Aimos, « funambule foudroyé »
Résumés
Acteur de music-hall et de Caf’con’ venu au cinéma à l’époque des séries comiques françaises, Aimos connaît paradoxalement ses heures de gloire durant le parlant où il incarne dans une centaine de films des personnages secondaires extravagants. Face à des vedettes comme Gabin, Vanel ou Fresnay, au jeu réservé, intériorisé, il combine avec sa gouaille la gesticulation et les mimiques du muet en une véritable chorégraphie, celle-là même qui intéressait les danseurs d’avant-garde comme Rolf de Maré ou Valeska Gert dans les années 1920.
Texte intégral
- 1 Doringe, « Aimos (Raymond), Pour Vous, no354, 29 août 1935.
- 2 Séance du 10 décembre 1949 avec Gaston Modot, Max Bonnet, Onésime, Pollos, Joe Hamman, Henri Langlo (...)
- 3 Edouard Rasimi (1869-1931), entrepreneur de spectacles de music-hall, directeur, 31 ans durant, du (...)
1Raymond Caudrilliers (1891-1944), natif de La Fère dans l’Aisne, est plus connu sous son nom de scène et d’écran, Aimos. Encore qu’on ne sache pas grand’chose non plus d’Aimos, second rôle voire figurant mais figure inoubliable de nombreux films des années 1930-1940, qu’on se borne à affubler, dans les quelques commentaires le concernant, de son épithète homérique de « titi parisien ». Une des rares sources permettant d’évoquer sa biographie est une notice parue dans Pour Vous en 1935 manifestement nourrie par l’intéressé de manière hyperbolique1. Il est d’abord chanteur, à onze ans, au Concert du commerce, lancé par Francis Dufor « le gavroche parisien » des années 1890 (qui périt dans le naufrage du Général-Chanzy en 1910), il joue au théâtre, au music-hall, est comique au Casino de Lyon. Au cinéma, on dit qu’il a arrosé le jardinier pour Pathé, « tourné tous les Méliès » (!), passé cinq ans avec Jasset chez Eclair puis chez Gaumont où il aurait « tourné une série à lui, Calino (sic) ». A-t-il rejoint l’équipe des Pouittes (avec Gaston Modot), cascadeurs et acrobates déchaînés qui animent de leur frénésie de destruction les films de Jean Durand ? Sans doute pas puisque Modot, lors d’une session de la Commission de recherche historique de la Cinémathèque française2, interrogé par Langlois sur la provenance d’Aimos, répond qu’il venait du Music Hall, des tournées Rasimi3. Onésime est plus disert : « En premier Aimos était cascadeur. Il a travaillé avec [les] Oxtrex ». Les membres de cette petite troupe comique, poursuit-il, « faisaient le mur, un genre de cambrioleurs et policemen ». « Après il a fait du cinéma avec nous. Il a travaillé pas mal de temps avec nous ; il s’est mis en cheville avec la chanteuse Marthe Raymond. Elle avait à peu près 40 ans de plus que lui. Elle l’a incité à chanter et lui a monté un numéro de chanteur comique et l’a imposé partout où elle allait. Après ça Aimos est venue aux tournées Rasimi... »
2Il n’est pas aisé de le repérer dans les titres dont on le crédite – les génériques reconstitués des rééditions numériques ne le mentionnant jamais –, sinon quelques secondes d’un plan d’Onésime a un duel à l’américaine (Durand, 1912) où il fait une culbute sur un canapé avec d’autres, peut-être dans Pendaison à Jefferson City (Durand, 1912). On penche plus probablement pour Oxford contre Martigue (Durand, 1912) et Zigoto et la blanchisseuse (Durand, 1912) pour notre part.
3La suite de sa carrière cinématographique est lacunaire (rien entre 1912 et 1922). Entre 1922 et 1930 – selon Pour Vous – il aurait été régisseur chez Diamant-Berger, cascadeur, serait retourné au Casino de Lyon, le music-hall d’Edouard Rasimi. On signale une apparition dans Vingt ans après de Diamant-Berger en 1921. Mais avec le parlant sa présence se multiplie dans les films les plus divers, signés Julien Duvivier (cinq films), Maurice Tourneur (4), René Clair (3), Raymond Bernard (2), Anatole Litvak (2), Sacha Guitry, Marcel Carné, Jean Grémillon, Marc Allégret, Max Ophuls et bien d’autres (plus d’une centaine de titres).
4Rescapé du burlesque acrobatique d’avant-guerre, Aimos a donc paradoxalement attendu le parlant pour perpétuer l’excès, l’outrance, la subversion « à la Durand » rendant la parole, la gouaille compatible avec une gestuelle débridée, une « hexis corporelle » dont ne rend pas compte l’appréciation stéréotypée qu’on lui accole de « dégingandé ». Il faut parler en effet d’autre chose.
5Comme le montre l’étude consacrée dans ce numéro à Marcel Lévesque-Serpentin (qui joua dans le même film qu’Aimos en 1942-3, Lumière d’été), l’après-guerre déprécie le comique délirant, fou des « primitifs », et veut de la comédie et des comportements mesurés. Il y a une injonction de conformation sociale répondant à une représentation légitime du corps et de ses usages qui advient, rejetant dans le vulgaire et le bas des pratiques antérieures liées à des classes sociales présentes dans le cinéma des premiers temps et désormais tenues en lisière (paysans, ouvriers, chemineaux). René Clair, passant du « moment dada » d’Entr’acte et de Paris qui dort – qui perpétue l’humour décapant des primitifs justement (courses poursuites, trucs, absurde) –, à cette légèreté plus « peignée » (le Chapeau de paille d’Italie, les Deux Timides) occupera la place de « sauveur de l’esprit français » jusque dans les années 1950 tout en se réclamant continûment de l’Arroseur arrosé... (ce dont témoignent plus d’un de ses titres comme le méconnu Dernier Milliardaire ou même les Belles de nuit).
6Aimos intervient dans quelques films de René Clair mais toujours dans des rôles de marginaux extravagants, seul espace de jeu dévolu à ce corps non-conforme tant dans son expression physique que dans son comportement : dans La femme que j’ai le plus aimée (Robert Vernay, 1942) où il est modèle pour une sculptrice, il incommode le gominé André Luguet par ses odeurs corporelles. Mais c’est quand il donne brièvement la réplique à Pierre Fresnay (Sous les yeux d’occident, Marc Allégret, 1936) ou fait équipe (en second) avec un acteur comme Gabin, économe de ses mouvements et de son corps, au jeu intériorisé, que le contraste éclate avec le plus force : leur « couple » dans la Bandera est antithétique, non moins que dans la Belle Équipe, comme leur rencontre dans le Quai des brumes. Ces rôles d’extravertis, d’originaux, d’ivrognes et même, littéralement, de « fada » (son surnom dans Justin de Marseille) le marginalisent mais lui offrent du même coup la possibilité de jouer sa partition si singulière. Le début de Justin est, à cet égard, exemplaire : en un plan continu ou presque, Aimos conduit une bande de gamins braillards sur le vieux port de Marseille, accompagné d’un accordéoniste, en agitant un bâton comme une majorette en folie, empoignant les poissons à l’étal comme la taille des poissonnières...
- 4 Lettre à Eisenstein du 26 février 1933 (dans « Léger en correspondances : Epstein-Eisenstein-Epstei (...)
- 5 Voir F. Léger, « Georgius et le théâtre populaire » (manuscrit non publié conservé à la Bibliothèqu (...)
- 6 « Le comique sera toujours ce qu'il y a de plus démoniaque, de plus scandaleusement athée et mérite (...)
- 7 Jacques Prévert, quand Lévesque (Monsieur Lerouge, pourfendeur de la Tour Eiffel) veut se déguiser (...)
7Il faut regarder de près sur les images de ce « cahier photos », les postures qui sont les siennes : au-delà des films « primitifs », elles appartiennent à la chorégraphie, elles rappellent les postures de Jean Börlin, les figures faites de pièces assemblées que compose Fernand Léger pour les Ballets Suédois dans le même esprit que sa marionnette de Charlot. C’est qu’en effet, Léger l’a rapporté alors, lui et les chorégraphes et danseurs fréquentaient assidûment les bals populaires, les cafés-concerts, les milieux interlopes et s’inspiraient de cette gestualité éclatée. Léger trouvait René Clair « trop boutonné »4 et préférait – comme Robert Desnos – « l’amuseur public no 1 », le chansonnier Georgius (qui joue avec Aimos et Fernandel dans Pas de femme de Mario Bonnard en 1932) 5, dont le corps éclatait dans toutes les directions sur scène (Michel Leiris dans un article intitulé « Comique » de la revue Documents en fait l’éloge6). Les emprunts des artistes d’avant-garde au répertoire populaire, aux genres « bas » croisent, en sens inverse, l’aspiration de certains cinéastes à se faire reconnaître dans la catégorie de l’art légitimé. Marcel Lévesque ne fut-il pas recruté dans un rôle de voleur pour un Cinésketch de Francis Picabia au Théâtre des Champs-Élysées lors d’une soirée de gala donnée par Rolf de Maré le 31 décembre 1924 ? Picabia voulait « apport[er] à la scène la méthode et le rythme vivant du cinéma » avec ce qu’il définit, dans une lettre à Lévesque, comme « une parodie cinématographique » dont le clou était un tableau vivant reconstituant l’Adam et Ève de Cranach (« le seul peintre que je trouve actuellement supportable ») interprété par Brogna Perlmutter, compagne de René Clair, et Marcel Duchamp. Encore le serpent...7
- 8 Jean Guigo, « La Poussinière d'Aimos », Ciné-Mondial, no23, 16 janvier 1942, p. 8.
- 9 Voir Ce Soir, 8 septembre 1944 (« Les obsèques d'Aimos ont donné lieu ce matin à une émouvante céré (...)
8Aimos était, en outre, un citoyen engagé. Pendant l’Occupation il ouvrit une sorte de « restau du cœur », une « soupe populaire pour les moins de douze ans » au premier étage d’un restaurant de la rue Montmartre tenu par un Monsieur Vigouroux, qu’il finançait avec ses tours de chant. Ciné-mondial s’en fait l’écho8 sans savoir qu’Aimos était membre d’un réseau de résistance FFI (« Sébastopol »). C’est en participant aux combats de la Libération de Paris qu’il trouvera la mort, le 20 août 1944, à l’angle des rues Louis-Blanc et de l’Aqueduc (Xe arrondissement) lors d’un accrochage avec un convoi militaire allemand cherchant à fuir la capitale insurgée en direction de la porte de Pantin9.
9À l’occasion d’une exposition organisée par Laurent Gervereau à Argentat (juillet-septembre 2019) autour du tournage de Lumière d’été sur le chantier du barrage de l’Aigle sur la Dordogne, Claire Angelini a proposé une installation sur Aimos, « Faire barrage – de son corps », en partant de ce raccourci final mais cohérent de sa carrière et de sa vie de résistant FFI : ouvrier du barrage dans le film de Grémillon, il cherche, tout au long du film, à abattre avec son fusil un aigle, emblème transparent du 3e Reich, qu’il traitait véhémentement de « belle vache, un sale oiseau, sournois ».
Notes
1 Doringe, « Aimos (Raymond), Pour Vous, no354, 29 août 1935.
2 Séance du 10 décembre 1949 avec Gaston Modot, Max Bonnet, Onésime, Pollos, Joe Hamman, Henri Langlois, Musidora, Mme Maleville, Mme Meerson. La séance s'intéresse aux passages des clowns, des acrobates au cinéma soit comme doublures des vedettes – selon Bonnet et Onésime, Rastelli ou Séchant doublait Max Linder pour les culbutes (patinage et autres chutes). Les passages concernant Aimos sont situés aux pages 15 à 27.
3 Edouard Rasimi (1869-1931), entrepreneur de spectacles de music-hall, directeur, 31 ans durant, du Casino de Lyon qu'il dut céder, quelques temps avant sa mort, à une firme cinématographique).
4 Lettre à Eisenstein du 26 février 1933 (dans « Léger en correspondances : Epstein-Eisenstein-Epstein », Cinémathèque, no 18, automne 2000).
5 Voir F. Léger, « Georgius et le théâtre populaire » (manuscrit non publié conservé à la Bibliothèque Kandinsky, MNAM). Il oppose Georgius, « animateur trépidant et rapide » à Maurice Chevalier, « faux-populaire », « faux-voyou pour gens du monde ».
6 « Le comique sera toujours ce qu'il y a de plus démoniaque, de plus scandaleusement athée et méritera toujours, chaque fois qu'il sera suffisamment poussé, d'être appelé le bas comique. (...) Ainsi le café-concert populaire, actuellement, est-il à peu près le seul élément grâce auquel le théâtre “sérieux” conserve encore quelques chances de pouvoir, un jour, se revivifier. Qu'on prenne bien garde que le théâtre chantant – et celui de Georgius en particulier – malgré ses dehors vulgaires, pourrait bien être l'unique théâtre d'aujourd'hui dont il soit permis de dire qu'il est réellement poétique... » (Michel Leiris, « Folklore théâtral », Documents no5, 1930, pp. 305-306).
7 Jacques Prévert, quand Lévesque (Monsieur Lerouge, pourfendeur de la Tour Eiffel) veut se déguiser pour le bal costumé du châtelain Le Verdier et découvre le « détail » décisif de la pomme, fait dire à Léonce Corne (Tonton) : « Ah oui ! Adam et Ève... » (alors que l'autre veut incarner Guillaume Tell), ne fait-il pas allusion à ce Cinésketch ?
8 Jean Guigo, « La Poussinière d'Aimos », Ciné-Mondial, no23, 16 janvier 1942, p. 8.
9 Voir Ce Soir, 8 septembre 1944 (« Les obsèques d'Aimos ont donné lieu ce matin à une émouvante cérémonie ») ; 2 novembre 1944 (les circonstances de sa mort). Le 11 novembre 1944 sort la Révolte des vivants de Richard Pottier tourné en 1939 avec Aimos.
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Référence papier
François Albera et Claire Angelini, « Aimos, « funambule foudroyé » », 1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 89 | 2019, 118-131.
Référence électronique
François Albera et Claire Angelini, « Aimos, « funambule foudroyé » », 1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze [En ligne], 89 | 2019, mis en ligne le 02 janvier 2024, consulté le 19 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/1895/7583 ; DOI : https://doi.org/10.4000/1895.7583
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