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Études

Cinéma, mesure des émotions et diffusion : le docteur Toulouse, le biologiste Cépède et le service scientifique des établissements Pathé frères (1918-1919)

Cinema, the measuring of emotions, and film distribution : Doctor Toulouse, the biologist Cépède, and the scientific service of the Pathé frères establishments (1918-1919)
Cinema, misurazione delle emozioni e distribuzione : il dottor Toulouse, il biologo Cépède e il dipartimento scientifico degli studi Pathé frères (1918–1919)
Frédéric Cépède
p. 32-51

Résumés

En 1909 Charles Pathé intéressé au développement du cinéma scientifique confia à Jean Comandon la direction d’un laboratoire de microcinématographie dans un service dit « Le Scientifique » de son usine de Vincennes. On y réalisa nombre de films de vulgarisation. Après la guerre cet intérêt scientifique s’orienta vers l’analyse des réactions du public face à des images projetées afin d’améliorer le rendement des films en ciblant le type d’images et le meilleur rythme permettant de provoquer les émotions recherchées. Ce sont les docteurs Raoul Mourgue, et Édouard Toulouse qui sont chargés de ces recherches. Le biologiste Casimir Cépède (1882-1954), fondateur en 1918 de l’Institut de biologie appliquée auprès de l’Institut Pasteur, assiste ces derniers. Cet article exploitant des fonds d’archives jusqu’ici inexplorés met en lumière la personnalité de Cépède, son projet d’une psychocinématographie qui serait à la base de l’industrie et de l’exploitation cinématographique. Proposé à Charles Pathé, un Comité scientifique est créé brièvement à cette fin. Les perspectives envisagées vont de la propagande à la pédagogie. À partir de 1924 Cépède se dirige vers le nouveau medium de la radio.

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Texte intégral

1En 2014, Denis Peschanski, directeur de recherches au CNRS, et les équipes de la plate-forme Matrice Memory1, ont lancé un programme de recherches qui, entre autres objectifs, entend mesurer les déplacements et les réactions du public dans une exposition à l’aide de capteurs et de lunettes Eye traking. Les données recueillies visent donc à enregistrer et analyser les réactions d’un spectateur, pour ensuite adapter la scénographie dans une exposition afin de l’intéresser, le retenir et lui apporter l’information désirée.

  • 2 Stéphanie Salmon, Pathé. À la conquête du cinéma 1896-1929, Paris, Tallandier, 2014.
  • 3 Ibid. Sur Jean Comandon (1877-1970), voir Thierry Lefebvre, « Jean Comandon et les débuts de la mic (...)
  • 4 Georges Émile Camille Labrély (1886-1971) débute chez Pathé en 1906 comme ingénieur mécanicien dans (...)
  • 5 Charles Pathé, Étude sur l’évolution de l’industrie cinématographique française, Établissements Pat (...)
  • 6 Raoul Mourgue (1886-1950), docteur en médecine avec une thèse intitulée « Étude critique sur l’Évol (...)
  • 7 Le docteur Édouard Toulouse (1865-1947) revient sur son rôle dans ce service scientifique dans son (...)
  • 8 Charles Dupuis (né en 1878) est devenu sous-directeur de Pathé Frères en 1906. Voir Stéphanie Salmo (...)

2L’industrie du cinématographe s’est très vite préoccupée de ces considérations qui mêlent l’art, la technique, la pédagogie et le commerce. Le cinéma a démontré depuis ses débuts son pouvoir d’attraction sur les spectateurs. L’influence prêtée aux images est si importante que les premiers trucages ont été immédiatement mis par les États au service de la propagande. Quant à en mesurer l’impact réel, la chose a toujours été plus difficile à évaluer. Les aspects techniques de la réalisation et de la production d’un film ont rapidement intéressé l’industriel Charles Pathé2. En 1909, le visionnage d’un film scientifique réalisé par le docteur Jean Comandon3 avec un appareil de son invention associant un microscope et une caméra l’incite à le solliciter afin de l’aider à explorer cette voie. Quelques mois plus tard, il lui confie la création d’un laboratoire de microcinématographie dans le service dit « Le Scientifique » de son usine de Vincennes, avec Émile Labrély, ingénieur mécanicien, inventeur de nombreux procédés de ralenti, comme assistant4. Jusqu’à la guerre, ce service réalise des films de vulgarisation pédagogique, la mobilisation de Comandon entraînant un temps l’arrêt de ses activités. Cette curiosité scientifique est d’autant plus aiguisée que le cinématographe français traverse une crise de croissance, et le milieu cinématographique est à l’affût de tout ce qui peut être nouveau et spectaculaire en matière d’images. Parallèlement Charles Pathé tente, début 1918, de mobiliser les responsables politiques pour limiter le contingent de films américains sur le territoire. Il s’efforce également d’obtenir des financements pour appuyer la diffusion de ses productions. Sa démarche ne se résume pas à la simple défense de principes protectionnistes : il se fait sociologue de ce milieu si particulier. Ainsi, constate-t-il, la mentalité américaine n’est pas la mentalité latine, et nos fictions, avec leurs histoires d’amour impossible entre des âmes tourmentées et se finissant par le suicide des protagonistes, n’intéressent pas le public anglo-saxon ! Il développe ces idées dans une brochure intitulée Étude sur l’évolution de l’industrie cinématographique française qu’il édite lui-même5. Dans ce cri d’alarme qui est aussi un réquisitoire contre le cinéma français (ses scénarios, ses metteurs en scène, ses opérateurs, son matériel, ses artistes...), il pose que, compte tenu des investissements nécessaires et de l’étroitesse du marché francophone, seule l’innovation scientifique, la qualité et non la quantité sauveront notre cinéma. La science doit venir au secours de la création. Dès lors, mis au courant de la récente invention du docteur Raoul Mourgue6, assistant du célèbre médecin aliéniste et psychologue Édouard Toulouse7, directeur du Laboratoire de psychologie expérimentale à l’École des Hautes Études (EHE), il leur demande de poursuivre, en liaison avec Charles Dupuis8, chef du service scientifique de Pathé Frères, leurs études et réflexions sur l’analyse des réactions du public face à des images projetées. L’objectif du directeur est d’améliorer le rendement de ses films en ciblant le type d’images et le meilleur rythme permettant de provoquer les émotions recherchées.

  • 9 « Expérience faussée », Élégances de Paris [avril 1918, a noté Casimir Cépède], coupure de presse c (...)

3En mars ou avril 1918, une première expérience réunissant scientifiques, industriels, psychologues et artistes est organisée à la Sorbonne. Il s’agit pour ce groupe de spécialistes d’évaluer en direct les performances et l’intérêt de la nouvelle invention. « Grâce à l’emploi de cet instrument, il est facile de se rendre compte de la valeur “émotive” d’un film », peut-on lire dans un entrefilet paru dans le magazine les Élégances de Paris9. L’appareil appartient à la famille des instruments d’enregistrement utilisés par le physiologiste Étienne-Jules Marey, appareil combinant un pneumographe, un cardiographe et un pulsographe. Des aiguilles, reliées à des capteurs placés sur la poitrine, le cœur et les poignets du « patient », viennent graver sur un seul film au noir de fumée ses réactions, sans autre intervention humaine. Les résultats attendus de l’expérience, analysés scientifiquement et selon un protocole non dévoilé à cette étape, visent à prédire à Charles Pathé et à ses investisseurs le coefficient de rendement d’une création cinématographique donnée, et à sélectionner les meilleurs « produits » à diffuser. L’échotier des Élégances de Paris relate cependant un « incident fort piquant » survenu durant la séance :

On avait fait venir comme « sujet » une jeune fille appartenant à l’un des ateliers de l’usine. La plaque réceptrice attachée au fil conducteur fut appliquée contre sa poitrine et l’opérateur commença à « tourner ».
Le film était d’un intérêt plutôt médiocre. Grande fut donc la surprise des membres du comité de réception quand ils constatèrent que le graphique signalait chez la jeune personne une série d’émotions allant crescendo jusqu’au dénouement.
L’inventeur était tout décontenancé. Mais le docteur Toulouse fit cesser sa confusion. Une autre fois, dit le célèbre aliéniste, nous agirons sagement en ne confiant plus à M. Casimir Cépède la mission de tenir le pouls du sujet.
M. Cépède est un savant dont M. Edmond Perrier, président de l’Académie des sciences, a révélé récemment les beaux travaux sur les vaccins polyvalents. Car si M. Cépède a un admirable cerveau, tel Apollon, il a cela de commun avec le dieu de la médecine et des arts que son physique égale son intelligence. Son pouvoir de fascination sur ses collaboratrices est de notofriété publique à la Faculté.

  • 10 Les archives de Casimir Cépède sont déposées dans le service d’archives de l’Institut Pasteur (Pari (...)

4« Article grotesque », a commenté Casimir Cépède dans son journal. De fait, cet article est pour le moins ironique. La presse de l’époque s’est malheureusement peu intéressée à cette expérience, mais cette source a éveillé notre curiosité, et dirigé vers un dossier conservé dans les archives du biologiste Casimir Cépède (1882-1954), fondateur en 1918 de l’Institut de biologie appliquée (IBA), déposées à l’Institut Pasteur10. Au-delà du côté piquant de l’expérience, et d’un narcissisme familial que les lecteurs voudront bien excuser, il permet d’apporter des éléments d’information sur le service scientifique de Pathé Frères, et quelques réflexions plus générales sur les rapports entre l’État et le cinéma, voire les inventeurs, dans l’entre-deux-guerres. Il attire aussi l’attention sur ces scientifiques doublés de pédagogues qui réfléchissent aux moyens d’utiliser le cinéma, alors en plein essor, comme un outil de vulgarisation des savoirs les plus complexes, à tous les niveaux de l’enseignement. Enfin, d’un siècle à l’autre, de la machine de Mourgue aux lunettes Eye Tracking, il met en perspective les débats actuels sur l’utilisation d’instruments de mesure ou d’analyse permettant d’observer et d’étudier les comportements des « publics » pour répondre aux attentes des producteurs et donc satisfaire des consommateurs, dans tous les domaines, économiques et culturels.

La rencontre entre le docteur Toulouse et le biologiste Cépède

5Comment le « savant » Cépède, qui n’est ni docteur ni cinéaste, s’est-il retrouvé à participer à cette aventure ? Préparateur au PCN (examen de physique, chimie, science naturelles qui permet d’accéder à la licence) à l’université de Paris, ce docteur ès-sciences de 36 ans commence à se faire une réputation. En effet, le 11 novembre 1917, Edmond Perrier, membre éminent de l’Académie des sciences, y a présenté une note d’Émile Thiercelin et de Cépède intitulée « la vaccinothérapie de l’entérococcie » : leur invention vient de sauver la vie de plusieurs malades, et la technique développée, un vaccin curatif atoxique, se révèle prometteuse, aussi bien pour des infections touchant les hommes que les animaux.

  • 11 François Dessignori ou de Signori, peintre véronais, alors sous contrat pour la décoration de villa (...)

6La formation peu classique de Cépède, ses origines, son enthousiasme, sa curiosité, son ingéniosité ont pu séduire le docteur Toulouse. Quelques précisions sur son parcours. Fils d’un fabricant de chaussures et d’une lavandière, boursier tout au long de ses études, c’est à la sortie de l’École normale d’instituteurs de Nice qu’il s’est dirigé vers les sciences en poursuivant ses études à la faculté de Grenoble. Il est formé sous les ailes protectrices de Louis Léger, l’inventeur de la pisciculture à Grenoble, puis d’Alfred Giard, titulaire de la chaire des êtres organisés à la Faculté des sciences de Paris, à la station marine de Wimereux (Pas-de-Calais). Après sa thèse en 1910, il a entamé en 1913 des études de médecine, arrêtées par la guerre. Son cas de réforme n’étant pas cassé, il a rejoint le service antityphoïdique du Val-de-Grâce dirigé par le professeur Hyacinthe Vincent. C’est la maladie de la fille d’un ami proche qui l’a conduit de la production à la création vaccinale, et au lancement de son IBA. Dès son jeune âge, il a aussi travaillé dans l’atelier du peintre de Signori11 et développé ses talents de dessinateur. Avec son collègue Rémy Perrier, il entreprend à la même époque la réalisation de planches dessinées murales pour les cours de sciences naturelles. Il entretient des amitiés dans les milieux artistiques (Gémier, Bourdelle).

  • 12 Copie de la lettre de Cépède à Toulouse, 8 mai 1918, Journal de Casimir Cépède (désormais Journal), (...)
  • 13 Journal 18 bis, op. cit.

7Alors, à quel titre Cépède est-il présent lors de cette séance publique présentant la machine mise au point par le docteur Mourgue ? A-t-il simplement offert son concours, étant sur place ? Est-ce la première rencontre entre l’assistant au PCN et le docteur Toulouse ? Nous l’ignorons, mais elle est suivie début mai d’une visite de Cépède à l’asile de Villejuif. Le courant passe bien entre les deux hommes. Encouragé par le docteur, il lui adresse le 8 mai les grandes lignes d’un programme de recherches pouvant directement intéresser l’asile : « 1o Utilisation des vaccins comme soporifiques. 2o Étude du sérum et du liquide céphalo-rachidien dans le cas de crises périodiques. 3o Utilisation possible de certains de ces sérums pour l’amélioration ou la guérison de certains de ces malades. 4o Activation d’animaux en vue d’une sérothérapie de certaines affections, etc., etc. »12. En fait, Cépède est avant tout à la recherche de financements pour le laboratoire qu’il crée au même moment et de débouchés pour ses vaccins atoxiques. En ce printemps 1918, le docteur Toulouse semble prêt à l’accueillir à l’École des Hautes Études et à lui ouvrir son carnet d’adresses. Mais il n’a pas assez d’influence auprès de ses collègues et l’ouverture de cette porte se heurte à des obstacles infranchissables13. En revanche, leur première collaboration « cinématographique » lui a donné des idées et les échanges se poursuivent sur ce terrain d’expérimentation nouveau pour Cépède. Peut-être est-ce une manière de la part du docteur Toulouse de se faire pardonner son excès de confiance ? Remarquons qu’il a aussi pu être favorablement impressionné par les dernières créations vaccinales de cet enthousiaste savant. Le 2 juillet 1918, le Gaulois et le Figaro annonce qu’à l’Académie des sciences, le professeur Edmond Perrier a lu et commenté une nouvelle note de Cépède, « parvenu à diagnostiquer le plus ou moins de gravité de la tuberculose, par une analyse du sang, où les leucocytes (globules blancs) jouent le rôle principal ».

  • 14 « Note du docteur Toulouse […], sur les réformes et les progrès à réaliser dans le Cinématographe » (...)

8Début août 1918, le docteur Toulouse lui expose son projet de lancer un « journal filmé » – Pathé-Revue –, et en accord avec Charles Dupuis, il lui demande de préparer diverses propositions en lui indiquant les trois directions à suivre, qu’il a déjà développées dans un rapport remis à Charles Pathé14 :

1o ) Films d’intérêt international. C’est par ceux-là que nous commencerons vraisemblablement la Revue, au moment de la paix. Il faudrait la préparer tout de suite. Pour choisir parmi les plus attachants, il faudrait que chacun de nous indique les sujets qui lui semblent les plus intéressants, les plus susceptibles de parler à l’esprit et au sentiment de tous les peuples. Ils devront avoir une base scientifique ou seulement positive. Voudrez-vous nous envoyer des suggestions à ce sujet ?
2o ) Instructions pour les films scientifiques. Il faudrait aussi rédiger un projet d’Instruction générale pour l’établissement d’un film scientifique destiné à figurer dans la Pathé-Revue, tel que nous en avons établi le schéma, dans nos diverses conversations. [...].
3o ) Films d’enseignement et de vulgarisation. Enfin vous voudrez bien établir une liste des films destinés à l’enseignement supérieur, secondaire et primaire pour chacune des sciences : physique, chimie, zoologie, botanique, physiologie, hygiène, etc. Il suffit d’indiquer pour chaque science les sujets les plus importants.

  • 15 Lettre du docteur Toulouse à Cépède, 7 août 1918, Institut Pasteur, CEP F2.

9Nous voudrions savoir aussi quels sont les débouchés possibles pour chaque ordre d’enseignement (supérieur, secondaire, primaire et populaire, de la France et de l’étranger)15.

Science et cinéma : Toulouse et les deux Charles

  • 16 Note du docteur Toulouse sur les réformes…, op. cit., p. 2.
  • 17 Ibid., p. 3.
  • 18 Ibid., p. 4.

10Leur conception du cinéma comme « interprétation de la nature »16, de la vie, et donc comme un véritable art, rapproche le docteur Toulouse, qui se présente aussi comme un publiciste et un pédagogue, et le biologiste appliqué mobilisé au service de la science et de son pays. Ils constatent que dans les films l’absence de parole n’est pas gênante car elle rend les spectateurs plus sensibles à l’expression des sentiments joués par les acteurs. Bref, pour ces hommes, « le cinéma est donc l’art de demain, général, universel, international et démocratique »17. Et pour ces scientifiques, ces professeurs et ces pédagogues, un outil incomparable de diffusion et de vulgarisation des savoirs. « La leçon par l’image concrète »18, certes, mais aussi un instrument d’analyses et de découvertes, car il permet de découper les mouvements, et de mieux interpréter la nature : vol des oiseaux, chute d’un corps... Ces esprits aussi scientifiques que sociaux et économiques, nourris d’un patriotisme exacerbé par les épreuves traversées et le sacrifice des hommes sur le front, constatent à regret que malgré tous ses atouts, la France, à l’inverse des États-Unis et de l’Allemagne, n’a pas encore réalisé l’importance de cet art et de cette technique. D’où le cri d’alarme lancé en mai 1918 par Charles Pathé auprès des autorités et son appel à des scientifiques. Car, hors la science, point de salut. Les Américains l’ont bien compris, qui appliquent et adaptent partout les méthodes mises au point par Taylor ou dérivées de sa démarche pour rationaliser la production et même la création.

  • 19 Proposition pour le 1er film de « Pathé-Revue ». L’eau entretient la vie ou l’Eau et la vie. 7 juil (...)

11Tout peut être examiné scientifiquement : ainsi d’un laboratoire de psychologie qui en Amérique ne craint pas d’étudier scientifiquement l’impact de la publicité. En Allemagne, les professeurs de chimie travaillent avec des fabricants de produits médicaux. Alors pourquoi ne pas explorer les sentiments, et les mesurer scientifiquement ? Mais, en France, à l’exception de Pasteur dont les inventions (fermentation, maladie des vers à soie, théorie microbienne, rage) ont débouché sur des applications pratiques, c’est encore l’idée de science pure chère à Marcellin Berthelot qui prévaut. La science chez nous est une chose distincte de l’activité sociale, se désolent nos deux docteurs. Le cinéma a besoin des scientifiques dans tous les champs de connaissance qu’il mobilise, physique, chimie, psychologie appliquée (au jeu des acteurs notamment, mais aussi à sa perception par le public). Toujours est-il que Cépède passe quelques soirs d’été à répondre aux questions du Dr Toulouse et à rédiger un rapport dans lequel, outre l’expertise scientifique sur les productions actuelles, il suggère de réaliser un film sur « Eau et vie »19, rapport qu’il lui envoie début août.

12Le 21, Dupuis lui confirme qu’il l’associe à « la recherche et au contrôle des films de biologie destinés à Pathé-Revue et de tous les autres films dépendant de votre spécialité pour lesquels nous feront appel à votre compétence ». Le 31, Dupuis, après l’avoir remercié pour l’envoi des sérums contre l’entérite à destination de ses amis malades... entre dans le vif du sujet. Où l’on constate que Casimir Cépède s’est déjà mis au travail :

  • 20 Papillon migrateur diurne très répandu en Europe. Appelé aussi Belle-dame.
  • 21 Lettre de Charles Dupuis à Casimir Cépède du 31 août 1918, Institut Pasteur, CEP F2.

Les notes que vous prenez actuellement dans la fabrique des tuiles et relatives à la céramique nous seront certainement utiles. Quant à votre film Eau & vie, nous avons fait rechercher les sections relatives au thé et au tabac et il y a dans notre collection des parties que vous pourrez utiliser ; vous les verrez à votre retour.
J’ai reçu hier la visite de M. Labrély, mais nous n’avons pas eu l’occasion de parler de vous ; j’ignorais que vous lui aviez écrit. Il nous présente un film de 110 mètres « Vanesse du chardon »20 ; il est impatient d’être crédité, il serait cependant bien nécessaire que vous jugiez ce film avant son acceptation21.

13Cépède aura de nombreux échanges techniques avec Émile Labrély qui, après avoir longtemps travaillé pour Pathé, est désormais à son compte. Au service scientifique, il se retrouve avec l’inspecteur général Derôme et le docteur Mourgue. En ce qui le concerne, la question financière est vite réglée : « Il vous sera attribué à titre d’honoraires une mensualité de 250 frs et, ultérieurement, nous nous réservons de vous attribuer en sus une prime calculée d’après le métrage de films produits dans la section dont vous avez le contrôle ». En revanche, à peine est-il engagé que Dupuis appelle son attention sur une divergence apparue avec Charles Pathé quant au découpage des futurs films de la série Pathé-Revue. En effet, dans chaque numéro de 300 mètres environ (soit 18 minutes), alors qu’il lui paraît raisonnable de se limiter à trois ou quatre sujets, le patron entend qu’il en soit abordé sept à huit :

  • 22 Ibid.

J’apprends que M. Pathé n’épouse pas notre manière de voir et j’appréhende bien vivement qu’il veuille donner au cinéma documentaire et scientifique ce caractère d’extrême rapidité qui, paraît-il, assure le succès des films dramatiques et comiques par l’emploi de tableaux de plus en plus courts.
Il me semble cependant que pour être parfaitement compris (car ici nous nous adressons bien plus à la raison qu’au sentiment), il faut renoncer d’avance à cette extrême rapidité. Comment prétendre fixer dans le souvenir huit questions différentes extrêmement condensées, présentées en 18 minutes [...].
Si M. Pathé compare le film scientifique avec un journal scientifique qui, lui, dans un seul numéro, aborde 25 sujets, il oublie que tandis que le lecteur feuillette un magazine, il est absolument maître du temps qu’il consacrera à la lecture d’un article, qu’il pourra relire lentement les passages réclamant le plus d’attention : enfin la comparaison ne me paraît pas juste à moins de supposer le spectateur déjà muni de la publication que nous envisageons d’éditer et qu’il l’ait déjà lue avec attention, en un mot qu’il soit tout à fait pré-adapté ; [...] nous risquons d’être véritablement superficiels et de demeurer inutiles, si nous défilons en une minute un sujet qui cependant réclame une exposition, un texte et souvent une conclusion : s’agit-il de montrer l’ombre des choses ? ou essayons-nous de pénétrer les choses en elles-mêmes ? S’agit-il uniquement de faire circuler du film ? Ou s’agit-il en même temps de travailler à l’éducation publique ?22

14S’adresser « à la raison plus qu’au sentiment », on est bien là sur une divergence majeure, de celle qui sépare la propagande de l’éducation. Toutes les questions posées par Charles Dupuis dans cette correspondance privée dénotent une véritable prise de distance avec son patron. « S’agit-il uniquement de faire circuler du film » demande Dupuis : faut-il lire dans cette remarque l’influence du docteur Toulouse, un vulgarisateur, un homme engagé sur les questions sociales, et qui ne peut se contenter d’une approche commerciale du cinéma ? Pour des hommes comme lui, il faut éduquer le peuple, pas l’endoctriner. Pathé apparaît ici sous les seuls traits d’un commerçant, et Dupuis en défenseur de son service scientifique. Mais a-t-il assez de pouvoir pour oser s’opposer ainsi à lui ?

Prise de vues, rythme, rire et pédagogie

15Dans cette affaire de cinéma, il y a bien des aspects mêlés. Il faut faire la part de la science, de la technique, de la mécanique, de la chimie, de l’éducation, du divertissement. Et bien sûr de la politique. Sans négliger, aspect crucial pour l’entrepreneur Pathé, la dimension économique. Depuis ses premiers échanges avec Toulouse et Dupuis, Cépède a ouvert un dossier et commencé à amasser de la documentation. Il s’est procuré le rapport au gouvernement de Charles Pathé et l’a étudié avec précision. Il est donc prêt à répondre à Dupuis sur différents terrains. Il se place d’abord sur un plan cinématographique, le rythme des images pour provoquer l’intérêt du spectateur :

  • 23 Copie manuscrite de la lettre de Casimir Cépède à Charles Dupuis, 2 septembre 1918, Institut Pasteu (...)

J’ai vu dans le travail si intéressant de M. Pathé « sur l’évolution de l’industrie cinématographique française », la grande importance qu’il attache à juste titre aux coupures faites au moment opportun. [...] Ensemble, nous avons constaté combien la composition des films américains différait de celle des films français et nous étions bien d’accord sur les troncatures et les additions aux rubans que nous avons étudiées.
Dans ce film de M. Labrély, j’eusse aimé voir s’introduire un lambeau de « ralentisseur » montrant le jeu des pièces buccales de la chenille en train de dévorer la feuille de chardon. Et là, le procédé de l’horloge que je vous ai proposé dans une de nos conférences avec le Dr Toulouse me paraîtrait tout indiqué. [...] J’étudie en ce moment un cadran avec aiguille à heures et minutes, avec aussi une grande aiguille à seconde courant sur tout le cadran comme une l’aiguille des chronographes23.

16Cette réponse l’autorise ensuite à préciser sa pensée en ce qui concerne la fonction de Pathé-Revue, et ce qu’il a compris de ce que l’on attend de lui dans le service scientifique. D’ordinaire plutôt direct, Cépède fait preuve ici d’une grande diplomatie, développant une argumentation balancée :

  • 24 Ibid.

Les réponses que vous donnez à M. Pathé, sont, en toute sincérité, celles que j’aurais pensé faire moi-même. Et je dirais, s’il m’était permis, que ne pouvant confectionner nous-mêmes (nous, tenanciers de cinémas) notre public, et étant donné la diversité de ce public tant dans la même salle que dans les pays très divers que Pathé-Revue a le désir de conquérir, c’est-à-dire d’instruire et surtout d’éduquer en attrayant, nous devons supposer, toujours, notre public non pré-adapté. Nous devons faire que les rares initiés aient encore à glaner en distractions et en instruction pendant le quart d’heure qu’ils veulent bien nous consacrer pour leur plaisir... et savoir dirait Montaigne24.

17Casimir Cépède se place du point de vue pédagogique, et d’un public indifférencié qui doit, quel qu’il soit, trouver de l’intérêt et apprendre quelque chose des films qu’il regarde. Selon la conception qu’il développe, c’est le scientifique qui, ayant le savoir et utilisant les possibilités techniques offertes par le cinématographe, a le devoir de confectionner le meilleur film possible. Ce n’est pas le public qui dicte ce qu’il faut lui mettre sous les yeux.

Cinéma et propagande

18Son rôle est circonscrit à l’analyse de la scientificité des films sortant des laboratoires de Pathé, et à l’étude des sujets les plus intéressants à traiter (du point de vue scientifique et technique), notamment en ce qui concerne les publics scolaires. Sa mission : contrôler et proposer. Mais sa plume est aussi sollicitée pour quelques démarches officielles. Car Pathé-Cinéma poursuit alors une offensive tous azimuts pour trouver des financements, en sollicitant les pouvoirs publics et en alertant le Parlement sur le rôle que pourrait jouer le cinéma dans l’après-guerre pour fortifier la nation.

19En matière de propagande générale, la situation n’est pas très claire non plus à l’échelon gouvernemental. Pour rationaliser les actions, Philippe Berthelot, alors directeur du cabinet de Briand, ministre des Affaires étrangères, a créé, en 1916, la Maison de la Presse dans un but de propagande et d’information. L’année suivante, elle cède la place au Service de l’Information à l’étranger, dirigé par Camille Steeg, dans le ministère Ribot. Après plusieurs mois de réflexion, le ministère Clemenceau crée le 30 mai 1918 un Commissariat général à l’information et à la propagande, interministériel mais dirigé par le ministère des Affaires étrangères. Confié à Antony Klobukowski, le Commissariat concentre la propagande dans un centre d’action de propagande contre l’ennemi, reprenant le contrôle de l’Union de grandes associations contre la propagande ennemie. C’est à lui que Cépède, pour le service scientifique de Pathé-Cinéma, adresse ce courrier début octobre 1918, pour exposer « toute l’importance du cinématographe comme moyen actif de propagande contre l’ennemi » :

  • 25 Copie manuscrite de la lettre de Casimir Cépède à Antony Klobukowski, 3 octobre 1918, Institut Past (...)

Notre dessein est de faire évoluer le cinématographe de manière à le transformer en une presse cinématographique à la fois documentaire, instructive et éducative.
À cet effet, nous envisageons la création de deux organes cinématographiques : la Revue et l’Encyclopédie, avec la collaboration des personnalités scientifiques, économiques, littéraires et artistiques françaises réunies en un comité de filmage groupant les compétences en toutes ces matières. [...]
Dans cet ordre d’idées, nous envisagerions la création :
Dans les villes, de cinémas municipaux où les films instructifs et éducatifs des diverses firmes seraient exhibés, de conférences cinématographiques où, à l’aide de cinéma, les sujets les plus pratiquement intéressants pourraient être abordés.
Dans les campagnes, nous ferions pénétrer jusque les plus petits villages les procédés les plus facilement applicables de culture intensive raisonnée, d’hygiène des rues et de la ferme par le cinématographe à la campagne.
À tous les degrés de l’enseignement secondaire, primaire et post-scolaire, nous adjoindrions cet enseignement agréable et rapide entre tous : l’enseignement cinématographié.
Nous pourrions faire apprécier notre domaine colonial. Dans nos cinémas municipaux ou campagnards, pourrait être convoqué, grâce aux renseignements précieux de votre service, le public le plus apte à profiter au maximum de ces spectacles. Nous ferions croître ainsi le désir de coloniser qui commençait à naître chez nous à l’aurore de cette guerre.
À l’extérieur, nous montrerions à nos amis et aux neutres combien notre pays a été discrédité par nos ennemis et peu vanté par nous-mêmes.
Le cinématographe pourrait, par un juste développement d’après-guerre, rester une arme des plus puissantes de « propagande française » pour le service que vous dirigez.
Pour donner à notre entreprise patriotique toutes les chances de plein succès, nous faisons appel à votre haut appui, convaincus de la nécessité du patronage officiel pour sa complète réussite25.

20Ce courrier embrasse très large, entre propagande et éducation, et voit plus loin que la durée de la guerre. Formé à l’École normale d’instituteurs, homme de progrès, Casimir Cépède croit toujours dans la mission civilisatrice de la France, dans le génie national qui doit s’exporter dans cette plus grande France. Et dans la part qu’il doit y prendre, lui qui a tant reçu et a été tant aidé à des moments cruciaux de son existence.

Cinéma et éducation nationale

  • 26 Cinématographes Pathé-Frères, « Rapport à la commission extra-parlementaire du Cinématographe à l’é (...)
  • 27 Ibid., p. 3.

21L’alerte lancée par Charles Pathé a également été entendue jusqu’à l’Assemblée nationale qui a mis en place depuis quelques mois une commission extra-parlementaire du cinématographe à l’école. Preuve s’il en était que la représentation nationale se préoccupe de ce nouvel art, et de ses potentialités pédagogiques. Les « Cinématographes Pathé Frères » déposent leur rapport le 23 octobre, véritable plan de bataille pour l’après-guerre26. Il préconise d’envisager deux catégories de films : ceux qui s’adressent à l’enseignement général (primaire, secondaire et supérieur) et ceux qui visent l’enseignement professionnel (technique et post-scolaire). Pour les films de la première catégorie, les plus « ardus » dit le rapport, une coopération avec les enseignements de chacun des niveaux et de chacune des disciplines est primordiale, d’où la création d’un département scientifique chez Pathé. Mais il faut d’abord convaincre les enseignants eux-mêmes en leur montrant les possibilités et l’intérêt. Pour l’enseignement professionnel, en revanche, plus manuel et d’observation, il ne fait pas de doute que les opérateurs, en filmant les gestes grâce aux ralentis, rendront d’immenses services aux apprentis, le cinéma « maître du temps » détient « la clé d’une nouvelle pédagogie »27.

  • 28 Josette Ueberschlag, Jean Brérault, l’instituteur cinéaste (1898-1973), Saint-Étienne, Publication (...)

22La réussite de ce plan suppose que les écoles professionnelles du pays soient équipées en appareils de projection, et que des crédits leur soient alloués en ce sens. La réalité restera toujours très en-deçà des intentions, et le cinéma éducatif, en dépit du talent de nombreux réalisateurs ou concepteurs, comme quelques années plus tard l’ancien instituteur Jean Brérault28, par ailleurs pacifiste, socialiste et franc-maçon, qui sera au milieu des années 1930 détaché chez Pathé-cinéma pour suivre le cinéma éducatif, ne trouvera jamais une vraie place dans l’enseignement. Force d’appui, d’appoint, illustration de certaines questions, certes, mais jamais outil transdisciplinaire à part entière. La question de l’apprentissage à la « lecture » et à l’interprétation des images reste toujours d’une cruciale actualité.

Cinéma et sentiments

  • 29 Édouard Toulouse et Raoul Mourgue, « Des réactions respiratoires au cours des projections cinématog (...)

23Au-delà des thèmes, des techniques, des recherches scientifiques, des prises de vues, des publics visés, la grande préoccupation des docteurs Toulouse et Mourgue reste la mesure de la satisfaction et de l’intensité de la concentration du sujet spectateur. Casimir Cépède observe d’un peu plus loin leurs recherches. Le problème consiste, on l’a vu, à fixer l’émotivité d’un sujet en présence d’un film donné sans aucune intervention humaine dans l’appréciation de ses réactions. Reste que la première expérience publique a montré les limites de ce genre de mesure et, surtout, incité nos chercheurs à préciser le champ de leur recherche. Retour au laboratoire, à la répétition des expériences. En 1920, les deux hommes présenteront un rapport très prudent devant la 44e session de l’Association française pour l’avancement des sciences, réunie à Strasbourg, sous le titre « Des réactions respiratoires au cours des projections cinématographiques »29. Pas d’étude psychologique, la simple mesure de réactions physiques : un film fait-il réagir, à quel moment et de quelle manière ? Ces réactions correspondent-elles à ce qu’attend le commanditaire du film ? Avec deux cobayes, deux jeunes filles issues d’un milieu populaire (puisque le cinéma séduit beaucoup les masses...), l’une très émotive, l’autre calme, et des tests de vérifications faits sur eux-mêmes par les docteurs, ces derniers peuvent déterminer que la vision d’images provoque des réactions indiquant un certain sens d’analyse. Le comique d’un film est d’autant mieux « ressenti » que les mouvements et gestes qui accompagnent les situations comiques sont importants, et ils voient là un « élément objectif » de la séduction opérée par les films américains. Ils concluent :

  • 30 Ibid., p. 382.

6o Du point de vue pédagogique, l’étude physiologique des films, dont on demande l’emploi dans les écoles, serait très utile, puisque nous avons montré qu’il était très facile de se rendre compte de la réaction d’intérêt que provoquait un film documentaire30.

24Il faut donc poursuivre ces recherches en direction de publics cibles, le cinéma pouvant rendre de grands services à l’école.

  • 31 Journal 71, note 18625, 3 janvier 1935, CEP B9.
  • 32 William Marston (1893-1947), psychologue spécialiste des émotions, est l’inventeur d’un détecteur d (...)
  • 33 Journal 71, note 18625, op. cit.
  • 34 Roger Narme, « La psychocinématographie. Initiative française américanisée ». Le tapuscrit de cet a (...)
  • 35 Cf. Stéphanie Salmon, op. cit.

25Si la collection Pathé-Revue a continué à proposer aux salles ses productions, la durée de vie du service scientifique ne fut que de quelques mois. Casimir Cépède en imputait la fermeture au peu de répondant du côté du ministère chargé de la propagande. En janvier 1935, une photographie parue dans la presse réactive ses souvenirs de cette expérience31. Publiée sous la titre « Psycho-cinématographie », elle est ainsi légendée : « À l’aide d’étranges appareils, le professeur Marston32, de l’université de Columbia, contrôle les réactions des individus. C’est ainsi que ces trois jeunes filles, à la présentation d’un film spécialement composé pour l’étude de leurs réactions devant une partie de cartes à enjeux élevés, se prêtent avec le sourire aux vérifications du docte professeur ». Cépède y va de son commentaire : « Il y a longtemps qu’avec Toulouse, Mourgue, nous pratiquions la psychocinématographie sous la direction de Charles Dupuis chez Pathé Frères. L’imbécillité du commandant Olivier fit cesser cette institution qui, selon nous, devait être à la base même de l’industrie et de l’exploitation cinématographique »33. Comme le racontait de manière moins abrupte et elliptique Roger Narme, l’assistant cinéma à l’Institut de biologie appliquée (IBA) quelques mois plus tard dans le magazine Ciné France (l’entrefilet de janvier étant sans doute à l’origine de cet article en forme d’historique), « au lieu de voir dans cet organisme de sélection l’un des facteurs principaux des succès économiques résultant de l’exploitation des créations Pathé de la fin de la guerre, ou du commencement de l’après-guerre, on ne vit malheureusement que les frais occasionnés par ce nouveau Comité, par ce nouveau “service”, qui, par lui-même, ne pouvait rien rapporter et le jour vint où on le supprima »34. En cette affaire, Cépède n’a certainement pas une vision globale de la stratégie de Charles Pathé35. Cependant, le commentaire de Narme-Cépède dépasse le simple dépit. Il développe un thème qui tient à cœur du biologiste appliqué et au directeur d’une petite entreprise, et sur lequel il reviendra régulièrement dans son journal : ce mal français qui consiste à ne reconnaître nos inventeurs que lorsqu’ils sont naturalisés étrangers, ou quand leur invention revient chez nous exploitée à l’étranger, et notamment outre-Atlantique. Le French bashing est un sport national en temps de crise qui ne date pas d’hier selon lui.

Radio, couleur et relief

  • 36 Journal 57, entrée 16450, 31 décembre 1931, CEP B7.
  • 37 Journal 57, entrée 16449, 31 décembre 1931 et 16451, 2 janvier 1932, op. cit. Une invention qui ne (...)

26Cette première expérience dans le service scientifique de Pathé Frères a marqué Casimir Cépède. ll voit immédiatement dans le cinéma un instrument de diffusion essentiel des savoirs et des connaissances. Il trouve à partir de 1924 à la Radio-PTT un autre médium pour transmettre ses conseils en matière de biologie sociale, d’hygiène et de santé : il y dispense ses conseils hebdomadaires jusqu’en 1936. S’il est vite passé à d’autres sujets, il a toujours gardé un œil sur les innovations du cinématographe, étant consulté par des laboratoires comme Brandt36 ou le Film Continental dans les années 1930. M. Nadal, directeur du studio Pathé-Cinéma de Joinville, sera membre de l’association des amis de l’IBA, et aidera à la réalisation du film la Cure rationnelle des maladies microbiennes tourné dans l’Institut. Cépède « inventera » même un jour le cinéma en couleur, et en relief37. Savant et inventeur impliqué dans la vie de la cité, il n’aura de cesse de chercher à populariser ses inventions ou ses créations, trouvant cependant peu d’écho du côté des pouvoirs publics. Cette absence de lien entre les inventeurs quel que soit le domaine – cinéma, production agricole, recherche médicale... –, autant que la dénonciation des domaines réservés à certains laboratoires de recherches liés à l’État peu curieux ou soucieux selon lui de l’application des découvertes dans d’autres lieux, nourrira son ressentiment... mais ne l’empêchera pas de s’engager jusqu’à la fin de sa vie.

27Sur un plan plus général, force est de constater que les collaborations entre les hommes de science et les milieux du cinéma pour faire progresser la qualité du son, des images, la résistance des films... sont constantes. Enjeux techniques et économiques se conjuguent. Qu’un biologiste touche à tout se soit retrouvé mêlé à cette aventure technique est un indicateur de l’attention portée par ce milieu à toutes les innovations techniques, d’où qu’elles viennent, pouvant conforter la puissance de séduction et d’attraction de ce médium auprès des masses. Le peu de discernement des pouvoirs publics quant à ce qu’ils pourraient tirer, dans l’enseignement par exemple, du cinéma comme plus tard de la télévision, interroge le rapport aux innovations dans notre société. Enregistrer, traduire, comprendre, et utiliser les réactions d’un spectateur pour adapter des créations filmiques ou autres en fonction des attentes du producteur reste un sujet d’actualité. Mais des besoins de l’industrie du spectacle aux questions de surveillance et de sécurité, il n’y a qu’un pas : ne teste-t-on pas des logiciels de reconnaissance faciale associés à des caméras pour anticiper les menaces dans les lieux publics ?

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Notes

1 http://matricememory.fr

2 Stéphanie Salmon, Pathé. À la conquête du cinéma 1896-1929, Paris, Tallandier, 2014.

3 Ibid. Sur Jean Comandon (1877-1970), voir Thierry Lefebvre, « Jean Comandon et les débuts de la microcinématographie », la Revue du praticien, n° 53, 2003. http://ns226617.ovh.net/RDP/2003/13/RDP_2003_13_1502.pdf.

4 Georges Émile Camille Labrély (1886-1971) débute chez Pathé en 1906 comme ingénieur mécanicien dans l’usine de phonographes que dirige son père, Frédéric Eugène Émile, lui-même ingénieur et concepteur du Céleste, le plus gros phonographe produit par Pathé. En 1908, il passe à Vincennes, sous la direction de Charles Pathé, où il est attaché au service Scientifique. Il collabore avec le docteur Comandon dans ses travaux de micro-cinématographie. Il travaille également sur l’étude des mouvements ultra-rapides en développant un appareil à grande vitesse, capable d’enregistrer 400 images à la seconde dès 1909, puis 1 200 l’année suivante, ainsi qu’une nouvelle caméra baptisée Ralentisseur Pathé Frères qui suscite une série de films montrant des danseuses ou des sportifs de l’école d’athlétisme de Joinville au ralenti. En 1914, Émile Labrély quitte Pathé. Il met au point un nouvel appareil de prise de vues rapide, utilisant un mécanisme à griffes capable de fonctionner à 240 images par seconde et qui sera adopté par Debrie. Il réalise en outre un grand nombre d’appareils permettant la prise de vue aérienne.

5 Charles Pathé, Étude sur l’évolution de l’industrie cinématographique française, Établissements Pathé frères, mai 1918, 23 p. CEP F2, dossier Cinéma scientifique, document. En voir la présentation dans le magazine le Film, hebdomadaire illustré, 5e année (nouvelle série), n° 119, 24 juin 1918, p. 6-8 (la publication intégrale de cette étude se prolonge dans le n° 120, 1er juillet 1918, p. 8-14).

6 Raoul Mourgue (1886-1950), docteur en médecine avec une thèse intitulée « Étude critique sur l’Évolution des Idées relatives à la nature des Hallucinations vraies » (Paris, 1919). Disciple de Bergson – qui préface son livre, Neurobiologie des hallucinations. Essai sur une variété particulière de désintégration de la fonction (Bruxelles, Lamertin, 1932), il a publié en collaboration avec Constantin von Monakow une Introduction biologique à l’étude de la neurologie et de la psychopathologie (Paris, Alcan, 1928) et s’est montré attentif à l’introduction de la psychanalyse en France dès 1922.

7 Le docteur Édouard Toulouse (1865-1947) revient sur son rôle dans ce service scientifique dans son article « La biocratie. Le cinéma », le Quotidien, 7 décembre 1926. Article cité et commenté dans l’étude de Jean-Paul Morel, « Le Docteur Toulouse ou le Cinéma vu par un psycho-physiologiste (1912-1928) », 1895 revue d’histoire du cinéma, n° 60, 2010.

8 Charles Dupuis (né en 1878) est devenu sous-directeur de Pathé Frères en 1906. Voir Stéphanie Salmon, Pathé. À la conquête du cinéma 1896-1929, op. cit., chap. 3, note 41.

9 « Expérience faussée », Élégances de Paris [avril 1918, a noté Casimir Cépède], coupure de presse collée par Casimir Cépède dans son journal n° 24 (1920-1923), référencée 13254, CEP B3. Nous n’avons pas retrouvé la date exacte de cet article, ni de collection consultable pour l’année 1918 de ce magazine.

10 Les archives de Casimir Cépède sont déposées dans le service d’archives de l’Institut Pasteur (Paris) depuis 2000. Elles ont été classées par Daniel Demellier qui a réalisé une présentation détaillée des thèmes abordés dans les journaux. Ce journal, constitué de cahiers numérotés de 1 à 258, couvre la période 1903-1954. Il est coté : CEP B 1 à 40. Les documents concernant le service scientifique de Pathé cinéma sont classés dans le dossier « Cinéma scientifique », carton CEP. F2.

11 François Dessignori ou de Signori, peintre véronais, alors sous contrat pour la décoration de villas dans la région, dont la demeure du roi des Belges. En 1891 il a contribué avec le peintre Hector D’Espouy à la réalisation de la fresque de l’entrée du Panthéon à Paris (« au-dessus de la porte d’entrée, près de la voûte : une gloire s’élance dans le Temple de la Mémoire apportant palmes et couronnes. L’histoire et la poésie lui font cortège. » (Hector d’Espouy, le Littoral [Cannes], 4 avril 1909). Casimir était en classe avec son fils.

12 Copie de la lettre de Cépède à Toulouse, 8 mai 1918, Journal de Casimir Cépède (désormais Journal), 18 bis Enseignement PCN, CEP B3.

13 Journal 18 bis, op. cit.

14 « Note du docteur Toulouse […], sur les réformes et les progrès à réaliser dans le Cinématographe », Pathé-Frères, Service scientifique, 21 p., 22 juillet 1918.

15 Lettre du docteur Toulouse à Cépède, 7 août 1918, Institut Pasteur, CEP F2.

16 Note du docteur Toulouse sur les réformes…, op. cit., p. 2.

17 Ibid., p. 3.

18 Ibid., p. 4.

19 Proposition pour le 1er film de « Pathé-Revue ». L’eau entretient la vie ou l’Eau et la vie. 7 juillet 1918. Quelques extraits du plan envisagé avec les films Pathé existant et d’autres à réaliser : L’eau entretient la vie. 1) Le monde d’une goutte d’eau. 2) La vie dans les mares. 3) Quelques habitants de l’eau stagnante. Pathé. 4) Les vorticelles. Pathé. 5) Les rotifères. Pathé. 6) La vie dans l’eau de mer. 7) Le plankton. 12) La composition de l’eau de mer (Tableau) Quinton. 13) L’eau dans les êtres vivants. Le sang. La composition : caillot = sérum. Comparaison avec l’eau de mer. 14). (CEP F 1-6).

20 Papillon migrateur diurne très répandu en Europe. Appelé aussi Belle-dame.

21 Lettre de Charles Dupuis à Casimir Cépède du 31 août 1918, Institut Pasteur, CEP F2.

22 Ibid.

23 Copie manuscrite de la lettre de Casimir Cépède à Charles Dupuis, 2 septembre 1918, Institut Pasteur, CEP F2.

24 Ibid.

25 Copie manuscrite de la lettre de Casimir Cépède à Antony Klobukowski, 3 octobre 1918, Institut Pasteur, CEP F2.

26 Cinématographes Pathé-Frères, « Rapport à la commission extra-parlementaire du Cinématographe à l’école », 23 octobre 1918, 6 p., CEP F2. Rédigé à la première personne, non signé, il porte la patte de Charles Pathé et celle de Toulouse.

27 Ibid., p. 3.

28 Josette Ueberschlag, Jean Brérault, l’instituteur cinéaste (1898-1973), Saint-Étienne, Publication de l’université de Saint-Étienne, 2007. Elle propose une riche réflexion sur les difficultés rencontrées par les pédagogues qui explorent d’autres voies dans la transmission des savoirs.

29 Édouard Toulouse et Raoul Mourgue, « Des réactions respiratoires au cours des projections cinématographiques », dans Association française pour l’avancement des sciences, Compte-rendu de la 44e session, Strasbourg, 1920, Paris, Au secrétariat de l’Association, 1921, pp. 377-382.

30 Ibid., p. 382.

31 Journal 71, note 18625, 3 janvier 1935, CEP B9.

32 William Marston (1893-1947), psychologue spécialiste des émotions, est l’inventeur d’un détecteur de mensonge fonctionnant sur la mesure de la pression artérielle. Aujourd’hui, il est surtout connu comme le scénariste de la super héroïne Wonder Woman.

33 Journal 71, note 18625, op. cit.

34 Roger Narme, « La psychocinématographie. Initiative française américanisée ». Le tapuscrit de cet article est archivé par Cépède dans son journal, entrée 19300, 5 p. Narme a sans doute recueilli les « souvenirs » de son patron pour cet article.

35 Cf. Stéphanie Salmon, op. cit.

36 Journal 57, entrée 16450, 31 décembre 1931, CEP B7.

37 Journal 57, entrée 16449, 31 décembre 1931 et 16451, 2 janvier 1932, op. cit. Une invention qui ne convaincra pas ses interlocuteurs… Voir également Journal 65, entrée 17649, 2 août 1933, CEP B8 ; journal 71, entrée 18635, 12 janvier 1935, op. cit.

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Pour citer cet article

Référence papier

Frédéric Cépède, « Cinéma, mesure des émotions et diffusion : le docteur Toulouse, le biologiste Cépède et le service scientifique des établissements Pathé frères (1918-1919) »1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 85 | 2018, 32-51.

Référence électronique

Frédéric Cépède, « Cinéma, mesure des émotions et diffusion : le docteur Toulouse, le biologiste Cépède et le service scientifique des établissements Pathé frères (1918-1919) »1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze [En ligne], 85 | 2018, mis en ligne le 30 septembre 2021, consulté le 23 mai 2025. URL : http://journals.openedition.org/1895/6442 ; DOI : https://doi.org/10.4000/1895.6442

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Auteur

Frédéric Cépède

Historien, journaliste, secrétaire de rédaction des publications de l’Office universitaire de recherche socialiste (OURS). Ses recherches portent sur la propagande et la communication politique. Il a publié dans les revues Vingtième Siècle, Mots, histoire@politique, les Cahiers d’histoire, Aden et co-dirigé, les Socialistes français à l’heure de la Libération : perspectives française et européenne, 1943-1947 (2016).

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Droits d’auteur

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Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-SA 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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