Ce que nous apprennent des photographies de tournage
Résumés
L’examen attentif des photographies de tournage d’Intolérance livre quantité d’informations non seulement sur les décors eux-mêmes, mais aussi sur l’environnement du tournage et sur les stratégies de construction mises en œuvre. L’article se concentre sur quelques photographies des décors de Babylone pour démontrer comment l’analyse de ces documents peut renseigner le chercheur sur des choix de production et de mise en scène décidés il y a plus d’un siècle.
Plan
Haut de pageNotes de l’auteur
Babylone à Hollywood, le documentaire de recherche de Jean-Pierre Berthomé et Emmanuel Charon, est accessible librement sur les sites du festival Cinema ritrovato de Bologne https://festival.ilcinemaritrovato.it/ et sur celui de l’AFRHC https://afrhc.fr/
Texte intégral
Cet article doit beaucoup à Emmanuel Charon qui, au même moment, réalisait avec moi une proposition de modélisation 3D des décors babyloniens d’Intolérance.
Remerciements également à Juan Antonio Ramirez (†), Russell Merritt, Richard Koszarski et John Bengtson pour leur généreuse contribution à l’illustration.
1La prise en considération dans le discours critique des décors babyloniens édifiés par D. W. Griffith pour Intolérance s’appuie principalement sur les témoignages des artisans du tournage et sur le film lui-même. Des témoignages on retient des chiffres et des prouesses, si difficiles à croire qu’on se contente de les citer sans jamais ni les confirmer ni les mettre en cause. Du film on serait bien en peine de dire autre chose que ce qu’il a été programmé pour nous obliger à noter : l’ampleur des décors, leur faste, leurs labyrinthes inexpliqués, la préoccupation de l’exactitude historique qu’on y reconnaît dans chaque détail.
2Autrement dit, plus d’un siècle après la sortie d’Intolérance, nous continuons à voir dans les décors babyloniens du film ce qu’ils prétendent être à l’écran et non la réalité d’une architecture éphémère dont la compréhension éclairerait une étape majeure de l’art du décor de cinéma.
- 1 L’accès à ces images s’est vu largement facilité par le développement des ressources de l’internet, (...)
3Depuis des années pourtant, on voit paraître ici ou là des photographies qui ébranlent ces certitudes1. Qu’elles montrent des décors d’Intolérance ne fait pas de doute, mais c’est sous la forme de fragments, de charpentes qui semblent ne rien soutenir, de constructions disparates dont on ne sait comment les organiser dans l’espace pour leur permettre de faire sens. L’explication paraît simple : il ne s’agirait que de débris abandonnés là après le tournage, dépouillés de leurs ornements de surface. Mais la reconstitution de la chronologie du décor démontre qu’il n’en est rien et que ces images témoignent aujourd’hui du décor tel qu’il dominait le paysage au moment du tournage. C’est donc pour mieux comprendre la relation entre la réalité physique du décor et l’image que nous en voyons projetée sur l’écran que je me propose d’étudier ici ces photographies.
4La documentation photographique dont nous disposons concernant le tournage d’Intolérance provient principalement de deux sources.
Les photographies de production
5La première source est celle des photographies de plateau ou de tournage prises pour les besoins de la publicité du film par James G. Woodbury, employé à cet effet par la production. Woodbury travaillait sans aucun doute avec des plaques de verre ou des films rigides de grand format (13 × 18 cm ou, plus vraisemblablement, 18 × 24 cm) qui expliquent la remarquable qualité des détails même sur des clichés figurant l’intégralité d’un décor aussi immense que celui du grand parvis de Babylone, photographié d’une distance moyenne d’une centaine de mètres. Peu de ces photos montrent réellement le metteur en scène en action, une absence justifiée probablement par la lourdeur et l’incommodité d’un matériel photographique qui se prêtait mal aux instantanés.
6On se gardera d’oublier que certaines de ces photographies ont été manipulées au tirage avant publication. C’est le cas en particulier d’une image diffusée dans la presse et que j’emprunte au numéro du 6 novembre 1916 de Photoplay. Destinée à établir ce qui deviendra la légende du tournage, cette photographie montre Griffith surplombant le décor depuis une nacelle qu’on suppose être celle du fameux ballon à partir duquel il aurait entrepris de filmer le décor. Simple montage photographique qui surimprime sur une première image du parvis peuplé de figurants celle, que nous possédons par ailleurs, du réalisateur posant pour le photographe dans la nacelle d’un ballon réellement installé dans le décor au profit de la promotion du film. Pour faire bonne mesure, le retoucheur (agit-il sur ordre de la production ou du magazine ?) ajoute encore, au premier plan à gauche du décor, un éléphant supplémentaire juché sur sa colonne, qui vient équilibrer l’alignement figuré à droite des trois éléphants perchés réellement construits. On mesure ici la difficulté de se fier sans précaution à des documents éventuellement retouchés ou pris sous un angle qui dissimule ce qui ne doit pas être vu. À moins que l’enjeu ne soit une meilleure compréhension des stratégies de communication dont témoigne l’image, comme dans cet exemple qui illustre la focalisation du message publicitaire sur le gigantisme du décor et la personnalité flamboyante de Griffith.
- 2 Le blanc d’Espagne (ou blanc de Meudon) est une poudre crayeuse fréquemment appliquée en solution s (...)
- 3 Kevin Brownlow, Hollywood : The Pioneers, Londres, Collins, 1979, p. 88 ; Hollywood : les pionniers(...)
7C’est sous la forme d’images publiées dans les magazines spécialisés et les journaux que nous parviennent souvent quelques-unes des images les plus riches d’informations peu connues. Elles sont alors fréquemment recadrées, détourées, maquillées pour souligner certains traits ou au contraire gommer des zones de l’image qui pourraient en perturber la lecture. Kevin Brownlow décrit ainsi comment, pendant la préparation de sa série télévisée Hollywood : A Celebration of the American Silent Film (1980), il s’est trouvé confronté à une photographie grossièrement retouchée du chef opérateur Billy Bitzer, de la comédienne Josephine Crowell et de Griffith prise pendant le tournage de Cœurs du monde (1918) dans le décor babylonien d’Intolérance qui ne serait détruit que l’année suivante. Il n’était pas difficile de laver la photographie pour dissoudre la couche opaque de blanc d’Espagne qui dissimulait une bonne part de l’arrière-plan2. C’était révéler du même coup les figures effacées de l’assistant réalisateur George Siegmann et d’un autre assistant, Erich von Stroheim, dont le rôle en tant que conseiller militaire du film n’avait pas jusque-là été fermement établi (voir p. 64)3.
8Le reportage de quatorze pages sur Intolérance paru dans le numéro déjà cité de Photoplay illustre parfaitement mon propos. Les illustrations y sont nombreuses (dix en tout) et de belle taille, parmi lesquelles celle de Griffith dans sa nacelle de ballon. Mais il n’y a guère là de nouveau, sinon deux photographies remarquables qui montrent précisément les tours d’assaut perses et permettent d’en évaluer la hauteur (à gauche sur la photo de gauche, au fond sur celle de droite). Deux détails méritent d’être notés sur l’image de droite : d’abord la présence anachronique d’une voiture Ford T au milieu du décor, qui souligne paradoxalement l’absence de toute trace de machinerie ou d’éclairage. Puis les filets tendus au bas de la même image pour prévenir les accidents lors des chutes des assaillants, que nous ne remarquerions sans doute pas si la légende de l’article n’attirait pas l’attention sur eux.
Les photographies d’amateurs
9La seconde source de documentation photographique pour Intolérance est celle des clichés d’amateurs réalisés à divers moments de l’achèvement du décor. Les décors des remparts puis du grand parvis de Babylone sont si gigantesques qu’ils dominent tout le paysage et on ne peut douter qu’ils ont été photographiés, sous tous les angles possibles, par des observateurs soucieux d’en garder la trace. Images d’amateurs, donc, réalisées presque certainement avec des appareils de petit format tels que le Kodak pliable de poche à soufflet no 1, lancé sur le marché quelques années plus tôt, qui utilise des rouleaux de pellicule souple aisément chargeables au plein jour. Les images négatives, de 6 × 6 cm ou 6 × 9 cm selon les modèles et leurs optiques, sont de définition bien inférieure à celles des plaques professionnelles, la mise au point est approximative et les objectifs à faible profondeur de champ de ces appareils ne favorisent pas le rendu précis des détails lointains. Ajoutons que ces images à destination essentiellement privée nous sont généralement parvenues sous forme de petits tirages sur papier aux dimensions du négatif dont nous ne voyons aujourd’hui, le plus souvent, que des contretypes médiocres ou des scans altérés par les manipulations qu’ils ont subies. On comprend alors que ces images, pour précieuses qu’elles soient, ne permettent plus que de deviner les réponses aux interrogations que leur imprécision même suscite.
- 4 Brownlow, op. cit., p. 77.
10Leur principal intérêt est de révéler dans une certaine mesure la situation des décors dans l’espace environnant. Dans une certaine mesure seulement car les indications qui permettraient de se repérer manquent le plus souvent, voire se révèlent erronées. Détails assurément, mais leur exactitude devient cruciale quand l’analyste tente de s’appuyer sur ces images pour reconstituer l’implantation des décors. Brownlow – encore lui – a judicieusement noté qu’une ombre de panneau routier à la forme de cloche très caractéristique laissait supposer que la partie sud du grand parvis longeait le Camino Real, la route historique des missions espagnoles qui descendait, parallèlement à l’océan, de San Francisco à San Diego et que signalaient de tels artefacts4. On note aussi, à l’arrière-plan de l’image en question, la présence de collines qui sont certainement les Hollywood Hills, bientôt un des quartiers les plus recherchés par les stars. Mais on ne sait plus aujourd’hui par où précisément passait le Camino Real tant la topographie de ce secteur historique des premiers studios a été bouleversée en un siècle, et la photographie ne permet pas de deviner le statut de la route (probablement Sunset Drive) qui vient rejoindre ici une voie plus importante, (sans doute Sunset Boulevard). La même certainement que celle qu’on voit dans une autre photographie prise sous un angle assez proche, depuis un point situé en arrière d’une station-service identifiée comme telle par son fronton.
11Ce que disent en revanche ces médiocres photographies d’amateurs à l’historien contemporain, c’est combien le vaste terrain de l’autre côté de Sunset qui accueillit les décors de Babylone était lui-même cerné de routes, grandes ou petites, et semé d’habitations qui ne devaient pas apparaître à l’image. Et ce que révèlent ces images, c’est la tranquille, l’incroyable assurance avec laquelle Griffith et son décorateur Walter Hall construisent leur décor comme un puzzle gigantesque dont les pièces n’ont pas vocation à s’ajuster ailleurs que dans le regard soigneusement calculé et positionné de la caméra.
Quelques commentaires de photographies
1. “From the corner of Talmadge Street and Prospect Avenue”
12Cette photographie bien connue du décor d’Intolérance a été prise d’assez loin, depuis l’angle de Prospect Avenue et de Talmadge Street, autrement dit depuis le studio Vitagraph, quelques centaines de mètres plus haut au nord-est du décor babylonien (voir p. 73). Elle confirme clairement l’orientation est-ouest du grand parvis, perpendiculaire à Talmadge Street qu’on reconnaît au premier plan (les deux maisons les plus à gauche existent toujours, presque inchangées, faciles à identifier sur les images récentes du quartier proposées sur Google Maps).
13La photographie date de la dernière phase de construction des décors puisque le grand parvis est érigé dans sa totalité, en arrière des remparts dont on peut voir les échafaudages au centre de l’image, derrière les maisons. Ces remparts se poursuivent vers la droite à l’ouest, en arrière donc de la grande arche double qu’on reconnaît facilement au centre de l’image. La photographie, selon toute vraisemblance, a été prise pendant un tournage ou une répétition puisqu’un nuage de fumée sombre s’élève de la vasque ouverte à cet effet sur la façade de l’arche double.
14Cette image a longtemps été la seule connue qui révèle à un observateur attentif le moyen employé pour permettre la séquence spectaculaire où le char de Balthazar, attelé de deux chevaux, avance au milieu de la foule au sommet des remparts de Babylone, surplombant sans trucage visible la cohue animée qui s’agite à gauche au pied des murailles. On discerne en effet sur la photographie une rampe extrêmement raide montant au cœur des échafaudages, C’est par elle que l’attelage a eu accès au sommet de la construction et à une plate-forme où il a pu se retourner pour permettre à Griffith de filmer, depuis le sommet de la tour suivante, l’avancée triomphale de Balthazar au faîte des remparts (voir p. 57). On ose à peine imaginer les efforts nécessaires pour hisser le char jusqu’au sommet, sur une rampe dont on devine l’étroitesse, et pour convaincre les chevaux de gravir une pente aussi périlleuse.
15La photographie nous informe aussi sur les types de charpentes adoptés pour assurer la solidité de constructions monumentales mais rudimentaires qui résisteront, de fait, aux assauts du vent jusqu’à leur destruction volontaire quatre années plus tard. Les remparts sont simplement étayés d’un boisage vertical parallèle aux murailles. Quant aux structures verticales du grand parvis, dont la faible emprise au sol exige un étaiement d’une autre nature, elles sont soutenues par des renforts de poutres montés en triangle sur leurs côtés extérieurs, dont le cadrage permettra de faire ignorer la présence.
16Une autre photographie, jamais publiée jusqu’ici, montre plus clairement encore l’organisation des étaiements et le positionnement de la rampe d’accès vers le sommet de la muraille. Elle a été prise dans un axe légèrement plus bas et moins oblique par rapport au décor que la précédente, vraisemblablement à partir de l’angle de Prospect Avenue avec Hoover Street.
17On y mesure l’espace laissé libre entre les remparts et la limite de la parcelle au nord, et aussi la nature accidentée du terrain naturel dont on sait par ailleurs que Griffith, plutôt que de l’aplanir, avait tiré astucieusement profit pour installer sous ses décors des ateliers dissimulés aux regards.
18Les deux photographies montrent, en avant des étaiements et de la rampe d’accès au sommet, le décor isolé, parfaitement reconnaissable grâce au cintre plus clair qui la surmonte, de la porte monumentale d’Imgur Bel, vue depuis l’intérieur de la ville, avec ses deux vantaux ouverts largement vers le photographe dans la première des deux images.
19Deux photographies de piètre qualité permettent de confirmer que cette porte d’Imgur Bel traversait effectivement toute l’épaisseur de la muraille pour déboucher, de l’autre côté, sur l’esplanade ouverte devant la porte vers laquelle afflueront les troupes d’assaut perses. La première photographie, prise en biais par rapport à la porte, illustre du coup la profondeur du décor et permet d’évaluer la largeur de celui-ci au sommet. La seconde a été prise après la fin du tournage, ainsi qu’en témoigne la statue décapitée à gauche de l’entrée. Elle permet de voir, au-delà du passage ménagé dans la muraille, un rempart crénelé dont on ne trouve aucune trace sur la première photographie prise depuis l’angle de Talmadge et Prospect. Il est bien présent en revanche sur la seconde image sous la forme d’un grand panneau rectangulaire surmonté de créneaux érigé en face de la porte fermée. Les décorateurs, de toute évidence, n’ont construit en face de la porte que la portion de muraille nécessaire à la vraisemblance du décor filmé depuis l’autre côté. Une simple image de murs aperçus à la faveur de l’ouverture des portes (on ne voit cet arrière-plan qu’au tout début de l’épisode babylonien, vers la vingtième minute du film, quand Griffith montre la foule qui se presse pour entrer dans la ville).
20On remarque encore sur les deux mêmes photographies (p. 70 et ci-dessus) une longue ligne de tentures claires posée à gauche des remparts et en avant du parvis. Il s’agit peut-être des mêmes toiles qu’on retrouve sur les illustrations p. 69, placées là pour protéger le décor des curieux qui auraient voulu le regarder depuis les rues avoisinantes.
2. Où se trouvait exactement le décor babylonien ?
21Localiser précisément le terrain sur lequel ont été implantés les décors de Babylone n’est pas chose évidente. Et cela d’autant plus que les plans d’époque consultés témoignent des bouleversements urbanistiques connus par le secteur entre 1915 et 1920, la période qui nous intéresse.
22Le vaste terrain utilisé par Griffith pour édifier les décors de Babylone était, selon les témoignages contemporains, séparé par Sunset Boulevard du studio Fine Arts, le quartier général de la production, qui occupait lui-même au sud de Sunset un espace considérable mais incapable d’accueillir de grands décors d’extérieurs. Nous sommes au nord de Los Angeles, au point de rencontre de Hollywood Boulevard (qui vient de bifurquer à droite pour descendre vers le sud), de Sunset Boulevard (qui en fait autant au moment de sa rencontre avec Hollywood Boulevard), de Sunset Drive (qui prolonge en ligne droite la trajectoire abandonnée par West Sunset), et de Hillhurst Avenue (qui remonte vers les collines de Hollywood au nord de Los Feliz Boulevard).
- 5 Karl Brown, Adventures with D.W. Griffith, New York, Farrar, Straus Giroux, 1973, p. 63.
23L’examen d’une carte de Los Angeles publiée en 1920 et celui de la photographie reproduite plus haut (p. 70) ne permettent guère d’imaginer l’érection des décors babyloniens ailleurs que dans le rectangle de près de cinq hectares délimité à l’est par Talmadge Street, au sud par Sunset Drive, à l’ouest par Hillhurst Avenue et au nord par Clayton Avenue. C’est un terrain d’environ 160 × 320 mètres dont les souvenirs de l’assistant opérateur Karl Brown nous disent qu’il était laissé à l’abandon et envahi par les herbes5.
- 6 Op. cit., pp. 154-155 du cahier photographique.
24Les fortifications de Babylone sont construites au nord de ce terrain, tournées vers l’intérieur, parallèlement à Clayton et bifurquant nettement vers le sud-ouest avant de rejoindre Hillhurst. Derrière elles seront ensuite édifiées les structures du grand parvis, face à l’emplacement réservé à l’est pour la tour mobile de prises de vues que les dimensions du terrain permettent d’ériger adossée à Talmadge, mais sensiblement décentrée vers le sud pour gagner un peu d’éloignement. Ce ne sont là qu’hypothèses confortées par les photographies qui nous sont parvenues et par les précieux croquis publiés par l’opérateur Karl Brown pour illustrer son livre de Mémoires, qui exposent l’organisation spatiale du studio et celle de son terrain d’extérieurs6. Il en ressort pourtant une conclusion révélatrice : c’est pour obéir aux contraintes du terrain que l’implantation du décor a été ainsi décidée de guingois, et non dans quelque souci de jouer hardiment avec les contradictions perspectives. Et c’est cette disposition nécessairement oblique qui justifie que ne soient pas édifiés, à gauche du grand parvis, les éléphants et les colonnes qu’on s’attendrait à trouver en face de celles qui existent au nord.
3. Les murs de Babylone vus depuis le sud-ouest
25Prise vraisemblablement depuis un toit du studio Fine Arts, cette photographie déconcerte car les échafaudages présents sur les murailles de gauche font supposer que nous y voyons le dos des murs de Babylone. Il s’agit en fait, sans guère de doute possible, d’une photographie de construction assez précoce, comme l’atteste l’absence de toute trace du décor encore à venir du grand parvis. La porte d’Imgur Bel est reconnaissable à droite, derrière le poteau télégraphique au premier plan. La partie gauche des remparts est encore en construction et couverte d’échafaudages. On voit surtout le vide ménagé au centre entre les deux parties de la muraille, qui disparaîtra à la prise de vues quand les sections disjointes seront visuellement alignées par le cadrage.
26Les murailles sont ici présentées à partir du sud, le côté où sera ensuite construit le grand parvis. Le point de vue est orienté vers l’est alors que dans le film toutes les scènes montrant dans leur ensemble l’extérieur des murailles le font en privilégiant plutôt un regard tourné vers l’ouest.
27On s’interroge aussi, dans l’image des murs en construction (ci-contre), sur la finalité du panneau crénelé sans épaisseur apparente élevé à droite de la porte d’Imgur Bel, juste derrière le dernier poteau téléphonique. C’est lui, probablement, qu’on peut voir à l’arrière-plan, lorsque les portes s’ouvrent vers l’espace extérieur. Il correspond par ailleurs très exactement au point à partir duquel seront filmées en hauteur certaines scènes à l’extérieur des remparts. Et il permet de mieux comprendre la présence dans le film (attestée par l’illustration ci-dessus) d’un encadrement décoré à gauche qui contribue à créer l’illusion que l’esplanade au-dessous est vue depuis une fenêtre.
4. La dernière section des remparts prise depuis le nord-ouest du décor
28Cette photographie « panoramique » donne l’impression que la muraille qui se développe en arrière de l’arche double (reconnaissable au centre à son minaret caractéristique) est déviée vers la droite avant d’atteindre la dernière tour. Le fait qu’on retrouve le même angle plus bas dans la toiture du bâtiment situé en avant des étaiements démontre que cette illusion est due, en réalité, au fait que la photographie juxtapose deux images prises séparément.
29Nous sommes sans doute ici à l’angle nord-ouest du terrain, ou même probablement plus loin, peut-être à la rencontre de Prospect, Hollywood et Vermont Avenue qui monte vers le nord. La photographie permet d’apprécier la distance considérable qui sépare cette deuxième section des remparts – celle qu’on peut apercevoir à travers l’arche dans les photographies du parvis – et le reste des murs de Babylone, qu’on trouverait en poursuivant l’image à gauche.
30Tout porte à croire que cette dernière section des murs est moins élevée que la première, sans doute parce qu’elle n’est jamais vue que dans les lointains dont cette réduction d’échelle accentue encore l’illusion d’éloignement. La preuve de cette manipulation perspective est apportée par la tour d’assaut perse dont on reconnaît la silhouette à gauche de l’image et qui semble ici bien plus haute que la muraille plus proche de nous, alors qu’elle arrivera exactement à la hauteur du sommet des murs dans les scènes de bataille.
5. « Grounds where photoplay Intolerance was staged »
31Prise depuis un point non identifié au sud du décor, assez loin pour qu’on puisse sans risque l’imaginer très au sud de Sunset Drive, cette photographie des structures verticales du grand parvis constitue la démonstration sans appel des principes perspectifs mis en œuvre pour réaliser la vision finale de Babylone. Seule y manque la tour mobile mise en place pour permettre les prises de vues, qu’on trouverait sans aucun doute, plus de cinquante mètres plus loin, dans le hors-champ dissimulé à droite par le cadre.
32Cette photographie offre à l’analyste un outil précieux pour l’évaluation de la profondeur du décor, sachant que la hauteur approximative des éléments construits a déjà pu être estimée à partir de leur relation par rapport aux corps humains visibles sur les photos. Si cette hauteur est bien d’une quarantaine de mètres, comme le disent ces estimations et comme l’affirment aussi les témoignages d’époque, il en découle que la profondeur du grand parvis, du bas de l’escalier monumental à l’arche double du fond, mesure environ 120 mètres, qu’il faudrait encore prolonger à l’ouest pour atteindre les derniers remparts visibles à travers l’arche. La photographie confirme aussi, si c’était nécessaire, que deux éléphants seulement ont été édifiés sur le côté gauche du décor, abandonnant le reste de celui-ci à l’illusion perspective. Mais elle soulève par ailleurs de nombreuses questions.
- 7 Selon Karl Brown, « les dessous du décor [du grand parvis] étaient utilisés comme laboratoires, log (...)
33La principale est celle d’une route qui traverse le décor derrière les premiers éléphants présentés à droite et à gauche dans la vision offerte du décor par le film. On y note de surcroît la présence de quelques maisons, nichées dans un bosquet au pied de la seconde colonne. Ces maisons ne font pas réellement problème tant l’évidence démontre qu’il appartenait aux prises de vues d’en laisser ignorer l’existence en refusant d’élargir le cadre au-delà de la ligne dessinée par les deux éléphants juchés à gauche sur leurs piliers. Mais que dire de la route elle-même ? Elle est évidemment invisible dans le film, où son tracé correspond précisément à l’espace occupé par les degrés qui montent à gauche vers la terrasse en haut du grand escalier avant de continuer encore à droite pour passer devant la statue d’Ishtar et disparaître hors champ. La photographie a été prise – plusieurs détails en témoignent – avant que le décor soit achevé et il faut imaginer que la route en question (sans doute ne s’agit-il que d’un chemin privé traversant du nord au sud le terrain loué à la production pour desservir les habitations qui s’y trouvent) a été détournée pour permettre au décor de suivre son tracé afin de passer au-dessus d’elle7. Une hypothèse rendue d’autant plus vraisemblable que la photographie démontre aussi que les lignes électriques ou télégraphiques aboutissant au premier poteau sont brutalement déviées vers la droite au lieu de se poursuivre en ligne droite vers le pylône suivant. Il faut donc supposer un détournement provisoire des lignes électriques vers l’est afin qu’elles passent derrière la tour de prise de vues avant de rejoindre leur route normale. Il demeure que le décorateur a implanté sa construction de telle sorte qu’on puisse la filmer sans révéler les poteaux électriques qui la bordent des deux côtés.
- 8 Cette discordance peut s’expliquer par les différences entre les émulsions photographiques employée (...)
34Il faut remarquer aussi que, bien que la photographie ait été prise dans un moment où le décor n’est pas peuplé de figurants (ils sont absents du sommet de l’arche double), l’image montre une émission de fumée noire s’élevant de la vasque tenue par la figure décorative centrale. De tels nuages opaques peuvent être observés sur d’autres photographies de plateau alors qu’on n’en retrouve jamais l’équivalent dans le film lui-même où l’observateur doit mobiliser son attention pour distinguer, émanant de la vasque, un nuage de fumées en mouvement, blanchâtre et léger lors du triomphe de Balthazar, plus sombre et plus dense lorsque le décor est à nouveau montré dans sa totalité au moment de l’invasion de la ville par les Perses8.
6. Vue de l’arrière de l’arche double au fond du grand parvis
35Cette vision, dissimulée dans le film, de l’arrière de la double arche au fond du décor ne révèle pratiquement rien des moyens utilisés par des dizaines de figurants pour monter jusqu’à son sommet puisque ce n’est que dans la partie supérieure droite de la construction qu’on peut repérer un escalier rudimentaire menant à la plate-forme finale. Elle ne révèle rien non plus du dispositif installé pour permettre la sortie des fumées supposées s’échapper, sur la face antérieure de la construction, entre les deux arches, de la vasque tenue par la figure centrale. Considérant l’épaisseur de la construction, il n’est pas difficile d’y supposer un espace ménagé à seule fin de permettre les émissions de fumées.
36Cette photographie est la seule connue du décor d’Intolérance à montrer en face du décor, sensiblement décalée sur la droite par rapport à l’axe de celui-ci, une construction de bois qui, placée où elle est, ne peut être que la tour mobile sur rails utilisée par Griffith pour filmer le décor du grand parvis.
37L’information donnée par cette image sur l’organisation de la tour de prises de vues est limitée (on n’y voit rien des rails nécessités par le déplacement de la tour dans l’axe du décor), mais elle permet au moins de distinguer, dans la partie supérieure de la tour, une section libre de charpentes qui correspond peut-être à la position la plus généralement adoptée par la caméra pour filmer l’ensemble du décor. Il n’est pas facile de déterminer à partir de cette photographie comment la plate-forme supportant la caméra pouvait descendre jusqu’à quelques mètres du sol sans que soient visibles devant elle à l’image les entrelacements de poutres qui rigidifient la structure.
38On note dans le coin gauche du sommet de la tour une poutre inclinée qui est vraisemblablement un palan utilisé pour hisser des charges (on en voit ailleurs sur d’autres photographies). On s’interroge davantage sur l’échafaudage visible sur le côté gauche de la tour et qu’on suppose destiné à la soutenir. Si c’est le cas, il reste à comprendre comment la présence de cette structure de soutien peut être conciliée avec la mobilité de la tour de prise de vues sur ses rails.
39Sur l’arrière de l’arche double est tendue une bannière promotionnelle qui associe le nouveau titre du film à celui initialement prévu, The Mother and the Law.
7. Le décor en ruine du grand parvis
- 9 Russell Merritt, dans Paolo Cherchi Usai (dir.), The Griffith Project, vol. 9, Films Produced in 19 (...)
- 10 Juan Antonio Ramírez, La architectura en el cine: Hollywood, la edad de oro, Alianza, Madrid, 1993, (...)
40Cette photographie, connue selon Russell Merritt depuis la fin des années 19809, n’a été reproduite que dans un livre de l’historien d’art espagnol Juan Antonio Ramírez, qui n’en propose pas d’interprétation10. L’image, prise après la fin du tournage depuis l’est du décor, offre de celui-ci une vision rétrécie en largeur par une focale plus courte que celle utilisée par James Woodbury pour les photographies similaires officiellement commandées par la production. Elle est la seule connue qui permette de voir ce qui entoure le grand parvis et, en particulier, du côté nord, les remparts toujours debout de Babylone qui se prolongent au fond, visibles à travers l’arche double. Deux éléments retiennent surtout l’attention. D’abord la faille verticale révélée entre l’alignement des éléphants à droite et les arches du fond, qui confirme que la continuité spatiale n’est qu’apparente. Puis, à gauche, une route (peut-être Sunset Drive) longeant ou traversant la parcelle et qui mènerait à l’intersection avec la partie descendante de Hollywood Boulevard. Cette voie même dont on devinait la présence sur les illustrations p. 69.
41Un autre détail intrigue : la présence incongrue, au premier plan, de constructions sommaires dont l’observateur attentif reconnaît qu’il s’agit du fond de la salle du tribunal, dépouillé de ses décorations, et de l’estrade érigée pour l’exécution du condamné dans l’épisode moderne (l’orientation vers le nord d’un troisième décor ne permet pas de l’identifier). Aucun doute, c’est après la fin du tournage de l’épisode babylonien que ces trois décors ont été à nouveau construits, dans un espace devenu inutilisé. On y verra la confirmation, si besoin était, que Griffith n’a jamais cessé de revenir à ces scènes qui ne le satisfaisaient pas et que, même après la conclusion du tournage babylonien, il demeurait prêt à reconstruire les décors nécessaires pour les refaire.
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42D’autres photographies nous sont parvenues des constructions édifiées pour le tournage de l’épisode babylonien d’Intolérance. Elles n’apportent pas d’élément nouveau à notre compréhension de la prouesse technique représentée par ces décors. Mais la toute récente première publication d’une photographie montrant l’équipe des ouvriers constructeurs rassemblée dans le décor du grand parvis (voir p. 62) démontre que des découvertes significatives demeurent à faire. Elles réclameront d’être analysées avec un regard sans préjugé, quitte à accepter de les voir corriger ou même contredire les conclusions provisoires auxquelles nous avons pu parvenir ici.
Notes
1 L’accès à ces images s’est vu largement facilité par le développement des ressources de l’internet, qui a rendu aisément accessibles des photographies rares et dispersées jusque-là dans de nombreuses archives. La contrepartie en est que, dans bien des cas, le chercheur ne connaît pas les données physiques (dimensions, procédé technique, etc.) du document original, sa localisation ni les altérations qu’il a pu connaître. Dans leur grande majorité, les images de tournage étudiées dans cet article ont été trouvées sur l’internet, et parfois corrigées en densité et en contraste pour faciliter leur lecture.
2 Le blanc d’Espagne (ou blanc de Meudon) est une poudre crayeuse fréquemment appliquée en solution sur les photos anciennes pour détourer les sujets avant le clichage. Il offrait le double avantage d’être facilement lavable et d’autoriser des inscriptions qui ne marqueraient pas directement la photographie.
3 Kevin Brownlow, Hollywood : The Pioneers, Londres, Collins, 1979, p. 88 ; Hollywood : les pionniers, trad. fr., Bernard Eisenschitz, Paris, Calmann-Lévy, 1981, p. 88.
4 Brownlow, op. cit., p. 77.
5 Karl Brown, Adventures with D.W. Griffith, New York, Farrar, Straus Giroux, 1973, p. 63.
6 Op. cit., pp. 154-155 du cahier photographique.
7 Selon Karl Brown, « les dessous du décor [du grand parvis] étaient utilisés comme laboratoires, loges, bureaux, etc. » (op. cit., p. 154).
8 Cette discordance peut s’expliquer par les différences entre les émulsions photographiques employées ainsi que par celles des temps d’exposition.
9 Russell Merritt, dans Paolo Cherchi Usai (dir.), The Griffith Project, vol. 9, Films Produced in 1916-18, Londres, The British Film Institute, 2005, p. 40.
10 Juan Antonio Ramírez, La architectura en el cine: Hollywood, la edad de oro, Alianza, Madrid, 1993, p. 146; Architecture for the Screen: A Critical Study of Set Design in Hollywood’s Golden Age, trad. anglaise John F. Moffitt, Jefferson, McFarland, NC / Londres, 2004.
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Référence papier
Jean-Pierre Berthomé, « Ce que nous apprennent des photographies de tournage », 1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 91 | 2020, 65-81.
Référence électronique
Jean-Pierre Berthomé, « Ce que nous apprennent des photographies de tournage », 1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze [En ligne], 91 | 2020, mis en ligne le 02 janvier 2025, consulté le 11 février 2025. URL : http://journals.openedition.org/1895/8008 ; DOI : https://doi.org/10.4000/1895.8008
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