Louis Lumière, metteur en scène
Notes de la rédaction
Georges Sadoul, « Louis Lumière metteur en scène », Intermède, no 1, printemps 1946, pp. 85-100.
NB. Les photographies illustrant cet article sont tirées des affiches et des films de Louis Lumière.
Texte intégral
1Le 22 mars 1895 à Paris, en face de Saint-Germain-des-Prés, dans une maison voisine du Café des Deux Magots, M. Louis Lumière faisait à la Société d’encouragement à l’industrie nationale une conférence sur l’industrie de la photographie et la photographie en couleur de M. Lipmann.
2« Cette conférence, écrivit alors le bulletin de la société, accompagnée de projections extrêmement remarquables et de l’exposition d’un Kinétoscope de projections encore inédit, a excité le plus vif intérêt et a été fréquemment interrompue par les applaudissements de l’auditoire ».
3Ces applaudissements s’adressaient aussi bien aux photographies en couleurs qu’au premier film de Lumière, le seul qui fut projeté ce jour-là et qui représentait la sortie de ses usines.
4On remarquera que le mot cinématographe n’apparaît pas encore dans ce premier document, mais qu’on parle de Kinétoscope de projections. Le Kinétoscope, inventé par Edison avait été montré pour la première fois à Paris en septembre 1894. Antoine Lumière, le père, acheta un appareil pour ses deux fils restés à Lyon. Louis et Auguste ouvrirent le Kinétoscope, y trouvèrent des films dont les dimensions et les perforations étaient identiques à celles des films actuels et eurent comme vingt autres de leurs contemporains l’idée de projeter ces bandes sur écran. Ils y parvinrent d’autant plus facilement que Marey, inventeur en 1888 de l’appareil à prises de vues, avait en 1894 très clairement expliqué comment devait fonctionner un bon projecteur qui pouvait servir de caméra. La seule difficulté était de trouver un mécanisme d’entraînement qui imprimât au film un mouvement saccadé. Louis Lumière eut l’idée de placer dans son projecteur un mécanisme des machines à coudre, le « pied de biche ». Il fit part de cette idée à son frère, qui devait écrire par la suite à ce sujet « ce fut une révélation, et je compris aussitôt que je n’avais qu’à abandonner la solution précaire à laquelle j’avais songé. Mon frère en une nuit venait d’inventer le Cinématographe. »
5L’invention de Louis Lumière se réduit donc, au témoignage de son frère et au sien propre, à l’emploi du « pied de biche » et du « cadre porte-griffe ». Ces mécanismes ont cessé partout d’être utilisés dans les projecteurs depuis la fin du siècle dernier, où la Croix de Malte les supplanta. Les industriels lyonnais n’ont pas inventé l’appareil de prises de vues, que Marey créa six ans avant leur Cinématographe ; ni le film moderne mis au point par Edison, Dickson et les ingénieurs de Kodak-Eastman. Ils n’ont pas été les premiers à faire des projections de démonstration : Edison, Marey, Le Prince, Friese Greene, et vingt autres les précédèrent. Ils n’ont pas été non plus les premiers à organiser des représentations publiques et payantes puisqu’avant eux il en fut organisé en 1894-1895 par Le Roy, Latham, Armat et Jenkins, tous les quatre en Amérique et par Skladanowski à Berlin. Où est le mérite des Lumière, et comment le nom de leur appareil, Cinématographe, a-t-il été adopté dans presque toute l’Europe pour désigner un nouveau genre de spectacles ?
6L’appareil de Lumière ne fut pas le premier à prendre des vues ou à en projeter, mais il fut le premier à fonctionner avec une relative perfection technique. Le jeune industriel passa une année à mettre au point son cinématographe, avec l’aide de l’ingénieur Carpentier et du mécanicien Moisson, avant de se lancer dans son exploitation. En décembre 1895, l’appareil des frères Lumière laissait loin derrière lui tous ses rivaux baptisés Kinétoscopes, Bioscopes, Eknétographes, Biographes, Panoptikon ou Vitascopes.
7La firme lyonnaise sut lancer son appareil avec une parfaite habileté commerciale. Une partie de l’année 1895 fut consacrée à une campagne de publicité par la presse ou par des conférences et, dans les six mois qui suivirent la première représentation du Grand Café des Capucines (28 décembre 1895) les Lumière surent exploiter leurs projections dans toutes les capitales du monde, devant des souverains qui leur servirent indirectement d’agents de publicité.
8Mais la principale raison du triomphe du cinématographe paraît résider dans le fait que Louis Lumière révolutionna l’art primitif de la « mise en scène » : ses films dépassent de très loin en valeur et en qualité tous les autres films de ses contemporains.
9En 1895, en effet, les seules bandes qui se trouvaient sur le marché étaient celles du Kinétoscope Edison. Elles avaient été mises en scène par W.-K.-L. Dickson qui avait été, dans les laboratoires du célèbre inventeur américain, le principal découvreur du film. Elles avaient été tournées à Orange (New Jersey) dans une bizarre bicoque noire que les ouvriers des usines Edison avaient appelé du nom du « panier à salade » américain : Black Maria.
10Les films de la Black Maria sont visiblement inspirés par les bandes des petits appareils d’optique qui depuis 1832 utilisaient des dessins animés : phénakisticope, praxinoscopes ou zootropes. Les images du Kinétoscope Edison sont de simples silhouettes blanches sur fond noir : danseuses, jongleurs, animaux savants, clowns, etc. Ceux qui avant Lumière réussirent en Amérique ou en Allemagne à projeter les films Edison sur fond noir (comme le fit encore Méliès au printemps de 1896 au Théâtre Robert-Houdin) donnèrent des spectacles sans attrait, dont le public ne comprit pas l’intérêt.
11Ces silhouettes évoluaient dans une atmosphère abstraite ; elles n’étaient pas la vie.
12La caméra Edison (le Kinetograph, que les Français de 1894 appelaient aussi Cinétographe) était une lourde machine, plus lourde qu’un piano ; elle fonctionnait à l’électricité seulement. Elle ne pouvait guère sortir du studio, et elle y resta enfermée jusqu’au milieu de 1896.
13La caméra Lumière, par contre n’était pas plus encombrante et plus lourde qu’une valise. Elle fonctionnait partout à l’aide d’une manivelle et elle se transportait en tous lieux, aussi simplement que ces appareils photographiques qui étaient utilisés par des millions d’amateurs.
14Les photographes amateurs avaient fait la fortune des établissements Antoine Lumière et ses fils en fixant sur des plaques étiquettes bleues leurs souvenirs de vacances ou leurs groupes de famille.
15Louis Lumière usa de son Cinématographe exactement à la façon de ses clients, les photographes amateurs. Edison, suivant l’habitude prise pour l’enregistrement de ses rouleaux de phonographe, avait fait venir dans la Black Maria des artistes de music-hall ; Lumière se contenta de braquer son appareil sur le monde qui l’entourait, sur ses nièces, sur son frère, sur son jardinier, sur ses ouvriers.
16Cette idée était déjà venue aux premiers spectateurs du Kinétoscope Edison. Le vulgarisateur scientifique Henri de Parville écrivait, par exemple, en 1894, dans les Annales Politiques et Littéraires : « Il est clair que toute scène historique pourra être reproduite. Nos descendants pourront assister au mariage de leur grand’mère. On verra les fiancés se rapprocher de l’autel, les demoiselles d’honneur présenter leur bourse de velours ou de satin. Ils seront tous vivants, gais, jeunes, pimpants secula seculorum... Ô Magie de la science... »
17Ainsi fit Lumière. Il travailla pour « l’histoire » en faisant l’histoire de sa propre famille.
18Les premiers spectateurs du cinématographe Lumière manifestèrent leur enthousiasme ; sitôt après sa première représentation privée, le 11 juillet 1895, un polytechnicien, André Gay, écrivait :
« Des forgerons qui semblaient en chair et en os se livrèrent à leur métier. On voyait le fer rougir au feu, s’allonger au fur et à mesure qu’ils le battaient, produire quand ils le plongeaient dans l’eau un nuage de vapeur qui s’élevait dans l’air et qu’un coup de vent venait chasser tout-à-coup. C’était la nature même, prise sur le fait, selon le mot de Fontenelle...
... Mais à quoi bon toutes ces descriptions ? Ceux qui n’ont pas eu le bonheur d’assister à ce spectacle se représentent difficilement qu’on puisse atteindre une telle perfection et donner à ce point la sensation saisissante de la nature et de la vie ».
19« La nature même prise sur le fait ». « La sensation saisissante de la nature et de la vie », ces mots reviennent dans les articles de tous les contemporains.
20Henri de Parville écrit de son côté en 1896 : « On distingue tous les détails : les vagues de la mer qui viennent se briser sur les plages, le frémissement des feuilles sous l’action du vent, etc. Il faudrait citer tous ces petits tableaux de genre qui excitent à juste titre la curiosité, c’est la nature prise sur le fait... »
21Lumière eut du succès parce qu’il fut le premier à reproduire authentiquement la nature, avec son mouvement et sa vie. Il est le premier réaliste du cinéma.
22Les principaux succès de Lumière, qui avait réalisé, en 1895, 80 films de 20 mètres, furent : La sortie des Usines, Le repas de bébé, La sortie du port, La partie d’écarté, L’arrivée du train, L’arroseur arrosé. La projection de ces bandes durait une minute environ.
23Il est symbolique que Lumière ait choisi pour le sujet de son premier film la sortie de ses usines. Quinze ans plus tôt, Antoine Lumière, son père, était encore un petit photographe établi dans une rue voisine de la place Bellecour à Lyon. La vie de la famille fut difficile jusqu’à l’invention industrielle, en Belgique, des plaques au gélatino-bromure. Antoine Lumière s’essaya en 1882 à cette fabrication et ouvrit un petit atelier dont sa femme et ses enfants furent les ouvriers. Quinze ans plus tard il possédait dans le faubourg de Montplaisir la plus grosse fabrique française de produits photographiques, une « usine à vapeur » où travaillaient 300 ouvriers et ouvrières. Antoine Lumière avait commencé sa carrière comme peintre d’enseignes. Il était maintenant, avec ses fils, un industriel considéré.
24C’est sur la sortie de l’Usine, à midi, que Louis braque orgueilleusement son cinématographe. Le concierge ouvre les deux battants de la grille. Les femmes sortent les premières. Elles ont la taille corsetée, des jupes qui balayent la poussière, et les plus élégantes portent un chapeau aux rubans noués en larges coques. Puis viennent les hommes, qui poussent presque tous une bicyclette. Vers la fin du film un grand chien, un molosse, saute et bondit. Enfin le concierge referme les portes.
25Le déjeuner de bébé se déroule dans le jardin de la villa du directeur, proche de l’usine. C’est l’été. La famille a terminé le repas de midi. La cafetière d’argent et les bouteilles de liqueur sont posées sur la table. Auguste Lumière, en gros plan, est assis à côté de sa fillette. Il a trente-cinq ans, il porte une grosse moustache, le vent décoiffe ses épais cheveux noirs. Sa femme, à la forte poitrine, en corsage de soie à larges rayures, le regarde avec ironie et attendrissement. Le père entonne la bouillie à Bébé qui salive, s’agite, tire sur son bavoir. Auguste Lumière d’une cuiller autoritaire et diligente ratisse la phosphatine Fallières sur les joues de Bébé et les enfourne dans la bouche grande ouverte. Ces personnages gargantuesques emplissent presque tout l’écran. Derrière eux (nous le remarquons à peine) les feuilles d’un massif de fusain bougent au vent. Ce détail eut un succès considérable, et contribua beaucoup au triomphe du film.
26Le décor de La partie d’écarté est presque semblable. Trois joueurs, avec des grands pieds solidement posés sur le sol, occupent toute la hauteur de l’écran. Il y a derrière eux des palmiers en pot. Un des joueurs est Antoine Lumière, le père de la famille, qui est encore le vrai patron de l’entreprise. En face de lui se trouve Trewey, un prestidigitateur « ombromane » qui parcourt tous les grands music-halls d’Europe, et qui est l’ami des industriels lyonnais, en même temps que le concessionnaire de leur cinématographe pour l’Angleterre. Un des joueurs allume un beau cigare et en tire de rapides bouffées. La partie est rapidement finie. Trewey empoche la mise. Il est imprudent de jouer aux cartes avec un prestidigitateur. Un valet de chambre aux gestes théâtraux a apporté des verres et les a rempli d’une bière que les spectateurs du Grand Café s’étonnèrent de voir mousser avec tant de naturel. C’est l’après-midi d’un dimanche. De bons bourgeois se divertissent aussi paisiblement que ceux du Faust de Goethe...
27Le Train de Villefranche entre en gare de la Ciotat. On a vu la locomotive départementale à haute cheminée arriver du fond de l’écran en jetant au ciel sa fumée noire ; elle a paru foncer sur le spectateur, mais elle a filé à gauche de l’écran. Les wagons se sont immobilisés le long des quais. Les portières s’ouvrent. Madame Lumière et ses deux enfants vêtus de lingerie blanche descendent. La foule emplit maintenant les quais. Ceux qui partent et ceux qui arrivent. Beaucoup regardent avec curiosité l’appareil, s’en approchent jusqu’à paraître en gros plan sur l’écran. Puis les portières se ferment. Le train va repartir.
28Voici maintenant Auguste Lumière qui rame pour passer le ressac qui ferme La sortie du port de la Ciotat. Les deux jeunes dames Lumière sont debout sur la jetée. Elles agitent leurs mouchoirs, et le vent ballonne leurs jupes cloches. C’est le grand soleil d’un jour de vacances. La barque réussit à passer la barre et vogue vers le large. Il n’est pas un spectateur du Grand Café à qui cette scène ne rappelle d’heureux souvenirs de vacances. Les pères, se penchant vers leur fille qui ne connaît pas encore la mer, leur montrent les vagues et leur disent : « Tu verras à Dieppe, cet été, comme c’est bien cela... »
29En braquant son appareil sur les siens, Louis Lumière est involontairement devenu peintre de mœurs. Il décrit avec une minutie qui nous paraît aujourd’hui quasi satirique la réussite et les simples plaisirs d’une bourgeoisie fraîchement enrichie par une heureuse spéculation industrielle. Ces bouts de films sans apprêt et sans art contiennent plus de vérités sociales que bien des superproductions actuelles.
30On comprend leur succès ; n’oublions pas que les spectateurs du Grand Café payaient 1 franc – plus de 20 francs d’aujourd’hui – une séance de vingt minutes. La réussite de Louis et d’Auguste Lumière, fils de leur père et de leurs œuvres, apparaissait comme un modèle enviable à ce public où prédominaient les rentiers, les propriétaires, les industriels gros et petits, les commerçants, les employés. Une belle villa au bord de la mer ou en ville, un grand jardin, un ou deux enfants aux belles joues, c’était l’idéal de toute une couche sociale à la fin du xixe siècle. Ces scènes de la vie bourgeoise exprimaient toute une part de la sentimentalité et des goûts des classes dirigeantes françaises, en montrant les calmes plaisirs que procure une réussite commerciale, des rentes méritées ou une retraite laborieusement amassée. Ce caractère « petit rentier » avait un aspect national typique. Il allait assurer la fortune internationale du cinématographe.
31L’influence des films Lumière s’exerça pendant plusieurs années. Méliès en 1896, durant la première année de sa carrière, copia littéralement les bandes à succès de la firme lyonnaise, de La partie d’écarté aux scènes marines. Ce fut seulement en 1897 que Méliès construisit un studio et se mit à faire résolument du « Théâtre filmé » en employant les décors, les costumes, les scénarios et les trucs.
32Méliès est ainsi le premier metteur en scène : il imagine une intrigue, il place ses personnages, il use des acteurs, il les fait jouer.
33Lumière ne fut jamais beaucoup plus qu’un opérateur ; un excellent opérateur. Il était depuis dix années un des meilleurs photographes français, et il avait été l’un des premiers à user des ressources nouvelles offertes par l’instantané. Il avait appris à choisir les sujets, l’éclairage, il savait très bien « cadrer » ses scènes, et les composer. Toutes ces qualités suffisent pour les actualités, les voyages ou d’élémentaires documentaires proches des « scènes de genre », mais elles ne sont pas suffisantes pour faire un metteur en scène au sens moderne.
34Le seul film à succès de Lumière qui ait comporté un embryon de mise en scène c’est L’arroseur arrosé.
35Le premier titre du film fut Le jardinier. Lumière semble avoir eu d’abord l’idée de photographier son potager, de l’animer par la présence de son jardinier. On retrouve dans son catalogue de nombreuses « scènes de genre » du même ordre.
36Les films du Kinétoscope Edison sont à l’origine de cette série. Le forgeron, le Barbier, le Bar, le Dentiste avaient été les gros succès de sa production de la Black Maria ; Dickson tourna pour sa clientèle de nouvelles versions de ces scènes et eut l’idée de les agrémenter d’incidents comiques. Le Bar, nouvelle version, comportait une querelle. Un des consommateurs lançait un bock de bière sur un autre consommateur. Il manquait son but, et le verre allait s’écraser sur la tunique d’un policeman.
37Lumière prit peut-être là l’idée de corser son Jardinier d’un incident comique analogue. Son élémentaire scénario s’inspira en tout cas très certainement d’une image pour enfants, L’arroseur, publiée dans un album édité par la Librairie Quantin en 1886. Cet album avait eu beaucoup de vogue et s’était vendu à des dizaines de milliers d’exemplaires. On le trouve encore dans les greniers des vieilles maisons de campagne.
38L’arroseur était une image du dessinateur Herman Vogel, père de l’éditeur et grand-père de l’actrice de cinéma Nadine Vogel. Six ou sept personnages y interviennent. Lumière n’en a gardé que deux, l’arroseur et l’espiègle. Il n’aurait pas pu, dans un film d’une minute, développer un scénario aussi « complexe » que celui de Vogel. Il l’adapta donc. Voici les légendes de cette image, que nous avons allégées des incidents secondaires.
39« Auguste cherche en flânant quelque tour à jouer. Il aperçoit un arroseur dont les tuyaux serpentent sur la chaussée. Auguste a trouvé. Il met le pied sur le tuyau, et l’eau s’arrête au grand étonnement de l’arroseur. L’arroseur cherche en vain ce qui peut occasionner cette suspension de service. Tout-à-coup un jet violent éclabousse le pauvre homme en plein visage. Auguste venait de retirer son pied du tuyau. Colère de l’arroseur qui s’aperçoit qu’Auguste non content de recommencer son jeu, le raille encore avec des gestes désobligeants... L’arroseur impatienté court après Auguste pour le corriger. Mais ce dernier s’éloigne... Auguste... reçoit un châtiment mérité. »
40Nous retrouvons ici le scénario exact du film de Lumière qui, n’en doutons pas, avait trouvé l’album de Quantin parmi les jouets offerts à sa fille ou à sa nièce.
41Le gag du film Lumière fit tout son succès. Cent mille personnes rirent aux larmes de voir l’arroseur recevoir le jet d’eau en plein visage. Pathé, Méliès, Gaumont, Léar, et cinquante autres concurrents copièrent Lumière. Ces plagiats furent souvent supérieurs au modèle. Le premier Arroseur est assez confus. Le décor est exagérément feuillu, l’éclairage médiocre ; les personnages se détachent mal. Lumière savait admirablement grouper une famille en plan rapproché, cadrer un paysage. Il ne savait pas manœuvrer des acteurs amateurs et choisir un décor naturel qui présentât les avantages d’une scène de théâtre.
42Malgré ce très grand succès comique, Lumière ne fit pas d’autres films qui aient, dans ce genre, cette valeur et cette vogue. L’arroseur et les joueurs de cartes par exemple, combinait Le Jardinier et La partie d’écarté tout en s’inspirant d’une caricature du Rire ; il passa inaperçu comme les dix ou vingt comiques que tenta en 1895-1896 le créateur du Cinématographe.
43L’échec de Lumière dans la mise en scène fut donc total, l’Arroseur excepté. L’industriel lyonnais avait cessé en 1896 de tourner des films et s’en était remis pour cela aux opérateurs qu’il avait engagés par douzaines et envoyés dans le monde entier, pour y jouer le triple rôle de cameraman, tireur et projectionniste. Ces opérateurs suivirent aveuglément les instructions de leur patron, sans jamais s’écarter des méthodes de travail qu’il leur avait inculquées. Ils firent exclusivement des scènes de rue, des scènes de genre, des voyages et des actualités ; ils établirent partout ce goût, qui fut celui du public cultivé pendant de longues années.
44Les premières mises en scène, les premiers « films stories » (ou films narratifs) comme les appellent les Américains, furent réalisés en Angleterre par G. A. Smith, W. Paul, les Frères Williamson Mottershaw, etc., en France par Léar, Méliès, Zecca, en Amérique, par Porter... Ils étaient destinés surtout au public des foires. Public populaire ou public enfantin. Ils étaient méprisés par le public cultivé.
Il faut autre chose que ces fantaisies invraisemblables et puériles, écrit encore en 1933 Félix Mesguisch, qui fut un des premiers opérateurs de Lumière. N’y a-t-il pas encore dans la nature et dans le monde de belles images à reproduire, à faire revivre...
À mon sens, les Frères Lumière avaient justement fixé le véritable domaine du septième art. Le roman et le théâtre suffisent à l’étude du cœur humain. Le cinéma c’est le décor, le dynamisme de la vie, la nature et ses manifestations, la foule et ses remous. Son objectif est comme l’œil du spectateur ouvert sur le monde.
45Pour Mesguisch, comme pour tout le public cultivé au début de ce siècle, le cinéma doit être seulement un œil ouvert sur la nature. Il est une machine à enregistrer la vie. Il est un moyen d’impression, non un moyen d’expression. Il doit créer seulement des documentaires descriptifs et des vues d’actualité.
46Cette opinion était encore généralement répandue en 1908-1910. À cette époque Pathé ouvrit dans les grandes villes françaises des salles élégantes où il voulait attirer la « bonne société » ; il eut soin de faire porter toute sa publicité sur des films dont les sujets se rapprochaient de ceux de Lumière. Il présentait aussi des comiques ou des drames, mais il ne les annonçait pas à ses programmes. Il s’agissait là de distraction de mauvais goût.
47Ce qu’on peut appeler la conception « Lumiérienne » du cinéma était incontestablement trop étroite. L’industriel lyonnais avait su, le premier, découvrir que la caméra était l’appareil à prendre « la nature sur le vif » ; c’est par là qu’il fut plus que l’inventeur de l’appareil appelé cinématographe, qu’il est devenu un des inventeurs du cinéma au sens que nous donnons aujourd’hui à ce mot. Mais l’importance de sa propre découverte – découverte dans une certaine mesure inconsciente – l’empêcha de voir l’importance du cinéma narratif, sans lequel le cinéma ne fut devenu un art. Il y avait à cet aveuglement des raisons qui n’étaient pas uniquement artistiques. Les Lumière étaient des industriels en produits photographiques, ils n’étaient pas des entrepreneurs de spectacles. Ils ne disposaient pas de capitaux pour se lancer dans une production théâtrale, complètement extérieure à l’essentiel de leur activité.
48Après 1905, l’usine lyonnaise ne fournit plus au cinéma que des appareils et de la pellicule vierge.
49Le film « Lumiérien » et la tradition qu’il ouvre s’oppose à l’idée que Méliès se fait du cinéma. En avril 1897, ce dernier avait fait construire à Montreuil le premier studio qui ait existé au monde ; en effet la Black Maria ne peut véritablement pas plus revendiquer ce titre que le hangar à fond noir, que Marey fit construire en 1882 au Parc des Princes à Paris. Dans l’atelier de verre où il travailla, Méliès installa bientôt une scène de théâtre et une machinerie compliquée. Dès 1898, il s’enferma définitivement dans cette cage de verre. Il refusa de tourner un seul film en extérieur, les décors et les costumes étaient tous choisis ou imaginés par lui. C’est ainsi qu’en s’aidant des traditions des théâtres parisiens, et spécialement de celles de l’Opéra et du Châtelet, il réussit à créer un étonnant monde fantastique, où l’œil distingue mal le vrai du faux, où tout est imaginé, jusqu’aux ombres et aux lumières qui sont portées à l’avance sur des meubles ou accessoires construits de toutes pièces par lui.
50Avec Méliès le cinéma n’est plus un œil braqué sur la nature, c’est le rêve mouvant d’un décorateur, et c’est pourquoi son œuvre a été justement rapprochée de nos dessins animés. La sortie des Usines c’était bêtement « la vie telle qu’elle est », Le voyage dans la lune, c’est l’imagination déchaînée dans un monde de trucs et de carton-pâte.
51Le cinéma n’aurait jamais progressé s’il avait persévéré dans la voie exclusive du « plein air » où l’avait engagé Lumière. Il serait entré dans une impasse si, après Méliès, il était définitivement tombé dans les chausse-trapes du Studio de Montreuil. Pour créer, l’auteur doit connaître la réalité, mais il doit aussi rêver. C’est de ce duel du rêve et de la vie que naît l’œuvre d’art.
52Lumière était trop bêtement la vie, Méliès trop idéalement le rêve. Les Anglais, puis Zecca et l’École Pathé, firent franchir un pas essentiel au cinéma lorsque, combinant le plein air et le studio, la vie et le rêve, ils amalgamèrent les formules exclusives de Lumière et de Méliès. Ils réinventèrent le cinéma en le tirant de l’ornière du théâtre photographié sans retomber dans le pur « plein air ». Ils reprirent les « trucs », ils transformèrent ces « choses en soi », en « choses pour nous », en faisant des moyens d’expression. Grâce à eux le montage, les surimpressions, les fondus, les réserves, la succession des gros plans et des plans généraux, les premiers mouvements d’appareils (panoramiques) devinrent un langage dramatique, première esquisse d’une syntaxe dont le grammairien sera Griffith. L’opposition de Lumière et de Méliès trouva sa solution dans la conciliation et la transformation réciproque de ces contraires.
53Lumière et Méliès, ces deux grandes tendances du cinéma n’ont pourtant pas cessé leur duel. Nous admirons profondément Méliès, mais nous regrettons qu’au cours de ces dernières années, sa tradition l’ait presque constamment emporté sur celle de Lumière. Rares sont maintenant les metteurs en scène qui se privent des commodités et des facilités des studios ; leurs maquettes ou leurs décors qui paraissent parfaits aujourd’hui seront demain aussi peu croyables que ceux de Méliès, et nous ne sommes pas certains que leur staff prendra autant de style que ses toiles peintes. Si la parole nous a délivré de la mimique exagérément gesticulante des acteurs de Méliès, en contrepartie le dialogue, pis, les mots de théâtre ont envahi le Cinéma. Souhaitons que dans cette année du cinquantenaire L’arroseur arrosé vienne de sa lance asperger et disperser le marivaudage verbal du théâtre filmé. Souhaitons voir bouger les acteurs plus que les caméras, et le cinéma se régénérer dans un de ces films poursuites dont il semble avoir perdu le secret depuis deux films de 1939, inégalement admirables : le Stagecoach de John Ford, et La Règle du Jeu de Jean Renoir.
Pour citer cet article
Référence papier
Georges Sadoul, « Louis Lumière, metteur en scène », 1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 87 | 2019, 120-130.
Référence électronique
Georges Sadoul, « Louis Lumière, metteur en scène », 1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze [En ligne], 87 | 2019, mis en ligne le 01 janvier 2023, consulté le 13 mai 2025. URL : http://journals.openedition.org/1895/6789 ; DOI : https://doi.org/10.4000/1895.6789
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