Portraits et entretiens (I) : Aux origines des cinémas « Art et Essai » : rencontres avec Angéline Peillon (Studio des Ursulines) 2 et 6 juin 19881
Résumés
Cet entretien avec une directrice de salles de cinéma inaugure une série de « Portraits et entretiens » réalisés avec des protagonistes de l'exploitation cinématographique ayant développé une politique programmatrice de qualité qui donnera lieu à la notion évolutive d'« Art et essai ». Cette série se poursuivra dans les prochains numéros de la revue.
Texte intégral
- 1 Angéline Peillon n'ayant pas souhaité que ses propos soient enregistrés, j'ai pris des notes qui m' (...)
- 2 Je raconte l'histoire du Studio des Ursulines dans Écrans français de l'entre-deux-guerres, notamme (...)
1Le nom d'Angéline Peillon est étroitement attaché au Studio des Ursulines, la petite chapelle de l'avant-garde cinématographique parisienne. Elle n'en était toutefois pas la créatrice, car c'étaient deux anciens acteurs, Armand Tallier et Laurence Myrga, qui en avaient ouvert les portes, en grande pompe, le 21 janvier 1926. Les brillantes années qui suivirent font partie de l'histoire du cinéma. D'autres studios « d'avant-garde » apparurent et cherchèrent leur voie, certains plutôt dans les films de recherche nouveaux, d'autres plutôt dans les films de répertoire. Les années 1930 furent difficiles pour toutes ces salles. Avec l'arrivée du cinéma parlant, nombre d'artistes et d'aficionados se désintéressèrent des recherches cinématographiques. Après quelques gros succès comme les exclusivités de Der blaue Engel (l'Ange bleu, Sternberg, 1930) et de M. (M. le Maudit, F. Lang, 1931) le petit studio du 10, rue des Ursulines rencontra de plus en plus de difficultés pour trouver des films novateurs et de qualité propres à séduire les cinéphiles, car, dorénavant, les salles des Grands Boulevards et des Champs-Élysées les accaparaient. Les recettes chutèrent et, le 23 octobre 1936, les faillites de Tallier et de Myrga furent ouvertes puis déclarées le 14 décembre. Les portes du studio furent fermées dans l'attente d'un repreneur. Il arriva sous les traits d'une élégante veuve, Angéline Peillon...2
- 3 Propos rapportés par Éveline Cauhépé, 5 et 6 avril 1989.
- 4 Bagdad Café, réalisation Percy Adlon, Allemagne de l'Ouest, 1987. Le Festin de Babette, réalisation (...)
2Angéline Peillon, que la corporation a toujours appelée Line Peillon – je me permettrai d'employer ce diminutif avec lequel elle est entrée dans l'histoire –, me reçoit ce jeudi 2 juin 1988, chez elle, dans son appartement de l'entresol du 1, boulevard Saint-Michel, au-dessus du cinéma Espace Saint-Michel. Chez cette femme très âgée – elle a alors 88 ans –, assez voûtée, mais encore très élégante, éclatent une jeunesse et un enthousiasme à peine imaginables dès qu'elle parle du cinéma, sa vie ! Éveline Cauhépé, amie de Line et cofondatrice comme elle de l'Association française des cinémas d'art et d'essai, me confiera à son sujet : « J'ai connu à Bordeaux une couturière, une très grande couturière, qui était son amie, sa grande amie, et Line Peillon se faisait toujours habiller à Bordeaux. Elle était toujours extrêmement chic. On admirait son élégance. D'ailleurs, Armand Tallier lui disait : “Vous êtes une grande bourgeoise” »3. Autour de Line Peillon règne un calme feutré. Ameublement et décoration sont d'un goût sûr, aux antipodes de l'exhibitionnisme des nouveaux riches d'hier et d'aujourd'hui. Ce qui m'étonne toutefois, c'est le choix d'un ameublement et d'une décoration empruntés aux « valeurs sûres » des siècles passés, alors que sa programmation cinématographique faisait preuve d'une grande ouverture sur le monde et sur la modernité. Je me ferai d'ailleurs les mêmes réflexions en rendant visite à Yvonne Decaris (La Pagode, le Mac-Mahon) et à Éveline Cauhépé (Le Cardinet). Amante passionnée du 7e Art et de la vie, Line Peillon l'est demeurée. Elle suit toujours attentivement l'évolution du cinéma et vient de voir Bagdad Café et le Festin de Babette qui sont, me dit-elle, « des films qu'auraient programmés les Ursulines à une autre époque »4.
3Les origines et la jeunesse de Line Peillon, jusqu'à son mariage en 1925, ce n'est pas elle-même qui me les raconte. Ce sont les archives. Le 24 octobre 1899, un sabotier du nom de Jean-Baptiste Jouissant déclarait à la mairie de Lurcy-Lévis (Allier) que sa fille Adèle, demeurant avec lui, avait accouché la veille d'une fille, Angéline. Adèle Jouissant, lingère de vingt-sept ans, reconnaissait le 17 novembre cet enfant naturel.
- 5 Au 9, rue Muller (18e) qui était aussi le domicile de sa mère, d'après l'acte de mariage de Line Pe (...)
- 6 Entretien du 5 et 6 avril 1989.
4Rien, vraiment rien, ne prédestinait Angéline, dite Line, à diriger une chapelle de l'avant-garde cinématographique parisienne, le Studio des Ursulines (5e), ainsi que, à diverses époques, les Agriculteurs (9e), le Cinéma d'essai Caumartin (9e), le Studio de l'Étoile (17e) avec M. Wasserman, le Médicis (6e) avec Mme Wasserman, le Studio Marigny (8e). J'ignore quand elle « monta » à Paris, ainsi que sa mère qui travaillait chez un marchand de couleurs du 18e arrondissement5. En tout cas, c'est en 1925 qu'elle épousa dans le 15e arrondissement, Charles Robert Peillon, un représentant de commerce. De cette union naquit en 1927 une fille, Claude Elisabeth. Line Peillon était enceinte d'un fils, Gilles, lorsque son mari fut tué dans un accident de voiture à Versailles, le 14 février 1928. Je passe à nouveau la parole à Éveline Cauhépé à qui je dois la narration de cet épisode de la vie de Line6.
« Son mari s'est tué dans une des premières autos qui roulaient... à Versailles, il avait un copain à côté de lui, ils ont monté sur un trottoir et ils ont fauché deux personnes. Ils ont été quatre morts d'un coup, c'était vraiment épouvantable. Naturellement, le coup était dur. Elle a mis son fils Gilles au monde et elle a été heureusement très aidée par sa belle-sœur qui était médecin [...], le docteur Peillon, que j'ai bien connue. Une femme courageuse, sympathique, difficile, très autoritaire [...]. Line a travaillé avec cette fameuse belle-sœur qui faisait des tas de choses et qui, un moment, s'est amusée à faire de l'esthétique en plus. Ce qui leur [lui] a donné l'idée de fabriquer des produits de beauté que Line vendait. Elle a gagné beaucoup d'argent avec ses produits de beauté ».
Attirée par le cinéma, Line, qui a travaillé dans cet Institut de beauté sans y prendre goût, « dit à un notaire, un homme d'affaires, qu'elle voulait faire un placement, car elle avait un peu trop d'argent. Écoutez, lui dit celui-ci, il y a Armand Tallier qui a de grosses difficultés au Studio des Ursulines, peut-être que vous pourriez le rencontrer et voir si vous voulez investir de l'argent dans le studio. Alors ils se sont rencontrés par le notaire et elle a offert à Armand son portefeuille et son cœur ! Voilà comment le Studio [des Ursulines] a été sauvé ».
- 7 Faillite de Espitallier, Armand Urbain, dit Tallier : jugement déclaratif du 14 décembre 1936. Fail (...)
5Armand Tallier, fondateur avec Myrga du Studio des Ursulines, s'était en effet résigné à fermer l'établissement à l'été 1936 et ils connurent tous deux la faillite7. Près de deux ans plus tard, les Ursulines rouvrirent grâce à Line à qui je donne la parole :
- 8 Voir l'anecdote de cette rencontre avec René Clair dans les « Comptes rendus des réunions de la Com (...)
« C'était un homme très beau, Armand Tallier ; il avait un tas de qualités. Il était aussi extrêmement cultivé. C'était un artiste jusqu'au bout des doigts, avec ce que ça implique de fantaisie. Un honnête homme, pas du tout affairiste ». [...] « Il était très copain avec René Clair qui lui avait déconseillé d'acheter les Ursulines »8.
6Line Peillon sort alors de son porte-carte une photo, reproduite ici, qu'elle conserve précieusement avec ses photos de famille et me la tend.
7Myrga s'éloigna tandis que Tallier resta aux Ursulines aux côtés de Line Peillon qu'il initia aux arcanes du métier. Comme pour s'excuser d'avoir supplanté Myrga dans le cœur de Tallier, Line ajoute : « J'y étais peut-être un peu pour quelque chose, enfin... Mais je tiens à dire que Laurence Myrga a été la fondatrice, cela il ne faut pas l'oublier ».
- 9 Fifi, peau de pêche, avec Mae West, réalisation A. Edward Sutherland, É-U, 1937. À l'Angle du monde(...)
8La célèbre petite salle rouvre ses portes en 1938 avec un film qu'a fourni Édouard Gross du Studio 28, À l'Angle du monde, « pas un chef-d'œuvre » ajoute-t-elle. [JJM : En réalité, c'est Fifi, peau de pêche, fourni par Édouard Gross, qui fit la réouverture des Ursulines, le 4 mai 1938. À l'Angle du monde lui succéda en juin9]. Le petit studio resta fidèle à la mission tracée par Armand Tallier qui, d'ailleurs, demeura présent jusqu'à sa mort, en 1958. La guerre survint. Les Ursulines obtinrent l'exploitation de l'Ange bleu, alors interdit en Allemagne et qui était resté autrefois 46 semaines en exclusivité sur l'écran du petit studio. Line partit pour le midi où elle retrouva Armand Tallier, tandis que les Allemands entraient dans la capitale. L'Occupation commençait. Les vainqueurs vinrent saisir l'Ange bleu et tentèrent d'imposer leur loi.
- 10 Comité d'organisation de l'industrie cinématographique (COIC), organisme professionnel prévu par la (...)
9Pendant toute cette période, les Ursulines se refusèrent à programmer des films allemands. Le 30 octobre 1940, sortit sur l'écran de la petite salle l'Atalante dans une version proche de l'œuvre qu'avait conçue Jean Vigo. Au COIC10, Line Peillon chercha à obtenir un film français et fut reçue par un Alsacien qui l'informa qu'il fallait prendre sept films allemands pour avoir un film français. Mais il lui donna discrètement son accord pour que les sept films en question n'aient pas à sortir de leurs boîtes !
- 11 Selon Line Peillon, il a dû y avoir un propriétaire intermédiaire entre Édouard Gross et elle-même, (...)
10Line Peillon, avec Armand Tallier, reprit bientôt le Studio 28, fermé à la suite de la promulgation des lois « raciales ». Édouard Gross y avait souvent programmé avant la guerre des films américains11. Elle le cédera peu après la Libération aux frères Roulleau.
11Même à cette époque-là, la gestion d'une petite salle d'Avant-garde ou « spécialisée » – selon l'expression de l'époque – était déjà une aventure financièrement très incertaine et Line Peillon dut à plusieurs reprises trouver des associés pour les Ursulines.
- 12 Tallier et Myrga avaient dirigé aussi l'Ermitage – Club des Ursulines (72, av. des Champs Elysées) (...)
12Quelques années après la Libération, Tallier lui suggéra d'acheter à Louis Queyrel, le fonds de commerce du Studio des Agriculteurs [8, rue d'Athènes dans le 9e arrondissement] dont il avait été, avec Myrga, le directeur dans les années 1929-193012. En 1952-1953, Line reprit aussi le Caumartin [17, rue Caumartin, 9e] qu'elle renomma le Cinéma d'essai Caumartin et dirigea jusqu'à sa fermeture, au début des années 1960 (l'Électricité de France, propriétaire de l'immeuble, racheta alors la salle).
- 13 Le Biarritz, 79, avenue des Champs-Élysées / 22 rue Quentin-Bauchart.
13Vers 1961, Line Peillon passa un accord de programmation avec Marcel Richard, directeur de programmation du Biarritz, une salle UGC alors société nationale constituée par la saisie des biens allemands (Continental Films, SOGEC, etc.)13. Lorsque je rapporte ces propos à Éveline Cauhépé elle précise : « C'est exact, mais elle cherchait les films pour le secteur Art et Essai de l'UGC. Il y avait quand même quelques salles de l'UGC qui étaient programmées Art et Essai... En tout cas, elle était chargée de leur fournir des films Art et Essai, qu'elle trouvait au Festival de Cannes ou à Venise, ou ailleurs par des gens qu'elle connaissait. [...] Ça n'était pas le secteur des salles, c'était le secteur distribution. [...] C'était avant l'UGC d'Édeline, il y avait un haut fonctionnaire comme directeur... Ce fut « une période très brillante pour elle », selon Éveline Cauhépé. Mais en 1971, l'État renonce à jouer un rôle direct dans la politique culturelle du cinéma et privatise l'UGC avec Jean-Charles Édeline à sa tête.
- 14 3, rue Champollion, Paris 5e. Actuel Reflet Médicis.
14C'est aussi au début des années 1960 que Line Peillon s'associe à M. Wasserman – que sa femme remplacera à sa mort survenue peu de temps après – au Studio de l'Étoile. Cela dure de 1962 à 1970 selon l'annuaire Le Tout-Cinéma. Avec M. Wasserman également, Line Peillon crée de toutes pièces le Studio Médicis dans cette étroite rue Champollion si proche de la Sorbonne et si fertile en cinémas14. « On a gratté les sous-sols », dit-elle. L'ouverture a lieu avec Gertrud de Carl Th. Dreyer [dernière œuvre du réalisateur danois, en exclusivité à partir du samedi 19 décembre 1964].
- 15 Bellissima était sorti au Studio des Ursulines le 18 octobre 1961.
- 16 Dans cette invitation, Line Peillon rappelle que le STUDIO DES URSULINES a ouvert ses portes le 21 (...)
15Line Peillon se dirige vers la pièce d'à côté d'où elle rapporte un carton à chaussures rempli de documents : une invitation à la première de Aparajito de l'Indien Satyajit Ray, encore presque inconnu en France et dont c'est le second film (mercredi 11 décembre 1957, aux Ursulines) ; une autre invitation pour les Années folles de Mirea Alexandresco et Henri Torrent, film de montage sur les années 1925, aujourd'hui oublié, qui reçut pourtant le Lion de Saint-Marc au Festival de Venise 1960 (mercredi 7 décembre 1960 aux Agriculteurs) ; un bristol annonçant l'exclusivité de Viridiana de Buñuel, au Biarritz et aux Ursulines à partir du vendredi 13 octobre 1961, mais le film, qui était distribué par « Ursulines Distribution », a été interdit et n'est sorti dans ces deux salles (en v.o.) que le 4 avril 1962 ; une invitation pour la première de Il Posto de Ermanno Olmi, le mardi 22 janvier [1963] au Studio de l'Étoile, en présence du réalisateur... Encore un nouveau venu – c'est son second long métrage – qui fera parler de lui (Ursulines Distribution)... « J'ai sorti tous les films d'Olmi », commente-t-elle ; une publicité pour Bellissima de Visconti aux Agriculteurs, avec Anna Magnani sur un scénario de Cesare Zavattini, film de 1951 « dont personne ne voulait »15 ; une invitation au Biarritz et aux Ursulines pour la première de El ángel exterminador (l'Ange exterminateur) de Buñuel (en v.o., bien sûr), le 1er mai 1963 (Ursulines Distribution) ; une autre invitation pour la première mondiale de Gertrud de Dreyer, le vendredi 18 décembre 1964 au studio Médicis dont c'est l'ouverture, en présence du metteur en scène et de l'ambassadeur du Danemark ; encore une invitation, cette fois-ci pour la réouverture du Studio des Ursulines, « entièrement rénové par Georges Peynet », le vendredi 20 janvier 1967, avec le Dimanche de la vie de Jean Herman, d'après Queneau16, etc.
16Line Peillon évoque aussi Ingmar Bergman dont elle a sorti Kvinnodröm (Rêves de femmes, 1955) avec Harriett Anderson en v.o., le 8 octobre 1958 aux Agriculteurs, ainsi que Fängelse (Prison, 1948) qu'elle mit à l'affiche, me dit-elle, « peu après la mort de Tallier » (intervenue le 1er mars 1958) et qui fit « 7 000 entrées par semaine ». [Dans ce dernier cas, Line Peillon semble commettre une confusion, car c'est un autre film de Bergman, Sommarlek (Jeux d'été, 1951), qu'elle programma à partir du 30 avril 1958 en une longue exclusivité d'environ quatre mois aux Ursulines et au Cinéma d'essai Caumartin].
17J'ajouterai, pour compléter ce survol, quelques titres supplémentaires de films que j'ai découverts aux Ursulines durant ma jeunesse et qui n'ont pas quitté ma mémoire : Der Untertan (Pour le Roi de Prusse, RDA, 1951) de Wolfgang Staudte, Salt of the Earth (le Sel de la terre, É-U, 1954) de Herbert J. Biberman, réalisateur blacklisté par le sinistre sénateur McCarthy, qui donnait des États-Unis une image tout autre que celle reflétée par les films hollywoodiens auxquels nous étions habitués, Comicos un des premiers films du talentueux Juan Antonio Bardem (Espagne-Argentine, 1954), Dies irae de Carl Theodor Dreyer, drame de la sorcellerie dans les brumes d'antan (Jours de colère, Danemark, 1943), Kanal d'Andrzej Wadja (Pologne, 1957), Il grido (le Cri, Italie, 1957) de Michelangelo Antonioni, Hadaka no shima (l'Île nue, Japon, 1960) de Kaneto Shindo, film sans paroles d'une rare beauté sur une famille de paysans pauvres, et d'autres encore. Et puis, il y avait les courts métrages de première partie, souvent remarquables. L'un d'entre eux, Voisins (Canada, 1956) de Norman McLaren m'avait fait connaître à la fois ce cinéaste et la pixilation appliquée non à des objets, mais à des acteurs. Je pourrai évoquer aussi des dessins animés venant de pays de l'Est, si différents des Walt Disney...
18Inutile de continuer l'énumération pour prendre conscience que les salles animées par Line Peillon ont souvent créé l'événement cinématographique, qu'elles ont souvent fait connaître des maîtres du cinéma dès leurs débuts, bien avant que le Tout Paris mondain et snob ne s'en empare, bien avant que ne paraissent sur leur œuvre des études détaillées et respectueuses. On ne peut qu'admirer la sûreté de jugement de cette femme formée à l'école d'Armand Tallier qui, à sa façon, a fait, elle aussi, le cinéma.
19Le 8 décembre 1955, les statuts de l'Association française des cinémas d'art et d'essai (AFCAE) étaient au point et signés par Line Peillon. Ils ne furent toutefois déposés à la Préfecture de police que le 3 mars 1956, en même temps que ceux de la Confédération internationale des cinémas d'art et d'essai (CICAE). Les fondateurs de l'AFCAE sont : Roger Régent, journaliste (président), Armand Tallier conseiller technique du cinéma (président d'honneur), Jean-Louis Chéray, directeur du Studio Parnasse (vice-président), Éveline Cauhépé, directrice du Studio Cardinet (vice-présidente), Line Peillon, du Studio des Ursulines, des Agriculteurs et du Cinéma d'Essai Caumartin (trésorière), Jeander, critique, secrétaire du Cinéma d'essai (secrétaire général). Le réseau des adhérents s'étendit progressivement, notamment en province qui ne comprenait jusqu'alors aucune salle de ce type. Sous l'influence en particulier de Jean Lescure, propriétaire de l'Alcazar d'Asnières, devenu président de l'AFCAE en 1966, les conditions d'adhésion devinrent moins rigoureuses, concernant notamment la projection des films en version originale, et la sélection par l'AFCAE des œuvres « Art et essai » s'élargit. Le nombre de salles affiliées augmenta alors considérablement, attirées pour beaucoup d'entre elles davantage par les avantages financiers consentis par le CNC aux salles classées Art et Essai que par la défense d'un cinéma de qualité. Considérant que l'AFCAE s'éloignait de son esprit originel et banalisait son image de marque, les cinq fondateurs firent scission et constituèrent, le 24 janvier 1969, une organisation beaucoup plus restreinte, davantage élitiste, le Cartel des cinémas d'art, de répertoire et d'essai dont le siège était au Studio des Ursulines. La tentative tourna court. Actuellement, Line Peillon considère plus que jamais que l'appellation « Art et Essai » ne veut plus rien dire, qu'il y a trop de salles. « Elles se sont multipliées à cause des avantages fiscaux », ajoute-t-elle. Nous évoquons brièvement l'attribution du Prix Armand-Tallier dont elle était chargée et qui était destiné à couronner des livres sur le cinéma.
- 17 Jean Bouquin dirigera avec bien plus de bonheur le théâtre Dejazet (Paris, 3e).
- 18 Le Film français, no 1937, 4 mars 1983 ; Cinéma de France, no 71.
201978 fut une année terrible pour Line Peillon et, par contrecoup, pour les Ursulines : elle perdit sa fille et son gendre dans un accident d'auto en Italie, à Imola. Cinquante années après l'accident qui avait tué son mari, Line paya à nouveau un lourd tribut à l'automobile. Profondément atteinte, elle laissa un aventurier du monde des affaires, Jean Bouquin, ancien costumier habilleur de Brigitte Bardot et « qui ne connaissait rien au cinéma », prendre un temps les Ursulines en main. Expérience amère !17 Elle ferma la salle qui était de plus en plus difficile à gérer et passa un accord avec le Svenska Filminstutet de Stockholm. Un conseil artistique fut constitué, présidé par Ingmar Bergman et comprenant de grands réalisateurs de plusieurs pays. Le 7 décembre 1979, après rénovation, les Ursulines rouvrirent leurs portes. Au début, la programmation était constituée seulement de films suédois. Mais l'entreprise tourna mal et, moins de 2 ans plus tard, il fallut à nouveau fermer le petit studio. Après 18 mois de sommeil, le 18 mars 1983, les Ursulines refirent surface, sous la direction de Xavier Giudicelli, producteur de films publicitaires. Jacqueline Lainé, qui assumait la gérance et la programmation déclara au journaliste du Film Français : « Malheureusement, nous sommes contraints matériellement à programmer des reprises au début. On n'a pas les moyens de prendre des risques. Mais il y aura aussi des inédits »18. Cette fois, cela ne dura que quelques mois ! « Ils étaient incapables de trouver un film », commente tristement Line Peillon.
- 19 Contrairement à ce qu'indique l'Officiel des spectacles qui présente ces films comme inédits en Fra (...)
21Dominique Païni, déjà directeur du Studio 43 qu'il avait consacré au cinéma français, rouvrit en octobre 1983 les Ursulines qu'il tenta de relever en essayant de marier, comme autrefois, la novation cinématographique et la redécouverte. Par exemple, il programma en alternance deux films en v.o. d'un cinéaste soviétique injustement tombé dans l'oubli, Boris Barnet avec Devouchka s korobkoï (la Jeune Fille au carton au chapeau, 1927) et Okraïna (1933) (5 octobre au 20 septembre 1983)19.
22La hausse de la fréquentation ne fut pas suffisante et, le 31 octobre 1984, les Ursulines s'endormirent à nouveau, cette fois pour une longue période. Le fils de Line Peillon, Gilles, qui avait reçu en donation de sa mère la salle et l'immeuble attenant, la mit en vente. Pendant trois ans, le public oubliera quelque peu la petite salle et seules quelques présentations et manifestations privées s'y déroulèrent. En 1987, la salle fut finalement vendue et le 15 juillet elle rouvrit dans l'indifférence de l'été, avec un programme tournant composé de reprises – sa nouvelle formule : One Flew Over the Cuckoo's Nest (Vol au-dessus d'un nid de coucou, M. Forman, 1975), The Rose Tattoo (la Rose tatouée, D. Mann, 1955), le Miraculé (J-P. Mocky, 1987), Cat on a Hot Tin Roof (la Chatte sur un toit brûlant, R. Brooks, 1958).
23Line Peillon est triste, car elle sait bien que le Studio des Ursulines qu'elle a tant aimé n'est plus. Elle n'en veut pas au nouveau propriétaire de « ramasser à la brouette ce qui a marché » plutôt que de dénicher des merveilles inconnues : « Je ferais peut-être la même chose aujourd'hui à sa place », ajoute-t-elle mélancoliquement. Elle rêve de fonder une association des Amis des Ursulines et, si le nouveau propriétaire est d'accord, de faire revivre de temps en temps, peut-être tous les 15 jours, les Ursulines d'autrefois. Pour cela, il faudra trouver des films et Line Peillon va se rendre au CNC. Le projet est encore tout jeune et il ne faut pas le faire capoter : elle me fait promettre de ne pas le divulguer.
Épilogue
24Quelques jours plus tard, lundi 6 juin 1988, Line Peillon m'invite à la Cinémathèque, qui fête ses vingt-cinq ans à Chaillot. La manifestation, qui doit se poursuivre jusqu'à l'aube ( !), commence à 20 h 30. Ruta Sadoul est là, saluée respectueusement par plusieurs personnes, Bertrand Tavernier aussi, qui fut pendant deux ans attaché de presse au Studio des Ursulines, avant de commencer sa carrière cinématographique. Jean Rouch, le nouveau directeur, fait un petit laïus, puis l'on nous projette la dernière trouvaille : la première version de la sortie des usines Lumière, le véritable premier film ! Elle diffère peu de celle qui était connue jusqu'à présent sinon que les ouvrières n'y sont pas habillées en été, mais plutôt chaudement. À la fin de la séquence, aussi, sort une voiture à chevaux qui n'était pas dans l'autre version et qu'ont mentionnée, paraît-il, les journalistes de l'époque. Line Peillon me signale qu'elle s'est rendue au CNC et a été très bien reçue ; on lui a conseillé de voir Rouch. Nous voyons encore le film de Jean Herman sur la Cinémathèque française, puis le premier film d'un élève de l'école de cinéma de Lódz inspiré justement par la sortie des usines Lumière, un reportage sur le tournage de Yeelen (Souleymane Cissé, 1967). Line Peillon, fatiguée et souffrant d'une sciatique souhaite partir. Je la raccompagne en voiture chez elle, un peu frustré d'avoir vu si peu de cette folle nuit...
25Quatre mois plus tard, le 3 octobre 1988, Line Peillon décédera dans son appartement du boulevard Saint-Michel. On la retrouvera paisiblement éteinte dans son fauteuil. L'Association des Amis des Ursulines est son dernier projet qu'elle n'aura malheureusement pas eu le temps de faire aboutir. La presse, que je sache, sera plutôt discrète sur le départ de cette grande dame qui a tant fait pour un cinéma de qualité. Elle allait avoir 89 ans.
Notes
1 Angéline Peillon n'ayant pas souhaité que ses propos soient enregistrés, j'ai pris des notes qui m'ont servies à rédiger un premier texte que je lui ai soumis et qui a été corrigé selon ses souhaits. Les parties en italique correspondent à des propos intégralement retranscrits dans leur formulation exacte.
2 Je raconte l'histoire du Studio des Ursulines dans Écrans français de l'entre-deux-guerres, notamment tome I : L'apogée de l'Art muet, pp. 232-237 et tome II : Les années sonores et parlantes, pp. 145-149, 151-152 (Paris, AFRHC, 2017).
3 Propos rapportés par Éveline Cauhépé, 5 et 6 avril 1989.
4 Bagdad Café, réalisation Percy Adlon, Allemagne de l'Ouest, 1987. Le Festin de Babette, réalisation de Gabriel Axel, Danemark, 1987.
5 Au 9, rue Muller (18e) qui était aussi le domicile de sa mère, d'après l'acte de mariage de Line Peillon.
6 Entretien du 5 et 6 avril 1989.
7 Faillite de Espitallier, Armand Urbain, dit Tallier : jugement déclaratif du 14 décembre 1936. Faillite de Tulle Marcelle Marie Clémence, dite Myrga, même date. L'un et l'autre ont exploité en commun les fonds de commerce du Studio des Ursulines et du cinéma Ermitage sur les Champs-Élysées. [Archives de Paris, D10U3-132 et D33U3-472]. Sur les causes de ces faillites, voir Jean-Jacques Meusy, Écrans français de l'entre-deux-guerres, tome II : Les années sonores et parlantes, op. cit., pp. 141-152.
8 Voir l'anecdote de cette rencontre avec René Clair dans les « Comptes rendus des réunions de la Commission de recherches historiques de la Cinémathèque française », réunion du 26 avril 1952. L'anecdote a été reproduite dans un article de Roger Régent (« Petite histoire des ”Ursulines' dans la grande histoire du cinéma », Cahiers du cinéma, no 14, juillet-août 1952, pp. 4-16) et dans Jean-Jacques Meusy, Écrans français de l'entre-deux-guerres, tome I : L'apogée de l'« Art muet », op. cit., pp. 233-235.
9 Fifi, peau de pêche, avec Mae West, réalisation A. Edward Sutherland, É-U, 1937. À l'Angle du monde, réalisation Michael Powell, GB, 1937.
10 Comité d'organisation de l'industrie cinématographique (COIC), organisme professionnel prévu par la loi du 16 août 1940 du gouvernement de Vichy afin de normaliser et contrôler ce secteur économique.
11 Selon Line Peillon, il a dû y avoir un propriétaire intermédiaire entre Édouard Gross et elle-même, peut-être un prête-nom.
12 Tallier et Myrga avaient dirigé aussi l'Ermitage – Club des Ursulines (72, av. des Champs Elysées) et le Ciné Élysées – Actualités (dénommé après la guerre UGC Champs-Elysées, 65, Champs-Elysées) en 1934-1935 dans le premier cas, et en 1936-1939 dans le second. Je demande à Line Peillon si, à sa connaissance, ils avaient acquis les fonds de commerce. Elle s'exclame : « Non, certainement pas, ils n'avaient pas d'argent, les pauvres enfants ! » À son avis, il s'agissait d'une « fonction alimentaire », ce qui est très probable car, à ces deux époques du moins, les Ursulines traversaient de graves difficultés financières.
13 Le Biarritz, 79, avenue des Champs-Élysées / 22 rue Quentin-Bauchart.
14 3, rue Champollion, Paris 5e. Actuel Reflet Médicis.
15 Bellissima était sorti au Studio des Ursulines le 18 octobre 1961.
16 Dans cette invitation, Line Peillon rappelle que le STUDIO DES URSULINES a ouvert ses portes le 21 janvier 1926 et cite Armand Tallier : « Nous nous proposons, écrivions-nous dans un ambitieux manifeste, de recruter notre public parmi l'élite des artistes, des intellectuels et des écrivains du Quartier Latin... Tout ce qui représente une valeur, un effort nouveau, trouvera sa place sur notre écran ». Et d'ajouter pour sa part : « Programme ambitieux en effet, si l'on n'a pas oublié avec quel mépris ces mêmes intellectuels tenaient le cinéma. N'est-ce pas Anatole FRANCE qui, oubliant son « gardons-nous d'offenser la beauté future » avait déclaré que cette mécanique marquait la fin d'une civilisation. Un inquiétant retour vers la barbarie, écrivait un autre. Passe-temps d'illettrés, de créatures misérables, soupirait compatissant Duhamel, et la foule des intellectuels à grosses têtes de surenchérir. Et c'était cette clientèle que Myrga et moi voulions gagner ! » Au dos de l'invitation figure une liste tout à fait impressionnante des films présentés en première exclusivité par le Studio des Ursulines depuis sa création.
17 Jean Bouquin dirigera avec bien plus de bonheur le théâtre Dejazet (Paris, 3e).
18 Le Film français, no 1937, 4 mars 1983 ; Cinéma de France, no 71.
19 Contrairement à ce qu'indique l'Officiel des spectacles qui présente ces films comme inédits en France, Okraïna était sorti à Paris en son temps, le 4 décembre 1933, au Studio Parnasse (6e) puis au Studio Caumartin (9e) et l'année suivante au Cinéma de la Bellevilloise (20e). Néanmoins, il est vrai que Boris Barnet a été découvert, plutôt que redécouvert, après la guerre en tant que réalisateur de premier plan de l'Union soviétique, à l'égal des plus grands.
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Référence papier
Jean-Jacques Meusy, « Portraits et entretiens (I) : Aux origines des cinémas « Art et Essai » : rencontres avec Angéline Peillon (Studio des Ursulines) 2 et 6 juin 1988 », 1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 92 | 2020, 115-123.
Référence électronique
Jean-Jacques Meusy, « Portraits et entretiens (I) : Aux origines des cinémas « Art et Essai » : rencontres avec Angéline Peillon (Studio des Ursulines) 2 et 6 juin 1988 », 1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze [En ligne], 92 | 2020, mis en ligne le 03 janvier 2025, consulté le 13 mai 2025. URL : http://journals.openedition.org/1895/8195 ; DOI : https://doi.org/10.4000/1895.8195
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