télévision avait besoin du synchronisme automatique pour produire beaucoup et plus rapidement, là où les cinéastes, dans le temps de fabrication du cinéma, pouvaient encore synchroniser artisanalement. Surtout, la télévision a représenté un marché pour les fabricants. Ce n’est pas une invention technique qui a permis « le cinéma direct », mais la volonté des cinéastes de résoudre certains enjeux. La technique a suivi.

51Les caméras sont des produits industriels : les spécificités de chaque pièce mécanique dans leur précision et leur solidité nécessitent une fabrication en série. Si l’ajustement des pièces d’une caméra mécanique reste artisanal, sa mise en production en série ne peut pas l’être, s’adressant à un marché (amateur, armée, télévision).

  • 79 Jusqu’alors, de manière dominante, c’est généralement une voix anonyme qui commentait les montages (...)
  • 80 Le film a été tourné en 1954 mais finalisé en 1967.

52Cette réalité n’ôte aucun mérite aux cinéastes qui ont impulsé le cinéma direct, sans en avoir encore les outils. Dans Moi, un noir et Chronique d’un été, les tentatives de Rouch pour s’approcher du direct ont sans conteste une puissance formelle. Ne pouvant tourner Moi, un noir dans les conditions d’un tournage synchrone, Rouch a demandé aux protagonistes de se commenter eux-mêmes79 en les enregistrant face à la projection des images. Ce n’est plus un simple commentaire comme avec le film précédent, Jaguar80, où les protagonistes parlent en direct, subissant le rythme de la projection des images. Avec Moi, un noir, ils ont eu le temps de penser à ce qu’ils voulaient dire sur ces images, revenant sur leurs vies, leurs espoirs, leurs conditions. Dans la séquence où Oumarou Ganda évoque son engagement dans la guerre d’Indochine et son traumatisme de guerre, il déroule son histoire en marchant au bord de la lagune d’Abidjan mais la caméra coupe toutes les 20 secondes, la durée du ressort de la caméra. Ce parcours vers la mémoire n’est pas simple et l’histoire qu’il raconte est brutale. Ce trajet est rythmé de ruptures marquées par les coupes imposées par la caméra. Puis, dans un deuxième temps, lors de l’enregistrement son, face aux images projetées, Oumarou Ganda revient de nouveau sur l’histoire, sur son trauma et la distance. Le fait qu’il revit et revit encore ce qu’il a déjà vécu, constitue en partie la force du film : face aux images, il s’adresse directement aux spectateurs, au-delà de l’écran. Ce que l’on voit, ce n’est pas exactement un témoignage en direct, mais un dédoublement à l’image, au son et dans le temps. Cette approximation participe à l’introspection d’Oumarou Ganda qui se remémore et revit les événements dans un état que le spectateur peut percevoir comme fantomatique.

  • 81 Benoît Turquety, op. cit., p. 69 citant Georges Canguilhem, Descartes et la technique, pp. 497- 498 (...)

53Dans Inventer le cinéma. Épistémologie, problèmes, machines, Benoît Turquety cite Georges Canguilhem qui, dans Descartes et la technique, écrit que « l’imperfection technique fournit l’occasion de recherches théoriques par des difficultés qu’il faut résoudre »81 et que « l’embarras technique, l’insuccès et l’échec invitent l’esprit à s’interroger sur la nature des résistances rencontrées par l’art humain, à concevoir l’objet indépendant des désirs humains, et à rechercher une connaissance vraie ». L’émulation de cette période, les échanges jusqu’à la concurrence entre les cinéastes ont développé les désirs et les pratiques. La technique est une réalité parmi toutes celles que les cinéastes interrogent. Elle devient également le lieu d’une expérience, un laboratoire à partir duquel il faut tordre la réalité pour rendre les choses possibles. L’empêchement, le défaut, en viennent à susciter une esthétique qui répond à l’intuition des cinéastes sans en avoir les moyens techniques.

  • 82 Après la mise au point du moteur, la société Éclair a demandé à Beauviala de travailler à la résolu (...)
  • 83 Dans une conversation enregistrée par Laura Aufler, Jean Rouch plaisante en renommant le film « Chr (...)

54Les approximations esthétiques sont intéressantes, comme les approximations techniques alors que l’aboutissement industriel de la caméra Éclair 16, son silence et le synchronisme automatique représentent la résolution du problème mais surtout une simplification. Enregistrer la réalité est une opération qui pose question, à la fois théoriquement et pratiquement. L’automatisme n’en laisse pas l’occasion car il induit une évidence du rapport entre images et sons. L’Éclair 16 va mettre tout le monde d’accord. Depuis le début des années 1970, avec l’Éclair 16 équipée du moteur Beauviala82, le synchronisme n’est plus en question et sous une apparente simplification, ce sont de nouvelles complications qui apparaissent. La volonté éthique de vouloir rendre la parole en la donnant, pose une nouvelle question de responsabilité : comment couper cette parole avec le montage ? Et surtout, est-ce qu’il suffit que l’Autre témoigne pour que ce soit intéressant83 ? La question de l’impudeur est apparue immédiatement. La quête de l’outil idéal est sans cesse renouvelée et la question technique n’est pas une fin.

55La télévision n’a pas seulement représenté le nouveau marché qui a accéléré la conception de l’Éclair 16, elle a aussi créé un outil et un mode de production qui correspond au rôle d’un média dominant : étouffer les conflits. Avec le synchrone et la télévision est apparue une forme qui deviendra une norme, les talking heads. De son côté, l’ingénieur répond à un objectif qui est de trouver une solution à un problème : le fait que l’image et le son ne soient pas enregistrés sur la même bande semble en être un qui sera résolu par la vidéo. Les inventions techniques répondent à un besoin de conformation et même de conformisme. La synchronisation automatique au tournage induit un rapport évident entre l’image et le son alors que le langage cinématographique voudrait que cette relation ne soit pas considérée comme une évidence mais plutôt comme une tension.

56À cette époque, pour les cinéastes, il ne s’agissait pas d’inventer la technique mais d’inventer à partir des problèmes que pose la technique. Après la vidéo, est-ce que le numérique et la démocratisation qui l’accompagne changent les choses ? Des projets comme la caméra libre Apertus se dessinent mais un capteur numérique, qui constitue l’essentiel d’une caméra, est l’aboutissement d’une lourde fabrication industrielle. Alors que les technologies évoluent, elles sont de plus en plus pensées dans une perspective qui revient à prédéterminer certains usages. La réappropriation des enjeux techniques par les artistes dans un monde de plus en plus technologique est aujourd’hui devenue une nécessité à la fois politique et esthétique alors que la question n’est plus tant l’autonomie de la caméra que celle du cinéaste, à la recherche d’une sympathie avec l’outil.

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Notes

1 En introduction à son film, Jean Rouch fait référence à une expérience de « ciné-vérité ». C’est ce terme qu’il revendique à de multiples reprises dans des entretiens et des textes programmatiques en reliant sa démarche à celle de Dziga Vertov qui créa l’expression en 1922. Cependant, le terme de « cinéma direct » lui a ensuite été substitué pour définir un cinéma de non fiction caractérisé par l’utilisation de techniques légères de prise de vues afin de se distancer de toute connotation politique ou éthique et d’en rester à une définition seulement « technique ».

2 Cf. « À la fin des années 1950, une mutation travaille les représentations filmées, cinéma et télévision. Au Québec, Michel Brault, à Paris, Jean Rouch concourent à la mise au point d’une caméra 16mm légère permettant à la fois la prise de vue ``dans la rue’’ et la prise de son synchrone : l’Éclair-Coutant 16mm tourne Place de la Concorde par exemple Chronique d’un été. » (Jean-Louis Comolli, Corps et cadre. Cinéma, éthique, politique, Paris, Verdier, 2012, p. 112). « Jusqu’en 1959, date de la mise au point du synchronisme entre un magnétophone portable et une caméra légère (chacun pesant plus de 10 kilos à l’époque), la prise de son synchrone nécessite un appareillage tellement lourd qu’elle ne peut se faire pratiquement qu’en studio. » (François Niney, le Documentaire et ses faux semblants, Paris, Klincksieck, 2009, p. 112). Les travaux de Comolli et Niney, dans leurs analyses des enjeux du cinéma direct, nuancent souvent ces premières affirmations en décrivant précisément les tâtonnements esthétiques et leurs importances.

3 Voir Séverine Graff, le Cinéma-vérité. Films et controverses, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2014.

4 Au début de Chronique d’un été, Rouch présente le film, dans son commentaire, comme « une expérience nouvelle de cinéma vérité ».

5 La Technique cinématographique de janvier 1964 annonce : « L’appareil qui révolutionna la prise de vue ».

6 Ce rapport à la perception du synchronisme est culturel, notamment lié à la post-synchronisation qui concernait certaines productions nationales, comme en Italie par exemple.

7 Puis, le système se précise avec une dynamo tachymétrique dont le principe de base consiste à envoyer une impulsion électrique à chaque image pour une régulation électro-mécanique.

8 Avant les magnétophones et l’enregistrement sur bande magnétique, la caméra sert à enregistrer le son sur une pellicule optique, c’est la raison pour laquelle on l’appelle également caméra.

9 Le commentaire de ce film produit par la British commercial gas association annonce en préambule : « Vous allez rencontrer les personnes directement concernées ».

10 Parallèlement, le système Movietone (1926) a été développé pour les News. Cette technique du single system consiste à enregistrer l’image et le son optique en même temps et sur la même pellicule avec une seule caméra. Tout en limitant la possibilité de montage complexe, ce système rendait possible la réalisation de documents pour les reportages ou des séquences de documentaires plus longs. En effet, l’enregistrement de l’image cinématographique nécessite un défilement discontinu et celui du son un défilement continu : le son ne peut pas être enregistré au moment même où l’image est impressionnée, c’est-à-dire au passage devant la fenêtre, car le mouvement de la pellicule est saccadé à cet endroit. L’enregistrement du son, dans le cas du single system, est décalé de 21 images sur une caméra Auricon CinéVoice, ce qui rend le montage compliqué (à moins d’employer deux caméras).

11 Vittorio de Seta était équipé d’un magnétophone Maihak à ressort.

12 Alors que les deux orthographes semblent possibles, Caméflex et Cameflex, nous utilisons ici Cameflex.

13 Jean Vivié, « Jules Carpentier premier industriel français du cinéma », Bulletin de l’Afitec no 31, 1971. Jean Vivié mentionne le brevet no 255 164 déposé par Jules Carpentier le 30 mars 1896 qui est « la préfiguration la plus moderne des caméras avec chargeur indépendant à encliquetage instantané sur le corps de mécanisme ».

14 Ce chiffre correspond à la largeur de la bande.

15 Entretien avec François Weulerse, 2007.

16 Les numéros de l’époque de la revue la Technique cinématographique comportent un certain nombre de publicités issues de l’accord commercial entre les sociétés Éclair et Perfectone et proposant à la vente le package, caméra plus magnétophone.

17 Les masslot fonctionnent avec la force centrifuge. Selon la vitesse, elles envoient du courant au moteur pour accélérer ou n’envoient plus de courant pour ralentir : c’est un système « tout ou rien » qui a une certaine inertie dans ses réactions.

18 Entretien avec Joël Massey, 2014. Joël Massey a travaillé à Aäton entre décembre 1980 et fin 1987, il était chargé du contrôle qualité des caméras produites dans l’usine de Grenoble.

19 Matthias Steinle, « La découverte non-révolutionnaire du 16 mm/son synchrone par la télévision allemande », 1895, no 32.

20 Steinle nous précise que le reportage en deux parties a été diffusé les 31 mars et 7 avril 1954 sous le titre « Musuri. Eine Fernsehexpedition nach Belgisch Kongo » (« Musuri. Une expédition télévisuelle au Congo belge »).

21 Ibid.

22 Avec le câble Piloton, un pas est réalisé, mais l’étape suivante est techniquement difficile pour les mécaniciens du cinéma : rendre la caméra silencieuse et supprimer le fil. Pour cela, un composant électronique est identifié, le quartz, qui était déjà utilisé dans les radios avant la Deuxième Guerre mondiale. Quand il a été miniaturisé au début des années 1960, il a permis au fabricants de magnétophones Nagra d’en équiper ses enregistreurs afin d’émettre un signal pilote plus précis, le Neopilot.

23 Rouch avait voulu venir tourner Place de la Concorde car s’y trouvait les décors du tournage du film de René Clément Paris Brûle-t-il ? Quand l’équipe de tournage est arrivée, les décors avaient déjà été démontés (http://www.lauralaufer.com/spip/IMG/mp3/chronikque_d_1_e_te_MP3.mp3).

24 Ce moment où elle se parle à elle-même, comme à ses fantômes, est une des séquences fortes du film considéré, à tort ou à raison, comme la première réalisation en son synchrone.

25 Cf. Jean-Louis Comolli, Corps et cadre. op. cit. L’auteur rend compte des enjeux esthétiques autour de l’apparition des hommes et des femmes ordinaires dans un cinéma documentaire enfin parlé.

26 Merci à Caroline Zéau pour cette piste de l’attention portée par le personnage au dispositif technique.

27 C. Zéau précise que les Raquetteurs, réalisé par Gilles Groulx et Michel Brault en 1958, est considéré comme le premier film de cinéma direct québécois, mais Brault disait lui-même qu’en dehors de la séquence du discours du maire, il était techniquement tourné comme tous les films de l’époque. Cependant la force de l’intention déborde la technique. Au final les Raquetteurs est apparu comme nouveau, alors que personne ne prête une attention particulière au discours du maire.

28 Jean Rouch et sa caméra. Au cœur de l’Afrique, de Philo Bregstein. Production : NOS TV, Musée de l’Homme, Comité du film ethnographique, Institut de recherches en sciences humaines de Niamey, 1977.

29 Dans Jean Rouch et sa caméra, Rouch ne cite ici ni l’Éclair 16, ni la KMT, mais la Bell & Howell, pour parler de la première caméra du direct : « c’était ça la première caméra. [...] Elle avait l’inconvénient de n’avoir que 20 secondes d’autonomie [la durée de son ressort] mais très vite est arrivé le son, très vite se sont posés les problèmes de plans plus longs, de synchronisation, et de plan séquences ». Ce n’était en rien la première caméra du direct, mais sa première caméra avec laquelle il a tourné tous ses premiers films depuis Bataille sur le grand fleuve (1951).

30 Le Cameflex est ici utilisé dans sa version 16 mm qui permet de filmer 11 minutes en continu.

31 Nous ne savons pas exactement quand André Coutant a mis à disposition la KMT pour le tournage de Chronique d’un été. Michel Brault est arrivé en cours de tournage et c’est le Cameflex qui était encore utilisé comme pour les séquences tournées en intérieur avec la caméra blimpée. La séquence du musée de l’Homme a été tournée un an après la fin du reste du tournage, c’est-à-dire en juillet 1960. La prise est synchrone. Peut-être est-elle tournée à l’aide du câble piloton ? Ou avec un émetteur entre le magnétophone et la caméra pour le signal piloton ? Cette dernière solution semble un peu précoce. En tous les cas, au contraire d’autres séquences du film qui peuvent tout à fait être tournées avec cette caméra, le Cameflex n’aurait pas permis de tourner en mobilité, à l’intérieur du Musée, parce qu’il aurait fallu lui adjoindre un blimp. Le Cameflex, même s’il pouvait être utilisé, comme c’était le cas avec le tournage de Chronique d’un été, en version 16 mm a le corps d’une caméra 35 et l’appareil est bruyant.

32 Michel Brault, « Métamorphose d’une caméra : Fragment d’une longue histoire », Lumières, no 25, 1991, p. 22. 

33 Conférence de François Ede, Conservatoire des techniques, Cinémathèque française, le 14 mai 2014.

34 Cf. C. Zéau, « Mario Ruspoli et Méthode 1. Le cinéma direct pour le bien commun », Décadrages no 18, 2011, pp. 69-85.

35 Le magasin co-axial est un atout de l’Éclair 16, conçu pour que le magasin ne dépasse pas la tête de l’opérateur de sorte que la caméra puisse se glisser là où un opérateur peut le faire (dans une voiture par exemple).

36 Dans l’entretien réalisé par F. Ede et diffusé lors de la conférence du 14 mai 2014 au Conservatoires des techniques de la Cinémathèque française, Pierre Lhomme a expliqué que le magasin lui bouchait la vue, ne lui laissant pas la possibilité de voir ce qui se passe sur le côté, alors que les cinéastes voulaient une caméra avec laquelle ils puissent être immergés.

37 Afin de décrire plus précisément les enjeux autour de la conception de l’Éclair 16 et de celle de la KMT, j’ai confronté les archives de la Commission supérieure technique conservées à la Cinémathèque française, avec des articles des revues professionnelles de l’époque. Je me suis appuyé sur le témoignage de François Weulerse qui a intégré la RTF (Radio Télévision Française, inaugurée le 2 juin 1953) en 1959, en tant qu’assistant à la prise de vue et prise de son jusqu’en 1962 puis administrateur technique chargé du matériel de tournage des actualités télévisées. Il est devenu l’un des interlocuteurs du fabricant Éclair avant d’intégrer la société de 1965 à 1967. Conseiller technique pour l’étude des marchés auprès de la direction commerciale d’Éclair international (dirigée par M. Cosma), sa mission concernait « la définition des caractéristiques opératoires du matériel à l’étude ». Puis, il a fondé en 1971 Aäton avec Jean-Pierre Beauviala, Robert Leroux et Jacques Lecœur, société dont il a été le directeur commercial jusqu’à sa retraite. C’est un témoin essentiel de l’évolution des techniques cinématographiques à cette époque.

38 Les améliorations de la caméra américaine Mitchell l’ont rendue autosilencieuse : elle est devenue la référence pour l’insonorisation, comme l’Arriflex est devenue la norme pour la visée reflex.

39 Les reporters des actualités cinématographiques sont alors équipés de caméras à ressort Leblay.

40 Dossier CST, Conservatoire des techniques, Cinémathèque française.

41 Lors de la réunion du 2 novembre 1959. Debrie produira une caméra qui sera présentée en 1963 sous le nom de Sinmor.

42 Entretien avec François Weulerse, 2007.

43 Pour la suite du monde (1963), le film de Pierre Perrault et Michel Brault, a été tourné avec trois caméras, chacune correspondant à une situation donnée entre l’enjeu de parole et celui de la mobilité.

44 Michel Cournot, « Mario Ruspoli », l’Express, no 558, 22 février 1962 (cité par Séverine Graff, op. cit., pp. 251-252).

45 Notamment la série « à la découverte des Français » entre 1956 et 1958 fut le point de départ de l’école documentaire de l’ORTF comme la série Candid Eye l’a été pour l’ONF au Canada.

46 L’automatisme du synchronisme veut dire qu’il n’est plus une contrainte : l’opérateur n’a plus à s’en préoccuper « techniquement » ; il suffirait de créer un point de repère, avec un clap, afin de pouvoir plus facilement synchroniser la bande image et la bande son à la post-production.

47 Entretien avec François Weulerse, 2007.

48 Coutant a d’abord été dessinateur chez Debrie avant de rentrer chez Éclair où il a dessiné le Cameflex. En 1959, il fonde sa société, Kinotechnique, qui continua de travailler pour Éclair. Jacques Mathot est le Président de la société Éclair fondée en 1909. Il est le gendre de Charles Jourjon, fondateur d’Éclair, dont il a pris sa succession en 1934.

49 Seul ou avec d’autres, réalisé par Denis Héroux, Daniel Arcand et Stéphane Venne en 1962.

50 Michel Brault, Séquences no 68, février 1972.

51 Entretien avec François Weulerse, 2007.

52 Ibid.

53 Ibid.

54 Ghislain Clocquet a également emprunté le prototype afin de faire des essais pour préparer le court métrage de Louis Malle, le Tour de France (1963).

55 André Coutant est alors Président d’honneur de l’AFITEC.

56 Un numéro spécial intitulé « L’évolution des techniques » de la revue Centr’in tech information de la RTF (2e trimestre 1966) nous informe qu’à cette date, le « centre des actualités télévisées » de la RTF est équipé de 34 Éclair 16, 9 Auricon, 10 Arriflex, 65 Bell & Howell, 10 Cameflex ainsi que des caméras spéciales. Concernant les caméras sonores, les studios sont également équipés de 25 Éclair 16, 11 Arriflex, 4 Auricon, 20 Cameblimp et 18 Tolana.

57 Une étude commanditée par le Service de la recherche, Enquête et essais sur les caméras légères (Coutant, Éclair, Beaulieu), RTF, ORTF, INA : Recherche prospective et expérimentale (Dossier 41, numéro DL AR E ORI 00014815 INA 041) remise le 21 avril 1964 concerne les caméras KMT, un prototype de l’Éclair 16, la Sinmor 16 de Debrie et une caméra Beaulieu modifiée, continue à s’intéresser à des solutions techniques qui sont des impasses et ne relève pas tous les avantages de l’Éclair 16. Aussi, l’étude fait mention des rencontres MIPE TV de Lyon en mars 1963 et évoque un « cahier des charges » (la mention est entre guillemets sur le document) en spécifiant que « un an après le MIPE 1963, la diffusion de ce document est toujours en cours d’écriture ». Par conséquent, il ne peut donc pas représenter le cahier des charges qui a conduit à la fabrication de l’Éclair 16). Non seulement le Service de la recherche de la RTF n’a pas participé à l’élaboration d’un cahier des charges pour la conception de l’Éclair 16, ce qui corrobore le témoigne de François Weulerse. Comme me l’a exprimé ce dernier, un décalage pouvait exister entre les préoccupations de ce service dirigé par Pierre Schaeffer, perçu comme une « aristocratie » dans l’organisation de la RTF, et le pragmatisme du secteur des Actualités télévisées qui correspondait plus facilement à celui de M. Cosma d’Éclair.

58 Marché International des Programmes et des Équipements de Télévision.

59 Mario Ruspoli, Pour un nouveau cinéma dans les pays en voie de développement : le groupe synchrone cinématographique léger, Paris, UNESCO, 1963, p. 18 (document disponible sur www.decadrages.ch). Le no 18 de Décadrages « Mario Ruspoli et ``le cinéma direct’’ présente plusieurs articles consacrés à ce cinéaste de Mireille Berton », François Bovier, Vincent Bouchard, Séverine Graff et Caroline Zéau.

60 En voici un extrait : « La légère KMT tenue constamment à la main par Michel Brault, avec un talent d’acrobate, vit avec les personnages, les sculpte en tournant autour d’eux, les fouille, surprend leurs secrets avec la continuité du regard de l’homme vivant. Ce ne sont plus les personnages qui vont faire la cour à la caméra, c’est elle qui va vers les personnages occupés à vivre leur vie, dont elle essaie de percer le secret, le détail, le comportement. La caméra légère, ainsi portée sans relâche, devient une partie du corps du caméraman. Elle remplace son regard par une sorte d’organe complémentaire qui lui permet d’enregistrer ce qu’il vit et voit, d’appréhender et d’inscrire la réalité. »

61 Lors de la rencontre organisée par l’UNESCO, Roberto Rossellini a déclaré « Je suis peut-être idiot mais je ne comprends pas : il y a un mythe de la caméra comme s’il s’agissait de la planète Mars... La caméra, c’est une plume à bille, c’est d’une stupidité quelconque, ça n’a de valeur que si on a quelque chose à dire. Votre curiosité envers la caméra est une curiosité maladive de faibles qui ne sert à rien ! » (« Débat à l’UNESCO, à propos de la Punition et Showman », Artsept, no 2, avril-juin 1963).

62 Pierre Lhomme a commenté le film à la demande de François Ede. En le revoyant, il a en rappelé l’essentiel : « Ce que je vois, c’est le plaisir que l’on a à filmer, la jubilation de la caméra. On est libre au milieu des gens et personne ne s’occupe de nous » (Conférence du Conservatoire des techniques cinématographiques, mai 2014).

63 Séverine Graff, op. cit. Les sources proviennent du fonds Jean Rouch de la BNF.

64 Georges Sadoul, « Avec la Caméra-Œil de Robert Drew et Richard Leacock. Nouvelle vue sur le cinéma de l’an 2000 », les Lettres françaises, no 918, 15-21 mars 1962, p. 6.

65 Richard Leacock, Naissance de la living camera, 1965, p. 7. (http://unesdoc.unesco.org/images/0014/001437/143769fb.pdf).

66 L’ouvrage de Vincent Bouchard détaille les solutions recherchées au Canada : en 1960, l’ONF est nouvellement équipé de Nagra III et la caméra Auricon Cinevoice (1949) d’un dispositif de régulation électronique (D.C. Motor Speed Control for Cinevoice) qui compense les variations de vitesse du moteur. L’auteur nous précise que ce dispositif ne donne qu’un résultat « satisfaisant » et que « pour des soucis de fiabilité, les ingénieurs de l’ONF choisissent de conserver l’enregistrement du signal piloté sur la bande magnétique ». Ces solutions ne devaient effectivement pas résoudre le problème puisque Bouchard précise bien que « l’absence de régularité du moteur empêche la synchronisation » et ce, encore en 1964 avec un prototype de caméra mis au point par Chester B. Beachell à partir du bâti d’une Arriflex (Vincent Bouchard, Pour un cinéma léger et synchrone. Invention d’un dispositif à l’Office National du Film à Montréal, Lille, Presses Universitaires du Septentrion, 2012).

67 Une tension électrique est envoyée vers deux électrodes placées de chaque côté d’un cristal de quartz qui vibre à l’intérieur de cette caisse de résonance : il génère alors 20 millions d’oscillations à la seconde à une vitesse très régulière.

68 Les fondateurs des trois fabricants Suisse de magnétophones, Nagra, Perfectone et Stellavox sont issus de la même école d’électronique.

69 Alain Bergala, « Techniques de la nouvelle vague », Cahiers du cinéma spécial « Nouvelle vague », 1998, pp. 36-43.

70 Beauviala avait vu une publicité pour l’Éclair 16 qui venait d’avoir un Oscar de l’exportation en 1966 : 2 500 exemplaires de cette caméra étaient déjà vendus à la fin des années 1960 dont 70 % à l’exportation (source : Carton « Éclair », Conservatoire des techniques, Cinémathèque française).

71 Les premiers circuits intégrés sont apparus en 1959, la technologie DTL en 1961.

72 Entretien avec Jean-Pierre Beauviala, mai 2017.

73 Ibid.

74 Par rapport aux DTL, cette technologie avec transistors à jonction n’apportait pas d’évolution particulière pour cette application spécifique.

75 CSF a produit ensuite un moteur identique mais plus puissant qui a équipé les Aäton LTR.

76 Entretien avec Jean-Pierre Beauviala, mai 2017.

77 Avec l’arrivée des circuits imprimés qui remplacent les transistors, les moteurs sont miniaturisés et après l’Éclair 16, la génération suivante de caméras, Éclair ACL, Aäton 7 puis LTR) proposera un moteur placé sur le côté de la caméra : l’embase est ainsi libérée pour l’ergonomie : la caméra est portée et équilibrée à partir de ces modèles.

78 Ibid. Le lien suivant m’a été communiqué par Beauviala avec la précision que ces moteurs coplanaires ont un principe d’entraînement qui préfigure celui des disques durs : http://www.printedmotorworks.com/

79 Jusqu’alors, de manière dominante, c’est généralement une voix anonyme qui commentait les montages des films documentaires.

80 Le film a été tourné en 1954 mais finalisé en 1967.

81 Benoît Turquety, op. cit., p. 69 citant Georges Canguilhem, Descartes et la technique, pp. 497- 498.

82 Après la mise au point du moteur, la société Éclair a demandé à Beauviala de travailler à la résolution de cette question pour le marché américain dans la continuité du principe du single system : enregistrer en même temps, sur le même support, le son et l’image. Il breveta un « dispositif d’enregistrement et de lecture évoluant dans le temps » (Brevet 2 045 141 du 6 juin 1969) qui mesure exactement la vitesse de défilement de la pellicule pour digitaliser le son à vitesse constante et l’enregistrer sur la piste magnétique couchée au bord de la pellicule à vitesse variable. Pour cela, la tête d’enregistrement suit le mouvement de la griffe. Le dispositif qui était pensé pour les télévisions ne sera pas industrialisé. C’est la technologie suivante, l’enregistrement vidéo sur bande magnétique qui a résolu cette contradiction.

83 Dans une conversation enregistrée par Laura Aufler, Jean Rouch plaisante en renommant le film « Chronique d’un été un peu raté ». http://www.lauralaufer.com/spip/IMG/mp3/chronikque_d_1_e_te_MP3.mp3.

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Pour citer cet article

Référence papier

Vincent Sorrel, « L’invention de la caméra Éclair 16 : du direct au synchrone »1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 82 | 2017, 106-131.

Référence électronique

Vincent Sorrel, « L’invention de la caméra Éclair 16 : du direct au synchrone »1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze [En ligne], 82 | 2017, mis en ligne le 01 juin 2020, consulté le 21 juin 2025. URL : http://journals.openedition.org/1895/5390 ; DOI : https://doi.org/10.4000/1895.5390

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Auteur

Vincent Sorrel

Vincent Sorrel, chercheur associé à la Cinémathèque Française (2008), a suivi un enseignement à l'Université Lyon-2 et est actuellement inscrit en thèse à l'Université de Rennes (sous la co-direction de Benoît Turquety et Gilles Mouëllic).

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