1Il fut un temps, pas si lointain d’ailleurs, où les salles de cinéma ne rencontraient qu’un très faible intérêt de la part des historiens du cinéma. Le sujet était laissé aux historiens amateurs, souvent mus par la nostalgie consécutive aux grandes vagues de fermetures. A fortiori, le nom des architectes n’était guère évoqué hors des cercles professionnels concernés, sauf cas d’architectures tout à fait exceptionnelles. Heureusement la situation s’est largement améliorée depuis et, si des historiens font un pas vers les architectes et les historiens de l’art, ces derniers font aussi un pas vers les historiens du cinéma, comme en témoignent notamment l’ouvrage d’Olivier Barancy ainsi que celui de Frédéric Pillet qu’on examinera plus loin. Ainsi une fructueuse osmose commence à s’établir entre des thématiques jusqu’alors étroitement cloisonnées.

2Georges Malo n’est pas un ténor de l’architecture et bien peu de gens cultivés ont entendu prononcer le nom de cet architecte-promoteur vincennois qui, à défaut d’une large gloire qu’il ne semble pas avoir ambitionnée, avait au moins réussi à accumuler une jolie fortune grâce à son talent, son professionnalisme et sa capacité d’adaptation. J’avais rencontré son nom en étudiant la première vague de construction de cinémas, en 1906-1908. C’est lui, en effet, qui avait construit sept cinémas de quartier pour la société Cinéma-Exploitation, concessionnaire Pathé, dont six à Paris et un à Saint-Denis, et transformé en cinémas quelques autres locaux anciens. Le rationalisme qui avait présidé à ces constructions économiques et qui résultait en partie des contraintes financières imposées par Cinéma-Exploitation, en constitue un des aspects les plus intéressants. Rien de superflu, mais tout ce qu’on considérait à l’époque comme indispensable à un cinéma populaire. La décoration, quoique minimaliste, donnait à ces sept salles un air de famille. En fait, la recherche de standardisation est clairement perceptible malgré la diversité de forme et de surface des parcelles qui conduisait Georges Malo à de nécessaires adaptations. Je savais qu’il avait aussi construit une partie importante des bâtiments industriels Pathé de Vincennes et de Joinville. Bien sûr, je n’avais pas approfondi l’étude des autres genres de constructions qu’il avait réalisées à Vincennes, pavillons bourgeois, immeubles de rapport, etc., ni sa biographie. C’est donc avec une vive curiosité que j’ai ouvert l’ouvrage que l’architecte Olivier Barancy lui a consacré, après une étude sur Jules Lavirotte, également architecte de plusieurs cinémas parisiens mais dans les années 1918-1922 (Yves Lavirotte et Olivier Barancy, Jules Lavirotte. L’audace d’un architecte de l’Art nouveau, Paris, JLA édition, 2017).

3Le plan de l’ouvrage sur Georges Malo est un habile maillage de la chronologie et des thématiques : les premières années ; l’ascension d’un autodidacte (1892-1900) ; l’architecte-promoteur et la tentation de l’Art nouveau (1901-1907) ; l’œuvre industriel (1892-1914) ; les dernières années (1910-1924) ; postface et annexes. Georges Malo, nous apprend l’auteur, est né de parents inconnus. Sa naissance a été déclarée par une sage-femme à la mairie du XIV^e arrondissement, à la date du 17 avril 1866 et il fut confié à la famille d’un ouvrier agricole de Nangis (Seine-et-Marne). L’horizon offert au nourrisson semblait bien limité. Avant même ses 15 ans, il est engagé comme « garçon de ménage » par un architecte et, lors de son service militaire, il déclare être « employé d’architecte ». Il déménage ensuite à Vincennes où il réalise, à l’âge de 25 ans, sa première œuvre, une surélévation d’un immeuble de rapport déjà existant. Bien que n’ayant pas de diplôme de l’École des Beaux-Arts, il se prévaut alors d’être « architecte-vérificateur » et plus tard « architecte » tout court car, à cette époque, le titre n’était pas protégé, le Front populaire n’ayant pas eu le temps de légiférer sur le titre et la fonction. Ils firent l’objet de la loi du 31 décembre 1940 du gouvernement de Vichy qui créait l’Ordre des architectes et stipulait que l’usage du titre d’architecte et l’exercice de cette profession impliquaient d’être titulaire d’un diplôme dont un arrêté ministériel établissait les modalités. Cette loi allait être confirmée par une ordonnance de 1945. Toutefois, il faut attendre la loi du 3 janvier 1977 sur l’architecture pour que le recours à un architecte devienne obligatoire (« Art. 3. Quiconque désire entreprendre des travaux soumis à une autorisation de construire doit faire appel à un architecte pour établir le projet architectural faisant l’objet de la demande du permis de construire »). L’auteur ne précise pas comment et auprès de qui Malo reçut cette formation sur le tas, cette période de sa vie ayant probablement laissé peu de traces écrites. Ensuite, immeubles de rapport et villas se succèdent tandis qu’il étend son réseau de connaissances parmi la bourgeoisie vincennoise. Dans ces diverses constructions, il donne à la brique ses lettres de noblesse et emprunte certains éléments à l’Art nouveau sans faire toutefois de ce mouvement une religion. Puis il commence à agir aussi en promoteur en acquérant les parcelles sur lesquelles il édifie des immeubles.

4Une grande partie de l’activité d’architecte et de promoteur immobilier de Georges Malo s’exerce dans la partie sud de la commune jouxtant le bois de Vincennes, encore incomplètement construite. Son opération immobilière la plus importante concerne la création d’une voie nouvelle entre les rues actuellement nommées « Général de Gaulle » et « Anatole France », reliant l’avenue des Minimes au sud à la rue du Donjon au nord. Ce sera la rue Louis Besquel. Pour ce faire, il divise une longue parcelle maraîchère en une trentaine de parcelles réparties de chaque côté de la nouvelle voie sur lesquelles il bâtit des immeubles de rapport et des maisons particulières. En 1902, il cède la rue à la Ville.

5L’œuvre industrielle chevauche chronologiquement les constructions résidentielles. Il commence en effet dès 1892 avec une usine de papeterie à Vincennes, avenue des Minimes. Puis ce sera une usine de la Compagnie générales de glace hygiénique à Billancourt. La partie consacrée aux usines Pathé de Vincennes est particulièrement intéressante et l’exposé de Barancy est clair et précis, ce qui n’est pas toujours le cas des écrits antérieurs traitant du sujet. On peut toutefois regretter que les sources soient difficiles à retrouver pour le lecteur, lors même que l’auteur les cite dans son texte. Particulièrement lorsqu’il s’agit d’ouvrages collectifs traitant de plusieurs sujets, le nom de l’auteur du chapitre et l’indication des pages concernées auraient été souhaitables. En outre la contribution de Catherine Zavatta et François Sauteron, « Vincennes et la naissance de l’industrie cinématographique » dans Jacques Kermabon (dir.), Pathé, premier empire du cinéma (Paris, Centre Pompidou, 1994, pp. 130-139), aurait pu être citée.

6Georges Malo n’a pas été le premier architecte œuvrant à la construction des usines Pathé de Vincennes et de Joinville, ainsi qu’aux studios de Montreuil. Un certain Théodore Léon Moisson, architecte également vincennois, l’avait devancé dès 1904 et fut écarté au profit de Malo sans que la cause du différend avec Pathé n’ait été solidement établie (problème financier ?, malfaçons dans une construction ?). Comment Charles Pathé a-t-il connu Malo ? Là aussi, on trouve plusieurs hypothèses : à l’occasion d’un problème de voisinage comme le suppose Barancy, par recommandation ? Il est certain qu’en 1907, lorsque Malo prend la suite de Moisson sur le site de l’usine vincennoise, il fait partie des mêmes cercles de la bourgeoisie entreprenante de la ville que Pathé et ils ont pu avoir diverses occasions de se rencontrer. Les textes de Barancy vont très loin dans les détails signifiants qui immergent le lecteur dans cette époque d’industrialisation et d’urbanisation de la commune. On remarque notamment qu’il donne aux entreprises de travaux l’importance qu’elles méritent aux côtés des architectes, ce qui constitue une pratique peu courante hors des écrits spécialisés, comme ceux des revues l’Architecture d’Aujourd’hui, l’Architecte, la Construction moderne... C’est le cas de l’entreprise Laubier qui intervient notamment à l’usine des phonographes de Chatou, à l’usine Continsouza de Belleville, dans ces deux derniers cas avec l’entreprise vincennoise Castella. Des sous-traitants sont même mentionnés, en particulier concernant les constructions pavillonnaires et les immeubles de rapport : céramistes, serruriers, menuisiers, entreprises de fonderie, etc. Ces informations, qui paraissent éloignées des préoccupations des historiens du cinéma, ont le mérite de nous faire mieux connaître l’architecte Malo et, au travers de lui, la façon de travailler d’un architecte polyvalent de la première vague de construction de cinémas. Elles nous font mieux connaître aussi l’organisation spatiale d’une grande société à structure semi-verticale où les limites du foncier disponible se conjuguent avec les mesures de sécurité liées notamment à la pellicule de nitrate de cellulose (incendie) et/ou au risque d’inondation (usine de Joinville). Les principales activités de la société, de la fabrication de film vierge aux tournages en studios et à la post-production, sont en effet doublées sur des sites distants. Ainsi, un accident même grave ne peut paralyser complètement la société. Dans son travail remarquable où la connaissance de l’histoire du cinéma était indispensable, Barancy a su appréhender celle-ci avec beaucoup de compétence, ne commettant qu’exceptionnellement des inexactitudes mineures. Au temps des multinationales et de la mondialisation, on ne peut s’empêcher de songer à l’aventure de Charles Pathé qui, tout en étant un dirigeant d’une entreprise au rayonnement mondial, resta toujours très enraciné dans la banlieue Est de Paris, particulièrement à Vincennes. Sa fidélité à Malo en est un exemple. Les cadres et les ingénieurs de la firme habitaient les belles villas ou les immeubles confortables du quartier, souvent édifiés par Malo. Tandis que celui-ci lançait des opérations immobilières et accélérait la disparition des exploitations maraîchères, la firme Pathé participait de son côté au remodelage de Vincennes. Un siècle plus tard, la poursuite de l’urbanisation amena la désindustrialisation des banlieues. En 1986, les activités du site de Pathé furent transférées à Châlon-sur-Saône et on rasa les installations vincennoises de la rue des Vignerons, à l’emplacement desquelles fut édifiée une vaste résidence moderne.

7À l’époque où Malo était l’architecte attitré de Pathé, un autre architecte non moins polyvalent édifiait les constructions du site industriel de Gaumont aux Buttes-Chaumont dit « Cité Elgé » (1904 à 1914), transformait l’Hippodrome de la place Clichy en Gaumont Palace (1911), modernisait le Gaumont Théâtre du 7, boulevard Poissonnière (1914), construisait le Comptoir de Ciné Location Gaumont au 12, rue Carducci (19221923) : Auguste Bahrmann. Espérons que la vie et la carrière de celui-ci feront un jour l’objet d’un ouvrage de la même qualité que celui sur Georges Malo.