1Bien que le nombre de travaux scientifiques consacrés au complotisme et aux théories du complot ait augmenté de manière significative depuis le début des années 2000, ils ne permettent pas d’en dégager une définition stabilisée. Cette difficulté s’explique d’abord par le grand nombre de disciplines qui ont pris en charge l’objet « complotisme », rendant difficile l’élaboration d’un cadre conceptuel et transdisciplinaire partagé (Boullier et al. 2021 : § 2, Butter et Knight 2015 : 21-39). On parle ainsi de manière plus ou moins interchangeable de « théorie » du complot, de « récit », de « narratif », de « discours », de « style » ou de « rhétorique », de « causalité », de « grille de lecture », de « croyance », de « mentalité », d’ « historiosophie » ou de « vision du monde » complotiste, selon les approches disciplinaires. Cette pluralité, voire cet éparpillement des définitions et des approches est rendue plus confuse encore par un certain nombre de notions périphériques qui gravitent autour d’elles : la notion de fake news, de « rumeur » ou de « désinformation » (Giry 2022 : 43-64), de « post-vérité » (Danblon 2020 : § 4) ou de « populisme » (Bergmann 2018 : 3).
- 1 Dans les rares cas où l’appellation de « complotiste » est revendiquée, elle est soit détournée de (...)
2Une autre difficulté à laquelle se confrontent les travaux sur le complotisme réside par ailleurs dans la constitution de corpus de théories et de discours « complotistes » à partir desquels mener la réflexion. D’une part les tenants de ces discours se qualifient rarement eux-mêmes de « complotiste1 » et tendent à rejeter une telle qualification, jugée infâmante : il est donc compliqué de s’appuyer sur une auto-catégorisation. D’autre part, l’absence de définition consensuelle du complotisme fait que les corpus se heurtent à un problème de « faux positifs » et de « faux négatifs » (Nera et Schöpfer 2023 : 6-8) : les corpus constitués autour des traits définitionnels retenus sont respectivement soit trop larges et regroupent des discours dont il est malaisé de saisir les points communs (Paparouni 2010 : 99), soit trop restrictifs et passent à côté de théories pourtant communément admises comme « complotistes ». Faute de définition stabilisée, les « théories du complot » sélectionnées pour servir de base de travail sont souvent choisies pour leur caractère prototypique, au point qu’elles versent parfois dans la caricature du « discours complotiste », entraînant le risque de produire des conclusions également caricaturales (Hagen 2018 : 22).
3Cette difficulté à trouver le bon cadre définitionnel pour les « discours complotistes » rend leur catégorisation particulièrement vulnérable aux biais de pure labélisation disqualifiante. L’accusation de « complotisme/complotiste » est une stratégie argumentative opérante et bien identifiée par les acteurs du débat public pour discréditer un discours ou une personne renvoyée à une forme d’irrationalité ou de crédulité (Klein et Van der Linden 2010 : 133). Ce risque est d’autant plus grand qu’une telle labélisation peut servir de justification pour disqualifier (voire censurer) des discours critiques du pouvoir politique et économique (Giry 2017 : 6).
4Pour pallier les risques de labellisation injustifiée, il nous faut opter pour une approche empirique au cas par cas des « discours complotistes » (Giry 2017 : 7). Sans une telle approche un autre risque pour l’analyste est de tomber dans une logique circulaire qui consiste à chercher dans un corpus de discours « complotistes » les éléments qui lui ont préalablement permis de les catégoriser comme tels – ce qui amènera inévitablement à en confirmer la présence. C’est pour éviter ces biais que nous avons travaillé sur un ensemble de discours mixtes – rassemblant des productions susceptibles d’être considérées comme « complotistes » et d’autres non – afin de voir si l’examen de leur matérialité langagière à l’aide des outils de l’analyse du discours et de l’argumentation peut ou non permettre de tracer une ligne entre eux, sans présupposer au départ si une telle ligne de partage va se dessiner, et si oui, par où elle va passer.
5L’objectif de cet article sera de confronter certains traits de définition récurrents dans la littérature à un corpus constitué de prises de positions sur la politique vaccinale pendant la pandémie de la Covid-19 afin de vérifier si ces traits se révèlent pertinents pour distinguer discours « complotistes » et discours « non-complotistes ». Nous nous pencherons sur la façon dont les locuteurs, dans les données, pointent des incohérences qu’ils perçoivent dans les discours sur la vaccination portés par les institutions et si la façon dont ces incohérences sont interprétées permet ou non de caractériser un discours comme « complotiste ». Ce travail se basera sur l’analyse de l’argumentation et plus largement sur l’analyse du discours pour chercher à identifier, s’il en existe, les marqueurs langagiers susceptibles de justifier une telle labélisation. A cette fin, nous avons constitué un corpus de discours critiques de la politique vaccinale : si ces discours critiques ne sont bien évidemment pas tous « complotistes », de nombreux travaux et commentaires y ont montré la pénétration d’arguments « complotistes », particulièrement au sein des groupes antivaccin. Ce choix de corpus nous permet donc de rassembler des discours partageant une même position critique, mais s’appuyant sur des modes de construction argumentative et discursive diversifiés.
6Après avoir présenté les éléments de définition du « complotisme » présents dans la littérature sur lesquels nous allons nous appuyer, nous montrerons comment ils peuvent faire écho à des modes de traitement de l’incohérence dans le discours. Nous expliciterons le protocole qui a présidé au recueil de notre corpus, ainsi que la méthodologie suivie pour son analyse. Nous procéderons ensuite à une étude de cas en comparant trois modes de traitement de l’incohérence et nous suggérerons que les différences mises à jour constituent des indices permettant d’identifier le caractère « complotiste » d’un discours et de le distinguer d’un discours « non-complotiste ».
7Ayant désormais posé l’absence de définition consensuelle et stabilisée des termes « complotisme » et « complotiste » et ayant mis en garde contre leur possible utilisation disqualifiante, nous allégerons la suite de notre article en renonçant à leur guillemetage systématique. Même s’ils ne se sont pas articulés en une définition consensuelle, un certain nombre de traits présentés comme caractéristiques du complotisme ont été discutés dans la littérature scientifique. Nous nous appuierons sur la définition proposée par Marc Angenot (2010 : 28) de la « logique complotiste » qui consiste pour lui en « un dispositif cognitif et herméneutique, une manière, exclusive d’autres, de déchiffrer le monde qui a, avant tout, une histoire qu’on peut suivre dans la modernité occidentale ». Nous appellerons « discours complotiste » et plus précisément « argumentation complotiste » la manifestation langagière de cette logique, manifestation comprise comme un ensemble de phénomènes empiriques (marqueurs, mode de structuration des arguments, de positionnement vis-à-vis du contre-discours…). Nous considérons par ailleurs a minima que le complotisme s’articule toujours autour de la notion de complot, entendu comme l’action d’un groupe d’acteurs agissant en secret pour leurs propres intérêts et en dehors du cadre légal et institutionnel : on ne complote pas tout seul et on ne complote pas au grand jour (Douglas et al. 2019 : 4-5).
8A ce noyau définitionnel viennent s’ajouter plusieurs autres critères, plus ou moins consensuels. Le groupe de comploteurs tend à produire un récit « officiel » et mensonger pour masquer son action (Keeley 1999 : 117) et leur complot s’étend à une certaine échelle (souvent institutionnelle). En général, les théories du complot sont caractérisées par leur ampleur : celle-ci peut être historique (le complot s’étend sur plusieurs siècles, voire plusieurs millénaires), géographique (le complot s’étend dans le monde entier) ou démographique (des centaines, voire des milliers d’acteurs impliqués [Campion-Vincent 2005 : 7] ou un petit groupe de personnes frôlant parfois l’omnipotence). Dans les théories du complot les plus systématisantes, tous les éléments du réel, même les plus anodins, peuvent être analysés de manière cohérente comme des indices ou des preuves de l’existence d’un « plan » caché. Pour Loïc Nicolas (2014 : § 3), l’explication par le complot « permet d’ordonner au sein d’un récit unique et totalisant des éléments très divers, parfois contradictoires, de la réalité sociale pour les faire tenir ensemble. » La viabilité d’un complot d’ampleur nécessite que le groupe des comploteurs soit très bien organisé (et donc fortement homogène, voire essentialisé) et convaincu de l’importance de son projet (Swami et al. 2014 : 572, cité par Räikkä 2018 : 208).
9De plus, les théories du complot ont souvent un ressort manichéen et s’attachent à dénoncer un adversaire particulièrement malveillant (Hall 2006 : 207, Bonnet et al., 2022 : § 3) voire, dans une lecture ésotérique ou théologique du monde, diabolique (Poliakov 2006 : 56-57). Le complotisme tendrait encore à produire des discours « fermés » (self-sealing) (Cassam 2019 : 71, Nicolas 2010 : § 14, Sunstein et Vermeule 2008 : 5) : la logique complotiste serait en définitive infalsifiable parce que totale, en mesure non seulement de retourner les objections qui lui sont faites, mais également d’intégrer des éléments a priori sans liens entre eux pour n’en laisser aucun de côté. L’absence de preuve du complot devient la preuve d’une dissimulation ; tout contre-argument avancé contre l’existence d’un complot peut être interprété comme une preuve de complicité de celui qui le porte avec les comploteurs.
10Cette dimension totalisante du discours se retrouve dans les principaux traits de définition de la rhétorique complotiste : Nothing happens by accident; Nothing is as it seems; Everything is connected (Barkun 2013 : 3-4) ; « tout est lié. Rien n’arrive par hasard » (Campion-Vincent 2005 : 11-12) ; « tout ce qui arrive est le résultat d’intentions ou de volontés cachées » (Taguieff 2021 : 76-79) ; « Tout doit être minutieusement passé au crible de la critique » (Danblon et Nicolas 2012 : 38-40). L’explication totalisante refuse d’imputer quoi que ce soit au hasard et interprète tout comme résultant de l’action des comploteurs. Marc Angenot (2012 : § 38) définit la logique complotiste comme un processus de reconstruction de la cohérence événementielle, une historiosophie alternative et concurrente aux visions de l’histoire plus orthodoxes ou plus communément admises, et capable de leur répondre point par point. Pour se déployer, la logique complotiste nécessite une historiosophie préexistante à laquelle opposer une historiosophie concurrente.
11Nous avons fait le choix de renoncer aux traits caractérisant les théories du complot par leur fausseté, ou les discours complotistes comme résultant d’une série d’erreurs de raisonnement ou de biais cognitifs. Si ces traits peuvent s’avérer pertinents pour identifier certaines théories du complot prototypiques, ils le sont moins lorsque les thèses complotistes sont des théories irréfutables (Paparouni 2010 : 102) ou lorsque la nature des données analysées (entretiens oraux) ne permet pas de reconstruire le raisonnement complotiste dans sa totalité. Nous privilégierons une approche descriptive et compréhensive du discours en cherchant à montrer comment le sens peut être dégagé de sa structuration argumentative (Plantin 2016 : 7-9).
12Si ces traits de caractérisation n’épuisent pas à eux seuls les définitions d’une théorie du complot, ils peuvent être mis en relation avec des marqueurs langagiers observables empiriquement qui en seraient les corrélats. Pour pouvoir vérifier s’ils permettent effectivement de distinguer un discours complotiste d’un discours non complotiste, nous allons nous pencher sur des séquences comparables entre elles, dans leurs thèmes et dans leurs structures. Nous allons dans un premier temps justifier l’attention que nous avons décidé de porter à la question de l’identification et du traitement de l’incohérence dans le discours « officiel » ; nous expliciterons ensuite la méthode de constitution de notre corpus puis procéderons à trois analyses de cas.
13La dimension fortement argumentative du complotisme a déjà été relevée par Steve Oswald et Thierry Herman (2016 : 296) ; elle est liée au fait que, pour exister, les discours complotistes s’opposent nécessairement à un discours « officiel ». A cet égard, il est révélateur que l’argumentation complotiste peut être amenée à mettre en scène ou reconstruire un tel discours quand il n’existe pas clairement (médias et politiques accusés de tenir un seul et même discours, y compris alors qu’il existe une presse et des groupes d’opposition). Cette dénonciation d’un discours officiel est le produit du rapport de concurrence dans lequel se sentent mécaniquement pris les complotistes : parce que révéler une vérité cachée suppose de s’opposer à ceux qui désirent et ont les moyens de la garder dissimulée, le discours complotiste implique un affrontement entre (au moins) deux projets exclusifs l’un l’autre. Il est donc antinomique d’un discours concurrent et dominant, ce qui fait de lui un contre-discours, fondé sur des connaissances « stigmatisées » qui entrent en contradiction avec « une forme ou une autre d’orthodoxie » (Barkun 2015 : § 3). Ce mode de construction du discours complotiste l’oblige à être prêt à assumer la charge de la preuve face à une doxa qu’il entend contester. Il correspond ainsi à la définition d’un discours argumentatif proposée par Marianne Doury (2003 : § 8) :
On considérera l’argumentation comme un mode de construction du discours visant à le rendre plus résistant à la contestation. Il ne suffit donc pas qu’il y ait confrontation d’opinions (« moi, j’aime le music-hall », « moi, j’ai horreur de ça ») pour qu’il y ait argumentation ; encore faut-il qu’il y ait une « cristallisation du désaccord », pour reprendre les termes de V. Traverso (1999 : 76), cristallisation qui conduise les locuteurs à construire leurs positions et à les soutenir par des propositions-arguments dont la relation à la conclusion détermine des modes de réfutation spécifiques.
14Un individu commence à argumenter à partir du moment où un désaccord est susceptible d’émerger. La production d’une séquence argumentative fonctionne donc comme un indice de désaccord avec une thèse exposée. L’une des spécificités du discours complotiste étant d’être en mesure de proposer une grille de lecture alternative aux discours « officiels » et à la doxa, tout événement, y compris quand son interprétation semble consensuelle, peut faire l’objet d’une lecture concurrente. Autrement dit, tout discours officiel ou institutionnel peut devenir objet de contestation et voir émerger un discours alternatif en désaccord, la « friction » des deux discours favorisant l’ouverture de séquences argumentatives.
15La production de telles séquences peut être analysée à plusieurs niveaux. D’une part, quand elles sont produites en contre-point d’éléments relevant d’un discours doxique, elles sont susceptibles d’introduire une interprétation alternative et totale des événements. Plus les données doxiques sont consensuelles et plus il est plausible que les ressources mobilisées pour les contester aient un caractère complotiste (exemplairement, supposer que la Terre n’est pas ronde nécessite que toutes les agences spatiales du monde mentent et donc se coordonnent pour comploter ensemble). Par ailleurs, puisque la thèse « la Terre est ronde » relève de la doxa. elle n’est pas polémique a priori, le contre-discours complotiste doit donc passer par l’explicitation du désaccord (« c’est un mensonge ») pour déployer sa propre analyse. D’autre part, l’opposition antinomique entre discours « officiels » et complotistes conduit à une concurrence épistémique qui rend plus difficile, voire impossible, toute forme de concession ou de recherche d’accord. Pris dans cette concurrence, une stratégie des discours complotistes pour prendre l’avantage est de démontrer leur capacité à éclairer certaines zones d’ombres non prises en compte par les discours adverses. « Conspiracy theories always explain more than competing theories, because by invoking a conspiracy, they can explain both the data of the received account and the errant data that the received theory fails to explain » (Keeley 1999 : 119). La question de la supériorité d’un système explicatif sur un autre se cristallise donc autour d’angles morts, ce que Brian Keeley appelle des « données contradictoires » (contradictory data) et des « données absentées » (unaccounted-for data). Il s’agit respectivement d’éléments du réel qui entreraient en contradiction avec la théorie « officielle », ou seraient passés sous silence par celle-ci car jugés embarrassants ou inexplicables. David Zarefsky (2014 : 205) montre que la rhétorique complotiste est particulièrement opérante quand elle est en mesure de donner sens à une ambiguïté ou à une incohérence non résolue par ailleurs dans les discours doxiques ou « officiels » : « Conspiracy arguments become widely accepted when they explain an otherwise ambiguous evil. » La rhétorique complotiste perd en revanche en efficacité lorsqu’il existe une explication concurrente plus simple ou plus accessible des mêmes faits. Autrement dit, l’une des stratégies rhétoriques les plus opérantes des discours complotistes consiste à pointer des contradictions, des incohérences ou des zones d’ombre dans les discours adverses pour les disqualifier, tout en proposant d’y apporter leurs propres explications grâce à une grille de lecture des événements qui ne laisse rien au hasard.
16Considérant la dimension fortement argumentative des discours complotistes et l’existence d’une stratégie argumentative consistant à pointer les incohérences de l’adversaire tout en y apportant une résolution alternative, nous avons fait l’hypothèse suivante : en situation d’interaction avec un individu adhérant à une logique complotiste, l’introduction dans la discussion d’éléments langagiers relevant d’un discours « officiel » est particulièrement susceptible de favoriser le déploiement d’une argumentation complotiste centrée sur la recherche, la dénonciation et le traitement stratégique des incohérences dans ce discours officiel.
17Les extraits analysés dans la suite de cet article sont tirés d’un corpus d’entretiens réalisés au cours des années 2022 et 2023 dans le cadre d’une recherche doctorale. L’objectif de ce travail est de dégager des éléments d’identification du caractère « complotiste » des discours, par comparaison avec des discours « non-complotistes ». Cette approche nécessite de pouvoir confronter dans un même corpus des discours considérés comme relevant de ces deux catégories, sans préjuger de leur appartenance à l’une ou l’autre. A cette fin, nous avons fait le choix de réaliser une série d’entretiens semi-directifs auprès de personnes développant un point de vue critique sur la politique sanitaire du gouvernement français dans le cadre de la lutte contre la pandémie de la Covid-19.
18Ce type de discours n’est pas en soi complotiste mais plusieurs travaux ont montré les liens qui pouvaient exister entre l’opposition aux vaccins et certaines théories dites « complotistes » (Muric et al. 2021 : 8). On peut donc faire l’hypothèse que notre corpus présentera les deux types de discours. L’autre enjeu de la constitution d’un tel corpus d’entretiens était de réunir les conditions d’émergence d’une parole complotiste en interaction. Les enquêtés peuvent être réticents à assumer certains propos susceptibles d’être identifiés comme complotistes par le chercheur : il y a donc un risque à ce qu’ils censurent spontanément leur parole, conscients qu’elle risquerait d’être méprisée ou critiquée, a fortiori face à un chercheur représentant des institutions scientifiques et universitaires (Franks et al. 2017 : 3). Pour ne pas se voir fermer l’accès à la parole des enquêté·e·s, l’enquêteur doit occuper la fonction de « tiers » dans la discussion (Plantin 2016 : 527-528) : il ne doit prendre parti pour aucun des deux camps afin de ne pas être identifié comme un adversaire, tout en se livrant à un travail de problématisation et de mise en saillance des désaccords possibles sous forme de questions ou de discours rapportés pour permettre l’émergence de séquences argumentatives. Cet enjeu de positionnement impose de mener les entretiens dans une approche compréhensive afin de rassurer l’enquêté·e sur la légitimité de son discours (au moins dans un premier temps) tout en évitant d’offrir à celui-ci une validation académique.
19Les entretiens se décomposent en deux parties : dans un premier temps une partie libre au cours de laquelle l’enquêté·e est invité·e à exprimer la façon dont il ou elle a vécu la pandémie, son opinion sur la politique sanitaire et le bilan qu’il ou elle en tire rétrospectivement. Dans un second temps, l’enquêteur s’engage davantage dans l’entretien en se faisant le porte-parole d’un point de vue doxique. Il présente par ailleurs, sur le mode du discours rapporté, des positions susceptibles d’être considérées comme « officielles » dans une logique complotiste, prototypiquement celles du gouvernement ou des grandes institutions internationales (OMS, Union Européenne). Cette seconde partie de l’entretien cherche à créer les conditions d’émergence de séquences argumentatives susceptibles de pouvoir être comparées entre elles.
- 2 En France, les personnes non-vaccinées se sont par exemple vu refuser l’accès à de nombreux lieux p (...)
20Le premier exemple illustre un cas d’argumentation ne présentant pas de caractéristiques d’un discours complotiste. L’enquêtée (E1) pointe une incohérence dans le discours de son adversaire mais privilégie l’hypothèse de sa bêtise pour en rendre compte et n’en infère pas de complot. Les extraits analysés, reproduits ci-dessous, apparaissent dans l’entretien après que E1 a exprimé à plusieurs reprises l’importance que revêtait à ses yeux le fait de laisser chacun libre de se faire vacciner ou non. Pour elle, ce choix relève d’une décision personnelle, elle n’a rien contre le fait que les autres se vaccinent mais ne souhaite pas qu’on le lui impose. Pour les autorités sanitaires, combattre la Covid-19 nécessitait de vacciner massivement, ce qui supposait la mise en place de mesures incitatives voire coercitives, comme le fait de devoir posséder un passe vaccinal complet pour certaines activités ou pour exercer certaines professions médicales2. Cet argument a été porté par les pouvoirs publics, et notamment l’ancien ministre de la Santé Olivier Véran, pour critiquer le choix de ne pas se faire vacciner :
TR – qu’est-ce que tu penses du coup d’un argument qu’on a pu entendre y compris dans la bouche d’Olivier Véran qui disait/ dans le cadre d’une épidémie les mesures sanitaires n’ont de sens que si elles sont massives/ justement/ et que là dans cette situation-là typiquement des formes comme l’immunité collectives ou des choses comme ça\ n’ont de sens que si c’est sur une très grande majorité de la population
E1 – je dirai à Olivier Véran: qu’il s’est gouré/ hein\ ((rire)) que c’est pas compliqué en fait hein pas besoin d’être médecin pour dire qu’il y a plein de faits qui vont contre son analyse… ! la première chose que je lui dirais/ tu vois si je l’avais en face de moi\ je dirais franchement je pensais qu’il était plus intelligent que ça/ quoi/ et qu’il est assez grossier… quand même hein/
- 3 Dans ce cas précis, puisque la pandémie est mondiale, alors il est inutile de viser une immunité co (...)
- 4 La distinction entre ad personam et ad hominem n’est pas stabilisée dans la littérature en argument (...)
21Dans sa réponse, E1 justifie sa position, selon laquelle Olivier Véran s’est « gouré » en prenant des mesures coercitives pour « forcer » le choix des citoyens français, sur la base d’une contradiction entre la justification avancée (seule une incitation forte permettra d’atteindre un taux de couverture vaccinale suffisant pour faire reculer la pandémie) et « plein de faits3 » (qu’elle développera dans la suite de l’entretien). Cette erreur d’analyse d’Olivier Véran est présentée comme une évidence n’ayant pas besoin d’être justifiée : « c’est pas compliqué en fait ». C’est la force de cette évidence qui autorise E1 à estimer qu’Olivier Véran est décrédibilisé, y compris en tant que médecin (il est lui-même neurologue) et donc expert. E1 mobilise une axiologie négative pour le qualifier ainsi qu’une attaque ad personam4, jugeant son adversaire « pas si intelligent que ça » et « grossier ». Juste après ce premier extrait, E1 développe davantage ce qu’elle considère être des incohérences dans le discours d’Olivier Véran :
E1 – je lui dirais si je suis votre argument/ alors/ pourquoi/ cette épidémie qui est une épidémie mondiale\ alors pourquoi/ en fait on ne la traite pas à l’échelle mondiale\ pourquoi du coup si/ vous dites que la vaccination n’a d’intérêt que si effectivement il y a une majorité de personnes vaccinées\ c’est la solution/ (.) jusqu’à présent on a bien on s’est bien rendu compte que le virus dépassait les frontières… ! quoi/ tu vois… lui on n’a pas le choix il est le bienvenu à la maison…
22L’incohérence est soulevée par E1 sous forme d’une question rhétorique et présentée comme une erreur de logique, appuyée sur des marqueurs d’évidence : l’utilisation du déictique « jusqu’à présent » et des pronoms « on » indéfinis placent le discours d’Olivier Véran en rupture avec le bon sens commun. L’isolement de son analyse est renforcé par l’utilisation répétée du modalisateur « bien » pour insister sur le désaccord interprétatif (Perrin 2012 : 64).
23L’étude de ce premier extrait montre comment, ayant pointé une double incohérence dans le discours de son adversaire (incompatibilité avec les fais et incohérence interne), E1 en infère une erreur d’analyse. La construction discursive de l’évidence de l’erreur l’autorise à émettre un jugement sur l’intelligence de celui qui la commet et à conclure à sa bêtise. L’emploi du passé « je pensais que » indique le rôle que joue le constat de l’incohérence dans la réévaluation de la personne de l’adversaire (Perelman 1989 : 267). Cette réévaluation d’Olivier Véran est reconstruite en deux temps : d’abord jugé « intelligent », c’est lorsqu’il se retrouve mis face à ses contradictions que E1 conclut à son irrationalité et donc, par contagion, à celle de sa politique pro-vaccinale. Cette conclusion est par ailleurs confirmée dans la suite de l’entretien :
E1 – après la manière dont ça a été réfléchi cette politique vaccinale j’ai trouvé que ça a tellement été fait dans la panique… dans la panique… dans un côté irrationnel… enfin/ je me suis dit mais attends mais… ces gens-là ne… réfléchissent de manière… enfin/ ils font trop vite quoi/
24La construction discursive d’un adversaire prenant des décisions « dans la panique » et faisant preuve d’irrationalité permet d’évacuer l’hypothèse d’une argumentation « complotiste » de la part de E1. D’une part la possibilité d’un complot est rendue improbable parce qu’elle présupposerait une forme de maîtrise et d’anticipation des événements (« rien n’arrive pas hasard ») ainsi que d’intentionnalité (« tout ce qui arrive est le résultat d’intentions ou de volontés cachées »). D’autre part, en construisant son argumentation autour de l’idée d’une erreur dans son analyse de la situation (« il s’est gouré »), E1 lui concède la volonté sincère d’apporter une réponse appropriée à la pandémie. Le désaccord entre E1 et Olivier Véran se situe à l’intérieur du camp de ceux qui désirent lutter contre le virus mais ne sont pas d’accord sur la manière de le faire. Ils partagent donc le même objectif final, ce qui amène d’ailleurs E1 à se montrer charitable :
E1 – il fallait essayer/ il faut essayer ils ont raison mais je trouve qu’ils se sont… ils sont pas allé sur la bonne population…
25La forme concessive « ils ont raison mais » donne raison aux adversaires de E1 sur la nécessité de développer un vaccin, tout en restant critique quant aux modalités de sa distribution.
26Cette articulation du discours et du contre-discours ne correspond pas à une argumentation complotiste, dont on a posé qu’elle était fondée sur une opposition entre deux historiosophies antinomiques. La forme concessive suppose au contraire pour l’argumentateur d’accorder des points à son adversaire, ce qui entre en contradiction avec la prétention à disposer d’une grille de lecture cohérente et infaillible du monde. La caractérisation de l’adversaire comme irrationnel, émotif ou tout simplement limité intellectuellement entre également en contradiction avec la construction d’un discours complotiste dénonçant un pouvoir malveillant, caché, bien organisé et manipulateur. Dans l’entretien avec E1, les séquences argumentatives déployées pour donner sens au constat de l’existence d’une incohérence dans le discours adverse ne prennent donc pas les formes attendues d’un discours « complotiste », autant en termes de catégorisation de l’adversaire que de positionnement vis-à-vis du contre-discours.
« C’est toujours ces mêmes familles »
- 5 The Lancet Gate est un scandale survenu pendant la pandémie de la Covid-19. La revue scientifique m (...)
27Les deux cas suivants illustrent une argumentation présentant des spécificités discursives qui entrent clairement en résonnance avec certaines caractérisations du raisonnement complotiste présentées au début de cet article. Au contraire de E1, les exemples tirés des entretiens avec E2 et E3 montrent le rejet par les enquêté.e.s de l’hypothèse de la bêtise pour expliquer les incohérences relevées dans le discours de leur adversaire et en infèrent l’existence d’un complot. Le premier extrait survient au début de l’entretien, après que l’enquêté (E2) a expliqué que le Lancet Gate5 a été l’un des points de départ de sa méfiance vis-à-vis de la recherche contemporaine en médecine. E2 critique notamment la collusion entre les lobbys de l’industrie et des labos pharmaceutiques avec le monde politique.
- 6 Il s’agit d’un médicament antiviral supposé lutter contre la Covid-19. Son efficacité n’a toutefois (...)
E2 – quand tu penses pour d’autres médicaments comme le remdesivir6 par exemple (.) deux jours avant la commission européenne SAVAIT que c’était inefficace et POUrtant la France en a acheté pour deux milliards le surlendemain (.) ALORS\ que c’était SU/ que c’était inefficace\ et dangereux
28L’incohérence que soulève E2 se joue ici entre la connaissance de l’inefficacité et de la dangerosité d’un médicament d’une part, et la décision prise par la France d’en commander massivement malgré tout d’autre part. L’analyse de la composante paraverbale du discours de E2 montre qu’il insiste sur l’incohérence logique qu’il souligne (accentuation des connecteurs « POUrtant » et « ALORS que »). La contradiction est renforcée par les modalités épistémiques « savait » et « su », qui présupposent la vérité de l’objet de connaissance, et sont eux aussi accentués. La relance du chercheur, qui incarne ici un rôle de tiers dubitatif (comme en témoigne l’utilisation du conditionnel) incite E2 à développer une séquence argumentative :
TR – et pourquoi elle ferait ça/
E2 – l’argent de big pharma et il y a quelques familles qui tiennent ça/ […] l’argent… c’est marrant parce que c’est toujours ces mêmes familles hein/ tu te poses alors la question pourquoi Kennedy a été assassiné parce qu’il voulait sortir l’argent/ des banques Rothschild et les remettre à l’Etat américain… et quelques jours après on le trouve assassiné il y a deux trois autres présidents qui ont été assassinés quand ils ont voulu commencer ces mêmes manœuvres… donc c’est l’argent des banques et les banques c’est toujours les mêmes familles dans le monde donc tu vois là où ça se passe bien dans quelques pays c’est là où il n’y a pas de banques centrales Rothschild et cousins\
29Pour donner sens au constat d’une incohérence entre la décision de la France d’acheter une grande quantité de remdesivir et les informations à sa disposition selon lesquelles ce médicament serait inefficace, E2 propose de voir dans cette incohérence l’indice (la preuve ?) de l’influence d’un groupe malveillant ayant pour intérêt de s’enrichir. Autrement dit, le choix de commander massivement ce médicament n’est pas incohérent avec son inefficacité supposée connue, il s’explique par l’existence d’une variable cachée : la corruption ou la manipulation par « quelques familles ». Pour justifier l’existence de cette variable, E2 argumente par le précédent et construit une continuité entre la situation présente et des événements historiques passés. La répétition du modalisateur « toujours » permet d’attribuer une même cause (des affaires d’argent impliquant la famille et les banques Rothschild) à deux événements (l’achat de médicaments aujourd’hui, et l’assassinat de présidents américains dans les années 1960). Ces deux événements doivent dès lors être considérés de la même façon comme des actes condamnables : le caractère indiscutablement criminel de l’assassinat de Kennedy est transféré à la décision de la France d’acheter massivement du remdesivir. E2 étend ensuite cette opération de recatégorisation manichéenne aux grandes dynamiques géopolitiques internationales avec un double présent de vérité générale : « là où ça se passe bien dans quelques pays c’est là où il n’y a pas de banques centrales Rothschild et cousins ». Ce discours correspond prototypiquement à ce que l’on pourrait qualifier de résolution complotiste des incohérences, en attribuant systématiquement aux problèmes du monde une même causalité cachée, organisée à grande échelle et malveillante. L’intention malveillante est par ailleurs dissimulée derrière un discours officiel et doxique, comme dans cet extrait où E2 explique se rendre sur des sites de « réinformation » :
E2 – ça te permet de réfléchir et d’ouvrir ton cerveau à autre chose que la doxa/ qui vient de ceux qui sont au pouvoir actuellement et qui ont l’argent
TR – hm hm, donc c’est comme ça que ça t’es venu ? petit à petit ? […]
E2 – il y avait des choses qui mettaient… je veux dire… cette histoire de l’hydroxychloroquine et du Lancet gate/ et quand tu vois que the Lancet appartient à de grandes familles juives… et les banques aussi et d’autres et tout ça/ tout d’un coup… et certains… Buzyn, son mari, Lévy, le directeur du laboratoire… tous ces gens LA// tiennent un seul et même discours/
30E2 se positionne ici explicitement contre un discours doxique venu d’en haut (« la doxa/ qui vient de ceux qui sont au pouvoir actuellement et qui ont l’argent ») et qu’il reconstruit comme monolithique (« tous ces gens LA// tiennent un seul et même discours »). Puisque ce discours présente des failles et des incohérences (l’erreur commise par the Lancet dans l’affaire de l’hydroxychloroquine), E2 en infère une tentative de manipulation de la part « de grandes familles juives ». Cette historiosophie complotiste renoue avec l’imaginaire antisémite du « complot juif » (Agnès Buzyn et son mari étant également tous deux de confession juive), qui attribue la responsabilité des grands malheurs de l’histoire à la communauté juive (Poliakov 2006 : 44-45, Taguieff 2021).
31Ce troisième extrait arrive après que l’enquêtée (E3) a qualifié le vaccin de « toxique », ce qui nous pousse à lui demander pourquoi le gouvernement aurait fait le choix d’encourager la population à recevoir une injection supposément dangereuse :
TR – mais pourquoi faire ça/
E3 – bin on s’en fout/ on s’en fout qu’il y ait des morts\ (.) enfin ça se saurait si on s’en foutait pas/ (.) comme tous les états qui entrent en guerre, je suis désolée mais on cherche pas à protéger la population// normalement la première chose qu’il faut faire/ c’est… putain/ laissons les masques tu remets l’usine en place là/ ils ferment l’usine l’année d’avant quand même hein/ la dernière usine qui fait des masques c’est pas normal\
- 7 La mention de la « guerre », qui revient à plusieurs reprises dans l’entretien, est une référence e (...)
32Dans cet extrait E3 affirme sa position (« on [= le gouvernement français] s’en fout qu’il y ait des morts »), qu’elle renforce par la répétition et argumente par l’ignorance (il n’y a pas de preuve du contraire de p, donc p est vrai). Sa deuxième ligne argumentative s’appuie sur une comparaison (on sait qu’en situation de guerre, tous les Etats sont indifférents à la nécessité de protéger la population ; on se trouve dans [une sorte de] situation de guerre, donc les autorités ne cherchent pas à éviter de prendre des mesures qui pourraient causer des morts). Enfin, la troisième ligne argumentative au service de sa conclusion s’appuie sur le constat d’une incohérence entre la gravité de la situation sanitaire7 et les décisions du gouvernement français, en l’occurrence la fermeture de la dernière usine de production de masques sur le territoire un an avant la pandémie. L’évidence perçue de l’incohérence est construite par les références à la normalité (« normalement », « c’est pas normal »), et par la mise en contraste discursive de ce qu’il aurait fallu faire (« tu remets l’usine en place ») et de ce qui est réellement fait (« là ils ferment l’usine l’année d’avant ») – on peut noter l’association de l’interlocuteur à la démarche qui aurait dû prévaloir par l’emploi d’un « tu » généralisant (« tu remets l’usine en place »), et la dissociation d’avec les acteurs responsables de la mesure incriminée (« ils ferment l’usine »). C’est sur la base de ce décalage que E3 va construire son argumentation :
- 8 Renseignements Généraux : ancien nom des services de renseignement intérieur français, aujourd’hui (...)
E3 – comment tu veux que je m’explique/ enfin je veux dire les mecs qui sont capables de savoir exactement… qui sait tout/ ils savent tout/ les RG8 les machins les trucs et tout faut arrêter\ enfin c’est-à-dire on peut pas être à ce niveau-là de responsabilité et ne pas savoir les choses\ les mecs ils savent\
33On voit ici que pour E3, l’absence d’explication à ce qu’elle perçoit comme une incohérence (puisqu’elle exclut l’erreur de jugement en affirmant que les responsables savaient ce qu’il aurait fallu faire pour éviter des morts) la pousse à inférer une forme de malveillance consciente de la part du gouvernement : « on s’en fout » ; « on cherche pas à protéger la population ». Cet exemple illustre la façon dont une incohérence ne semble pouvoir être résolue que de deux manières : soit en faisant l’hypothèse que les autorités sont incompétentes (hypothèse ici explicitement rejetée par E3), soit en rétablissant une forme de cohérence à l’action gouvernementale en introduisant une variable secrète, des intérêts cachés :
E3 – pour moi c’est une manipulation totale de A à Z quoi\ (.) au détriment et en sacrifiant une partie de la population… les vieux. Quand même… sacré avantage quand tu veux arrêter de payer…
TR – les retraites ?
E3 – prendre des caisses de retraite qui sont quand même… où il y a du pognon/ hein/ c’est là où il y a le pognon c’est dans les caisses de retraite/ c’est ouf quoi/ enfin moi je trouve ça… moi je suis hallucinée quoi
34La résolution de l’incohérence se fait par le complot : la manipulation, qui implique une forme de malveillance à l’égard des victimes, est qualifiée de « totale » et justifiée par l’intérêt financier inavouable qu’il y aurait à laisser mourir les personnes âgées pour ne pas payer leurs retraites. La malveillance consciente est construite comme seule résolution alternative à la bêtise, celle-ci étant déclarée impossible en raison du niveau de responsabilité et d’efficacité prêtée aux services secrets. Cette nécessité logique de conclure à un complot semble d’ailleurs se traduire par l’expression d’une forme d’effarement par E3, « hallucinée » par ses propres déductions : « c’est ouf quoi ». On trouve à nouveau dans cet extrait plusieurs procédés de totalisation : le recours aux modalisateurs « tout », « total », « de A à Z ». La question rhétorique « comment tu veux que » suggère comme évidente l’absence d’explication alternative ; les résolutions alternatives à la manipulation (l’incompétence, l’ignorance) sont rejetées fermement ; enfin, le fait que le projet malveillant du gouvernement s’étende (au moins) sur un an implique que celui-ci est anticipé et donc intentionnel, ce qui renforce encore l’idée qu’il ne peut s’agir de mauvaises décisions dues à l’incompétence des autorités. L’ensemble de ces procédés participent à la clôture argumentative du discours de E3.
35L’analyse des différents traitements des incohérences dans le discours des enquêtés nous permet, sur la base des caractérisations du complotisme et des marqueurs associés, d’y voir un premier accès à des stratégies discursives susceptibles de distinguer argumentation « complotiste » et « non-complotiste ». Toutefois, cette distinction demande à être nuancée. En effet, si les propos de E3 que nous avons analysés ici présentent un certain nombre de caractéristiques qui tendent à les catégoriser comme des discours complotistes, d’autres moments dans l’entretien relativisent ces conclusions. Pour illustrer ces moments, nous avons choisi un extrait dans lequel les procédés de catégorisation de l’adversaire rapprochent E3 du discours de E1. Dans cet extrait, E3 évoque par exemple les fragilités psychologiques d’Emmanuel Macron :
E3 – en termes de personnalité, d’âme et d’état d’esprit je veux dire il est comme tout le monde ce gars-là/ enfin pour moi que tu sois président ou pas président t’es pas un surhomme/ et t’es pas hors sol quoi\ enfin tu fais partie de la planète et du genre humain\
36Dans cet exemple, E3 déconstruit l’opération de catégorisation qu’elle avait préalablement réalisée en constituant l’Etat français (le gouvernement et ses services de renseignement) comme un groupe infaillible, ne pouvant rien ignorer de la situation sanitaire. Le complot dénoncé s’écarte ici de certains traits de définition du complotisme : il n’est pas l’action d’un groupe éternel et tout puissant en mesure d’être moteur de l’histoire, mais le fait presque banal d’un humain comme les autres. Cet exemple n’enlève rien au caractère complotiste des précédents extraits analysés de E3, mais permet d’en nuancer la définition comme une grille de lecture totale et cohérente du monde. Plus précisément, nous pouvons faire l’hypothèse que le complotisme peut fonctionner comme un dispositif herméneutique ponctuel, voire comme une stratégie rhétorique opportuniste. Dans un dispositif interactionnel où l’enquêteur joue le rôle du tiers et porte les arguments du gouvernement, l’ouverture d’une séquence argumentative complotiste permet de polariser la discussion en excluant toute autre conclusion que celle de l’enquêté·e. Les procédés de totalisation et de généralisation de la conclusion ont pour fonction de désamorcer les propositions de compromis et donc la position modérée du tiers.
37L’étude comparée de trois extraits d’entretiens nous permet d’arriver à plusieurs conclusions. D’une part, l’observation des marqueurs langagiers liés à certains traits associés classiquement au complotisme semble permettre de distinguer une argumentation complotiste d’une argumentation non-complotiste. Ces marqueurs ne sont toutefois observables que dans des moments argumentatifs précis (en réaction à l’exposition au discours de l’adversaire), qui permettent à l’argumentateur de relever des incohérences et de chercher à les résoudre en leur donnant du sens. La séquence argumentative complotiste consiste alors à écarter l’hypothèse de l’incompétence pour privilégier l’hypothèse du complot.
38Ce mécanisme appelle néanmoins à être précisé. D’une part, la façon dont l’argumentateur prend en charge la reconstruction de variables explicatives (bêtise ou complot) est très dépendante du contexte d’énonciation (présence de l’enquêteur en tant que tiers, demande d’explicitations, mise en confiance préalable de l’enquêté·e…). D’autre part, le cadre de l’entretien qui permet le déploiement de discours sur la durée montre que des « moments » complotistes peuvent cohabiter avec de longs développements sur le même sujet mais ne présentant aucun des marqueurs habituellement associés aux discours complotistes. La possibilité de la coexistence entre de tels énoncés nous permet de formuler l’hypothèse que le discours complotiste n’est pas toujours la manifestation d’une grille de lecture du monde qui traverserait et conditionnerait l’ensemble du discours, mais qu’il peut être une stratégie argumentative ponctuelle, voire opportuniste. En identifiant une incohérence, l’argumentateur se trouve en position de supposer une erreur logique ; or la puissance accusatoire d’une telle erreur n’est pas toujours suffisante pour discréditer ou disqualifier un adversaire (après tout, tout le monde peut commettre des erreurs). En refusant l’erreur et en construisant un adversaire cohérent, logique et sans failles, l’argumentation complotiste renforce son accusation en proposant d’y voir la preuve que son adversaire est impliqué dans un complot criminel. Elle peut dès lors être envisagée comme une stratégie inverse de celle l’homme de paille qui au lieu de reconstruire le discours de l’autre comme intenable pour le ridiculiser, reconstruit un discours trop bien tenu pour pouvoir le diaboliser.
39Ce recours ponctuel à des stratégies argumentatives complotistes pourrait contribuer à expliquer le problème posé en introduction des faux positifs : si certains discours ou théories ne possèdent que partiellement des caractéristiques complotistes, c’est que le complotisme ne s’y manifeste que dans des conditions précises d’énonciation et, on peut en faire l’hypothèse, pour des usages argumentatifs précis. Lorsqu’elles sont étudiées, les théories du complot historiques se présentent généralement sous la forme pamphlétaire, un genre fondamentalement polémique qui permet à l’argumentation de se déployer dans l’ensemble du discours. Ce biais a pu faire conclure parfois abusivement que le complotisme produisait des discours d’une trop grande cohérence, ne laissant ni place au hasard, ni au doute.