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Enjeux argumentatifs des structures énumératives longues : analyse d’un corpus de tribunes consacrées à la biodiversité

Argumentative issues of long enumerations: biodiversity framing in opinion pages
Marie Chandelier et Paola Paissa

Résumés

Le caractère multifactoriel de la crise environnementale favorise le recours au procédé de l’énumération dans un contexte argumentatif. À travers un corpus de 131 tribunes publiées dans le quotidien Le Monde entre 2006 et 2018, contenant au moins une fois le mot « biodiversité », nous présentons une analyse des fonctions rhétoriques de l’énumération longue. Nous avons distingué les énumérations visant à alerter de la gravité de la crise environnementale de celles dont la vocation est d’inciter à l’action. Nous traitons enfin des cas où l’énumération amplificatrice, utilisée par l’énonciateur, s’accompagne d’une critique du procédé. Nous montrons que la fonction d’amplification est systématiquement renforcée par des nominations axiologiques en amorce ou en clôture. Ces nominations structurent l’énumération selon un principe de cohérence relevant de l’émotion, sans apporter d’information sémantique sur les liens existant entre les entités constitutives de la crise environnementale contemporaine.

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Texte intégral

Introduction

1Le néologisme biodiversity a émergé aux États-Unis en 1985, lors de la préparation du colloque intitulé The national Forum for BioDiversity. Il est repris en France sous le nom « biodiversité » en 1990. Sa large diffusion dans la presse correspond à la médiatisation du Sommet de la Terre à Rio, où sont discutées trois conventions sur les forêts, le climat et la diversité biologique.

2D’emblée, le néologisme s’impose et son usage ne cesse ensuite de croître dans les discours scientifiques, médiatiques et politiques. La biodiversité incarne alors une problématique majeure de la société moderne, aux côtés d’autres questions abondamment traitées comme le climat et la pollution, l’économie et la diversité culturelle (Kornblit 2018). Les relations existant entre ces questions se traduisent, sur le plan discursif, par la cooccurrence proche de termes relevant de champs lexicaux d’ordre social, écologique ou encore économique. Ce phénomène est observable dans la presse écrite, comme en témoignent les exemples suivants : « Constituent-ils [les OGM] des menaces pour l’environnement et la biodiversité ? » (3 avril 2008, Le Monde) ; « Il faut faire plus, beaucoup plus, pour le climat, la biodiversité, l’environnement, la solidarité » (29 août 2018, Le Monde). Les structures phrastiques établissent une relation de coordination entre les entités nommées, qui sont situées sur le même plan sans justification explicite. La biodiversité est ainsi mise en relation avec d’autres catégories, selon un principe de cohérence supérieur révélateur du point de vue du journaliste ou de celui de l’énonciateur second dont on rapporte la parole (Rabatel 2011).

3La stratégie discursive que nous nous proposons d’étudier dans le présent article se rattache à ce phénomène de juxtaposition, que le caractère multifactoriel de la crise environnementale contemporaine semble favoriser. Il s’agit de la figure de l’énumération, envisagée selon ses liens étroits avec la rhétorique de l’amplification, découlant de l’acte même d’énumérer. L’effet de cumul provoqué par cet acte s’opère sur plusieurs plans. Sur le plan sémantique et syntaxique, ce sont surtout les phénomènes de répétition qui sont observables, dont l’issue amplifiante est d’autant plus efficace que les segments repris peuvent être constitués d’hyperboles. Sur le plan argumentatif, le fait d’énumérer tire parti des avantages qu’assure le « discours du rythme » (Koren 2004) et exploite le « lieu de quantité », tout en donnant au lecteur l’illusion de l’exhaustivité.

  • 1 Notre corpus comprend les articles publiés entre 2006 – date de création de la rubrique – et 2018.

4Notre analyse constitue une première approche des fonctions discursives de la figure énumérative. Cette étude est née d’une observation réalisée lors de la constitution d’un vaste corpus de presse écrite intégrant l’ensemble des articles contenant au moins une fois le mot « biodiversité », publiés dans le quotidien Le Monde entre 1990 et 2018 (Chandelier et al. 2020). Au sein de ce corpus, nous avons observé que pour 18% de ses emplois, le mot « biodiversité » est associé à un autre syntagme, nominal ou verbal. La récurrence de ces séquences nous a conduites à nous intéresser aux enjeux argumentatifs de la structure énumérative, en portant une attention particulière aux phénomènes d’amplification. Dans cette perspective, nous avons choisi de centrer notre première étude de la question sur une typologie particulière d’énumération – l’énumération longue – et de nous limiter aux occurrences figurant dans le sous-genre journalistique de la tribune. Ce sous-genre possède une « visée argumentative » (Amossy 2000) intrinsèque et explicite, car c’est le lieu de l’expression libre des opinions. Issus de la rubrique « Dialogues » du Monde1, les articles sont essentiellement écrits par des personnalités et des collectifs politiques, scientifiques ou militants extérieurs au journal. Nous cherchons ici à identifier le rôle des composantes de la structure énumérative – amorce, items co-énumérés, clôture – dans le fonctionnement rhétorique des tribunes, ainsi que les enjeux posés par l’usage d’un tel procédé pour alerter de la gravité de la crise environnementale et pour expliciter les liens entre les questions sociales et écologiques contemporaines.

5Après avoir dressé un état des lieux du traitement récent de l’énumération (§ 1), nous proposons une analyse centrée sur l’énumération longue (supérieure à trois items co-énumérés). Une fois notre corpus décrit (§ 2), nous examinerons le rapport qui s’établit entre les parties initiale et terminale de la structure énumérative pour les mettre en relation avec l’effet pragmatique et l’orientation argumentative de l’ensemble (§ 3 et 4).

1. L’énumération : définition et état des lieux

6L’énumération est usuellement définie comme le fait d’« énoncer un à un les éléments d’un tout » (Petit Robert, cité par Porhiel 2007). Tout en constituant une stratégie élémentaire d’agencement textuel (Adam et Revaz 1989) dont l’appréhension est « intuitive » (Jackiewicz 2005), ce phénomène a fait l’objet d’analyses et appellations diverses, affichant une variabilité qui est à la fois terminologique, morphologique et fonctionnelle.

  • 2 Plusieurs termes concurrents sont repérables dans les manuels de rhétorique, dont le plus fréquent (...)
  • 3 Pour Porhiel (2007) le terme « énumération » s’applique uniquement à la succession des unités dénom (...)
  • 4 Les organisateurs séquentiels destinés à signaler l’énumération, qui constituent de loin la composa (...)

7En premier lieu, la terminologie utilisée dans les descriptions de l’énumération fait état de nombreuses fluctuations. La désignation du dispositif lui-même révèle un certain flottement, bien que les chercheurs s’accordent sur la définition de cet objet de longueur variable (Porhiel 2007), qui consiste en une « suite ordonnée d’unités équivalentes » du point de vue morpho-syntaxique (Jackiewicz 2005), prise dans le « même mouvement interprétatif » (Porhiel 2007) et susceptible d’être encadrée par un segment introducteur constituant l’amorce et par un fragment conclusif représentant la clôture (Maurel et al. 2002, Rebeyrolles et Péry-Woodley 2014). Désigné par une pluralité de noms dans les traités de rhétorique2, la figure de l’« énumération » renvoie tantôt à l’opération d’énumérer, tantôt au résultat de cette opération (Rabatel 2011) et le terme qui la désigne peut être soumis à un emploi restrictif3 ou être relayé par les quasi-synonymes de « série » ou de « liste » (Jackiewicz et Minel 2003, Jackiewicz 2005). Les parties qui composent la séquence affichent également une remarquable diversité terminologique. Le segment introductif (l’« amorce »), dans la terminologie de Tadros (1985, 1994), constitue l’ « élément prédictif » alors que, dans l’approche de Honeste et Froissart (2003), il est envisagé comme l’ « annonce ». Ce fragment liminaire peut présenter un opérateur lexico-sémantique assumant la fonction d’un « classifieur cataphorique » (Porhiel 2007), d’un « indicateur » ou « pivot » lexical (Colas-Blaise 2013) ou encore d’un « pantonyme » (De Bary 2013). Le segment conclusif (clôture), quant à lui, comporte fréquemment une formulation phrastique ou un mot résomptif final, généralement d’ordre axiologique, que Jackiewicz (2005) appelle « rétroévaluation »4. Enfin, selon les perspectives adoptées par les chercheurs, le principe de cohérence sémantique, fonctionnant comme l’idée fédératrice, le fondement organisateur de l’énumération (explicite ou inférable de l’ensemble) reçoit le nom de « critère de lisibilité » ou de « co-énumérabilité » (Jackiewicz 2005, Rebeyrolles et Péry-Woodley 2014), voire d’« énuméraThème » (Ho-Dac et al. 2010).

  • 5 C’est ce critère qui est généralement privilégié dans les analyses stylistiques et littéraires (cf. (...)

8En deuxième lieu, la variabilité se manifeste dans les formes multiples que l’énumération est susceptible d’assumer dans le discours. Ainsi, on souligne l’aptitude de ce procédé à s’attester dans des genres discursifs différents (Porhiel 2007, Rebeyrolles et Péry-Woodley 2014), à témoigner d’une « variabilité morphologique difficile à dominer » (Jackiewicz 2005 : 98) et à produire une grande « diversité des réalisations » (Rebeyrolles et Péry-Woodley 2014 : 3183) au point que, par rapport à la structure « prototypique », formée par les trois composantes (l’amorce, les items co-énumérés et la clôture), les « structures énumératives déviantes (ou marginales) sont relativement fréquentes » (Porhiel 2007 : 109). En outre, il existe différentes typologies d’énumération, selon que les marqueurs permettant de l’identifier sont d’ordre visuel, linéaire ou discursif : le bloc énumératif peut alors être signalé par des dispositifs typo-dispositionnels ou figurer en continuité avec le discours (Jackiewicz et Minel 2003, Porhiel 2007), ce qui est essentiellement le cas dans notre corpus d’étude. Quant à son isotopie sémantique, l’énumération peut être qualifiée d’hétérogène ou d’homogène5 et relever d’une relation lexico-sémantique plus ou moins cohésive, telle que la relation d’inclusion hyper-hyponymique (Porhiel 2007). Dans l’économie de l’organisation discursive, enfin, l’énumération est susceptible de s’étendre sur des portions discursives brèves ou sur un paragraphe entier et comporter un ou plusieurs niveaux. Si un second mouvement énumératif se greffe sur le premier, il s’agit alors de l’énumération à deux temps qu’analyse Porhiel (2007) ou de l’énumération emboîtée, voire enchâssée, à laquelle fait allusion Jackiewicz (2005).

9En troisième lieu, la variabilité concerne les enjeux fonctionnels de l’énumération. Outre la finalité, d’ordre textuel, de mettre en ordre la matière discursive et l’enjeu d’illustrer et d’exemplifier les contenus, on a reconnu à ce dispositif la fonction, de type cognitif, de catégoriser le réel. Celui-ci peut être représenté tant par des objets mondains concrets que par des éléments du savoir interdiscursif (suivant les modèles de la séquence « ontologique vs épistémologique » : Eco 2009, Colas-Blaise 2013). Du point de vue pragma-énonciatif, le destinataire d’une énumération est alors convoqué à adhérer soit à une catégorisation préalable, soit à une progression établie ad hoc (Rebeyrolles et Péry-Woodley 2014), ce qui l’amène à participer d’une dynamique « pro-positionnelle » (Colas-Blaise 2013). Plus largement, le lecteur est invité à partager le point de vue de l’énumérateur, qui se situe généralement dans une posture surplombante (Rabatel 2013).

  • 6 Le terme de nomination est utilisé ici, suivant Siblot (2001), pour indiquer toute opération de réf (...)

10La fonction de catégorisation du réel de l’énumération confère à ce procédé un rôle argumentatif majeur, qui n’a pourtant pas fait l’objet, jusqu’à présent, d’études sur un corpus attesté. Notre article se propose d’analyser la dynamique argumentative de la rhétorique de l’amplification à l’œuvre dans un corpus d’énumérations. Nous mettrons en évidence le rôle central de l’acte de nomination6 pour la construction axiologique du discours et pour le recours à la persuasion (Koren 2016). Les unités lexicales qui composent la structure énumérative sont de ce fait susceptibles de renvoyer au pathos, notamment par la récurrence d’un lexique relevant du champ émotionnel. Du point de vue terminologique, nous utiliserons, en tant que quasi-synonymes, les termes d’« énumération » et de « structure énumérative » pour décrire les énumérations longues (supérieures à trois unités co-énumérées). Nous ne mobiliserons pas, en revanche, le terme de « liste », qui renvoie à une manifestation de l’acte d’énumérer comme succession d’items sans encadrement structurel (cf. Rabatel 2011). Nous privilégierons ici l’énumération dans sa configuration complète et désignerons ses trois composantes par les termes « amorce, unités » ou « items co-énumérés » et « clôture ».

2. Présentation du corpus

11Créée en 2006, la section « Dialogues » du Monde publie des textes écrits par des personnalités et des collectifs prenant position sur une question de société. Entre 2006 et 2018, 131 articles comprenant au moins une fois le mot « biodiversité » ont été publiés dans cette section. Pour notre analyse, nous avons sélectionné les documents dans lesquels le mot « biodiversité » était intégré à une énumération de plus de trois items (3 à 14 items). Le corpus ainsi constitué comporte 47 occurrences de structures énumératives.

Items co-énumérés

Occurrences

% amorce et/ou clôture

3

13

46

4

8

38

5

6

67

6

4

75

7

6

67

≥8

10

100

Total

47


Tableau 1. Nombre d’occurrences d’énumération de n items

12Dans le tableau 1, nous pouvons d’emblée observer que les énumérations longues sont davantage structurées par une borne initiale ou finale. L’amorce et la clôture explicitent le critère de co-énumérabilité (Rebeyrolles et Péry-Woodley 2014), alors que la pluralité des items co-énumérés complexifie l’interprétation du sens global de l’énoncé. Ayant en général un statut d’hyperonyme (Porhiel 2007), les catégories en amorce et en clôture rendent explicite le point de vue de l’énonciateur (Rabatel 2011).

13Dans les tribunes analysées, les opérations de catégorisation des items témoignent d’une faible spécification (« principe ; enjeu ; domaine ; question ; objectif » ; etc.) ; d’une focalisation quantitative (« tous ; tout cela ; de tels ; tant ; tellement ») et d’une évaluation majoritairement portée par les adjectifs épithètes (« majeur ; immense ; inquiétant ; grand ; fondamental ; planétaire ; catastrophique ; principal ; complexe »). Les « noms généraux attitudinaux » (Adler 2014), qui « ‟perspectivisent” l’événement » et « transmettent une modalité évaluative » (ibid. : 92) sont, quant à eux, privilégiés en amorce et en clôture des énumérations de plus de six items (« désastre ; catastrophe ; cataclysme ; potentialité »).

14Le tableau ci-dessous montre la correspondance entre le nombre d’items et les catégorisations en amorce et clôture. Une configuration énumérative typique, de 7 items, est par exemple constituée ainsi :

(1) Nous vivons un cataclysme planétaire [amorce]. Réchauffement climatique, diminution drastique des espaces de vie, effondrement de la biodiversité, pollution profonde des sols, de l’eau et de l’air, déforestation rapide [items co-énumérés] : tous les indicateurs sont alarmants [clôture]. Au rythme actuel, dans quelques décennies, il ne restera presque plus rien...

Mais il n’est pas trop tard pour éviter le pire…

(« Le plus grand défi de l’histoire de l’humanité », Le Monde, 4 septembre 2018)

15Nous recensons, dans le tableau ci-dessous, les énoncés d’amorce et de clôture en fonction du nombre d’items co-énumérés (tableau 2).

Items

Amorce

Clôture

3

Principes fondamentaux

Ce domaine

Les principes fondamentaux de la République

Plus inquiétant encore

Le service public

Des enjeux majeurs

4

Les différents traités sectoriels existants

Une approche rigoureuse de phénomènes complexes

Les atouts

Plusieurs sujets de prédilection

Défi du progrès social

5

Fonctions positives de l’agriculture

De tels services

Quatre préoccupations principales des débats

Tout

6

Tous les aspects d’une nature dont notre société dépend

Un tel désastre

Les grandes questions

Dix grandes conventions

7

Nous vivons un cataclysme planétaire

Tous les indicateurs sont alarmants

Tout

Cette nécessité

Beaucoup de nos objectifs

Biens publics mondiaux

8

Une véritable catastrophe

Cette catastrophe

Les défis

Neuf domaines suivants

Plusieurs [instituts]

Leurs [OGM] conséquences inéluctables

Les solutions

Tant de choses […] tellement de potentialités

Tout cela

9

Tellement d’autres gages à donner

10

Le processus catastrophique

Tous ces processus

14

Les immenses questions interdépendantes

Tableau 2. Liste des amorces et clôtures en fonction du nombre d’items co-énumérés

16Les termes « cataclysme, catastrophique, catastrophe, immense, majeur, tellement, alarmants, inéluctables », etc., de préférence situés dans les structures énumératives les plus longues, comportent une dimension hyperbolique qui, associée à la taille et au rythme martelant de l’énumération renforce la fonction rhétorique d’amplification. L’exemple (1) illustre la complémentarité entre le rythme imposé par l’accumulation et la nature des nominations choisies. Cette structure énumérative est intégrée à une tribune publiée à la suite de la démission de Nicolas Hulot du Ministère de la transition écologique. Les auteurs – un collectif d’artistes, d’écrivains et de scientifiques – appellent à agir face au changement climatique. Le caractère hyperbolique de l’expression « cataclysme planétaire » est accentué par les adjectifs « drastique », « profonde » et « rapide », qui émaillent les composants de la série énumérative, dont l’accélération traduit l’urgence dans la matérialité langagière elle-même (« réchauffement climatique ; diminution drastique des espaces de vie ; effondrement de la biodiversité ; pollution profonde des sols, de l’eau et de l’air ; déforestation rapide »). La cadence ternaire de l’énoncé « Au rythme actuel, dans quelques décennies, il ne restera presque plus rien » opère une rupture dans l’accélération vertigineuse de l’énumération et annonce le tournant argumentatif : « Mais il n’est pas trop tard pour éviter le pire ». Les auteurs s’appuient sur cet état des lieux pour appeler à l’action. Le recours à l’amplification n’a donc pas uniquement vocation à souligner le caractère dramatique des crises contemporaines : il constitue aussi un moyen de mettre en valeur la pluralité des actions susceptibles d’empêcher la destruction de la biodiversité. Les amorces et clôtures rapportées dans le tableau 2 mettent en évidence, par les termes : « grand, immense, solution, potentialités » et « catastrophe, désastre, inquiétant », deux types d’évaluation – respectivement positif et négatif – du contenu de la structure énumérative. La teneur positive ou négative de l’énumération longue joue un rôle dans la construction de la figure, que nous analysons dans les paragraphes suivants.

3. Appropriation de la rhétorique de l’amplification : entre mise en alerte et mobilisation vers l’agir

17Dans le corpus étudié, nous recensons cinq énoncés dans lesquels l’axiologie négative est associée à une mise en alerte de la gravité de la crise et 7 énumérations où l’évaluation positive s’accompagne d’un appel à l’action pour enrayer la dégradation de l’environnement. En cotexte de ces énoncés, nous observons des marqueurs temporels qui contextualisent les items co-énumérés et participent à leur tour de la rhétorique de l’amplification.

3.1. Axiologie négative et absence de temporalité clairement établie

18Les énumérations listant les propriétés de la crise environnementale sont construites par une alternance entre une terminologie scientifique (« biodiversité ; ressource halieutique ; fertilité des sols ; salinisation ; climat » ; etc.) et un vocabulaire relevant de l’isotopie de la destruction (« destruction ; menacé ; épuisement ; atteinte ; dégradation ; réchauffement ; pollutions » ; etc.). Alors que l’amplification produite relève du domaine du pathos, l’usage récurrent du vocabulaire spécialisé confère au discours un ancrage scientifique, susceptible de le rendre plus convaincant.

Date et titre

Enumération

13-05-2008

Cette liberté et ce choix sont aujourd’hui menacés par les OGM et leurs conséquences inéluctables : industrialisation et standardisation de l’agriculture, dégradation et pollution des sols, uniformisation des semences et des goûts, atteintes à la biodiversité et menaces sur l’agriculture biologique

09-11-2016

Le processus catastrophique, non certain, mais probable, est ainsi prévisible : poursuite de la dégradation de la biosphère, comportant déforestations massives, réduction de la biodiversité, réchauffement climatique, destruction de la fertilité des sols sous l’effet de l’agriculture et de l’élevage industrialisés, pollutions multiples et, par conséquent, dégradations

24-02-2017

Enfin, le désastre écologique touche à présent tous les aspects d’une nature dont notre société dépend : climat, biodiversité, énergie, ressources, pollutions, dégradations du patrimoine naturel... avec la cohorte de drames humains qui l’accompagne. Devant un tel désastre annoncé […]

03-09-2018

Nous vivons un cataclysme planétaire. Réchauffement climatique, diminution drastique des espaces de vie, effondrement de la biodiversité, pollution profonde des sols, de l’eau et de l’air, déforestation rapide : tous les indicateurs sont alarmants.

10-10-2018

[…] l’augmentation inéluctable de la consommation par habitant (à la fois dans les pays développés et encore plus dans les pays en voie de développement) conduisent à une véritable catastrophe pour notre planète : destruction de la biodiversité, ressources en eau menacées, montée des eaux par fonte des glaciers, raréfaction des ressources halieutiques, épuisement et salinisation des terres cultivées, réchauffement de plus de 5°C, déplacements massifs de populations.

Tableau 3. Enumérations dont l’amorce ou la clôture comportent une catégorisation axiologique négative

19La nature hétérogène des nominations juxtaposées dans les énumérations longues contribue à une saturation de la charge informative au profit de la charge affective. L’article publié le 24 février 2017 (Tableau 3, ligne 3) en témoigne : les unités co-énumérées réfèrent à des entités relatives à la nature (« climat ; biodiversité »), à son exploitation (« énergie ; ressources ») et à sa destruction (« pollution ; dégradations du patrimoine naturel »). Alors qu’en amorce, la catégorisation « tous les aspects d’une nature » donne à envisager sur le même plan les référents listés, les liens entre ces référents demeurent implicites. L’effet amplificateur est accentué par l’énoncé « avec la cohorte de drames humains qui l’accompagne » et par la répétition du « nom général attitudinal » (Adler 2014) « désastre » en amorce et en clôture.

20Les énumérations étudiées (Tableau 3) sont intégrées à une temporalité peu précise, comme l’illustrent les énoncés « nous sommes sur le point de ; le désastre écologique touche à présent […] Devant un tel désastre annoncé ; Au rythme actuel, dans quelques décennies, il ne restera presque plus rien ; l’augmentation inéluctable de la consommation par habitant […] conduisent à une véritable catastrophe ». Les événements décrits sont situés dans une temporalité qui n’est ni tout à fait le présent, ni tout à fait le futur. Si cette incertitude se fonde sur le caractère multifactoriel et la complexité, documentée, de la crise environnementale, la dimension apocalyptique et oraculaire du segment énumératif confère une « fonction prophétique » (Rabatel 2019) au discours et donne comme inéluctables les conséquences présentées. Les noms déverbaux « dégradation ; épuisement ou érosion » désignent à la fois les événements en tant que processus et en tant que résultat. Dans l’article précédemment cité, publié le 24 février 2017, le présent de l’indicatif et l’expression adverbiale « à présent » (« touche à présent ») renvoient à un désastre écologique déjà en cours, alors qu’en clôture, l’expression « un tel désastre annoncé » situe l’événement décrit en tant que prédiction. Le désastre écologique incarne finalement moins le présent qu’un futur probable, auquel l’amorce attribue un caractère imminent. L’inscription simultanée des événements énumérés dans deux temporalités rend difficile l’identification d’une borne temporelle initiale. Cette stratégie traduit un phénomène plus général : celui de l’association d’une isotopie du risque à un discours alternant entre une conception probable et certaine de la crise.

  • 7 Le Monde, « Présidentielle 2017. Charlotte Marchandise : “Abandonner le culte de la personnalité” » (...)

21Dans un contexte où les catégorisations en amorce et en clôture relèvent d’un lexique axiologique négatif, l’absence d’identification précise de la temporalité et la dimension prophétique de l’énoncé favorisent une appréhension émotionnelle de la crise. Pour les énumérations longues faisant l’objet d’une catégorisation positive, en revanche, la rhétorique de l’amplification contribue à intégrer le lecteur au propos. Elle accompagne, comme nous l’observons dans la partie suivante, un discours invitant le destinataire à s’impliquer dans les actions proposées, pour accéder à « un monde durablement serein et juste »7.

3.2. L’amplification pour conduire à l’action

22Dans les tribunes, les termes axiologiques positifs des structures énumératives (Tableau 4) fixent les propriétés que partagent les items co-énumérés. Ces items réfèrent ici aux actions à mettre en œuvre pour surmonter la crise à laquelle est confrontée la société moderne. La rhétorique de l’amplification est co-construite par trois facteurs discursifs : l’évaluation positive présente dès l’amorce, la longueur de l’énumération et l’appartenance du lexique à l’isotopie de l’action (« nettoyer ; replanter ; inventer ; contrôle ; transformation ; rémunération ; protection ; valorisation »).

Date et titre

Amorce

08-12-2007

Les solutions sont connues : une nouvelle économie, basée sur l’efficacité énergétique, les énergies renouvelables, les transports collectifs, une agriculture soucieuse de biodiversité et de santé des sols, une moindre consommation de viande et d’énergie, la généralisation du recyclage, etc.

01-02-2007

Nous avons tant de choses à faire et tellement de potentialités pour y parvenir. Nettoyer les océans, replanter les forêts, produire une nourriture saine pour tous, en régénérant les sols et la biodiversité, faire en sorte que chaque être humain soit abrité, soigné, éduqué, produire de l’énergie renouvelable en abondance sans détruire les écosystèmes, réduire drastiquement notre consommation, trouver les moyens de fabriquer les objets de demain avec les déchets d’aujourd’hui, inventer les moyens les plus simples et les plus sains de vivre sur cette petite planète sans en épuiser les ressources ou en perturber les équilibres.

29-03-2007

Demain, les immenses questions interdépendantes du climat, de l’énergie, de l’eau, des transports, de l’urbanisation, de la fiscalité, de l’emploi, de l’agriculture, de la production industrielle, du logement, de la santé, de la biodiversité, de la recherche, de la solidarité pourraient commencer à s’envisager de manière cohérente et transversale.

30-01-2010

Leurs propositions mettent l’accent sur la rémunération de fonctions positives de l’agriculture extensive en matière de biodiversité, de protection de l’eau et des sols, de valorisation de paysages et de maintien d’un tissu rural, en particulier dans des zones à « haute valeur environnementale ».

16-04-2010

Beaucoup de nos objectifs […] sont partagés par les habitants, les élus et tous les urbanistes dans le monde : mobilités proches et lointaines au service de densités diversifiées, contrôle du carbone, ouverture et accessibilité généralisée, désenclavement, mixité, fin des zonages, meilleures conditions pour plus de logements, transformation des friches, des cités, ne pas étaler encore l’urbanisation, ne pas conquérir de nouveaux champs de betteraves, planter partout pour la biomasse, la biodiversité, etc.

02-05-2017

Ce ne sont là que des exemples, il y a tellement d’autres gages à donner sur la solidarité internationale, les migrations, l’évasion fiscale, les luttes contre l’exclusion et les discriminations, le handicap, la cause animale, la biodiversité, la transition énergétique, etc.

03-07-2018

Les combats sont innombrables, les interlocuteurs aussi, tout faire, tout satisfaire est impossible, et pourtant tout doit être tenté : sur la politique économique, le modèle agricole ou l’aménagement du territoire, la santé, la transition énergétique ou la biodiversité, la vision comme l’action.

Tableau 4. Enumérations dont l’amorce ou la clôture comportent une catégorisation axiologique positive

23La variation de la structure syntaxique des unités listées (phrases verbales, formes négatives et affirmatives, syntagmes nominaux) et le caractère pluriel des domaines d’action cités témoignent de l’hétérogénéité de l’énumération, dont la cohésion n’est assurée que par la récurrence d’une isotopie positive (« solutions ; efficacité ; potentialités ; nourritures saines ; solidarité ; » etc. : Tableau 4). Dans la tribune relayée par Le Monde le 1er février 2017, des militants et artistes appellent à une prise de conscience de la crise environnementale et à l’action politique, mais aussi et surtout citoyenne. La structure énumérative constitue ici un moyen de souligner, par le même dispositif argumentatif, l’ampleur des menaces environnementales et le panel des actions à mettre en œuvre. Dans un paragraphe intitulé « Nous sommes face à un choix historique », les signataires établissent une description anticipatoire de ce que sera le monde de demain sans action décisive pour modifier le cours des événements. L’énumération comporte 21 items : 

Choisir le monde dans lequel nous vivrons dans les décennies qui viennent ou ne pas choisir et laisser les événements suivre leur cours. Ce qui, au regard de l’écrasante majorité des données scientifiques que nous connaissons, ressemblera à peu près à cela : disparition d’une grande part des animaux sauvages, des forêts, de milliers d’espèces sur terre et dans les mers, augmentation des sécheresses, des inondations, des tornades, des typhons, territoires submergés, millions de réfugiés lancés sur les routes à la recherche d’un endroit où vivre, de moins en moins d’eau, des émeutes de la faim, des conflits pour s’approprier les ressources naturelles, une aggravation des inégalités, des tensions sociales et géopolitiques, des violences de toutes sortes parmi lesquelles le terrorisme, une explosion de la dette, des chocs économiques à répétition, du chômage... Inutile de continuer, et de dire où pourrait nous conduire cette litanie. Nous le savons. Ou nous devrions le savoir.

Le Monde, « L’appel du Monde de demain », 1er février 2017

24Le démonstratif « cela », en fonction de classificateur cataphorique (Porhiel 2007), amplifie le « vertige de la liste » (Eco 2009), dont il semble impossible de synthétiser les éléments. Les points de suspension […] et la catégorisation « cette litanie » en clôture soulignent l’absence de borne finale. La cohésion des unités co-énumérées est fondée sur une isotopie relative au conflit et à l’épuisement des ressources. Au sombre futur présenté, est proposée une alternative : « choisir le monde dans lequel nous vivrons dans les décennies qui viennent ». Les auteurs détaillent alors cette alternative en utilisant une nouvelle fois l’énumération :

Nous avons tant de choses à faire et tellement de potentialités pour y parvenir. Nettoyer les océans, replanter les forêts, produire une nourriture saine pour tous, en régénérant les sols et la biodiversité, faire en sorte que chaque être humain soit abrité, soigné, éduqué, produire de l’énergie renouvelable en abondance sans détruire les écosystèmes, réduire drastiquement notre consommation, trouver les moyens de fabriquer les objets de demain avec les déchets d’aujourd’hui, inventer les moyens les plus simples et les plus sains de vivre sur cette petite planète sans en épuiser les ressources ou en perturber les équilibres.

Le Monde, « L’appel du Monde de demain », 1er février 2017

25Contrairement à l’extrait précédent, celui-ci opère dès l’amorce une catégorisation hyperonymique. Les expressions « tant de choses à faire » et « tellement de potentialités » incluent dans des catégories très générales les items co-énumérés, sans apporter de précisions sémantiques fortes au sujet des propriétés que ces items partagent. Alors que les mots « tant » et « tellement » visent à souligner la richesse des constituants de l’énumération, leur caractère positif et prometteur est affirmé par l’usage du nom « potentialité ». La forme infinitive des verbes rapproche cette séquence du genre du mode d’emploi. Les verbes « faire en sorte, trouver, inventer » appellent à une démarche active, sans cependant distinguer nettement ce qui est de l’ordre de l’action (« choses à faire ») ou des moyens pour la mettre en œuvre (« potentialités pour y arriver »).

26Dans les tribunes analysées, l’idée fédératrice de chaque énumération est étroitement liée à la récurrence d’unités lexicales axiologiques. Or, le recours à un registre pathémique dans les structures énumératives fait l’objet de critiques non seulement de la part de personnalités remettant en cause la gravité de la crise environnementale, mais aussi, comme nous allons l’observer, de la part d’auteurs soulignant les dérives du recours au pathos pour prévenir la dégradation de la biodiversité.

4. L’appropriation de l’amplification dans une perspective critique

27Dans les énumérations longues, l’amplification ne relève pas de l’implicite : au contraire, la structure formelle induit une prise de conscience sensible, d’ordre visuel, de l’accumulation de l’information présentée. Le caractère explicite du procédé conduit les auteurs qui se l’approprient à évaluer négativement l’effet cumulatif du dispositif, que ce soit dans une perspective de protection de la nature ou d’atténuation de l’urgence écologique. Ainsi, dans son article intitulé « Fiscalité écologique et razzia planétaire », Nicolas Hulot souligne, après avoir construit la première partie de son texte par des énumérations enchâssées (Jackiewicz 2005), les faiblesses de la stratégie rhétorique pourtant exploitée :

Arrêtons là cet inventaire d’informations macabres, inaccessibles à nos sens, et qui peuvent donc facilement être contestées par toutes sortes de marchands de sable. Car ce problème de perception se traduit par un prisme idéologique qui conduit à ignorer que cette situation menace directement nos activités économiques et même, à plus long terme, la viabilité de la planète pour l’espèce humaine.

Le Monde, « Fiscalité écologique et razzia planétaire », 6 avril 2010

  • 8 Le Monde, « Plus de 600 scientifiques, s’estimant dénigrés, réclament l’organisation d’un vrai déba (...)

28Dans cet extrait, Nicolas Hulot opère un retour réflexif sur son propre dire et sur le procédé rhétorique choisi. Il souligne la difficulté de réception d’une telle densité d’éléments négatifs. Sans questionner la légitimité du bilan dressé, l’auteur anticipe ici les objections que peut induire l’explicitation des menaces qui pèsent sur la société moderne. En désignant ses potentiels détracteurs par la nomination métaphorique « marchands de sable », Hulot décrédibilise d’emblée la pensée sceptique fondée sur la remise en cause du caractère multiple et interdépendant des conséquences pour la biodiversité de la surexploitation des ressources. C’est précisément la réappropriation critique de l’amplification dénoncée par Hulot que l’on observe en 2006 dans une chronique où Claude Allègre questionne le rôle attribué à l’effet de serre dans le processus du réchauffement climatique. Dans les années 2000, l’ancien ministre et scientifique multiplie les déclarations remettant en cause le réchauffement climatique et son origine anthropique. Ses prises de position sont vivement critiquées par la communauté scientifique, qui souligne l’inexactitude des arguments avancées par Allègre8. En 2006, l’auteur publie une tribune intitulée « Le droit au doute scientifique ». Dans cet article, il anticipe les possibles oppositions à sa thèse, en y intégrant les préoccupations environnementales constitutives de l’argumentation adverse. Il distingue « écologie réparatrice » et « écologie dénonciatrice », s’associant à la première par une répétition du pronom « je » et rejetant la seconde. Claude Allègre opère ainsi dans un premier temps une concession :

Mais que personne ne se méprenne, je ne suis nullement un défenseur du productivisme. Je sais que l’homme malmène la planète, je sais que l’eau est un problème, que le CO2 acidifie l’océan, que la biodiversité est menacée, qu’il faut modifier nos pratiques, économiser la planète, respecter la Nature. Je dis, simplement, ne nous trompons pas de combat et prenons les mesures appropriées.

Le Monde, « Le droit au doute scientifique », le 27 octobre 2006.

29Dans un énoncé énumératif à 7 items, il juxtapose les dangers de la société productiviste pour l’environnement et les solutions à mettre en œuvre pour y remédier. Ces solutions sont énoncées selon une gradation de plus en plus générale, de la modification des « pratiques » au respect de la « la Nature ». La montée en généralité qui accompagne le discours de Claude Allègre confère un caractère approximatif aux solutions énoncées. L’énumération présentée ensuite est attribuée à « l’écologie dénonciatrice », de laquelle l’auteur se désolidarise. Les problématiques environnementales recensées sont évaluées négativement dans l’amorce, par l’énoncé « on mélange tout » :

Dans l’écologie dénonciatrice, on mélange tout : le réchauffement climatique, la biodiversité, la pollution des villes, la population mondiale, l’assèchement de la mer d’Aral, etc. Avec comme résultat de susciter la peur... et de ne finalement rien résoudre, écrasé par l’immensité des défis.

Le Monde, « le droit au doute scientifique », le 27 octobre 2006.

30En prônant une écologie fondée sur la considération séparée des problématiques environnementales (« il faut séparer les problèmes et les résoudre un à un »), Allègre refuse la posture anticipatrice, qu’il associe à une émotion négative – la peur – suscitée par l’inventaire des composantes de la crise environnementale. Du point de vue discursif, il est intéressant de souligner que son argumentaire se fonde précisément sur une prise de distance avec la rhétorique de l’amplification générée par le recours à l’énumération. Cette lecture critique est un moyen pour l’auteur de ne pas envisager l’interdépendance des questions sociales et environnementales dans le contexte de la crise de la biodiversité.

31L’usage de l’énumération dans une perspective d’amplification est propice à un commentaire négatif, en raison de la nature même du procédé, qui se fonde sur une sollicitation de l’affect pour favoriser la prise de conscience de l’importance de la crise environnementale.

Conclusion

32L’énumération, en tant que dispositif rhétorique caractérisé par l’hétérogénéité des parties qui le composent, joue un rôle important dans la construction du discours environnemental, à travers l’accumulation d’unités lexico-sémantiques et catégoriales. En témoignant d’une forte variabilité des usages – que ce soit du point de vue terminologique, morphologique et fonctionnel – les travaux consacrés à l’énumération ont privilégié l’étude de sa structure formelle et ont peu abordé les enjeux argumentatifs et rhétoriques. Notre recherche s’est focalisée sur la typologie de l’énumération longue ; nous avons constitué un corpus d’articles appartenant au genre de la tribune, pour mettre en lumière les fonctions discursives et argumentatives des énumérations dans le contexte de la crise environnementale actuelle. En décrivant la relation qui s’établit entre les éléments axiologiques en amorce et en clôture et l’enjeu argumentatif de l’ensemble textuel pris en considération, nous avons pu constater que la stratégie de l’énumération concourt à la construction d’une tonalité prophétique dans les tribunes environnementales. Cet effet renforce la fonction argumentative inhérente à l’acte d’énumérer, qui profite de l’accumulation des nominations, souvent de nature hyperbolique et évaluative, ainsi que de l’impact rythmique que provoque leur progression cumulative.

33Qu’elles soient utilisées pour alerter de la gravité de la crise environnementale ou pour inciter le lecteur à agir en faveur de changements, les structures énumératives longues ont pour caractéristique commune de relever du pathos. La récurrence d’un vocabulaire pathémique présenté sous forme énumérative situe au premier plan l’émotion induite par l’urgence écologique. L’idée fédératrice présente en amorce ou en clôture confère une orientation évaluative à l’accumulation, mais offre peu d’informations sur les propriétés sémantiques partagées par les référents co-énumérés. Si la biodiversité apparaît comme un objet constitué par des interdépendances (Barbault 2005), les structures énumératives étudiées brouillent néanmoins les pistes d’une compréhension des liens entre les entités mentionnées, qui se trouvent uniquement juxtaposées. Le contenu sémantique de l’énumération est finalement affaibli par la dimension emphatique propre à la rhétorique de l’amplification. En livrant une représentation sérielle des référents, l’énumération longue ne favorise pas la prise en compte des relations entre les crises contemporaines. En outre, le recours systématique à un vocabulaire axiologique permet le développement d’un discours critique autoréflexif dénonçant, dans un premier mouvement argumentatif, la rhétorique de l’amplification propre à l’énumération longue, pour finalement tempérer la gravité de la crise environnementale. Élargir l’étude du procédé énumératif à l’ensemble des sous-genres appartenant au discours de presse pourrait être un moyen d’identifier dans quelle mesure la défiance envers le recours au pathos dans ce type de figure s’accompagne d’une atténuation de l’ampleur de la crise environnementale.

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Notes

1 Notre corpus comprend les articles publiés entre 2006 – date de création de la rubrique – et 2018.

2 Plusieurs termes concurrents sont repérables dans les manuels de rhétorique, dont le plus fréquent est « accumulation » (Lausberg 1967, Dupriez 1984, Mortara-Garavelli 1988), un procédé que Fontanier (1968) appelait « conglobation ». De multiples renvois sont prévus à l’entrée « énumération » dans le Gradus, faisant parfois l’objet de définitions spécifiques, telles que « liste, sériation, verbigération, gradation, récapitulation », etc. Le terme « accumulation » est également proposé par Jeay (2013), qui l’oppose à « liste », réservé selon elle à l’énumération de substantifs.

3 Pour Porhiel (2007) le terme « énumération » s’applique uniquement à la succession des unités dénombrées (les co-items), tandis que l’ensemble formé par la série de co-items et les segments d’amorce et de clôture est nommé « structure énumérative », une désignation que reprennent à leur compte Rebeyrolles et Péry-Woodley (2014).

4 Les organisateurs séquentiels destinés à signaler l’énumération, qui constituent de loin la composante la plus étudiée de la structure, sont à leur tour qualifiés de manière différente : soit on les désigne comme « marqueurs d’intégration linéaires » (MIL, Adam-Revaz 1989), soit « cadratifs » (Jackiewicz et Minel 2003), soit encore « indices » (Jackiewicz 2005) ou « indicateurs » (Colas-Blaise 2013).

5 C’est ce critère qui est généralement privilégié dans les analyses stylistiques et littéraires (cf. Spitzer 1982, Frédéric 1985).

6 Le terme de nomination est utilisé ici, suivant Siblot (2001), pour indiquer toute opération de référenciation et de « réglage du sens » accomplie par l’énonciateur, dans sa mise en discours des mots, indépendamment de leur catégorie grammaticale. Sur la fonction discursive de la nomination, voir notamment Détrie, Siblot et Vérine (2001 : 205).

7 Le Monde, « Présidentielle 2017. Charlotte Marchandise : “Abandonner le culte de la personnalité” », 24 février 2017.

8 Le Monde, « Plus de 600 scientifiques, s’estimant dénigrés, réclament l’organisation d’un vrai débat sur le climat », 9 avril 2010. Les polémiques suscitées par l’ouvrage L’imposture climatique ou la fausse écologie (Allègre 2010) conduisent à l’organisation d’une réunion en huis-clos de l’Académie des Sciences, et à la publication d’un rapport – signé par l’ensemble des membres de l’institution, dont Claude Allègre – réaffirmant les liens entre réchauffement climatique et activités humaines (https://www.academie-sciences.fr/pdf/rapport/rapport261010.pdf

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Pour citer cet article

Référence électronique

Marie Chandelier et Paola Paissa, « Enjeux argumentatifs des structures énumératives longues : analyse d’un corpus de tribunes consacrées à la biodiversité »Argumentation et Analyse du Discours [En ligne], 29 | 2022, mis en ligne le 18 octobre 2022, consulté le 14 novembre 2025. URL : http://journals.openedition.org/aad/6769 ; DOI : https://doi.org/10.4000/aad.6769

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Auteurs

Marie Chandelier

Université Paul Valéry Montpellier

Paola Paissa

Université de Turin

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Droits d’auteur

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