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L’écran divisé de Construire un feu de Jack London dessiné par Claude Autant-Lara

Pour le centenaire de la mort de Jack London – Construire un feu dessiné par Claude Autant-Lara
For the centenary of the death of Jack London – Construire un feu drawn by Claude Autant-Lara
Per il centenario della morte di Jack London – Construire un feu disegnato da Claude Autant-Lara
François Albera
p. 147-173

Résumés

En 1928, Claude Autant-Lara, décorateur de théâtre et de cinéma jusque là pour L'Herbier, Renoir et quelques autres, auteur d'un premier court métrage, Fait divers (1925), qui lui a valu un succès d'estime, entreprend de réaliser un film utilisant l'invention technique du Prof. Chrétien, l'objectif à anamorphe, l'Hypergonar. Autant-Lara voit dans cette ressource le moyen de proposer une solution nouvelle aux problèmes de l'écran large, de la multiplication des écrans et de ce que Gance a appelé la « polyvision ». Il envisage la disposition de plusieurs images au sein du même photogramme anamorphosé soit horizontalement, soit verticalement, en faisant varier la dimension de l'écran. Son film, Construire un feu, sorti en 1929, est perdu, mais le cinéaste avait dessiné ses plans en une série de planches remarquables dont on donne ici pour la première fois l'intégralité.

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Notes de l’auteur

Ce texte reprend en partie une étude comparative entre la suite dessinée et les collages d’Autant-Lara, une adaptation en bande dessinée de la nouvelle de London par Christophe Chabouté chez Vents d’Ouest (2007) et le texte même de London, publiée sous le titre « Le cinémascope par la bande » dans Alain Boillat (dir.), les Cases à l’écran. Bande dessinée et cinéma en dialogue (Chêne-Bourg, Georg, L’équinoxe, 2010).

Texte intégral

1Après Gold Rush (la Ruée vers l’or, Chaplin, 1925) et Po Zakonou (Dura Lex, Lev Kouléchov et Viktor Chklovski, 1926) d’après The Unexpected (l’Inattendu) de Jack London, Claude Autant-Lara choisit, en 1928, une courte nouvelle de London, située également dans le Klondike, au bord du Yukon, pour son deuxième film personnel, après Fait divers. Comme London le faisait lui-même, ces trois films insistent sur la dimension socio-économique de cette ruée vers l’or qui jeta des dizaines de milliers de dupes vers la mort, en s’intéressant à ses répercussions dans les rapports interindividuels, dans le psychisme de chacun. Tous trois mettent au centre de leurs récits la division entre les hommes que génère la soif de l’or (jalousie, vol, meurtre, folie) – comme, déjà, Stroheim l’avait magistralement évoqué dans Greed (les Rapaces, 1924) où le désert de la mort est de sable et non de neige. Peu après viendra le projet d’adaptation de l’Or de Blaise Cendrars qu’Eisenstein propose à la Paramount durant son séjour à Hollywood (sous le titre Sutter’s Gold) et qui est refusé.

  • 1 Il y a deux versions de To Build a Fire aux deux dates indiquées, publiées respectivement dans The (...)
  • 2 Voir notamment André Abet (dir.), les Cahiers de la Cinémathèque, no 9 (« Le Point sur Claude Autan (...)

2Construire un feu d’Autant-Lara (1928-1930) adaptait donc To Build a Fire (1902/1908)1 de Jack London (le réalisateur versa à l’époque 500 dollars à l’ayant-droit) mais c’était également un film expérimental, inaugurant un nouveau dispositif technique que venait de mettre au point le Professeur Henri Chrétien, l’Hypergonar. On sait que ce film n’a plus d’existence physique. Selon son réalisateur la seule copie positive d’exploitation aurait disparu et le négatif aurait été détruit par le laboratoire Éclair resté sans nouvelles de son propriétaire, parti aux États-Unis. Cependant il semble que dans les années 1930, le réalisateur possédait encore une copie (que lui demanda Jay Leyda). Quoi qu’il en soit on se réfère régulièrement à ce film pionnier en n’en parlant qu’à travers les articles de presse parus lors de sa sortie, les déclarations d’intention du réalisateur à l’époque et ses commentaires ultérieurs, et les souvenirs tardifs qui l’évoquèrent à intervalles réguliers2.

  • 3 Claude Autant-Lara, « Un récit exclusif. J’ai tourné le premier film en cinémascope », les Lettres (...)

3Plus de vingt ans après cette expérience, la « relance » par l’industrie hollywoodienne du procédé Chrétien d’anamorphose de l’image – tombé dans le domaine public – redonna une « actualité » des plus ambiguës à Construire un feu en en faisant « le premier film en CinémaScope ». Autant-Lara lui-même, en 1953, publia un long article sous ce titre sur huit colonnes à la une des Lettres françaises3.

  • 4 Ces chiffres définissent les rapports entre la largeur et la hauteur de l’image (1,33 signifie que (...)
  • 5 En réalité le CinémaScope céda assez vite la place au scope et à une série de variantes. La notion (...)
  • 6 Gance a créé et déposé comme nom de marque le terme « Polyvision » après la Deuxième Guerre mondial (...)
  • 7 Georges Sadoul, « Réflexions sur le cinémascope », les Lettres françaises, no 483, 24 septembre-1er(...)

4Cependant, Construire un feu relevait d’un autre « modèle » que celui du CinémaScope avec lequel il ne partage que l’usage de l’objectif anamorphique. En effet, « l’écran large » dont il se réclamait à sa sortie ne se bornait pas à accueillir une image élargie latéralement, permettant une projection panoramique – passant du format standard 1.33 (soit 4/3) à celui de 2.55 puis à 2.354 – comme l’imposa la 20th Century Fox avec un certain succès5. Grâce à l’Hypergonar, Autant-Lara développait le concept gancien de « polyvision »6, soit l’utilisation d’écrans en diptyques ou triptyques, en contournant l’une des principales difficultés de ce dispositif qui nécessitait la projection par trois appareils de trois images ajointées. N’ayant recours qu’à une seule pellicule, dont la surface était multipliée par deux grâce à l’anamorphose, et d’un seul projecteur, il pouvait disposer d’un écran variable, modulable dans le sens de la largeur comme de la hauteur, et d’une partition de l’image en plusieurs secteurs superposés ou juxtaposés – approchant ce qu’on appelle aujourd’hui le procédé du split screen. Dans ses « Réflexions sur le cinémascope », Georges Sadoul insiste sur ces possibilités de la polyvision gancienne de « moduler » l’écran, « en variant sans cesse le format de ses images, selon les besoins »7.

  • 8 À l’occasion d’une conférence tenue le 17 septembre 1930 à l’Académie des arts et sciences cinémato (...)

5Cette notion d’écran variable a traversé une grande partie de l’histoire du cinéma avec des propositions ou des solutions soit internes au format de base du photogramme et de l’écran, en préconisant de jouer de la plasticité intérieure du « carré dynamique » – l’expression est due à Eisenstein, qui s’est exprimé à ce sujet avec vigueur pour contester l’horizontalité du format8 –, soit externes en démultipliant les supports ou en les modifiant. Le cas de Construire un feu présente donc l’intérêt de faire des propositions élaborées dans l’une de ces deux directions.

  • 9 Tous ces travaux graphiques sont conservés par la Cinémathèque suisse où Autant-Lara les a déposés. (...)
  • 10 Après une première exposition à Paris dans les années 1970 sous l’égide du CNC, la Cinémathèque sui (...)

6Les quelques mètres de pellicule (chutes) rescapée de ce film ne permettent cependant guère de se faire une idée du spectacle qui fut présenté pendant quelques semaines au Studio de Paris à Montparnasse, et les témoignages ou comptes rendus n’en évoquent que certains aspects qui restent fragmentaires et sont parfois contradictoires. Il faut donc admettre que l’incertitude est grande concernant le film perdu, Construire un feu. Toutefois, Autant-Lara s’est livré à un travail préparatoire graphique très précis et soigné et a conservé une trentaine de gouaches et dessins (avec ou sans texte) dans ses archives qui offrent sans doute l’approche la plus précise du projet filmique qui était le sien9. C’est d’ailleurs à cette fin que le cinéaste les disposa en plusieurs dizaines de panneaux et de tableaux qu’il exposa à quelques reprises depuis les années 197010.

  • 11 Deux d’entre elles ont donné lieu à un catalogue : Claude Autant-Lara en 33 films : une exposition, (...)
  • 12 Selon André Chevailler (Cinémathèque suisse) qui assista Autant-Lara lors de l’accrochage de 1981 ( (...)
  • 13 Celui que l’on propose dans ce cahier d’illustrations est le nôtre, il tient compte d’éléments inte (...)

7Les matériaux graphiques dont on dispose sont lacunaires et de natures différentes. Autant-Lara avait conservé une bonne partie des dessins, gouaches et collages qu’il avait élaborés pour la préparation de son film (en deux temps, voire en trois si l’on en croit son texte de 1931) – ainsi qu’un ensemble de photogrammes permettant de retracer, grosso modo, le film du début à la fin. Ce matériel a été retravaillé à quelques reprises à l’occasion des expositions11. En 1981, à la Cinémathèque suisse, Autant-Lara procéda lui-même à l’accrochage des éléments visuels et des objets qui furent exposés et, s’agissant de Construire un feu, il disposa huit panneaux encadrés grand format (1,50 m de haut environ) présentant sur un fond rouge un collage d’images – soit graphiques, soit photogrammatiques, reliés par des textes dans des phylactères – et une quarantaine de cadres moyen format (42×53 cm) sur fond de couleur bistre qui comportent en général deux images à la gouache et parfois une photographie, ainsi que des indications écrites concernant les différents « écrans » en jeu simultanément (« E1, E2 »). Pour autant qu’on puisse en être sûr, cette cinquantaine de collages représentent d’une part le découpage visuel préalable (les gouaches), assortis de textes, et d’autre part une restitution du film disparu à l’aide d’agrandissements des photogrammes qui subsistent, et d’explications ultérieures. Leur assemblage a vraisemblablement été opéré tardivement et les panneaux de plus grand format semblent avoir été entièrement confectionnés dans le cadre de la première des expositions évoquées ainsi que les textes de la deuxième série12. On n’est ainsi pas sûr de l’ordre selon lequel ces matériaux sont disposés13.

Construire un feu d’Autant-Lara (1929) : l’écran large

  • 14 Sur « Art & Action », voir l’ouvrage de Michel Corvin, le Théâtre de recherche entre-deux guerres : (...)

8Formé à l’École des Arts décoratifs puis des Beaux-Arts et au sein du « Laboratoire théâtral Art & Action » qu’animent ses parents, Edouard Autant et Louise Lara14, décorateur de théâtre (il débute avec Marcel L’Herbier en 1919) et de cinéma (encore L’Herbier puis Renoir, Clair, Catelain, Malikoff), Claude Autant-Lara développe donc ses deux projets de films personnels par les moyens de la peinture et du dessin : le premier est Fait divers (conçu en 1921, tourné et achevé en 1923), le second Construire un feu (conçu en 1925, achevé en 1930). Dans les deux cas, la conception précède de plusieurs années la réalisation et c’est dans cet intervalle que se tient ce travail graphique qu’il serait réducteur d’appeler « préparatoire ».

  • 15 Dans son texte de présentation « Le premier essai de film large Construire un feu (1928-1929) », la (...)
  • 16 Claude Autant-Lara, la Rage au cœur, Paris, Veyrier, 1984.
  • 17 Lettre d’Autant-Lara à Chrétien du 15 août 1928 citée dans J.-J. Meusy (dir.), le Cinémascope entre (...)

9Autant-Lara écrit que dans l’établissement du découpage, il lui parut insuffisant « de limiter à un exposé écrit la description de scènes » et que, dès lors, « il fut ajouté à chaque groupe de scènes une série de dessins qui précisaient indiscutablement la volonté de réalisation »15 ; qu’il avait entièrement dessiné son film, ce qui lui permit de convaincre le laboratoire de lui faire crédit16 ; ou ailleurs, dans une lettre, qu’il s’apprête à tourner « [s]es dessins »17.

  • 18 Dans la définition qu’en donne Etienne Souriau dans son Univers filmique, Paris, Flammarion, 1953, (...)
  • 19 Voir le catalogue d’exposition de la Cinémathèque française, Marianne de Fleury, Laurent Mannoni (d (...)

10Dessiner les « cadres » des films était l’une des tâches dévolues aux décorateurs à l’époque du cinéma muet. Les esquisses et maquettes réalisées, par exemple, par les décorateurs allemands à l’époque de Weimar témoignent brillamment de la part qu’ils prenaient à la mise en forme du « profilmique » (au sens propre du mot : ce qui est disposé devant la caméra pour être filmé)18 et à la mise en cadre19. Ce travail avait évidemment une fonction bien précise, comme de prévoir l’emplacement des éclairages, de l’appareil de prise de vue (objectifs, angles, etc.), la dimension et la nature des décors proprement dits (constructions, aménagements intérieurs, accessoires, trucages, etc.), mais il visait aussi à donner une image ramassée, synthétique d’une ambiance et donc offrait une préfiguration d’une scène (à venir). Avec ses dessins, Autant-Lara est donc dans une pratique relativement courante, mais il lui donne une extension originale.

  • 20 Le texte de présentation d’Autant-Lara de Construire un feu insiste sur cet aspect en parlant du «  (...)
  • 21 Claude Autant-Lara, « Le premier essai de film large Construire un feu (1928-1929) », art. cit., p. (...)

11Cette importance accordée à la préfiguration graphique du film s’explique aussi par l’appartenance à la mouvance du cinéma de recherche, qu’on appelle alors « pur » ou « d’avant-garde », dont L’Herbier, son mentor, est l’une des figures. Autant-Lara entend atteindre à une expression propre, purement iconique, sans le secours des mots. Fait divers avait tenu cette gageure de se passer de cartons (ou sous-titres) : les cadrages, les liens entre les plans, leur répétition, accélération ou ralentissement, la fonction métaphorique ou métonymique des objets ou des détails développaient un discours visuel sans le secours de l’écriture20. Construire un feu tente et réussit la même opération en en tirant des conséquences particulières eu égard à la dimension « subjective » de la nouvelle de London : comment, sans le secours des titres, évoquer les pensées, désirs, souvenirs, etc. « sans interrompre à nos yeux l’action même »21, demande-t-il. Sa réponse est la division de l’écran en plusieurs images disposées simultanément et développant des plans parallèles du récit (l’action/les pensées, par exemple). Or ce projet bute sur la réalité technique du photogramme (sa taille) et rencontre alors la solution de l’image anamorphosée grâce à l’Hypergonar du professeur Henri Chrétien qui « tasse » les images sur la même surface du photogramme (les compresse en quelque sorte) et les « dilate » à la projection (les redéploie).

12Au Studio de Paris, une salle qui vient d’ouvrir à Montparnasse (rue Jules Chaplain), le film est présenté ainsi sur l’affiche du programme du 5 décembre 1930 où il arrive en tête parmi les quatre titres annoncés :

  • 22 Au même programme Hypocrisie « chef d’œuvre d’humour » (avec Werner Krauss et Jenny Jugo), Un jardi (...)

une surprenante nouveauté
le film large
– cinéma de demain – 
To Build a Fire (Construire un feu)22.

  • 23 L’Intransigeant du 9 décembre 1927 ayant évoqué le projet d’Autant-Lara d’utiliser « trois, quatre (...)
  • 24 Henri Chrétien, à plusieurs reprises, a déclaré que c’est à la suite de sa vision du Napoléon qu’il (...)

13Cette nouveauté, on le devine, n’est pas que technique pour Autant-Lara, elle ne fait pas que démontrer l’intérêt de l’Hypergonar : d’une part, elle propose un régime narratif inédit où le « montage parallèle » ou « alterné », le « flash-back » ou le « flash forward » ne sont plus disposés successivement mais simultanément, d’autre part, elle concurrence les triptyques que Gance a mis en œuvre dans son Napoléon, sorti peu avant (1927)23, et qui avait d’ailleurs stimulé la recherche de Chrétien24. Contrairement à Gance, Autant-Lara va au-delà de l’élargissement latéral de l’image : il s’intéresse tout autant à son développement en hauteur, ainsi qu’à la possibilité de pouvoir disposer de plusieurs images simultanément, moins pour juxtaposer plusieurs points de vue d’une même situation – comme Gance le fait dans ses triptyques : Napoléon au centre et les troupes de part et d’autre, par exemple –, que pour monter des images appartenant à des temps, des lieux et des niveaux de réalité différents, et ayant des statuts énonciatifs distincts. À cet égard, si l’on peut parler de composition centripète dans le Napoléon – qui tend vers l’image unique, un panorama –, il faut parler de construction centrifuge dans le cas de Construire un feu.

14Précisons que, dans ce filmcertaines compositions fonctionnent aussi à la manière des triptyques ganciens, y compris avec la reprise inversée (en miroir) de la même image de part et d’autre d’une image centrale : ainsi le plan de la mort de l’homme à la fin et du chien hurlant à la mort au centre. Flanquant l’animal sur les « écrans » latéraux, le torse de l’homme étendu dans la neige trace deux diagonales convergeant vers l’image du milieu. Mais le plus souvent l’image élargie est divisée entre deux scènes simultanées mais disjointes dans l’espace (un chercheur d’or assis au coin du feu dans sa cabane à gauche et l’homme étendu dans la neige en train de geler). Ailleurs encore la division en deux images (inégales en tailles) est en hauteur (sapins s’élevant jusqu’à leurs cimes, homme dressé). C’est à une démultiplication des formats que se livre le cinéaste grâce au fait que, sur la pellicule anamorphosée de la copie finale, on pouvait disposer plusieurs images provenant de plusieurs négatifs – « ordinaires » ou anamorphosés à la prise de vue (les proportions des deux types d’images sont à peu près équivalentes) – au moment du tirage du négatif. En d’autres termes, le film tel qu’il est projeté est envisagé comme une surface permettant de disposer des images différentes comme on pourrait le faire sur une feuille ou un tableau noir : elle est le réceptacle d’un collage. C’est donc bien un modèle graphique qui est ici à l’œuvre, sous-jacent dans le film mais explicite dans les gouaches préalables.

  • 25 Cf. les soixante-six marqueteries de Lorenzo Lotto à l’église Santa Maria Maggiore de Bergame (1524 (...)

15Plus qu’à une composition d’ensemble (une « sur-image » englobante qui aboutit chez Gance au « triptyque-panorama » – un immense paysage, une foule immense), le film procédait à des séries de mises en rapport conjuguant le concret et l’abstrait, l’actuel et le virtuel, le présent et le passé et incitant à une circulation d’un niveau à l’autre. Autant-Lara faisait une proposition de cinéma tabulaire engageant une problématique que la bande dessinée explorait alors depuis belle lurette (cf. par exemple Winsor MacKay) après la peinture ou certaines de ses applications25.

16En consultant les nombreux comptes rendus qui furent publiés ou les témoignages recueillis, on constate que l’effet le plus étonnant, pour les spectateurs, tenait à ces variations fréquentes sinon continuelles (passages de l’horizontal au vertical, de l’image unique au split screen, etc.) qui nécessitait de faire basculer l’anamorphoseur dans un sens ou dans un autre pendant la projection, faisant de celle-ci une véritable performance.

Exploser le cadre

  • 26 Claude Autant-Lara, « Le premier essai de film large... », art. cit., p. 39.

17Pour mener le récit sur un plan purement visuel, la solution proposée consiste à donner un volume et un contexte à l’acte décrit. Exemples : l’homme et le chien marchent et, à cette image, sont juxtaposées celle de l’heure qui s’écoule (cadran de montre), ou celle de la température qui baisse (thermomètre avec le degré indiqué). Elle consiste aussi à visualiser l’imaginaire du marcheur et du chien : ce dernier se voit déjà arrivé, au coin du feu, dans la cabane, près du poêle. L’homme repense au campement qu’il a quitté, il anticipe son arrivée auprès de ses camarades, ou bien il voit l’homme qui éventra un bovidé pour se réchauffer dans ses entrailles (image projective car elle procède d’un récit qu’on lui a fait), etc. En distribuant l’objectif (récit, action) et le subjectif (pensées...) sur deux écrans différents ou deux parties différentes de l’image projetée (une partie supérieure occupant les deux tiers de l’image et une partie inférieure le tiers restant), il s’agit, écrit-il, « d’exploser, briser le cadre »26.

18La disposition des différents « écrans », des différentes images simultanées, développe ainsi une énonciation à plusieurs niveaux, distinguant une narration principale centrée sur le personnage et ses faits et gestes (le récit-acte) et des narrations subordonnées ou parallèles relevant soit du narrateur (thermomètre, montre, dollar), soit des acteurs, homme ou animal (le poêle, les camarades au camp), narrations conjuguées aux trois temps du présent, du passé et du futur ou du conditionnel.

19La mise en image est à la fois très aboutie et minimale. Ainsi le chien qui rêve. Il traverse l’image en diagonale, sur les traces de pas de l’homme et une diagonale inverse inscrit un tuyau de poêle noir qui repousse le gris canidé au second plan dans la blancheur de la neige. À cette image principale est juxtaposée en dessous une plus petite (1/3), vue générale assez lointaine d’un espace intérieur sur fond gris, non défini sinon par la présence du poêle, de quelques bûches, du chien couché, en silhouettes noires, et du reflet d’une fenêtre ou d’une lucarne hors-champ. Le graphisme est Arts Déco et frise le décoratif sans y succomber, linéaire et élégant, usant d’aplats, apparenté au style de Georges Lepape.

20Si l’on peut parler d’autonomie de ces propositions graphiques, c’est que l’image s’organise en elle-même, est fortement composée, y compris dans le rapport entre ses deux parties. La diagonale du tuyau de poêle traversant l’image de la marche du chien dans la neige répond à un choix de composition plastique dont on voit mal comment une surimpression pourrait l’équivaloir (c’est d’ailleurs un cas unique de « contamination » de l’image 2 dans l’image 1). Là où l’on ne voit qu’une jambe de l’homme en marche et le chien à ses côtés, les lignes de l’un se poursuivent en plus d’un point dans celles de l’autre (patte/botte), de même le feu, jaune et orangé, de l’image du bas, tandis que le paysage de sapins inscrit dans un cercle s’agence à l’image supérieure.

21Dans une autre image, le pied de l’homme marchant dans le froid, le chien sur ses talons, se prolonge dans les verticales du thermomètre qui indique la redoutable température que l’homme croit pouvoir surmonter, comme si sa jambe entrait dans ce froid qui tout à l’heure glacera son sang.

22L’une des figures représente un comble de schématisation graphique des éléments représentés jusqu’à une quasi-abstraction : la vision très rapprochée du dos de l’homme et sa canadienne à carreaux, le col de fourrure, le chapeau et quelques traits courbes pour l’haleine qu’il expectore. En bas le thermomètre très fragmenté et la montre-bracelet, deux objets qui reprennent les rayures croisées du haut pour leur faire écho.

  • 27 Ainsi celui de l’homme en buste, dans l’image du haut, penché en avant, a enlevé une de ses mitaine (...)

23Ailleurs c’est un gros plan de la tête de l’homme coupé à la hauteur des yeux avec, au fond, la ligne d’horizon dans la blancheur de la neige et dans l’image inférieure une boîte d’allumettes sur un coin de table qui « prolonge » et « complète » ce visage comme un appendice, en un tragique assemblage à la Archimboldo. Ou, dans une autre encore, le haut de la tête du chien à peine amorcé en bas de l’image supérieure, de dos, les oreilles dressées et l’homme qui marche en avant de lui mais dont la jambe est comme le prolongement de l’une des oreilles, tandis qu’en bas, deux verres, l’un tenu par une main, l’autre posé et reflétant une fenêtre hors-champ, semblent servir de support aux deux marcheurs du haut. On pourrait multiplier les exemples de ces prolongements plastiques, graphiques de l’image du haut dans celle du bas ou vice-versa27.

24Tous ces exemples attestent que le dessin ne peut être réduit à la fonction serve du dessin préparatoire « préfigurant » le plan filmique, l’image en mouvement, mais qu’il se donne des moyens propres, qu’il joue sa partie dans un espace graphique autonome qui permet aujourd’hui de l’envisager pour lui-même.

  • 28 Cette contextualisation du récit ne se trouve pas chez London qui ne fait allusion à la « ruée vers (...)

25En outre Autant-Lara dispose, parallèlement à cet univers où se mêlent le présent, le passé et l’imaginaire des deux êtres vivants, des indications sur ce qui motive la démarche du chercheur d’or et le conduira à la mort : l’illusion de la richesse (les dollars) et le cheminement de ces symboles ou emblèmes qui finissent par enserrer le pauvre homme (deux mains-serres dessinées entourant l’image de l’homme (photogramme), le signe du dollar qui grossit d’une image à l’autre jusqu’à représenter la lourde croix de son supplice, vue en contre-plongée, qui se déploie sur les deux « écrans ») et le précipiter dans la mort. Les images finales jouent alors des ressources du photomontage et du collage (photos de presse) afin de faire ressortir la nature du système social qui a conduit l’homme à se perdre pour d’hypothétiques pépites (mariage royal, billet de 5 marks, billet de 1 dollar, évêque bénissant un paquebot d’immigrants qui s’éloigne, etc.)28.

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Notes

1 Il y a deux versions de To Build a Fire aux deux dates indiquées, publiées respectivement dans The Youth Companion (le 29 mai 1902) et dans le Century Magazine (en août 1908). La première version connaît une issue heureuse (le chercheur d’or qui a fait montre d’orgueil en se lançant seul sur la piste par un froid exceptionnel parvient à sauver sa peau et a reçu une rude leçon d’humilité), la seconde, la plus connue aujourd’hui, se termine par la mort du personnage par congélation à la suite d’une série d’imprudences ou de négligences fatales et la fuite de son chien.

2 Voir notamment André Abet (dir.), les Cahiers de la Cinémathèque, no 9 (« Le Point sur Claude Autant-Lara »), printemps 1973.

3 Claude Autant-Lara, « Un récit exclusif. J’ai tourné le premier film en cinémascope », les Lettres françaises, no 454, 26 février-5 mars 1953, pp. 1-2. Dans le même journal, Georges Sadoul traite de l’arrivée du scope dans le cinéma, de ses incidences économiques et de ses enjeux nationaux (« À Monsieur Louvel » [ministre de tutelle du cinéma en France] (ibid, p. 2).

4 Ces chiffres définissent les rapports entre la largeur et la hauteur de l’image (1,33 signifie que celle-ci est 1,33 fois plus large que haute). Rappelons que le format standard 1.33, défini par Edison à l’époque du Kinétoscope, fut généralisé à sa suite.

5 En réalité le CinémaScope céda assez vite la place au scope et à une série de variantes. La notion d’« écran large » revint peu après en vigueur pour désigner la Vistavision. À propos du CinémaScope, de ses antécédents et ses successeurs ainsi que de l’invention du Prof. Chrétien et ses avatars (y compris Construire un feu), il faut se référer au livre somme dirigé par Jean-Jacques Meusy, le Cinémascope entre art et industrie, Paris, AFRHC, 2003.

6 Gance a créé et déposé comme nom de marque le terme « Polyvision » après la Deuxième Guerre mondiale (voir Jean-Jacques Meusy, « La Polyvision, espoir oublié d’un cinéma nouveau », 1895, no 31, octobre 2000).

7 Georges Sadoul, « Réflexions sur le cinémascope », les Lettres françaises, no 483, 24 septembre-1er octobre 1953, p. 5.

8 À l’occasion d’une conférence tenue le 17 septembre 1930 à l’Académie des arts et sciences cinématographiques à Hollywood. Eisenstein développa son intervention dans un article publié dans Close Up : « The Dynamic Square », vol. 8, no 1, mars 1930, pp. 3-16 et no 2, juin 1931) pp. 91-94 (trad. française dans Ma conception du cinéma, Paris, Buchet-Chastel, 1971, et le Carré dynamique, Paris, Séguier, 1995). Le cinéaste a lui-même donné de nombreux exemples de ces modifications à l’intérieur du cadre « imposé », en particulier dans la Grève (Stachka, Eisenstein, 1925) : recours aux cadres du profilmique – encadrement de fenêtre, de porte –, aux caches à la prise de vue ou au tirage, surimpression, division de l’écran en « compartiments », etc., et il imaginera dans son projet de maison de verre une expansion en tous sens de l’espace par transparence des murs, sols et plafonds (Glass House, Dijon, presses du réel, 2008). Ces exemples permettent de sortir d’un débat quelque peu biaisé qui a pu faire condamner la polyvision gancienne au nom du champ-contrechamp et de l’écran comme « cache » bazinien. Cf. Jean-Luc Godard, « Futur, présent, passé. Magirama (Abel Gance, Nelly Kaplan) », Cahiers du cinéma, no 67, janvier, 1957.

9 Tous ces travaux graphiques sont conservés par la Cinémathèque suisse où Autant-Lara les a déposés. Je remercie cette institution et la responsable des archives « papier », Nadia Roch, pour m’en avoir permis l’accès.

10 Après une première exposition à Paris dans les années 1970 sous l’égide du CNC, la Cinémathèque suisse à Lausanne en organise une en 1981 qui sera reprise à l’Institut Lumière en 1983. Après la mort du cinéaste, une nouvelle exposition a lieu à Lausanne au Musée de Design et d’arts appliqués contemporains (mu.dac) en 2002 à partir du fonds Autant-Lara de la Cinémathèque suisse.

11 Deux d’entre elles ont donné lieu à un catalogue : Claude Autant-Lara en 33 films : une exposition, Lyon, Institut Lumière, 1983 (exposition du 15 mars au 22 mai) ; Autant-Lara un cinéaste contre tous, Lausanne, Cinémathèque suisse et mu.dac, 2002 (rétrospective du 11 juin au 31 août, exposition du 12 juin au 22 septembre).

12 Selon André Chevailler (Cinémathèque suisse) qui assista Autant-Lara lors de l’accrochage de 1981 (conversation avec l’auteur, avril 2010).

13 Celui que l’on propose dans ce cahier d’illustrations est le nôtre, il tient compte d’éléments internes aux images (l’heure indiquée, les degrés du thermomètre) et au récit de London.

14 Sur « Art & Action », voir l’ouvrage de Michel Corvin, le Théâtre de recherche entre-deux guerres : le laboratoire art et action, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1974.

15 Dans son texte de présentation « Le premier essai de film large Construire un feu (1928-1929) », la Revue du cinéma, no 16, 1er novembre 1930, p. 37.

16 Claude Autant-Lara, la Rage au cœur, Paris, Veyrier, 1984.

17 Lettre d’Autant-Lara à Chrétien du 15 août 1928 citée dans J.-J. Meusy (dir.), le Cinémascope entre art et industrie, op. cit., p. 33.

18 Dans la définition qu’en donne Etienne Souriau dans son Univers filmique, Paris, Flammarion, 1953, p. 8.

19 Voir le catalogue d’exposition de la Cinémathèque française, Marianne de Fleury, Laurent Mannoni (dir.), le Cinéma expressionniste allemand. Splendeurs d’une collection, Paris, La Martinière/Cinémathèque française, 2006.

20 Le texte de présentation d’Autant-Lara de Construire un feu insiste sur cet aspect en parlant du « rôle détestable que tiendraient dans un pareil sujet, si pur, les titres, stoppant l’action » (op. cit., p. 37).

21 Claude Autant-Lara, « Le premier essai de film large Construire un feu (1928-1929) », art. cit., p. 39.

22 Au même programme Hypocrisie « chef d’œuvre d’humour » (avec Werner Krauss et Jenny Jugo), Un jardin de Paris Le Luxembourg et Une journée de plaisir, « un des meilleurs Charlie Chaplin ».

23 L’Intransigeant du 9 décembre 1927 ayant évoqué le projet d’Autant-Lara d’utiliser « trois, quatre et cinq écrans simultanément » dans un communiqué, Jean-Placide Mauclaire du Studio 28, qui allait programmer de son côté le Napoléon de Gance, écrivit à ce dernier qu’il s’agissait là d’un « individu très dangereux et qui de plus n’est qu’un jouet entre d’autres mains... » (cité par J.-J. Meusy et Françoise Le Guet Tully dans « L’histoire française du CinémaScope » dans J.-J. Meusy (dir.), le Cinémascope, op. cit., p. 32).

24 Henri Chrétien, à plusieurs reprises, a déclaré que c’est à la suite de sa vision du Napoléon qu’il a recherché une solution au « triple écran » qui fasse l’économie du dispositif gancien des trois appareils et des trois pellicules difficiles à ajointer (voir J.-J. Meusy, op. cit.).

25 Cf. les soixante-six marqueteries de Lorenzo Lotto à l’église Santa Maria Maggiore de Bergame (1524-1530), par exemple, évoquant une série d’épisodes bibliques, chacun se déroulant dans le temps du récit au sein d’une image unique : l’Arche de Noé, David et Goliath, Judith et Holopherne, etc.

26 Claude Autant-Lara, « Le premier essai de film large... », art. cit., p. 39.

27 Ainsi celui de l’homme en buste, dans l’image du haut, penché en avant, a enlevé une de ses mitaines, sa main claire est inerte et en bas, le chien en petit, sombre, est comme chu de cette main ou destiné à l’habiller. 

28 Cette contextualisation du récit ne se trouve pas chez London qui ne fait allusion à la « ruée vers l’or » qu’à travers le seul mot de « claim » (concession). On peut observer également que dans la nouvelle, la mort de l’homme donne lieu à une scène étonnante où le mourant se « voit » revenir avec ses compagnons à sa recherche et trouver son cadavre. Cette fin « expressionniste » n’est pas reprise par Autant-Lara.

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Pour citer cet article

Référence papier

François Albera, « L’écran divisé de Construire un feu de Jack London dessiné par Claude Autant-Lara  »1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 82 | 2017, 147-173.

Référence électronique

François Albera, « L’écran divisé de Construire un feu de Jack London dessiné par Claude Autant-Lara  »1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze [En ligne], 82 | 2017, mis en ligne le 01 juin 2020, consulté le 19 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/1895/5410 ; DOI : https://doi.org/10.4000/1895.5410

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François Albera

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