- 1 En tant qu’acronyme, l’étiquette IAMT pourrait être lue comme Inference Anchoring Model of Topics. (...)
1Cet article propose une nouvelle méthode de représentation schématique de l’argumentation, l’approche IAMT1, issue de l’intégration de deux cadres théoriques établis : IAT (Inference Anchoring Theory, Budzynska et Reed 2011, Budzynska 2013) et AMT (Argumentum Model of Topics, Rigotti and Greco 2019). Nous montrons que l’approche intégrative de IAMT permet de surmonter les difficultés respectivement rencontrées par les deux cadres apparentés quand il s’agit de cartographier correctement le fonctionnement des configurations de concession et de contre-argumentation. Élément omniprésent et caractéristique du discours argumentatif, celles-ci se sont avérées particulièrement difficiles à représenter sous forme de diagramme (Rocci 2021). De manière plus générale, nous soutenons que la schématisation de IAMT est particulièrement favorable à une étude approfondie des enthymèmes dans le discours.
- 2 Les termes « prémisse implicite » et « conclusion implicite » proviennent de la théorie de la perti (...)
2Le recours aux diagrammes pour élucider les chaînes de raisonnement véhiculées dans le discours argumentatif présuppose que ce raisonnement n’est pas trivialement discernable à la surface du texte ; du moins, il ne l’est pas d’une manière qui suffise à effectuer une classification systématique des arguments, une critique et une évaluation des arguments, ou des études du pouvoir persuasif des arguments en contexte. En fait, les arguments, comme toute autre signification, ne sont pas « dans le texte », étant le résultat d’un processus d’interprétation inférentielle pragmatique qui intègre de riches informations contextuelles (cf. Rocci 2006, Oswald 2023). En fait, la plupart des arguments dans le discours ordinaire sont enthymématiques. Un enthymème, dans son acception la plus courante, « est une argumentation contenant une ou plusieurs prémisse(s), possiblement une conclusion, non explicitement exprimée(s), mais qui nécessite d’avoir ces propositions explicitement posées pour que l’on puisse extraire du texte la totalité de l’argumentation » (Walton 2001: 93). Si la notion d’enthymème trouve son origine dans la rhétorique antique (cf. Bitzer 1959), son utilisation a depuis été reprise par la pragmatique linguistique (voir Rocci 2006, Breitholtz 2021) pour décrire des arguments dont la compréhension et l’acceptabilité nécessitent la récupération de « prémisses impliquées » et la dérivation de « conclusions impliquées » 2.
3Les approches de la cartographie de l’argumentation diffèrent grandement quant à l’étendue de leur couverture des enthymèmes. Comme détaillé dans la section 1, ces méthodologies diffèrent selon deux axes. L’un correspond à la distinction entre les représentations de la microstructure inférentielle d’arguments isolés et la cartographie de la macrostructure d’une argumentation complexe. L’autre correspond à la tension entre les approches inspirées par l’annotation linguistique, qui cherchent à enrichir les données textuelles par des informations sur la structure de l’argumentation tout en maintenant un lien étroit et traçable avec la séquence des unités discursives dans les données originales, et les approches visant à la reconstruction des arguments sous une forme canonique, ce qui peut impliquer une reconfiguration assez radicale des données initiales.
4Les deux cadres apparentés intégré dans l’AIMT se situent aux deux coins opposés de cet espace bidimensionnel : alors que le IAT est une approche d’annotation macrostructurelle visant à préserver le lien entre les structures inférentielles des arguments et la succession d’unités dans le discours analysé, l’AMT est une approche visant à reconstruire la microstructure inférentielle d’arguments individuels. Comme nous le montrerons dans la section 1, les deux approches rencontrent des difficultés complémentaires dans l’analyse des modèles de concession-contre-argument dans le discours.
5Une concession consiste en la présentation d’un argument que quelqu’un a déjà présenté ou pourrait éventuellement utiliser, auquel le locuteur s’associe partiellement, sans prendre en charge la conclusion à laquelle il aboutit. Un contre-argument, quant à lui, consiste à présenter des raisons qui s’opposent à l’acceptation de la conclusion de l’argument concédé. La compréhension de ces configurations, souvent signalés par des marqueurs linguistiques de concession et de contraste, implique l’évocation d’au moins deux arguments, dont la manifestation est généralement largement implicite, nécessitant non seulement de récupérer des prémisses implicites, mais aussi généralement de dériver des conclusions implicites. La configuration implique également l’établissement d’une relation de conflit logique entre les deux arguments, qui peut toucher différentes composantes explicites ou implicites des arguments.
6Une approche orientée vers l’annotation macrostructurelle telle que IAT s’avère inadéquate pour l’analyse de ces modèles, car elle ne tient pas compte des éléments implicites et ne dispose pas d’une structure inférentielle suffisamment fine à laquelle l’on puisse attacher la relation de conflit. Inversement, les diagrammes AMT ne présentent que les structures inférentielles entièrement explicitées des arguments individuels, mais n’ont aucun moyen établi de représenter le conflit, et, tout en incorporant des prémisses implicites, ne font pas clairement la distinction entre ce qui est explicité dans le texte et ce qui est inféré. Elles n’ont pas non plus le moyen de lier les contenus propositionnels impliqués dans les arguments à l’intention illocutoire (par exemple, concéder vs réfuter) associée à chaque unité discursive.
7En revanche, en combinant ces modèles complémentaires, IAMT élucide la microstructure du discours argumentatif, en détaillant la manière dont les étapes du parcours inférentiel sont liées aux séquences d’énoncés dans le discours. Plus précisément, IAMT permet de reconstruire les topoï ou schèmes argumentatifs (argument schemes) et les prémisses doxiques, culturellement partagées, sur lesquelles reposent les inférences, tout en reliant simultanément ces configurations inférentielles aux séquences d’énoncés dans le discours et aux séquences de tours de parole dans l’interaction. Cette double focalisation sur l’annotation du discours et la reconstruction des inférences permet d’aborder l’étude au niveau micro de la dispositio des arguments en discours et de la division du travail entre explicite et implicite dans le discours argumentatif. Ces caractéristiques font de IAMT un outil particulièrement adapté aux études de petits corpus, en particulier celles qui rassemblent des collections d’exemples de phénomènes argumentatifs spécifiques.
8La présente étude est structurée comme suit. La section 1 passe en revue les méthodes existantes de cartographie de l’argumentation en examinant les différences selon les axes macrostructure– microstructure et annotation–reconstruction. La section 2 explore la cartographie de la concession et de la contre-argumentation et évalue les approches de schématisation existantes pour ces structures, y compris une tentative antérieure de l’un des auteurs (Rocci 2021). La section 3 présente IAT et AMT et montre comment IAMT découle de leur intégration. Enfin, en appliquant IAMT à l’analyse d’exemples de concessions et de contre-arguments, on illustre sa fonctionnalité, ses avantages et ses limites.
9L’étude des structures argumentatives est étroitement liée à l’analyse du langage naturel à différents niveaux. Freeman (2011 : 1) établit une distinction entre la microstructure, qui concerne la structure interne des énoncés individuels, et la macrostructure, qui concerne l’organisation des relations argumentatives entre les énoncés, c’est-à-dire la manière dont les énoncés constitutifs d’un argument « s’assemblent en un tout pour apporter a priori un soutien à une ou plusieurs conclusions ». Bien que ces deux dimensions soient essentielles à une compréhension globale de l’argumentation, la majorité des études tendent à se concentrer sur la seconde, examinant la manière dont les unités argumentatives interagissent dans un texte tout en négligeant souvent les microstructures des arguments individuels. De nombreuses approches de représentation schématique dans la théorie de l’argumentation, y compris celles développées par Freeman (2011), opèrent principalement au niveau macrostructural, saisissant la manière dont les énoncés s’interconnectent pour former des ensembles argumentatifs. Cependant, les analyses des schèmes argumentatifs ou topoï – c’est-à-dire des modèles de raisonnement qui justifient les connexions inférentielles entre les prémisses et les conclusions – semblent aller au-delà de cette dichotomie. D’une part, les schèmes argumentatifs sont associés à plusieurs prémisses qui se relient pour justifier une conclusion ; d’autre part, ils sont strictement liés à la formulation d’énoncés individuels, nécessitant souvent leur reformulation dans une version canonisée pour mettre en évidence le fait qu’ils s’alignement sur le schème.
10L’Argumentum Model of Topics (AMT), tel que formulé par Rigotti et Greco (2019) est principalement « une approche micro de l’analyse de ce que nous appelons la configuration inférentielle d’une argumentation singulière » (Rigotti et Greco 2019 : 5), se concentrant sur la configuration inférentielle d’arguments individuels mobilisant des topoï. Ce n’est que secondairement qu’il peut être étendu à l’argumentation complexe. En revanche, l’Inference Anchoring Theory (IAT) est principalement un modèle macrostructural de portions étendues de dialogue out texte, analysant la manière dont les séquences argumentatives se déploient dans le discours.
11Au-delà de l’accent mis sur les microstructures et les macrostructures, les approches de la schématisation cartographique de l’argumentation diffèrent également en termes de profondeur, c’est-à-dire de la mesure dans laquelle les représentations structurelles s’écartent de la surface linguistique du texte d’origine. A cet égard, nous pouvons observer un continuum allant du pôle de l’annotation, où des structures étiquetées et des liens relationnels sont ajoutés au discours explicite, au pôle de la reconstruction, où une série de transformations étendues telles que l’ajout, la suppression, la reformulation et la réorganisation sont appliquées au discours analysé afin d’obtenir ce que van Eemeren et Grootendorst (2004 : 95), utilisant une métaphore des débuts de la linguistique chomskienne, appellent la « structure profonde argumentative du discours ou du texte ». Comme nous le verrons plus en détail dans la section 3, alors que IAT représente une approche orientée vers l’annotation, AMT peut être considérée comme plus proche du pôle de la reconstruction.
12Les efforts de schématisation proches du pôle de l’annotation comprennent les tentatives d’Azar (1999) et de Green (2010) d’utiliser la Rhetorical Structure Theory (RST, Mann et Thompson 1988, Mann et Taboada 2006), une approche de la schématisation de la cohérence du discours postulant un ensemble de relations entre les énoncés du discours comme point de départ pour cartographier les macrostructures de l’argumentation. Peldszus et Stede (2013 : 17-19) examinent également l’aptitude de la RST à servir de base à la cartographie de l’argumentation. Ils remarquent notamment que la RST impose des contraintes strictes au rattachement des unités à une structure discursive qui correspond formellement à une structure d’arbre, de sorte que les dépendances à longue distance – telles que la récupération d’une prémisse à partir d’un passage non contigu – deviennent problématiques. Peldszus et Stede (2013) proposent leur propre approche de l’annotation de l’argumentation dans les textes. Leur analyse commence par la reconnaissance des passages pertinents du point de vue argumentatif (nommés argumentative discourse units, ADU), puis relie les ADU en adoptant un ensemble de relations de soutien et d’attaque inspirées du travail de Freeman (2011) et un système de reformulation, pour traiter les situations dans lesquelles la thèse principale ou un argument est répété ou reformulé dans différents passages non contigus du texte. Le cadre de Peldszus et Stede (2013) fournit également un traitement détaillé de la contre-argumentation, que nous aborderons brièvement dans la Section 2.
13Une question qui émerge dans les discussions sur l’analyse de type RST pour la schématisation de l’argumentation (cf. Green 2010, Peldszus et Stede 2013) est la nature enthymématique de l’argumentation : les arguments dans le discours ordinaire exigent souvent que l’auditoire et l’analyste fournissent des prémisses implicites (ou présupposées). Peldszus et Stede (2013) choisissent de ne pas inclure les prémisses implicites dans leur système cartographique, reportant leur ajout à une étape ultérieure et plus approfondie de l’analyse, fondée sur les schèmes argumentatifs. Dans les sections suivantes, nous discuterons plus en détail du problème des prémisses implicites ainsi que du problème des arguments dont les conclusions sont implicites. Il convient toutefois de mentionner d’ores et déjà que, contrairement au problème de la récupération des prémisses implicites qui viennent justifier un argument, ce second problème ne peut être reporté à un stade ultérieur de l’analyse. En l’absence de thèses ou de conclusions explicites, les approches plus proches du pôle d’annotation risquent de passer complètement à côté de la nature argumentative d’un passage, ou de suggérer des analyses insatisfaisantes ou trompeuses en mettant en relation directe des unités dont la relation est, en fait, médiatisée par une thèse tacite. Il s’agit là d’un point important de notre discussion sur la cartographie de la contre-argumentation dans les sections 2 et 3.
14Un contre-argument est une séquence discursive qui implique la présentation de raisons contre l’acceptation d’un argument cible déjà avancé. À l’instar de Rocci (2021), nous utilisons le terme de contre-argument dans un sens général et, conformément à une vaste tradition au sein des études sur l’argumentation, nous adoptons des termes plus spécifiques, tels que réfutation d’une conclusion (rebutter of a conclusion), réfutation d’un argument (rebutter of a premise) et rejet de l’inférence reliant argument et conclusion (undercutter, peu traduisible en français) pour faire référence aux différentes manières dont les contre-arguments peuvent interagir par inférence avec l’argument cible attaqué (cf. Pollock 1987).
15Dans un échange argumentatif, les contre-arguments sont intrinsèquement liés à la concession. En présentant un contre-argument, un argumentateur reconnaît implicitement que l’argument cible a été (ou pourrait être) avancé, concédant ainsi que la partie adverse a au moins articulé une certaine forme de raison, ce qui implique de reconnaître l’argument comme une raison prima facie au sens de Pollock (1987) – quelque chose qui, en l’absence de contre-argument, pourrait être (ou a été) accepté comme une raison susceptible d’être annulée (defeasible). L’interaction entre la concession et le contre-argument est particulièrement évidente dans les schémas « Yes… but » (« Oui... mais ») que l’on trouve à la fois dans le discours dialogique et monologique, et qui signalent explicitement cette dynamique argumentative.
16De même, certains types de contre-arguments prouvent que l’évaluation d’un argument nécessite une reconstruction, en particulier une reconstruction de l’ensemble de la structure enthymématique sous-jacente. Comme l’a observé Rocci (2021 : 144), les argumentateurs s’engagent souvent dans une naïve reconstruction de « une reconstruction naïve des argumentations-cibles concédées en contrant des énoncés interprétés comme des soutiens à des points de vue implicites », comme l’illustre l’exemple (1) ci-dessous.
(1) Father: It’s already well past nine and tomorrow you have school.
Child: But I’m not tired, dad!
Père : Il est déjà bien plus de neuf heures et demain tu as l’école
Enfant : Mais je ne suis pas fatigué, papa !
17La réponse de l’enfant en (1) n’est cohérente que dans la mesure où l’énoncé du père est compris comme soutenant une thèse implicite telle que « Il est temps d’aller se coucher ». La récupération de cette conclusion implicite est essentielle pour établir la cohérence du dialogue et pour comprendre la dynamique de la séquence contre-argumentative. En ce sens, le problème de la schématisation des contre-arguments illustre clairement la tension entre l’annotation et la reconstruction évoquée dans la section précédente, ce qui en fait une étude de cas particulièrement appropriée pour démontrer la valeur de IAMT. En intégrant la reconstruction en profondeur des enthymèmes avec l’ancrage systématique de ces structures dans des séquences d’actes de parole dans le discours, IAMT offre une approche complète de la schématisation des contre-arguments
18Dans cette section, nous examinons deux méthodes existantes de schématisation des contre-arguments, proposées par Peldszus et Stede (2013) et Rocci (2021), en les appliquant à un exemple pour démontrer leurs limites et justifier le besoin d’un modèle intégré. L’accent est mis tout particulièrement sur l’approche de Rocci (2021), qui sert de base à la méthode que nous proposons.
- 3 Bien qu’OVA ait été conçu dès le départ pour appliquer le cadre du SIA (détaillé dans la section 3) (...)
19Les graphes utilisés pour schématiser les exemples d’énoncés sont dessinés à l’aide de la plateforme Online Visualization of Argument (OVA) (Janier et al. 2014). Maintenant dans sa troisième itération majeure, OVA (Janier et al. 2014) est une interface pour l’analyse d’arguments en ligne, mettant en œuvre la structure formelle de l’Argument Interchange Format (AIF, Chesñevar et al. 2006)3.
20L’exemple consiste en deux courts passages d’un article d’opinion publié dans le New York Times en février 2021 sur le thème de l’enseignement à distance via des plateformes de vidéoconférence. L’auteur, Viet Thanh Nguyen, exprime un point de vue favorable à cette modalité d’enseignement qui, au moment de la rédaction de l’article, était une nécessité pour les enseignants du monde entier. D’emblée, il se positionne à contre-courant en déclarant : « Here’s an unpopular opinion : I like teaching on Zoom. » (« Voici une opinion impopulaire : J’aime enseigner sur Zoom »). Conformément à ce positionnement à contre-courant, l’article utilise à plusieurs reprises des micro-patrons de concession et de contre-argumentation, évoquant de manière elliptique la thèse d’un opposant implicite, non nommé, que nous pouvons identifier à « l’opinion majoritaire ». Nous analysons deux micro-exemples : (2) comprend le titre et le chapeau de l’article, tandis que (3) est tiré du corps de l’article.
(2) I Actually Like Teaching on Zoom. There may be less human warmth. But there can be more human connection.
En fait, j’aime enseigner sur Zoom. Il y a peut-être moins de chaleur humaine. Mais il peut y avoir plus de liens humains.
(3) If a lecture is only someone talking for an hour, it can indeed be stultifying on video – but that would also be true in a classroom.
Si une conférence ne consiste qu’à faire parler quelqu’un pendant une heure, cela peut en effet être ennuyeux en vidéo – mais cela serait également vrai dans une salle de classe.
Les deux exemples présentent des marqueurs discursifs explicites d’adversativité (actually, but) et de concession (may, if).
21Dans leur système d’annotation du discours argumentatif, Peldszus et Stede (2013) proposent une approche systématique de l’annotation des contre-arguments, examinée en détail dans Rocci (2021), en s’inspirant de l’analyse de la macrostructure de l’argument de Freeman (2011). Peldszus et Stede (2013) proposent que l’inclusion des contre-arguments dans les diagrammes argumentatifs nécessite d’introduire, aux côtés du soutien (support), un autre type de lien, appelé attaque (cf. Dung 1995). Étant donné un diagramme d’argumentation minimal composé d’une prémisse et d’une conclusion reliées par une relation de soutien, les attaques peuvent viser l’acceptabilité de la prémisse ou de la conclusion, donnant lieu à la réfutation de la conclusion et à la réfutation de la prémisse. Alternativement, l’attaque peut concerner la pertinence de la prémisse par rapport à la conclusion, donnant lieu à un rejet de l’inférence (undercutter), et dans ce cas, la cible de l’attaque dans le diagramme est la flèche inférentielle marquant le soutien.
Fig. 1 : Représentation des contre-arguments selon Peldszus et Stede (2013)
22Le graphe de la figure 2 représente l’analyse de (2) selon le style de schématisation de Peldszus et Stede 2013 ; l’argument admis « There may be less human warmth (il y a peut-être moins de chaleur humaine) est représenté comme une réfutation de la conclusion, tandis que « But there might be more human connection » (Mais il peut y avoir plus de liens humains) offre un argument soutenant celle-ci.
Fig. 2 : Analyse de (2) selon Peldszus et Stede (2013)
23Le graphe de la figure 2 constitue-t-il une analyse satisfaisante du schéma de concession et de contre-argumentation de l’exemple (2) ? En fait, il y a deux raisons (i, ii) de considérer que la réponse est négative.
24(i) Tout d’abord, nous devons observer que ce qui est représenté comme un contre-argument, plus précisément comme une réfutation de la conclusion, est l’argument concédé que l’auteur attribue à « l’opinion majoritaire ». Une telle analyse a un sens si nous adoptons ce que nous pourrions appeler une notion perspectiviste du contre-argument : nous appelons contre-arguments les arguments de l’adversaire lorsqu’ils vont à l’encontre de celui qui soutient la thèse de l’auteur. Parfois, les gens utilisent effectivement le mot « contre-argument » dans ce sens. Dans ce cas, cependant, l’expression « concession et contre-argumentation » n’a pas beaucoup de sens, car l’argument concédé est justement le contre-argument. Lorsque nous avons introduit ce schéma, nous avons plutôt adopté une vue séquentielle de la contre-argumentation qui contraste avec l’acceptation d’un argument cible existant, c’est-à-dire un argument qui fait déjà partie du contexte discursif ou du terrain d’entente. Selon ce point de vue, la cible serait « l’opinion majoritaire » (l’argument admis), tandis que le contre-argument serait la thèse opposée de l’auteur qui cherche à le réfuter. Il s’agit d’un choix de définition, qui n’est pas seulement terminologique. Il y a des raisons de penser que la notion séquentielle est beaucoup plus utile. Il n’est pas possible ici d’en faire un exposé complet, nous nous contenterons donc de mentionner brièvement les plus importantes. Tout d’abord, alors que la notion perspectiviste est limitée au monologue, la notion séquentielle peut s’appliquer uniformément à l’analyse du dialogue (où il n’est pas possible d’adopter une seule perspective !) et au discours monologique où la stratégie dialogique de la concession est à l’œuvre. Deuxièmement, en ce qui concerne l’évaluation des arguments, la notion séquentielle est cohérente avec la dynamique du raisonnement annulable (defeasible), telle que décrite par Pollock (1987) et permet d’adopter sa riche notion de réfutation : une réfutation (réussie) ne fournit pas seulement des raisons de ne pas accepter la conclusion cible, mais fournit spécifiquement des raisons de ne pas l’accepter en dépit de la « raison prima facie », c’est-à-dire de l’argument déjà avancé qui la soutient (cf. Pollock 1987 : 485 et la discussion dans Rocci 2021).
25(ii) Même si l’on adoptait l’approche perspectiviste, le style de graphe illustré à la figure 2 resterait problématique. Si nous passons à l’exemple (3), nous pouvons observer qu’il est impossible d’utiliser le même style de graphe pour représenter de manière cohérente l’argument admis de « l’opinion majoritaire » (c’est-à-dire « Si une conférence ne consiste qu’à faire parler quelqu’un pendant une heure, cela peut en effet être ennuyeux en vidéo ») comme une attaque contre certains aspects de l’argumentation de l’auteur. Premièrement, pour la raison triviale que dans (3) l’argument de l’auteur n’a pas de conclusion explicite et que la relation d’attaque n’aurait nulle part où aller. Deuxièmement, pour la raison moins triviale que dans (3) l’auteur n’a pas de conclusion substantielle (qu’elle soit explicite ou implicite), mais qu’il se contente d’annuler ou d’affaiblir l’argument de l’opinion majoritaire en rejetant la pertinence de l’inférence (undercutter). En conclusion, le style de diagramme illustré à la figure 2 ne permet même pas de saisir de manière cohérente une notion perspectiviste de contre-argumentation.
26La première étape pour surmonter les problèmes rencontrés dans la section précédente est de s’orienter vers la reconstruction et d’admettre que nous devons enrichir notre structure avec des conclusions voire des thèses implicites. La proposition de Rocci (2021) constitue une première tentative de résolution du problème dans cette voie. Cette approche repose sur deux idées clés. La première, tirée de la théorie pragma-dialectique (cf. Van Eemeren et al. 2007 : 193), est que tout contre-argument, d’un point de vue dialectique, implique une différence d’opinion entre deux thèses opposées. La deuxième idée concerne la reconnaissance du fait que, en tant qu’inférences, les contre-arguments sont des arguments à part entière : « leur capacité à fonctionner comme [...] des attaques contre une argumentation-cible dépend de leur nature essentielle, à savoir d’être des argumentations capables de soutenir une inférence vers une conclusion » (Rocci 2021 : 151). Un contre-argument ne se contente pas de nier ou de contester un autre argument, mais il le fait en construisant et en justifiant une thèse alternative.
27En conséquence, la relation d’attaque est abandonnée, ou plutôt décomposée en une relation de confrontation et une relation de soutien argumentatif : un contre-argument consiste donc en la présentation d’une prémisse soutenant une conclusion, éventuellement implicite, qui se trouve dans une relation de confrontation et, par conséquent, d’incompatibilité présumée avec une partie de l’argument cible. Comme le montre Rocci (2021 : 156), les trois types fondamentaux de contre-argument, à savoir l’attaque de la conclusion adverse, de l’argument adverse ou du lien inférentiel (rebutter of the conclusion, rebutter of the premise et undercutter) peuvent être facilement traduits en ces termes.
28Les figures 3 et 4 nous offrent la schématisation de (2) et (3) selon Rocci (2021). Nous employons une version du graphe OVA dotée d’un code couleur afin d’indiquer des informations supplémentaires sur les opérations de reconstruction réalisées. Il convient de noter que, dans ces figures, le nœud de conflit rouge d’OVA a été réinterprété comme indiquant une confrontation plutôt qu’une attaque.
Fig. 3 : Analyse de (2) à la manière de Rocci (2021)
Fig. 4 : Analyse de (3) dans le style de Rocci (2021).
29Les schémas des figures 3 et 4 reconstituent l’ensemble des chaînes inférentielles soutenant les thèses et supposent une conception séquentielle. Dans les deux cas, l’argument concédé constitue la cible, tandis que l’argument de l’auteur vient en réponse comme contre-argument. De plus, considérer la contribution de Viet Thanh Nguyen comme un contre-argument n’occulte pas le fait qu’il s’agit en soi d’un argument. En fait, la cible et le contre-argument sont tous deux représentés comme des arguments à part entière.
30Dans le graphe à code couleur, les thèses implicites reconstruites sont représentées en gris. Dans le cas de (2), nous voyons que la conclusion de la cible [1.] est implicite, tandis que la conclusion de l’auteur [2.] est explicite. La configuration cartographiée pour (2) dans la figure 3 équivaut à une réfutation de la conclusion, et la confrontation entre [1.] et [2.] correspond à la confrontation principale qui sous-tend l’ensemble de l’article d’opinion. Dans le cas de (3), analysé à la figure 4, la conclusion de la cible [1.] et la conclusion du contre-argument [2.] sont tous deux implicites. Il faut cependant noter que la confrontation mixte qui émerge du contre-argument n’est pas entre [1.] et [2.]. Dans ce cas, [2.] fonctionne comme un rejet de l’inférence ciblant la pertinence de la prémisse [1.1] pour soutenir la conclusion [1.]. Dans Rocci (2021 : 156), les rejets des liens inférentiels (undercutters) sont analysés comme des arguments soutenant une thèse négative (généralement implicite) sur le lien inférentiel entre la prémisse et la conclusion (comme dans [2.]). Il est intéressant de noter que dans ce type de discussion, l’autre terme de la confrontation n’est pas une proposition exprimée verbalement, mais plutôt le lien inférentiel lui-même, qui peut être verbalisé comme une méta-proposition sur la relation entre une prémisse et une conclusion ([1.1] → [1.])
31Tout en allant dans le sens de la reconstruction, ce style de schématisation a encore l’ambition d’être utilisable pour l’annotation de textes et d’assurer « une représentation directe de la contribution des marqueurs langagiers tels que les adversatifs et les concessifs » à la structure de l’argumentation (Rocci 2021 : 164). Il a d’ailleurs été appliqué précisément à cette tâche dans une étude à petite échelle sur les marqueurs adversatifs dans la conversation (Rocci et al. 2020)
32En tant que système d’annotation viable pour les textes argumentatifs, la proposition présente encore certaines limites importantes. Tout d’abord, bien qu’il vise à représenter de manière cohérente une vision séquentielle de la contre-argumentation discutée au point 2.2, le système ne préserve qu’imparfaitement et indirectement le lien entre les structures inférentielles et la succession linéaire des séquences dans le discours. Par exemple, le diagramme de la figure 4 permet de comprendre que le contre-argument [2.1] vient séquentiellement après l’argument cible [1.1], comme l’indique clairement les flèches orientées vers la gauche autour du conflit ; cependant, il ne préserve pas toutes les informations sur l’ordre linéaire de chaque unité dans le texte. Par exemple, il pourrait y avoir une incertitude quant à l’emplacement de la prémisse [1.1.1 / 2.1.1] dans le texte, car rien n’indique son emplacement initial.
33En outre, la microstructure des propositions dans les nœuds a été manipulée pour éliminer les ellipses et résoudre les anaphores. Cela rend les unités moins ambiguës mais a pour effet secondaire d’effacer les indicateurs du placement séquentiel des unités. De même, la distinction entre les points de vue exprimés et implicites n’émerge pas d’une relation entre les unités discursives et la structure inférentielle, mais doit être réalisée par des moyens ad hoc (tels que l’utilisation des codes de couleur de l’OVA). Comme nous le verrons dans les sections suivantes, ces limitations peuvent être surmontées par l’intégration des approches IAT et AMT dans l’approche de diagramme proposée par IAMT.
34Le modelé de l’Inference Anchoring Theory (IAT) offre un « échafaudage représentant le dialogue et les structures argumentatives, ainsi que les relations entre les deux » (Hautli-Janisz et al. 2022). La figure 5 montre la représentation IAT du passage argumentatif de (4).
(4) You should not eat too much salt. Because it will raise your blood pressure. (Exemple adapté de Budzynska 2013)
Il ne faut pas manger trop de sel. En effet, il augmente la tension artérielle.
Fig. 5 : Analyse IAT de l’exemple (4) (adapté de Budzynska 2013)
35IAT distingue les énoncés du discours (locutions) dans la partie droite du graphe et leur contenu propositionnel reconstruit (propositions) dans la partie gauche, qui présente un certain degré de désambiguïsation, d’enrichissement et de normalisation. Alors que les locutions sont reliées par des transitions, représentant la structure séquentielle du discours et du dialogue, sur le côté gauche, les propositions sont reliées par des flèches qui spécifient les relations inférentielles et rhétoriques entre elles. Dans la figure 5, les deux propositions sont connectées par un nœud d’inférence qui relie la prémisse à sa conclusion ; ici, la nature du nœud d’inférence n’est pas spécifiée et reçoit l’étiquette d’inférence par défaut (default inference) – mais elle pourrait être spécifiée par l’analyste à l’aide d’une étiquette indiquant le schème d’argument ou topos invoqué. Les nœuds d’inférence sont également importants dans le diagramme d’une argumentation complexe, pour distinguer un argument composé (ou lié), où plusieurs prémisses sont liées à une conclusion via un seul nœud, de plusieurs arguments soutenant indépendamment la même conclusion (via des nœuds distincts).
36Les deux côtés du diagramme sont reliés par des nœuds d’illocution. Les propositions sont ancrées aux locutions par le biais d’illocutions (asserting, dans la figure 5), qui spécifient la prise en charge du locuteur à leur égard. Les relations propositionnelles (telles que l’inférence) sont ancrées aux transitions par le biais d’illocutions (asserter ou argumenter dans l’exemple) spécifiant l’intention discursive réalisée par la transition.
37En tant que théorie particulièrement sophistiquée orientée vers l’annotation, IAT a été largement utilisée dans des projets d’annotation d’argumentation, y compris pour des corpus de très grandes dimensions (Visser et al. 2020, Hautli-Janisz et al. 2022). Les graphes de IAT séparent les propositions des locutions et offrent une structure riche pour représenter la correspondance (ancrage) entre des relations d’inférence liant des propositions et les séquences d’actes de langage dans le dialogue ; cependant, ils n’incluent pas les unités propositionnelles qui n’ont pas d’ancrage dans des actes locutoires explicites. Il manque donc à IAT une représentation des prémisses et des conclusions implicites.
38Nous allons maintenant examiner si les graphes standard de IAT peuvent traiter nos exemples cibles de schémas de concession et de contre-argumentation dans (2) et (3). Comme le montre la figure 6 ci-dessous, malgré son appareil analytique plus riche, IAT rencontre des problèmes qui sont presque exactement les mêmes que ceux rencontrés en utilisant le style de diagramme de Peldszus et Stede (2013).
Fig. 6 : Analyse IAT de l’exemple (2) (I Actually Like Teaching on Zoom. There may be less human warmth. But there can be more human connection).
39Dans la figure 6, le côté droit présente les trois locutions correspondant aux trois phrases de l’exemple (2), reliées par des transitions. Sur le côté gauche, nous avons les contenus propositionnels et les relations propositionnelles (inférence par défaut et conflit par défaut). Les propositions sont ancrées aux locutions via les forces illocutoires qu’elles réalisent : ici assertion ou concession. Cela permet de distinguer la pleine prise en charge associée à l’assertion de la prise en charge partielle associée aux prémisses concédées. Les relations d’inférence et de conflit sont ancrées aux transitions par les illocutions, respectivement de désaccord (disagreeing) et d’argumentation (arguing). Abstraction faite de la structure supplémentaire dans la partie droite et centrale du graphe, nous pouvons toutefois observer que la partie gauche est pratiquement identique au diagramme de la figure 2, basé sur Peldszus et Stede (2013). Les mêmes observations critiques s’appliquent donc (voir 3.2).
Fig. 7 : Analyse IAT de l’exemple (3) (If a lecture is only someone talking for an hour, that can indeed be stultifying on video – but that would also be true in a classroom).
40La figure 7 présente le diagramme IAT de l’exemple (3), que nous n’avons que brièvement discuté en relation avec l’approche de diagramme dans Peldszus et Stede (2013). Le diagramme nous permet de voir plus clairement le problème que nous avons mentionné au point 2.2. Ici, le texte transmet explicitement un lien inférentiel qui fait partie de l’argument concédé de l’opinion majoritaire ; d’un autre côté, la thèse de l’auteur n’est pas explicitement indiquée. Par conséquent, la perspective est inversée par rapport à (2) : ici, le discours concédé est représenté comme tirant une inférence vers la conclusion, tandis que l’argument de l’auteur est réduit à un contre-argument utilisant une relation d’attaque (conflict). En bref, il s’avère que ce qui est représenté comme une inférence ou une attaque n’est finalement pas la conséquence d’une vision perspectiviste ou séquentielle du contre-argument, mais simplement une conséquence involontaire du fait que les liens explicites entre prémisses et conclusion sont disponibles. En l’absence d’une conclusion explicite, dans la figure 7, le contre-argument affirmé par Viet Thanh Nguyen est représenté comme une réfutation (rebutter) de la conclusion concédée « Une conférence peut en effet être ennuyeuse sur vidéo ». Cette analyse n’est toutefois pas satisfaisante : une attaque de ce type est censée remettre en cause l’acceptabilité d’une proposition ; or, Viet Thanh Nguyen ne dit pas qu’il n’est pas vrai qu’une conférence peut effectivement être abrutissante sur vidéo. En fait, il concède qu’une telle proposition pourrait être vraie si nous acceptons la prémisse, qu’il concède également en tant qu’hypothèse pour les besoins de l’argumentation. L’examen de l’interaction entre le niveau illocutoire et le niveau propositionnel révèle en outre l’incohérence de l’analyse : on ne peut pas concéder de manière cohérente l’acceptabilité d’une proposition p et affirmer une proposition q attaquant l’acceptabilité de p, et ce n’est certainement pas ce que fait l’auteur.
41Le modèle AMT (Rigotti et Greco 2019) « vise à proposer une approche cohérente et fondée pour l’étude des types d’argument » (Rigotti et Greco Morasso 2010), en cherchant à reconstruire la configuration inférentielle « qui sous-tend la connexion entre une thèse et les arguments qui la soutiennent » (id.). Deux composantes sont distinguées dans la configuration inférentielle : la composante procédurale et la composante matérielle. L’interaction de ces deux composantes, qui donne lieu à ce que l’on appelle la structure-Y, est illustrée à la figure 8, toujours à travers la reconstruction de l’exemple (4).
Fig. 8 : Reconstruction de l’exemple (4) selon AMT (You should not eat too much salt. Because it will raise your blood pressure).
42Les points de départ procéduraux, à droite du diagramme, comprennent le locus (c’est-à-dire le topos ou « lieu » argumentatif invoqué) et la maxime, qui sont conçus par AMT respectivement comme la relation sémantico-ontologique sur laquelle un argument est basé et comme une garantie d’inférence abstraite qui s’applique, nécessairement ou par présomption, en vertu de la relation sémantico-ontologique susmentionnée. Chaque locus peut potentiellement donner lieu à plusieurs maximes différentes. Dans la figure 8, l’étiquette aristotélicienne de cause finale désigne la relation entre le but et l’action, qui génère, parmi d’autres, la maxime annulable : « Si une action entraîne des conséquences indésirables, ceteris paribus, elle ne doit pas être entreprise ».
43Les points de départ matériels-contextuels, à savoir l’endoxon et le datum, sur le côté gauche de la structure-Y, interagissent pour dériver, de manière quasi-syllogistique, une première conclusion à laquelle la maxime peut être appliquée. L’endoxon est « une prémisse générale qui est acceptée par le public pertinent dans une situation argumentative spécifique » (Rigotti et Greco 2019) ; en tant que telle, elle est souvent laissée implicite, étant une prémisse partagée qui fait déjà partie de l’arrière-fonds commun (common ground) des interlocuteurs. Le datum est une prémisse factuelle, correspondant le plus souvent au contenu propositionnel d’un argument explicite exprimé dans le discours. La première conclusion, dérivée des points de départ matériels par l’inférence matérielle, fonctionne comme une prémisse mineure en conjonction avec la maxime pour dériver la conclusion finale.
44L’exemple illustre comment la AMT reconstruit la structure inférentielle « profonde » d’un argument, en normalisant le contenu propositionnel et en le complétant par des prémisses contextuelles, par une règle d’inférence abstraite (maxime) et pare une étape intermédiaire au sein de la microstructure de l’inférence.
45Bien que AMT ait été largement appliquée dans des analyses de cas uniques et des études de petits corpus, il n’existe à ce jour aucune pratique normalisée de conservation et de partage des exemples analysés, ni aucun corpus accessible au public. L’une des limites évidentes de l’AMT à cet égard est l’absence d’un mécanisme intégré précis permettant de lier la reconstruction « profonde » de l’argumentation à la séquence d’énoncés que présente la surface du texte. Ce manque entrave le développement de la recherche empirique visant à étudier les régularités et les variations dans la relation entre la configuration inférentielle « profonde » et la succession d’unités dans le texte. Le suivi systématique des correspondances entre le texte et la reconstruction pourrait permettre de comparer les analyses AMT de différents analystes ou projets et de révéler des tendances et des modèles préférés dans la relation des séquences et marqueurs discursifs à la configuration inférentielle. Pour une approche telle que l’AMT, où les analystes peuvent transformer et compléter le texte original avec une relative liberté, une telle recherche, qui fait actuellement défaut, est en fait vitale pour tester et affiner la théorie AMT elle-même et surmonter le risque de pratiques de reconstruction ad hoc, arbitraires et incohérentes.
46Si AMT fournit un modèle de la configuration inférentielle sous-jacente à un seul enthymème basé sur l’application d’un locus et peut combiner schématiquement plusieurs structures en Y pour représenter une argumentation complexe (Palmieri 2014 : 36-42, Rigotti et Greco 2019 : 228-241), le modèle n’a pas de méthode standard pour représenter l’interaction d’une inférence avec un contre-argument.
47Palmieri et Musi (2020) doivent faire face à cette limitation dans une étude de cas sur une controverse publique, lorsqu’ils tentent d’élucider quelles parties de la configuration inférentielle de l’argument cible sont touchées par les contre-arguments observés. Alors que la cible est représentée comme une Y-structure à part entière, les contre-arguments ne sont pas analysés comme des structures Y à part entière, mais simplement comme des « attaques » frappant certaines parties de l’inférence (voir Palmieri et Musi 2020 : 285). Appliquons cette approche, développée dans Palmieri (2024), à notre exemple (2).
Fig. 9 : Contre-arguments actuels et potentiels à la configuration inférentielle de (2), selon Palmieri (2024). Le contre-argument attesté (counterstandpoint) apparaît en noir, les contre-arguments potentiels apparaissent en bleu.
48Selon Palmieri (2024), un contre-argument peut fonctionner en attaquant quatre composantes différentes de la configuration inférentielle d’un argument affichée par une structure-Y. Il peut simplement présenter un argument de la conclusion opposée ; dans ce cas, il est appelé contre-thèse et interagit uniquement avec la conclusion finale de la structure-Y. Il peut simplement présenter un argument de la conclusion opposée ; dans ce cas, il est appelé « contre-thèse » (counterstandpoint) et n’interagit qu’avec la conclusion finale de la Y-structure. Palmieri (2024) identifie cette possibilité avec la réfutation (rebutter) de la conclusion. En outre, elle peut fonctionner comme une attaque sur l’acceptabilité du datum, ce qui correspond à la notion de réfutation de la prémisse (rebutter of the premise). Enfin, les rejets des liens inférentiels (undercutters) sont divisés en deux catégories distinctes. Un adversaire peut attaquer la pertinence de l’argument explicite en soulignant que l’endoxon présupposé est, en fait, discutable ou même carrément faux (par exemple une fausse autorité dans le cas de l’argument d’autorité). Selon Palmieri (2024), un autre type de rejet se produit lorsque le caractère insuffisant de l’argument est attaqué, en exploitant les conditions d’exception d’une maxime annulable (par exemple, en soulignant des effets secondaires négatifs imprévus dans le cas de l’argumentation pratique).
49Comme le soutient Palmieri (2024), la possibilité de retracer différents types d’attaques à différentes composantes de l’inférence cible est très prometteuse pour affiner la reconstruction et l’évaluation des contre-arguments. Les pratiques de diagramme de AMT peinent toutefois à soutenir ce type d’analyse. En fait, la représentation est asymétrique : alors que l’argument cible est une Y-structure à part entière, le contre-argument est représenté comme une simple attaque plutôt que comme une configuration inférentielle à part entière.
50Ces limites peuvent être surmontées en combinant AMT et IAT dans le modèle analytique proposé par IAMT qui nous permet de représenter la structure argumentative enthymématique d’un contre-argument et de relier ses parties explicites et implicites au développement dynamique d’un discours et aux perspectives des participants. La figure 10 ci-dessous présente la schématisation complète de IAMT de l’exemple (3).
51Les graphes de IAMT intègrent la configuration inférentielle de AMT au-dessus de l’annotation de base de IAT, dont les principaux éléments sont conservés. Ce faisant, IAMT effectue un zoom analytique sur les inférences ancrées dans les transitions, en fournissant les prémisses et les règles d’inférence implicites que l’argument enthymématique requiert. Ces éléments implicites sont schématisés comme des propositions qui sont ancrées non pas à des locutions mais plutôt à des transitions par le biais d’illocutions ad hoc ; les endoxa et les maximes sont présupposées par l’acte d’argumenter, tandis que les conclusions intermédiaires et les conclusions finales implicites sont ancrées par une illocution du type « impliquer ».
Fig. 10 : Analyse IAMT de l’exemple (2). [ La carte OVA de cette analyse est disponible en ligne à l’adresse https://www.aifdb.org/argview/33255 ( selectionner “Edit with OVA+” dans le menu en haut à droite ) ].
52La partie gauche du diagramme de IAMT présente deux configurations inférentielles complètes, traductions exactes des diagrammes de structure-Y correspondants. L’inférence matérielle dérivée de l’endoxon et du datum est représentée par un nœud d’inférence par défaut, tandis que l’inférence topique découlant de la maxime et de la conclusion intermédiaire est marquée par un nœud d’inférence portant l’étiquette du locus invoqué. Dans ce cas, l’argument concédé et son contre-argument sont tous deux basés sur le locus de la cause finale et invoquent des maximes similaires. Comme il s’agit d’un cas de réfutation de la conclusion, les deux configurations inférentielles sont reliées par un nœud de conflit par défaut au niveau de leurs conclusions finales, ce qui représente une confrontation dialectique. La direction de l’arête de conflit va de la conclusion explicite du réfutateur (I Actually Like Teaching on Zoom) à la conclusion cible reconstruite attribuée à « l’opinion majoritaire » évoquée de manière concessive. Cela reflète la conception séquentielle du schéma de concession et de contre-argumentation et rend compte du rôle de l’adverbe actually. Étant donné que les diagrammes de IAMT peuvent être déconcertants à première vue et qu’un minimum d’exposition est nécessaire pour entraîner l’œil à discerner leur structure, il est utile de zoomer sur la partie du diagramme codant la configuration inférentielle concédée, en utilisant la version codée en couleur du diagramme de la figure 11.
Fig. 11 : Détail de l’argument concédé en (3). Les locutions attestées et les nœuds de proposition correspondants sont en bleu clair, les nœuds d’inférence en vert, le nœud de conflit en rouge, les nœuds illocutoires en jaune et les transitions en violet. La ligne pointillée épaisse met en évidence la configuration inférentielle (équivalent de la structure-Y) de l’argument concédé.
53Bien que toutes les informations des analyses IAT et AMT soient conservées, de nouveaux faits deviennent observables et, surtout, correctement enregistrables dans le nouveau style d’analyse. Si nous examinons la correspondance entre la configuration inférentielle et la structure séquentielle du texte, nous pouvons observer que les deux configurations inférentielles (structures-Y) sont entrelacées. La première locution introduit la conclusion finale du contre-argument, soulignant son caractère oppositif par un marqueur discursif de rupture d’attente (actually). La donnée concédée de l’argument majoritaire suit, comme la seule manifestation directe de l’argument concédé. Les locutions finales présentent la donnée du contre-argument qui soutient la thèse explicite à travers la deuxième configuration inférentielle. Pour cette raison, le diagramme présente la deuxième configuration inférentielle presque à l’envers, avec sa conclusion finale au début de notre petite séquence discursive.
54D’un point de vue inférentiel, nous pouvons observer que les deux configurations inférentielles, pour ainsi dire, ne se rencontrent qu’à l’extrémité de leurs conclusions finales. Suivant Palmieri (2024), nous avons lu la réfutation de la conclusion essentiellement comme une contre-thèse. Cela soulève des questions intéressantes. Comment une contre-thèse peut-elle s’acquitter de son fardeau de défaire l’argument existant ? Si nous examinons la configuration inférentielle des deux arguments, nous constatons qu’ils ne sont pas totalement indépendants : ils exploitent le même locus, avec des maximes inverses, tout en faisant appel à des endoxa différents mais comparables. Il est clair que l’argumentateur ne s’engage pas ouvertement dans une remise en cause de la suffisance de l’argument concédé, mais le parallélisme peut y faire allusion : il ne suffit pas de ne considérer qu’un seul type d’effet positif.
55La représentation complète de IAMT de l’exemple (4) implique pas moins de quatre configurations inférentielles, comme on peut le déduire de la reconstruction plus simple de la figure 8. Par souci de clarté, nous présentons à la figure 12 une version abrégée, où seules les configurations inférentielles rejetant les inférences (undercut) et des inférences rejetées (undercutting inferences) sont entièrement explicitées en IAMT
Fig. 12 : Analyse IAMT de l’exemple (3). La ligne pointillée épaisse met en évidence la configuration inférentielle (équivalent de la structure-Y) de l’argument concédé. [ La carte OVA de cette analyse est disponible en ligne à l’adresse https://www.aifdb.org/argview/33256 ( selectionner “Edit with OVA+” dans le menu en haut à droite ) ].
56Dans l’exemple (3), nous avons un exemple clair de rejet du caractère suffisant de l’argument concédé. Le schéma de IAMT le représente comme une inférence basée sur le locus des alternatives – un locus typiquement rencontré en association avec le locus de la cause finale, dont la conclusion est en conflit avec la maxime de l’argumentation rejetée, jugée insuffisante pour justifier la conclusion.
57Dans cet article, nous avons exploré les avantages et les limites des méthodes cartographiques de l’argumentation orientées vers l’annotation et la reconstruction pour la tâche de schématisation des contre-arguments, en accordant une attention particulière aux patrons de concession et de contre-argumentation dans le discours monologique. En particulier, nous avons cherché à mettre en évidence les points forts et les faiblesses complémentaires de IAT et de AMT, et à montrer les raisons qui suggèrent leur intégration dans un style de cartographie combiné. Dans la dernière partie de l’article, nous avons présenté et appliqué une première esquisse de IAMT en tant que méthode combinée.
58Cette approche n’en est manifestement qu’à ses débuts et doit être affinée en l’appliquant à un ensemble varié d’exemples authentiques. Il s’agit également d’un style d’analyse à haute résolution, très détaillé, dont l’applicabilité est limitée à des collections de courts passages argumentatifs extraits d’un corpus plus large en vue d’une analyse approfondie de certains phénomènes.
- 4 Les analyses de IAMT des exemples (3) et (4) sont disponibles dans le référentiel AIFdb, respective (...)
59Malgré ces limites, IAMT représente la première approche du codage normalisé des analyses de type AMT dans un langage formalisé, lisible par machine, basé sur l’Argument Interchange Format et la plate-forme OVA pour la visualisation des arguments, permettant le stockage4, la récupération et la comparaison des passages analysés en leur configuration inférentielle et la création de collections croissantes d’exemples comparables ciblant des loci spécifiques, des patrons rhétoriques et argumentatifs spécifiques, des marqueurs discursifs spécifiques ou d’autres indicateurs argumentatifs. Cela semble être un développement prometteur pour l’étude empirique des schèmes d’argument en interaction avec les phénomènes micro-discursifs dans la perspective théorique de AMT.