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Comptes rendus

Albin Wagener, 2019. Discours et système. Théorie systémique du discours et Analyse des représentations (Bruxelles : P. Lang, coll. Gramm-R 46)

Béatrice Fracchiolla
Référence(s) :

Albin Wagener, 2019. Discours et système. Théorie systémique du discours et Analyse des représentations (Bruxelles : P. Lang, coll. Gramm-R 46), ISSN 2030-2363, 293 pages

Texte intégral

1Il est a priori tout sauf aisé de rendre compte de la pensée foisonnante et parfois poétique d’Albin Wagener. Son livre, bien que très théorique, est un ouvrage excitant pour l’esprit, qui nécessite une lecture lente pour en apprécier également le chemin et l’écriture : la lenteur permet d’apprécier la beauté du chemin, et pas juste le chemin lui-même en tant qu’il ne consisterait qu’à partir d’un début pour arriver à une fin.

2D’un point de vue formel, le livre s’organise en trois grands chapitres : le premier « théorie systémique des discours » ; le second, « théorie systémique d’analyse du discours » ; et le troisième, « écosystèmes discursif et charges interactionnelles », avec une mise en perspective en guise de conclusion qui annonce « les représentations comme destination », répondant ainsi à une introduction intitulée « les discours comme destination ». Chacun des chapitres se décompose en cinq sous-parties d’un équilibre presque parfait dans la mesure où chaque sous-partie se déroule sur une quinzaine de pages.

3Dans une vaste introduction de 26 pages, Wagener expose tous les systèmes de référence auxquels il a recours afin de développer ce qu’il considère être l'apport essentiel de sa réflexion, à savoir la notion de nœud sémantique, envisagé comme « l’atome de la représentation discursive ». Nombreuses et ancrées dans des domaines aussi divers que la grammaire de l’énonciation, l’argumentation, l’analyse des interactions, l’étude critique des concepts d’identité et de culture, la systémique, la sémantique, la cognition, l’analyse du discours, mais aussi la mécanique quantique, etc., les sources théoriques de l’auteur viennent s’imbriquer dans sa démonstration comme les pièces d’un puzzle en trois dimensions. Pluridisciplinaire, l’approche combinatoire, s’organise autour de la question du discours comme système.

Définitions de discours

4La discussion s’ouvre sur une remise en perspective des nombreuses définitions du mot « discours » pour insister principalement sur l’ancrage social du phénomène discursif : pour exister et avoir des effets visibles, le discours a besoin de locuteurs et d’un environnement social ; si les énoncés construisent les réalités sociales, alors l’étude du discours peut nous permettre de comprendre la construction, la transformation ou la pérennisation de ces mêmes réalités. Le discours, son interprétation, s’inscrit dès le départ comme la rencontre des deux axes synchroniques et diachroniques. A défaut de pouvoir analyser la réalité, analyser les discours qui créent et désignent la réalité permet d'explorer les conséquences sociales des différentes représentations discursives de la réalité (Jorgensen et Phillips 2002 : 21). Par ailleurs, dans l'existence des sociétés humaines le discours permet de structurer, de pérenniser ou de transformer les représentations en organisant la circulation du sens entre des locuteurs ancrés dans une histoire sociale et individuelle.

Organisation de l’ouvrage

5La première partie du livre propose une théorie systémique du discours à proprement parler. D’abord défini comme phénomène social chargé de sens dans une perspective langagière chère à Vigotski (1997), le discours est aussi le lieu où se croisent analyse du discours et systémique des interactions. La théorie du discours est envisagée comme une théorie dynamique de la communication langagière signifiante : le discours n’est pas juste une production linguistique ; il est également susceptible de modifier un ensemble de dispositifs non verbaux : images, langage corporel, icônes, etc.

6L’auteur valorise une approche critique qui permet d’explorer le volet cognitif du discours en tant qu’agent de production de sens en lien avec les capacités affectives et cognitives des locuteurs. Cette complémentarité entre approche sociale et cognitive le mène à proposer un modèle neuro-herméneutique (Reyna 2002) de l’analyse du discours directement inspiré de la métaphore neuronale de circulation et de diffusion de l’information. L’approche connexionniste met l’accent sur les interactions qui soutiennent l’émergence du phénomène discursif ; elle met aussi en relief prédiscours (Paveau 2006), interdiscours (Garric et Capdevielle-Mougnibas 2009) et postdiscours (Wagener 2016b) comme composantes essentielles de l’environnement discursif, et permet de présenter la signification sous un jour ontologiquement systémique (17).

7A travers les différentes théories convoquées pour appréhender l’idée de système (principe de coopération, théorie du sens commun de Sarfati, travaux de sémiotique doxastique (Stockinger 2001) etc., les différents niveaux multimodaux, la complexité qu’y voit Wagener, et les métaphores utilisées, bien qu’intéressantes et créatives, tendent parfois à complexifier le sens de la démonstration dans son ensemble. L’idée fondamentale est ainsi beaucoup plus simple qu’il n’y paraît : chaque discours fonctionne selon une certaine écologie, dans un « écosystème » donné et, en cela, relève du systémique.

8L’idéologisation discursive est abordée sous l’angle de la cognition et de la manipulation en pragmatique cognitive (Hart 2013). L’idéologisation discursive se distingue des discours institutionnalisés dans la mesure où elle exploite des failles cognitives dans le raisonnement des individus. Elle pose la question des effets immédiats des discours sur la cognition humaine et donc sur la cognition sociale. Par ce biais du traitement de l'information par la cognition humaine l’auteur explicite l’optimisme cognitif qui caractérise tous les locuteurs et qui les empêchent d'avoir d'emblée une posture critique lorsqu'ils sont soumis à des discours idéologisés (Sperber, Cara et Girotto 1995).

9La deuxième partie de l’ouvrage teste ces hypothèses cognitives ou discursives à travers l'étude de deux corpus. Le premier, lié à la proposition de référendum d’Alexis Tsipras en Grèce ; le second, contre les discriminations sexistes sur le forum en ligne 4chan. Ces éléments posent plus largement la question des pratiques discursives et de leur dimension socio-cognitive, en particulier par rapport au processus d’identification et contre-identification, ici reliées aux processus d’idéologisation et d’institutionnalisation discursive.

10A ce niveau intervient la notion d’effectuation identitaire proposée par Camilleri (1989) : les locuteurs en ont besoin pour être ancrés dans une société donnée, ce qui permet de faciliter le processus d’institutionnalisation et d’idéologisation. Ces processus d’effectuation identitaire sont socialement situés, mais ontologiquement multiples en fonction des contextes (Döring 2003).

11Sur le plan cognitif, les émotions sont associées à notre manière de comprendre le monde et au processus de construction de nos identités, c’est-à-dire au processus, aux effectuations d’identification, repérés sémantiquement et pragmatiquement. Les signifiants sont ceux qui vont le rattacher au monde institutionnel d’une part et idéologique d’autre part ; les mots, les discours nous permettent parfois d'aller de l’un à l’autre. L’idée des espaces interstitiels ou ‘seuils’ qui relient les intersubjectivités fait écho à la notion de nœud sémantique.

De la grammaire des discours à une grammaire des représentations

12L’un des objectifs de l’ouvrage est de suggérer une grammaire discursive susceptible de pouvoir être implémentée au sein de la théorie systémique des discours. Dans cette mesure, un ensemble souple de règles et de métarègles qui guident le discours à travers des axes sociaux auxquels sont soumis tous les locuteurs, grammaires, publics sont suggérés (métarègle de la distanciation et de l'appui sur les représentations collectives), grammaire naturelle (métarègle de l’engagement et de la restitution) et grammaire du réalisme (métarègle de la réalisation et de l’auto-contrainte). Cette application de la théorie des grammaires de Lemieux (2009) à la théorie systémique du discours permet à l’auteur de mettre la notion de représentation ainsi que celle de mémoire au sein des problématiques d’analyse discursive : « c’est bien la circulation des discours qui permet aux sociétés de s’organiser, de fixer des repères dans des espaces et des temps distincts, et de structurer le sens entre les individus d’un groupe censé le partager, au moins pour un noyau tacitement admis, les représentations les plus élémentaires (Ramoneda 2011 : 131) » (29).

Le discours circulant socle des réalités sociales

13Ainsi, le principe même du discours est une émanation émergente de systèmes sociaux, générationnel, éducatif ou culturel ; les discours ne retranscrivent pas la réalité ou la vérité, mais informent sur l’état des représentations qui circulent à propos du monde et de la manière que les individus ont de se l’approprier, de le décrire et de le dire. Howarth va jusqu’à distinguer le discours du discursif, ce qui lui permet de séparer les produits des discours de l’horizon des possibles discursifs. À travers cette distinction il interroge également le sens qui circule à travers les discours (2000 : 9).

14Wagener s’appuie également sur Longhi pour définir le concept d’« objet discursif », autour duquel la sémantique s’articule à la linguistique du discours, et qui permet d’accéder à la construction du sens en discours dans une approche phénoménologique, liée à la perception : « Le sens est alors décrit comme un parcours, au cours duquel l’agrégation des éléments qui le constituent s’élabore à travers certaines phrases. En outre, ces phrases sont liées à la dynamique du corpus, et s’anticipent les unes les autres […] les visées discursives sont constitutives de l’activité de nomination, et cela se retrouve dans la mise en rapport des objets et avec le sens dont ils sont crédités » (2009 : 90). Finalement à partir de toutes les définitions et théorie examinées, Wagener propose sa propre définition du discours : « est appelé “discours” tout phénomène langagier (donc linguistique, mais pas exclusivement) qui a pour objet la construction, l’échange et la transformation d’un sens socialement situé et structurant, potentiellement signifiant politiquement, et nécessairement ancré dans une intersubjectivité essentielle, intentionnelle ou non, c'est à dire qui est produit est reçu par des sujets, qui peuvent s’exprimer de manière individuelle ou collective, à propos d’objets partageables. En ce sens, le discours n’est pas exclusivement linguistique, exclusivement communicationnel ou exclusivement social : il est à la fois au cœur et à la marge de ces dimensions, tout en les réunissant » (39).

Exposé des différentes théories du discours

15Après discussion de ce qu’est le discours, et des manières d’en envisager la grammaticalisation, l’auteur discute les théories d’analyse du discours. Il examine d’abord les apports de Fairclough et de Van Dijk, qui « transforme la Critical Discourse Analysis » en instrument militant en faisant un focus sur la manière dont le groupe influence le discours. Van Dijk permet « de renforcer la CDA à travers des travaux qui ont notamment pour objet l’étude des discriminations, qui sont autant de révélateurs de domination et de pouvoir, notamment à travers sa fameuse dichotomie du modèle “Nous contre eux” (Van Dijk, 1993 : 263-64) » (46). La principale critique adressée ici la CDA est d’être trop (sciemment) éloignée des analyses linguistiques et langagières au profit d’une critique politique et idéologique. Il s’agit trop souvent de rendre compte de textes racistes, extrémistes, discriminants, pointés du doigt pour dire qu’ils le sont, sans pour autant donner les instruments de compréhension du fonctionnement langagier de cette discrimination. Or, pour l’auteur, bien que la CDA, pluridisciplinaire dans ses approches, soit désireuse de s’ériger en discipline à part entière, il semble vraiment difficile qu’elle y parvienne en faisant cette économie de la langue. Wagener s’intéresse ensuite à la manière dont l’individu influence à son tour les discours produits, en particulier, à travers la notion de narrativisation.

La question des récits

16A l’instar de la notion de prédiscours développée par Marie-Anne Paveau (2006) il propose la notion de postdiscours (61), définis comme des discours produits successivement, sur la base des prédiscours, susceptibles d’être de nouveaux discours, et de devenir à leur tour prédiscours d’autres discours. Dans le jeu de déconstruction/reconstruction des discours et des tiroirs discursifs proposés, l’objet d’étude en vient parfois à échapper à ses multiples mises en abyme. Ainsi, lorsque l’auteur affirme « ces mêmes discours ne devraient alors plus être considérés comme de simples descriptions représentationnelles du monde, mais comme des parties du monde lui-même » (63), il nous entraine en même temps dans le monde de la (méta)physique quantique. Nous vivons dans un monde où tout n’est que représentations, y compris la réalité dans laquelle nous vivons. Cette hypothèse renforce la supposition selon laquelle, en suivant les travaux de Fairclough et Van Dyck, « les discours seraient à même de bâtir le monde social et politique dans lequel nous évoluons – ou, plutôt à présent, que nous sommes nous-mêmes par nos actions et paroles ». Les discours alors non seulement façonnent le monde, mais l’incarnent ou, tout du moins en incarnent « les représentations que nous en faisons, en plus des actions que nous y réalisons » (63). C’est à partir de ce raisonnement que l’auteur présente sa théorie connexionniste et cognitiviste du discours (64). Y succède ensuite un chapitre sur la dimension pragmatique et sémiotique discursive fondé sur la pensée de Stockinger. S’y ajoute l’idée du partage d’un espace doxique qui permet à son tour un partage de sens a priori, ce qui mène Wagener, avec une certaine logique, à l’exposé de la théorie du sens commun de Sarfati, fondé par les sujets à la fois comme faculté, système de croyance et normes investies dans les pratiques, notamment langagières. Sachant que Stockinger définit le texte de la même manière que Fairclough définit le discours, se déploie alors « tout l’intérêt de la pragmatique topique : pouvoir comprendre la construction, la circulation et les effets potentiels d’un sens donné pour une communauté de sens et de pratique circonscrite » (70). Pour Sarfati, l’idéologie entre en jeu lorsqu’une institution produit un certain discours doxique pour défendre un intérêt précis : par exemple l’inscription « fumer tue » sur les paquets de cigarettes. Le choix de cette formule vs « fumer peut tuer », qui eût été plus véridique (et donc moins idéologique) a des conséquences irrévocables sur l’AD – et présente une doxa comme plus vraie qu’une autre, en vertu de l’affirmation définitive qu’elle contient (73). L’utilisation des modalités du discours est l’un des éléments saillant de la grammaire discursive proposée, dans la mesure où elles forgent et structurent, plus que le discours lui-même, les représentations qui façonnent notre réalité et la manière dont elles sont portées par le discours. Or la question du sens commun est fondamentalement liée à celle du genre – qui lie les discours – et qui n’est pas sans rapport avec celle de la catégorisation et des stéréotypes : il y a en effet une certaine « pragmatique de la catégorisation », aussi au sens où le dit Stockinger : « le genre est à la fois ticket d’entrée pour un acteur afin de participer à telle ou telle activité d’une institution, d’un groupe social et une ressource cognitive et pragmatique pour les participants à une activité donnée en s’y comportant de manière appropriée » (2001 : 165, cité à la p. 75). Aussi, la notion de genre, que ce soit textuel, discursif, humain, grammatical, etc. est en fait une notion de catégorisation de classe ; en cela, elle appartient globalement à la question du sens commun ; ou, pour le dire autrement, elle en constitue un sous-ensemble d’élaboration.

Une analyse des discours qui tient compte de la variation est une sociolinguistique des discours

17Au-delà du sens commun et de la nécessité de se rattacher à un groupe, une communauté de pensée, de vie, les discours évoluent et se transforment, au gré des « zones d’inventivité » et de la créativité, généralement individuelle, qu’évoque l’auteur (76). Or on peut aussi comprendre cette dimension évolutive en termes de variations (sur un même thème), ou encore de « zone » vibratoire de reconnaissance, qui permet de reconnaître chez Wagener un sociolinguiste des discours plus qu’un analyste du discours. De la même manière qu’un son existe, sur une grille phonologique de manière « absolue », il n’est jamais réalisé selon cette absolue, mais dans l’empan vibratoire d’une zone qui en permet la reconnaissance par les auditeurs et auditrices ; ou encore comme cela est le cas pour une couleur, qui connaît une palette infinie de nuances, jusqu’à ce qu’elle devienne in fine une autre couleur. Ces images s’organisent ainsi en termes de variations (autour d’un son donné, d’une couleur donnée, mais aussi d’un sens donné), pour rejoindre la brique suivante déposée par l’auteur pour élaborer son cadre théorique, à savoir : le principe de coopération tel que l’a défini Grice (1975), auquel s’ajoute celui de négociabilité et, surtout, celui de réciprocité (Lewis 1969 : 8) « qui implique le fait que les actions ont nécessairement des effets réciproques sur les allocutaires » (77).

Les interactions et la notion de pouvoir

18Se pose alors la question des interactions, et de savoir si elles n’obéissent pas toujours à des normes d’un certain type (en particulier en ce qui concerne les échanges ritualisés : interactions médecins/patients, parent/enfant etc.). Pour Wagener, à l’instar de Locher (2004 : 5), la question du pouvoir est ici posée, comme co-dépendant d’un intérêt pragmatique, alors que pour Watts (1991 : 60) le pouvoir est avant tout un processus dynamique et « l’intérêt d’un individu ou d’une institution ne peut jamais être séparé du processus de pouvoir » (79). Pour Sarfati « les processus d’idéologisation impliquent nécessairement une forme dynamique d’exercice du pouvoir (ou de volonté de l’exercer, tout du moins). Pour Locher « c’est la politesse qui permet de réguler l’exercice du pouvoir dans les interactions » (2004 : 45). Sans compter que la politesse peut aussi être perçue comme la dynamique qui permet de relier les trois principes pragmatiques de coopération, de négociabilité et de réciprocité, nécessaires à toute interaction réussie. En même temps, toute interaction (toute énonciation) n’est jamais que la variation d’une autre interaction (énonciation) – ce qui file la métaphore de la nuance et de l’empan vibratoire que j’ai précédemment proposée. Dans cette veine, pour certains, comme Wartenberg (1990) et Watts (1992), il y a une différence entre un comportement poli, qui aurait pour objet un réel intérêt affectif de préservation des faces, et un comportement plus politique, qui a pour objectif d’être adéquat en fonction des situations » (80).

19Cette première grande étape du livre, qui est une sorte d’état de l’art global de toutes les théories mobilisées, se clôt sur l’idée que la théorie systémique du discours est posée (81). La seconde étape s’enclenche dès lors sur l’idée du discours comme systémique interactionelle (82 et ss.).

Le discours comme systémique interactionnelle

20L’approche systémique de Wagener est inspirée par les théories connexionnistes (Bechtel et Abrahamsen 1993, Baars 1997) qui font du système un tout complexe (Meunier 2003 : 29-30) : « le concept de système […] implique les idées d’interrelation entre éléments, d’unité globale constituée par ces éléments en interrelation, et d’organisation qui lie l’idée de totalité à celle d’interrelation ». A cela, l’auteur ajoute l’idée des lois dynamiques de Bertalanffy (1973 : 23) qui gouvernent la manière dont les constituants s’agrègent entre eux, sans hasard, et qui est développée d’une autre manière aussi dans la pensée d’Edgar Morin autour de la notion d’écosystème et de liens, d’interrelations entre les éléments (1977 : 106).

21Dans chaque système, chaque élément est aussi un système autonome (molécule d’atome…).

22Ces différentes visions holistiques du monde et de ses représentations tendent globalement à dire que le monde signifie d’après un ensemble de systèmes qui fonctionnent selon des lois et des dynamiques similaires, et où micro et macro-système ne sont que le reflet les uns des autres, imbriqués les uns aux autres en interrelation. Le développement des pages 85 et 86 est un condensé intéressant et synthétique de l’ensemble de ce tissage interdisciplinaire. L’auteur y présente ainsi la cohérence du schéma du système discursif : le contexte interne (complexe) est en lien avec le contexte externe, qui le nourrit, le transforme, l’influence… Dans ce schéma, le discours s’apparente à une cellule biologique. Il sépare ainsi en huit éléments distincts les éléments du discours du « bain interdiscursif qui fournit des atomes prédiscursifs à ce que pourra devenir la molécule discursive ».

– Les éléments liés au système linguistique (véhicule du discours)

– L’argumentation (mise en scène et construction du discours)

– Le locuteur (personnalité/identité/psychologie)

– La praxis de communication (non verbale/paraverbale)

– Les prédiscours disponibles

– La ou les topiques abordées dans la production discursive

– La ou les modalités du sens commun (canon, vulgate, doxa ou idéologie)

– Le genre discursif et les différentes contraintes attendues

23Le second principe des systèmes est la présence et circulation d’information dans les systèmes (Prigogine et Stengers 1979 : 169). Les éléments systémiques doivent échanger entre eux de l’information, dont la circulation systémique est soumise à trois principes (mise en abymes successives ici) : le bruit (perturbations + ou – aléatoires susceptibles d’empêcher ou altérer la circulation de l’information ; la redondance (répétition internes à l’information et qui lui donneront plus de prévisibilité (Bateson 1972) ; la néguentropie (De Rosnay 1975 : 172) qui, contrairement à l’entropie, constitue une économie d’énergie pour une maximisation des effets dans la transmission de l’information – travaux de Maillat et Oswald sur le traitement superficiel de l’information (88). Telle qu’elle est présentée, la théorie conduit à se demander si des éléments existent potentiellement hors système ? Wagener parle en effet « d’environnement ou d’écosystème, pour simplement dépeindre l’univers dans lequel baigne le SD ». Il précise quelques lignes plus loin : « un contexte ou environnement n’est rien de moins qu’un autre système, ou un ensemble d’autres systèmes, qui hébergent un SD et s’inscrit dans un ensemble de toiles systémiques, pour reprendre l’expression de Benhabib ; éléments intra- et extrasystémiques se retrouvent donc nécessairement interconnectés ». Dans ce paysage, le rôle de l’argumentation dans un contexte donné, est défini comme « réaction donnée par le locuteur » (95) ; l’interprétation étant reconstruite par le locuteur. Surtout, l’idée défendue est que tout couple génère un troisième espace (intersection), consacré précisément à l’espace dévolu à leur relation (96).

24La deuxième partie (chap. II) qui s’intitule « Théorie systémique d’analyse du discours » vise à structurer une telle théorie. Pour ce faire, l’auteur l’applique à une variété de corpus afin de la tester. Cette partie se divise elle-même en cinq chapitres distincts. A travers l’étude de ces différents corpus, sont précisées certaines démarches analytiques, méthodologiques, et théoriques qui invitent à la réflexion. Parmi ces éléments, on citera par exemple la définition d’un espace déictique interne à un corpus (vs externe) (avec l’idée, retrouvée, qu’un corpus se comporte comme un sous-système ?) ; ou encore, la modélisation de la métaphore filée de l’iceberg discursif avec sa partie immergée et sa partie émergée (157-160).

25Une dernière partie intitulée Perspectives synthétise la démarche particulière et holistique de l’auteur (259). La démonstration aboutie dans le livre consistait en effet à définir (et démontrer) que les discours ne sont pas des éléments isolés mais des systèmes à part entière ; ce qui permet la production d’une proposition interdisciplinaire reliant théorie du discours, théorie des systèmes, sciences cognitives, pragmatiques, sémiotique et neuro-hérméneutique. Si l’auteur s’arrête à ces termes, on comprend implicitement que c’est par nécessité de devoir donner un caractère achevé et disciplinaire, malgré tout, à cet ouvrage. Mais la liste implicite n’est pas faite pour être contenue ni finie, dès lors que l’on a compris le principe de la démonstration : peu de choses en réalité ne contribuent pas à la notion de système discursif. L’objectif de l’ouvrage est avant tout de défendre une vision syncrétique non seulement des sciences du langage comme discipline mais également des sciences humaines et sociales et aussi, de celles dites du vivant. Pour l’auteur, dans leur ensemble, les chercheurs sont des humanistes dont le rôle est d’essayer de mieux comprendre le monde dans lequel nous vivons tous et toutes afin de mieux l’expliquer à tous.

Synthèse critique

26Wagener propose une carte mémorielle et conceptuelle, pour ainsi dire généalogique, de la manière dont il a travaillé les notions à partir desquelles il a construit sa théorisation systémique. Bien que fascinante, cette ambition de restitution intégrale est aussi complexifiante d’un objet qui l’est déjà en lui-même. L’apport de certaines inventions créatives comme celle de postdiscours, imaginée pour répondre à l’idée de prédiscours (Paveau 2006), en ressort ainsi de manière moins évidente (p 61). Dans la mesure où nous concevons généralement le temps de manière linéaire (le temps « s’écoule » dit-on), il est en effet difficile de saisir l’idée de « postdiscours » - qui réfère à quelque chose de plutôt sémantiquement figé, alors même qu’AW la propose comme fluctuante. A savoir, et de manière un peu simplifiée, tout prédiscours aurait été un postdiscours, qui pourrait à son tour devenir prédiscours d’un autre etc. ce qui renverrait à l’idée de circulation des discours. Mais il n’est pas évident que la notion de circulation des discours ait réellement besoin de cela pour exister ; et d’un point de vue énonciatif cela semble difficile à appréhender. La démarche de l’auteur est ainsi parfois un peu paradoxale : consciente, en toute réflexivité, de sa complexité, elle invite néanmoins à une tentative de déconstruction. Un peu à l’instar d’un jeu de mécano où l’on s’ingénie à démonter toutes les pièces d’un objet technologique multimodal et multiformes et fonctions pour essayer d’en comprendre le fonctionnement. Pourtant, les choses que peut accomplir cet objet seront toujours au-delà de la compréhension que l’on a de certains de ses mécanismes.

27L’ouvrage d’AW constitue une démonstration convaincante que les discours fonctionnent comme des superstructures, selon des mécaniques complexes de différentes natures, qui se fédèrent à un moment donné T, pour « signifier »un peu à la manière des systèmes de roues qui s’enclenchent dans Les Temps Modernes de Charlie Chaplin. Les discours ne sont pas autonomes, mais co-dépendants de multiples micro-systèmes de nature diverses (cognitive, sémantique, psychologique, identitaires, sociologiques, anthropologiques, etc.) renvoyant tout autant à l’être (internalisation du sens en fonction d’un locuteur donné, dimension inconsciente et consciente) qu’aux praxis (plus ou moins communes) de groupes (comportements, références, pratiques communes connues et référencées dans un sens ou l’autre). L’auteur mobilise une quantité de références théoriques dans divers champs intra- disciplinaires aux sciences du langage, ou qui les croisent d’une manière ou d’une autre, mais aussi nombre d’images et de métaphores relevant d’autres champs disciplinaires qui permettent de le suivre dans sa pensée modulaire en systèmes, et en imbrication de sous-systèmes, pour expliquer le macro-système des productions discursives.

28L’écriture se fait ainsi en atomes, en molécules, et en schéma qui les représentent aussi sur le papier (85, 93). Il s’agit d’une manière de penser le monde et les discours qui s’inscrit avec une certaine évidence dans une sociolinguistique des discours, que je nommerai analyse du discours troisième vague, laquelle synthétise les deux précédentes (la discourse analysis et l’analyse du discours à la française).

29La principale caractéristique de cette nouvelle théorisation de l’analyse du discours est de l’envisager en « boule de neige » : la production discursive, considérée ici comme la boule de neige aboutie, résultat, y représente l’ensemble des particules et éléments ayant contribué, sur son passage, à la grossir, l’enrichir, la produire, la faire exister telle qu’elle est à ce moment-là. Le lien avec l’énonciation est en cela augmenté dans la mesure où la deixis elle-même est entendue dans un sens augmenté (un peu sur le modèle de la « réalité augmentée ») beaucoup plus large que traditionnellement. La notion d’amalgame s’ajuste ici pour décrire la notion de système discursif qui, comme l’explique Wagener, n’est à la fois que du discours, et aucunement du discours, selon ce que l’on entend par discours. L’important de l’affaire est que, du moins, tout n’est là que pour servir au discours qui, à son tour, impacte et sert le reste. Or, dans une conception pragmatique performative du discours qui ne dit pas vraiment son nom, une telle conception mène également à comprendre le monde comme un système de signes fermés où la parole et les discours impactent directement les suivants, cette fois-ci, selon la métaphore du jeu de quilles…

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Pour citer cet article

Référence électronique

Béatrice Fracchiolla, « Albin Wagener, 2019. Discours et système. Théorie systémique du discours et Analyse des représentations (Bruxelles : P. Lang, coll. Gramm-R 46) »Argumentation et Analyse du Discours [En ligne], 27 | 2021, mis en ligne le 14 octobre 2021, consulté le 14 novembre 2025. URL : http://journals.openedition.org/aad/5905 ; DOI : https://doi.org/10.4000/aad.5905

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Auteur

Béatrice Fracchiolla

Université de Lorraine, CREM EA3476 - Délégation CNRS LEGS - UMR 8238

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