• 1 Voir l'hommage que lui a rendu Jean A. Gili dans nos colonnes (1895 revue d'histoire du cinéma, n^o  (...)

1Les documents que nous reproduisons ci-après sont issus du fonds Marcel Martin récemment déposé à la Section d’histoire et esthétique du cinéma de l’Université de Lausanne à l’initiative de la veuve du critique de cinéma, Yukiko Martin. Ce fonds, non encore inventorié, couvre la totalité de la période d’activité professionnelle de Marcel Martin (1926-2016)1 et contient entre autres des brouillons de certains de ses articles et de ses livres (plusieurs versions, y compris une, maquettée, du Langage cinématographique), des manuscrits de textes et d’ouvrages non publiés, des photographies et de la documentation récoltées notamment dans les festivals, ainsi qu’une part non négligeable des archives de la Fédération internationale de la presse cinématographique (Fipresci), dont il fut secrétaire général puis président (1972-1991). Il s’agit par conséquent d’une importante masse documentaire aux ressources fondamentales pour qui s’intéresse à l’histoire de la critique. D’autant que s’y ajoute l’essentiel de la bibliothèque que Marcel Martin constitua dans l’exercice de son activité (et sans doute même dès sa jeunesse), qui peut donner à imaginer comment se construit une pensée, qu’elle soit cinématographique et/ou politique (ces deux aspects ayant été très liés chez Martin, qui publia semble-t-il ses premiers articles, dès 1948, dans les Lettres françaises) : des revues, spécialisées en cinéma (y compris des pièces rares comme la revue Philm de Armand J. Cauliez, du début des années 1950, dont certains des numéros présents dans le fonds n’existent pas à la Bibliothèque nationale de France, Martin ayant collaboré étroitement avec Cauliez) ou culturelles, politiques, etc. (par exemple des numéros des Nouvelles littéraires), et des livres, balayant l’histoire de l’édition cinématographique des années 1910 à la période actuelle, ou traitant là encore de politique, de culture, d’histoire, etc.

• 2 La convention en date du 3 mai 1948 entre M. Sarrailh, recteur de l'Université de Paris et l'Instit (...)
• 3 Pour plus de détails sur la filmologie comme discipline, notamment au sens institutionnel, on se re (...)

2Toutefois, ce fonds contient également quelques documents plus inattendus et singuliers, comme des agendas très détaillés et un journal intime, qui débute en janvier 1948, au moment où Marcel Martin, parti de Nancy, est étudiant en khâgne au lycée Lakanal, dans la banlieue parisienne, tout en travaillant visiblement comme surveillant au collège Chaptal (il prend une multitude de notes, par exemple sur « l’esthétique du cinéma », au verso non imprimé de billets de convocation au nom du surveillant général du collège). Ce journal se poursuit jusqu’en 1952 mais l’année 1950 paraît manquante, tout comme la première partie de l’année 1951, du moins en l’état de notre dépouillement très provisoire du fonds. Dès la rentrée de septembre 1948, Martin devient étudiant à l’Institut de filmologie, au sein de la Faculté des Lettres de l’Université de Paris2, mais ses premières notes sur les cours conservées dans le fonds ne datent que de janvier 1949 (voir ci-après)3. Les archives de Marcel Martin contiennent peu de documents officiels émanant de la filmologie : seulement deux programmes de « conférences », au sein d’un vaste ensemble de diverses petites chemises probablement constituées à l’époque (compte tenu de l’état du papier), qui réunissent moult notes manuscrites et documents imprimés.

• 4 L'agenda 1949 de Marcel Martin indique, à la date du lundi 12 décembre : « Ouverture par M. Mario R (...)

3Le premier programme présente les cours de l’année 1949-1950 (mais dont les cours ne paraissent débuter qu’en janvier 19504), le second de l’année universitaire 1953-54. De l’un à l’autre, le papier devient brillant et l’on passe aussi d’un document tapé à la machine à un programme luxueusement imprimé. Celui de 1950 annonce quatre ensembles de séances de travail (sous la direction des professeurs Souriau, Bayer, Heuyer et sous celle de Cohen-Séat), chacun développant une thématique traitée semaine après semaine (par exemple tous les jeudis à 16h15 pour Souriau), sans souci de lien réel entre eux puisqu’on y passe de la question de « l’enquête filmologique » au Centre de Neuropsychiatrie infantile de l’hôpital Necker (Heuyer) à des séances de travail dans « des studios de la région parisienne » (Cohen-Séat) – ce qui contribue par ailleurs à nuancer l’idée d’une rupture délibérée et assumée entre la filmologie et le monde professionnel du champ cinématographique. Si le cycle de conférences de 1948-1949 n’a pas été publié dans la Revue internationale de filmologie, celui de l’année 1949-1950 figure dans le n^o 5. Il y est présenté comme se divisant en A) Études psychologiques (dir. Wallon), décliné en psychologie physiologique et expérimentale ; psychologie de l’enfant et psychologie de l’éducation ; psychologie médicale ; psychologie collective et sociale. B) Études techniques (dir. Cohen-Séat), avec Sadoul, Moussinac, Cohen-Séat. C) Filmologie générale et philosophie (dir. Bayer), décliné en Morphologie générale ; Esthétique générale des effets ; Anthropologie filmique ; Éthique et idéologie (avec Merleau-Ponty, « La signification au cinéma » et Jean Hyppolite, « Le cinéma comme art universel »). D) Études comparatives (dir. M. Roques), avec Sadoul, Souriau, Vendryes, Picard, Pommier. Cela laisse à penser que le programme figurant dans le fonds Martin ne concerne que les cours (dont les séances se prolongent de semaine en semaine) et non les conférences.

• 5 Les cours et conférences de l'Institut de filmologie de 1951-1952 sont annoncés dans la Revue inter (...)

4Le programme 1953-545 annonce au contraire ensemble « cours et leçons » (Sadoul : « histoire et évolution du cinéma » ; Francastel : « Mouvement et animation » ; Morin : « Les contenus comme expression de sensibilité collective. Analyse et évolution » ; etc.) et conférences ponctuelles, unitaires ou pluri-unitaires (jusqu’à quatre séances pour la conférence de Souriau sur « le film et l’imagination »). Celles-ci sont confiées à des professeurs associés étroitement à la filmologie, qu’ils officient dans les universités parisiennes (Friedmann sur « Sociologie du film et analyse des contenus », Heuyer sur « Filmologie et psycho-pathologie infantile »,Wallon sur « L’intérêt de l’enfant pour les événements et les personnages du film » etc.), ou en dehors : Henri Gastaut, de l’Université de Marseille (« Problèmes de neurobiologie ») ; le Dr Wall de l’Université de Birmingham (« Études des effets du cinéma sur les adolescents. Possibilités et difficultés d’une recherche ») ; André Ombredane, de l’Université de Bruxelles (« Le problème des réactions du Noir congolais devant le film ») ; Jean Paulus, de l’Université de Liège (« Cinéma et vie émotionnelle »). Cette ouverture extra-parisienne poursuit un phénomène déjà notable en 1949 avec Hyppolite et Francastel, de l’Université de Strasbourg, et Merleau-Ponty, alors en poste à l’Université de Lyon.

• 6 Sur ce point voir notamment Roxane Hamery, Ténèbres empoisonnées ? Cinéma, jeunesse et délinquance (...)
• 7 Gilbert Cohen-Séat, « Nature et portée de l'information par les techniques visuelles », Revue Inter (...)

5D’une rapide confrontation entre ces deux programmes, on peut tirer au moins une conclusion : elle tient à l’importance durable, tant dans l’enseignement que dans la recherche filmologiques, des problèmes de perception du film par l’enfant, et de l’influence de celui-là sur celui-ci, en lien avec des préoccupations sociales et politiques françaises de cette époque6. Les articles parus dans la Revue internationale de filmologie à cette époque le confirment d’ailleurs, si l’on tient compte du fait que nombre de dispositifs (par exemple l’électro-encéphalographie évoquée par Gastaut dans le n^o 7-8 en 1951) et de thématiques (« cinéma et criminalité » traité par Lebovici ; les effets dangereux du cinéma par Morin ; cinéma et hygiène mentale par Mergen ; retentissement du fait filmique sur les rythmes bioélectriques du cerveau ; effets de la projection filmique sur l’activité nerveuse, tous deux par Faure et Cohen-Séat ; etc.) s’appliquent en premier lieu aux enfants et prolongent assez explicitement les Payne Fund Studies américaines des années 1930. Dans la seconde moitié des années 1950, un autre champ de recherche prendra de l’importance : l’étude des techniques de communication et d’information visuelles7, même si les questions esthétiques, techniques, etc., perdurent évidemment durant toutes ces années.

• 8 L'agenda 1953 indique, à la date du 7 décembre : « Discuté avec E. Morin mon projet de questionnair (...)
• 9 L'agenda 1954 indique, à la date du 4 avril : « Fini mon chapitre sur les symboles dans le film » ( (...)

6Toutefois l’intérêt du fonds Marcel Martin dans la perspective d’une étude de la filmologie réside plus encore dans une petite chemise cartonnée intitulée au crayon rouge « Filmologie 49-50 », regroupant un ensemble de notes manuscrites rédigées par Marcel Martin, séance de l’Institut après séance. La chemise fut sans doute conçue en 1949-1950 mais elle excède cette période, et les fiches manuscrites sur les cours concernent aussi le début de l’année 1951. Si nous n’avons aucune fiche au-delà du printemps 1951, cela ne signifie pas que Martin se désintéresse finalement de la filmologie. D’ailleurs, dès le 6 décembre 1948, avait éclaté dans le journal intime une « révélation » : « Écoutant Bayer parler de “Cinéma et philosophie”, j’ai eu ce soir la révélation de ma vocation : “je serai professeur de filmologie ou rien !” ». On notera que c’est semble-t-il dans l’après-coup de cet événement que Martin se met à conserver des fiches détaillées sur chacun de ces cours. Or, dans les années qui suivent, il ne dévie pas de cette route qu’il s’est lui-même tracée : « J’ai eu le nez fin et beaucoup de préscience en abandonnant les lettres pour la philosophie. Avec un diplôme et une thèse sur le cinéma me voilà bombardé à la Sorbonne en moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire » (ibid.). Martin suit en effet un cursus de philosophie et de psychologie et, parallèlement, les cours de l’Institut de filmologie, les points de contact entre les deux étant nombreux, ne serait-ce qu’au niveau des enseignants (Merleau-Ponty, Hyppolite, Bayer, Souriau, etc.). On sait que Martin n’ira pas jusqu’au poste en Sorbonne, mais il travaille néanmoins, dans le cadre de l’Institut de filmologie, à une enquête sur le public de la Cinémathèque française (bénéficiant semble-t-il d’un retour sur son travail de Serge Lebovici, consigné là encore sous forme de notes manuscrites, mais aussi d’Edgar Morin et de Bianka Zazzo qui l’encadre8), dont il rédige le questionnaire ainsi qu’un texte tapuscrit synthétique et conclusif, se situant en cela parfaitement dans la posture filmologique favorable à l’interdisciplinarité (ici philosophie, sociologie, psychanalyse) : la réalisation de cette enquête court sur toute l’année 1954. Marcel Martin rédige parallèlement un mémoire, probablement de niveau maîtrise, puisqu’il indique dans son agenda, à la date du 10 décembre 1953, qu’il a « obtenu attestation de licence ». Les courtes notes prises dans l’agenda 1954 attestent que cette recherche9, effectuée sous la direction de Souriau, fait l’objet d’un manuscrit qui deviendra plus tard un ouvrage maintes fois réédité, et en plusieurs langues : le Langage cinématographique (première édition dès 1955, aux éditions du Cerf, coll. « 7e art »). Durant le début de l’année 1954, Marcel Martin lit en effet de nombreux ouvrages proches, dans l’idée, de sa recherche en cours : A Grammar of the Film de Raymond Spottiswoode (1951) et Grammaire cinégraphique de Robert Bataille (1947), qui figureront dans la bibliographie de son livre. Le 3 mai, il écrit dans son agenda qu’il a « remis les 7 premiers chapitres de [son] diplôme au secrétariat de la fac », puis l’ensemble à Souriau le 17 mai. La soutenance a lieu le 4 juin et Martin fait ensuite circuler son manuscrit, par exemple auprès de Sadoul, qui lui « fait des compliments » (agenda, en date du 7 octobre 1954), et d’Agel qui lui « confirme l’offre des éditions du Cerf de faire paraître [son] livre » (agenda, en date du 5 novembre 1954).

• 10 Pierre Demarne, « Morphologie filmique : I. Découpage technique et filmogramme » (cours du 8 janvie (...)

12Le texte de ces deux séances a été publié par Demarne et pourrait donc être comparé aux notes prises par Marcel Martin10.

• 11 Cet article a été publié en français dans nos colonnes (n^o 86, hiver 2018), précédé d'une présentat (...)

16La conférence est annoncée dans le n^o 5 de la Revue internationale de filmologie sous le titre « Quelques sources des moyens d’expression filmique », et l’intervention est résumée dans le n^o 11. Sadoul paraît être un habitué des cours de la filmologie, puisqu’on le retrouve régulièrement par la suite, par exemple dans le programme de l’année 1955-56 (« Évolution historique des procédés du film et du cinéma ») et dans celui de l’année 1958-59 (« Conditions matérielles, techniques et économiques de la production du spectacle cinématographique – évolution historique des procédés du film et géographie du cinéma »). Il intervient durant ces premières années sur une multitude de thèmes : histoire du cinéma, cinéma soviétique, langage cinématographique, etc. Cette conférence de janvier 1949 résume une réflexion sur les sources qui sera développée davantage dans son article, « Matériaux, méthodes et problèmes de l’histoire du cinéma », paru dans la Nouvelle critique n^o47, en 1965 (et lui-même rédigé à partir d’une conférence prononcée à Venise). Les notes de Martin témoignent en tout cas de la bonne connaissance que Sadoul a des différents fonds documentaires à disposition (il cite par exemple le fonds Rondel de la bibliothèque de l’Arsenal), et de sa lecture probable de revues et d’ouvrages anglophones, qui apparaissent dans la bibliographie reproduite par Martin. Sadoul évoque ainsi la revue Hollywood Quarterly, dans laquelle il fut pris à partie par Theodore Huff (« Sadoul and Film Research », Hollywood Quarterly, vol. 2, n^o 2, janvier 194711), ainsi que le livre de Kracauer From Caligari to Hitler (qu’il présente en 1949, dans son Histoire d’un art, le cinéma, comme « une des meilleures histoires du cinéma publiées à ce jour »).

• 12 Sur ce sujet, voir notamment Gilbert Cohen-Séat et Monique Rebeillard, « Test Filmique Thématique. (...)

18Fiche de 6 pages dans laquelle sont évoqués notamment les tests filmiques projectifs sur le modèle du TAT de Murray12, effectués par la filmologie, mais aussi les relations entre psychodrame et cinéma, sur la base d’un article de l’éphémère revue Échanges sociologiques, etc.

• 13 Il peut s'agir aussi de H. Gouhier, « Les catégories de l'événement », mentionné dans le n^o 5 de la (...)

213 février : « Problèmes du temps au cinéma ».13

• 14 L'agenda de Marcel Martin indique aussi à cette date : « Séance de filmologie sur le montage aux st (...)

257 février14 : Serge Lebovici, « Psychanalyse et cinéma ».

• 15 À la date du 10 février, l'agenda mentionne également : « Filmologie : le cinéma au service de la d (...)

279 février15 : Georges Sadoul, « Le langage cinématographique ».

• 16 Dans l'agenda est indiquée une autre activité pour cette date, sans doute en lien avec la filmologi (...)

3114 février16 : Hélène Gratiot-Alphandéry, « Les enquêtes sur les groupes d’enfants ».

• 17 À la date du mercredi 23 février, figure ceci, dans l'agenda : « Dernier cours de Souriau sur la pa (...)

3721 février17 : Gilbert Cohen-Séat, « Le discours filmique ».

• 18 Toujours dans l'agenda, à la date du 28 février : « Studios Francœur : le travail du réalisateur av (...)

4126 février18 : Mikel Dufrenne, « Théâtre et cinéma ».

• 19 Si l'on en croit l'agenda, le cours aurait été l'occasion de la projection de Terre sans pain.

44Tentative de catégoriser quelques grandes œuvres de l’histoire du cinéma en fonction de leur réalisme.19

• 20 L'agenda indique à ce sujet : « Université populaire : Cohen-Séat : la filmologie ».

5118 mars : Gilbert Cohen-Séat, (sans titre).20

• 21 À cette date, l'agenda indique : « Filmologie : travail aux Buttes-Chaumont avec Louis Daquin (mise (...)

5421 mars21 : René Zazzo, « Niveau mental et compréhension du cinéma ».

• 22 L'agenda indique préalablement, à la date du 25 mars : « Commencé des notes sur Friedmann » (ce son (...)

584 avril : Georges Friedmann, « Sociologie et cinéma ».22

• 23 L'agenda indique une séance le 25 avril pour laquelle nous n'avons pas de fiche : « Filmologie : Cr (...)

609 et 30 avril23 : Mme Eristov (vraisemblablement Madeleine Eristov-Gengis Khan), « Le cinéma soviétique ».

• 24 Le même jour, dans l'agenda : « Sorbonne : Bachelard, Souriau ». Le 9 mai : « Sorbonne : Lefebvre a (...)

624 mai 194924 : Maurice Merleau-Ponty, « La signification au cinéma ».

• 25 À la suite de la mention de cette conférence, l'agenda indique : « Je m'inscris pour l'an prochain  (...)

6617 et 23 mai25 : Yves Galifret, « Problèmes de la vision ».

• 26 Etienne Souriau, la Correspondance des arts : éléments d'esthétique comparée, Paris, Flammarion, Bi (...)
• 27 Francastel va en fait au-delà d'une stricte comparaison avec la peinture. Envisageant, selon Martin (...)
• 28 François Albera, « Pierre Francastel, le cinéma et la filmologie », dans François Albera et Martin (...)

73De cet ensemble, qui demanderait à être étudié de manière systématique et détaillée, nous avons retenu trois fiches, qui ne nous disent rien, en l’état, de Marcel Martin, mais éclairent donc quelque peu l’enseignement de la filmologie. En effet, si l’on s’en tient aux programmes des cours et conférences – ceux qui figurent dans le fonds comme celui que nous avons reconstitué ci-dessus à partir des fiches manuscrites – la succession des séances peut donner l’impression d’un agrégat hétéroclite, sans véritable unité. Or ces fiches tendent à montrer l’inverse, dévoilant un enseignement résolument tourné vers l’« inter- », qui incarne par conséquent son positionnement : interdisciplinarité, intertextualité et une forme d’intermédialité. Du moins si l’on veut bien accepter cet anachronisme délibéré, qui vise à pointer le fait qu’en un sens nombre des conférences, et ces trois-là en particulier, adoptent une posture à la fois comparable à l’étude de la « correspondance des arts » prônée alors par un autre filmologue26 (car il s’agit bien de comparer ici le cinéma à des « arts » : peinture chez Francastel27 ; théâtre chez Dufrenne et Merleau-Ponty), et différente puisque ces arts sont justement envisagés comme médias au sens strict, c’est-à-dire comme produisant des représentations constituant un intermédiaire entre l’émetteur et le récepteur, entre l’instance de production et les spectateurs. François Albera l’avait d’ailleurs déjà mis en évidence au sujet de Francastel, à partir de l’article que ce dernier publie en 1949 dans la Revue internationale de filmologie (Tome II, n^o 5), sur un sujet très proche de sa conférence (« Espace et illusion »)28. Et c’est bien parce que ces moyens d’expression ont en commun cette dimension d’intermédiaire qu’ils peuvent être comparés, notamment dans les rapports singuliers qu’ils entretiennent avec leurs spectateurs.

• 29 À ce sujet, voir François Albera, « Maurice Merleau-Ponty et le cinéma », 1895 revue d'histoire du (...)
• 30 Mark Lynn Anderson évoque par exemple des « mesures galvanométriques du sommeil des enfants après q (...)

74Cette position commune en engage logiquement une autre : le recours à l’interdisciplinarité. En effet, si chacun de ces chercheurs paraît parler depuis un lieu social disciplinairement marqué (l’histoire de l’art pour Francastel, la philosophie pour Dufrenne et Merleau-Ponty), ils ne cessent de convoquer d’autres champs, l’importante question du spectateur les amenant tous trois, avec plus ou moins de développements, sur le terrain de la psychologie – cette dernière se trouvant en quelque sorte en position triviale par rapport aux autres. Si Francastel, dans les notes de Martin, ne paraît qu’esquisser un petit pas dans cette direction (lorsqu’il envisage les multiples « dimensions » de l’espace filmique : « l’espace de l’auteur, celui qui vient à la pensée du spectateur, celui de l’artisan du film, etc. »), Dufrenne va un peu plus loin, justement parce que la question du spectateur – et pas seulement en terme de perception – paraît centrale, pour lui : la possibilité d’une « identification » du spectateur aux personnages serait ainsi l’un des traits distinctifs du cinéma par rapport au théâtre (« il ne peut y avoir d’identification avec l’acteur au théâtre »). Plus encore, celle-ci déterminerait en un sens une esthétique : « Pour nous introduire dans la conscience du héros de cinéma il vaut mieux nous faire voir son comportement que ce qu’il voit par ses yeux – le plus parlant c’est le comportement à condition que je ne l’objective pas : dans ce cas je porte le poids de l’humain ». On retrouve ici l’hypothèse du cinéma comme mode d’expression résolument behavioriste, formulée dès 1945 par Merleau-Ponty dans une conférence ayant donné lieu à plusieurs publications29. Cette conférence s’intitulait d’ailleurs « Le cinéma et la nouvelle psychologie » et s’ouvrait sur l’énumération de quelques méthodes nouvelles (« on s’est mis à mesurer les battements du cœur, l’amplitude de la respiration, la pression sanguine dans l’émotion »), justement mobilisées par des psychologues américains pour l’étude des spectateurs de cinéma, notamment dans le cadre des Payne Fund Studies30. Merleau-Ponty paraît revenir sur cette question dans sa conférence, mais assez rapidement, si l’on en croit les notes de Martin (« Le cinéma doit faire de la psychologie du comportement et non de l’introspection (...) le cinéma cherche la totalité de l’homme. Stendhal aussi décrit le comportement au lieu de l’intériorité »). C’est plutôt vers une forme de linguistique que s’ouvre sa contribution, puisqu’une part importante de sa conférence semble essayer de mettre à l’épreuve l’idée de l’existence d’un langage cinématographique comparable au langage verbal – et l’on sait qu’il s’agit là d’une préoccupation récurrente de nombreux filmologues, investis ou passagers, de Cohen-Séat (qui l’envisage de manière presque opposée) à Metz en passant par Barthes, ou, dans une moindre mesure Vendryes. De fait, intermédialité et interdisciplinarité s’entremêlent dans un but commun à plusieurs des conférenciers – à moins que ce ne soit un présupposé qu’il s’agit de mettre à l’épreuve : identifier les traits idiosyncrasiques de l’expression cinématographique, à partir de l’idée, elle-même ancienne, selon laquelle le cinéma n’est pleinement cinéma que lorsqu’il ne recourt pas aux moyens d’expression adoptés par les autres arts/médias – Francastel parle d’un « nouveau langage » ; pour Merleau-Ponty, « le cinéma ne peut se mettre à la remorque d’autre langage artistique » (sic), « il est un langage spécifique qui doit être “pur” de tous les moyens d’expression des autres arts ».

• 31 À noter toutefois, durant l'année 1951-52, une intervention de Roger Kemp qui s'intitule « Sur la c (...)
• 32 Voir par exemple Henri Spade, « Les Parents terribles et 100 autres personnalités ont inauguré le s (...)

75Cette remarque paraît appeler immédiatement, de la part du Merleau-Ponty pris en note par Martin, un correctif : « Cette idée admise en général a été combattue par le groupe des critiques d’Objectif 49 ». Apparaît ainsi un Merleau-Ponty lecteur d’articles sur le cinéma, un Merleau-Ponty cinématographiquement intertextuel. Si les fiches comportent beaucoup de renvois à d’autres travaux, filmologiques ou non, certes parfois implicitement (comme pour Dufrenne au sujet de Merleau-Ponty), l’auteur de la Phénoménologie de la perception paraît être l’un des seuls à afficher une connaissance aiguë des discours non académiques sur le cinéma, de son époque31. Il peut même paraître surprenant de le voir convoquer plusieurs fois Objectif 49, alors que sa principale manifestation, le Festival du Film Maudit de Biarritz n’aura lieu que durant l’été 1949, trois mois plus tard. Mais ce serait oublier qu’Objectif 49 est aussi un ciné-club bruyamment inauguré32 et qu’il est alors présent dans les journaux spécialisés et dans des revues intellectuelles (Merleau-Ponty cite l’article d’Astruc « L’avenir du cinéma », paru dans le n^o 48 de la Nef, en novembre 1948) suite à des polémiques entre certains de ses membres (Bazin, Astruc, Kast, Leenhardt) et des cinéastes et critiques communistes (Daquin, Sadoul) autour des rapports entre le fond et la forme, dans l’appréciation des films.

• 33 Il continue à suivre les conférences publiques de l'Institut de filmologie, jusqu'au moins 1955-56. (...)

76À travers le cas de Merleau-Ponty, c’est donc là encore une image différente de la filmologie qui se révèle, grâce à ce fonds : la filmologie paraît (avec Cohen-Séat et l’un de ses cycles de cours de 1950, évoqué précédemment) s’intéresser non seulement au cinéma tel qu’il se fait sur les plateaux, mais aussi au cinéma tel qu’il se pense bien au-delà du cercle universitaire, et notamment dans la critique. Une porosité qu’incarne finalement à sa manière la trajectoire de Marcel Martin, qui passera, certes en grande partie contraint (il est rappelé en tant qu’officier de réserve lors de la guerre d’Algérie, ce qui l’éloigne du monde académique), de la filmologie à la critique, non sans avoir essayé auparavant, en 1955, dans le prolongement de ses travaux filmologiques33 et avec l’appui (?) de Bianka Zazzo et d’Etienne Souriau (comme le suggère son agenda 1955), d’entrer au CNRS.