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1Dans une conversation en 2019 entre le commentateur politique conservateur Ben Shapiro, connu pour ses talents d’argumentation, et le rappeur britannique Zuby, Shapiro a présenté l’argument suivant :
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À mon avis et selon mon père, théoricien de la musique qui a fait des études musicales, la musique comporte trois éléments : l’harmonie, la mélodie et le rythme, et le rap ne remplit qu’un seul de ces critères, celui du rythme. Il n’y a pas beaucoup de mélodie et il n’y a pas beaucoup d’harmonie. Il s’agit donc, en réalité, essentiellement d’un rythme parlé, et ce n’est donc pas une forme de musique, mais une forme d’expression rythmique. Au-delà de ma subjectivité, qui fait que je n’apprécie pas beaucoup le rap, ce que j’ai dit précédemment, c’est que ce n’est pas de la musique. Alors dites-moi pourquoi j’ai tort2.
2Shapiro présente ce qui semble être un argument déductif valable. Il affirme que l’harmonie, la mélodie et le rythme sont des conditions nécessaires pour qu’une chose soit considérée comme de la musique, et affirme que le rap en manque deux, concluant ainsi que le rap n’est pas de la musique. Selon les règles structurelles de la logique, cet argument peut être réfuté soit en contestant sa prémisse fragile selon laquelle ces trois éléments sont des conditions nécessaires à la musique, soit en contestant l’affirmation selon laquelle le rap ne remplit pas ces trois conditions. Dans sa réponse, Zuby soutient que le rap a bien une mélodie, ne réfutant donc pas entièrement l’argument de Shapiro. Mais ce type d’analyse rend-il pleinement compte de la signification de ce débat ?
- 3 Cette idée a pris une tournure ironique lorsque Shapiro lui-même s'est récemment produit de manière (...)
3Les commentaires Twitter contestant l’argument de Shapiro ont mis en évidence diverses sophismes. Par exemple, Daniel C. Trocs a commenté : « C'est juste un type ringard [...] nous connaissons tous la profondeur et l’impact du rap [...] », démontrant à la fois une attaque ad hominem (attaquant le caractère de Shapiro) et une attaque ad populum (faisant appel à l’opinion populaire sur le rap). Une autre réponse de Will a démontré un sophisme qui mérite une attention particulière : « Du blues au jazz, en passant par le rock’n roll, le hip hop et le rap, l’Amérique blanche a toujours dit que la musique noire n’était pas de la vraie musique, puis s’est immédiatement retournée et l’a volée pour se l’approprier. »3 Formellement, il s’agit d’une diversion fallacieuse plutôt que d’une réfutation directe de l’argument de Shapiro, car elle vise ses intérêts culturels sous-jacents, ainsi « empoisonnant le puits » et rejetant la légitimité de Shapiro à débattre du rap. Cependant, elle fournit un contexte important, en inscrivant la discussion dans une critique plus large des préjugés raciaux et en résistant à la réduction d’une question sociopolitique à des termes musicologiques étroits et techniques. Alors que Shapiro renvoie la charge de la preuve à son interlocuteur (« alors dites-moi pourquoi j’ai tort »), le commentaire la lui renvoie, refusant de s’engager sur son terrain. Cette approche ne respecte pas les règles d’une argumentation valide, mais elle n’en reste pas moins pertinente : elle met en évidence le fait que l’argumentation de Shapiro repose sur un appel étroit à la pureté de la définition et, en se concentrant uniquement sur la valeur de vérité, elle néglige les dimensions sociales et culturelles plus profondes inhérentes au débat.
4Cet exemple, qui ouvre un cours d’argumentation de premier cycle discuté ici, illustre la difficulté d’évaluer les arguments et d’identifier les sophismes en termes logiques formels et informels. Considérer les sophismes comme des lacunes prédéfinies revient souvent à ne pas tenir compte du contexte dans lequel les arguments s’inscrivent, en d’autres termes, à passer à côté de l’essentiel. Lorsque les sophismes sont traités comme de simples erreurs logiques, ils conduisent à se concentrer exclusivement sur des notions binaires de vérité et de fausseté, de preuve et de réfutation, en négligeant la complexité et l’ambiguïté qui caractérisent l’argumentation dans la pratique, dans divers domaines tels que les débats culturels et politiques.
5Le cours propose une approche alternative : plutôt que d’enseigner aux étudiants à appliquer des règles normatives fixes aux débats publics, il les encourage à reconsidérer continuellement ces règles à la lumière des contextes spécifiques dans lesquels les arguments se développent. Il souligne que ce qui peut sembler fallacieux sur le plan formel peut néanmoins avoir une pertinence rhétorique ou discursive, mettant en évidence l’importance du contexte, qui résiste à toute réduction à des critères rigides et a priori. Dans le même temps, le cours n’abandonne pas complètement le vocabulaire des sophismes. Il approfondit plutôt leur utilisation à travers des pratiques collaboratives qui mettent en avant les perspectives et la diversité interprétative des étudiants, tout en maintenant un engagement commun envers des normes critiques et un jugement raisonné.
6Au cours des dernières décennies, le concept de sophisme a fait l’objet d’un examen minutieux. Certains théoriciens de l’argumentation ont exprimé un fort ressentiment à l’égard de la méthode des sophismes, certains allant même jusqu’à douter que l’argumentation doive inclure l’enseignement des sophismes (Hamblin 1970, Finocchiaro 1981, Massey 1981, Hitchcock 1995, 2017, 2023, Hundleby 2010, Boudry et al. 2015, Blair 2023). Certains opposants à l’enseignement des sophismes commencent leur argumentation en reconnaissant que l’enseignement et l’apprentissage des sophismes peuvent être agréables et facilement satisfaisants tant pour les étudiants que pour les enseignants, mais rejettent rapidement ce sentiment comme un écran superficiel masquant un manque de rigueur (Hitchcock 2017 [1995] : 401, Hundleby 2010 : 279). La catégorie des sophismes est critiquée pour présenter une façade attrayante qui cache des lacunes intellectuelles, notamment les affirmations selon lesquelles la catégorie des sophismes est dépassée, que les sophismes sont rares dans le discours réel, qu’ils n’ont pas de sens hors contexte et qu’ils favorisent une argumentation polarisante. Boudry et al. (2015) concluent leur ouvrage par l’affirmation virulente que le terme même de « sophisme » est nuisible, affirmant que « nous devons nous débarrasser de cet arsenal dépassé » (453).
7Si certaines critiques des sophismes sont convaincantes, je plaide pour leur maintien dans l’étude de la rhétorique et de l’argumentation dans l’enseignement supérieur, suggérant que malgré leurs limites, ils restent des outils pédagogiques précieux. Comme le souligne Ruth Amossy (2021 : 13, 2023 : 259), plutôt que de chercher à condamner ou à « censurer » les sophismes d’un point de vue logique, l’analyse rhétorique vise à explorer leurs fonctions discursives, sans nécessairement aspirer à des modèles idéaux de communication ou de persuasion. De cette manière, l’enseignement des sophismes passe d’un exercice doctrinal à un moyen de développer les compétences analytiques et la pensée critique. Dans cette perspective, les arguments supposés fallacieux doivent être abordés avec la même rigueur analytique que les arguments non fallacieux, en particulier dans des contextes pratiques tels que le discours quotidien, le débat politique et l’élaboration des politiques, où les dichotomies telles que vérité/fausseté et preuve/réfutation s’avèrent souvent inadéquates. Ce qui est formellement qualifié de fallacieux dans de tels contextes revêt souvent une force argumentative importante.
8En réponse au paradigme de l’éducation anti-fallacieuse, je discute des conditions dans lesquelles l’enseignement des sophismes peut être pédagogiquement productif, en m’appuyant sur une étude de cas d’un cours universitaire et d’un projet de sciences humaines publiques lancé à l’université de Tel Aviv, qui pratique la participation active et la collaboration des étudiants. Si les avantages des approches collaboratives de l’argumentation ont été largement explorés (Veerman et al. 2002, Schwarz et Baker 2017), ces travaux n’abordent généralement pas directement les sophismes. La présente étude propose d’étendre des principes similaires à l’enseignement des sophismes, en s’appuyant sur des recherches en éducation computationnelle collaborative qui traitent explicitement des arguments et des sophismes (Diana et al. 2017, Mayweg-Paus et al. 2021). Des contributions plus récentes soulignent le regain d’urgence de l’enseignement des sophismes, en particulier à la lumière du tournant informationnel et de la montée du populisme mondial (Hiba 2020, Hruschka et Appel 2023). Néanmoins, comme le montre le récent numéro spécial sur les sophismes dans Argumentation (2023), le paradigme anti-sophisme reste influent parmi les spécialistes de l’argumentation, jetant un regard critique sur les efforts pédagogiques visant à réintroduire les sophismes dans les programmes d’enseignement.
9Je commence par cartographier et analyser les principales critiques de la catégorie des sophismes, puis je me tourne vers le cours universitaire qui répond à ces critiques à travers un modèle pédagogique collaboratif. Ce cours remet en question le paradigme de l’éducation anti-fallacies en montrant comment une approche participative et sensible au contexte peut répondre à des objections courantes et, dans certains cas, les réfuter. Je soutiens que lorsque les appels des critiques à enseigner les fallacies dans leur contexte sont intégrés à un raisonnement collaboratif, à l’enseignement par les pairs, à une pratique continue et à un retour d’information, le concept de fallacy peut devenir un outil puissant pour enseigner l’argumentation et favoriser un engagement critique dans le discours public. Je suggère également que les aspects ludiques et souvent amusants de l’apprentissage des sophismes ne doivent pas être considérés comme des distractions superficielles, mais plutôt comme des atouts pédagogiques pouvant favoriser un développement intellectuel significatif.
10Dans son sens le plus large, un sophisme est généralement définie comme une faille dans le raisonnement qui rend un argument invalide, faible ou trompeur, même s’il semble convaincant. Traditionnellement, les sophismes sont divisées en sophismes formels, qui sont des violations de la structure logique, et en sophismes informels, qui concernent le contenu, la pertinence ou l’utilisation contextuelle (Copi et Cohen 2005, Walton 1995). L’approche conventionnelle de l’enseignement des sophismes trouve ses racines dans la rhétorique et la logique classiques, où ils étaient considérés comme des erreurs courantes de raisonnement que les étudiants devaient apprendre à identifier et à éviter (Hamblin 1970 : 12-49). Cette pédagogie consiste généralement à présenter aux étudiants une taxonomie des sophismes, accompagnée d’exemples brefs, souvent inventés, puis à leur demander de classer et de nommer ces erreurs argumentatives. L’objectif a toujours été de cultiver la vigilance logique et la précision rhétorique. Cependant, l’ouvrage influent de Charles Hamblin, Fallacies (1970), a lancé une critique fondamentale de cette tradition, arguant que les listes standard de sophismes étaient philosophiquement incohérentes et pédagogiquement dépassées. Douglas Walton (1995), Trudy Govier (1985) et d’autres ont en outre souligné que cette méthode traite souvent les sophismes comme des catégories fixes plutôt que comme des schémas de raisonnement sensibles au contexte. Si le modèle traditionnel continue d’influencer les manuels et les programmes scolaires, ses limites suscitent de plus en plus d’appels à la réforme, en particulier parmi les spécialistes de la logique informelle et de la théorie de l’argumentation.
11Je divise les critiques de l’enseignement de l’argumentation par le biais des sophismes grosso modo en quatre catégories, qui se recoupent à certains égards. Deux d’entre elles, « Les sophismes sont une catégorie aléatoire et dépassée » et « Les sophismes ne sont pas courants dans le discours de la vie réelle », sont relativement faciles à contester. Les deux autres, « Les sophismes favorisent une discussion hors contexte » et « La catégorie des sophismes favorise un paradigme antagoniste », soulèvent des préoccupations importantes qui doivent être examinées avec soin. Dans les paragraphes qui suivent, je présente chacune de ces critiques. Dans la section suivante, je présente l’approche alternative développée dans le cours en question, qui répond directement à ces objections.
12La critique la plus générale de la catégorie des sophismes remet en question sa validité même, arguant qu’elle est arbitraire et dépassée, et donc limitée dans l’enseignement de l’argumentation. Les critiques soulignent que la taxonomie des sophismes est incohérente, combinant des éléments qui se chevauchent et ne sont pas exclusifs. Par exemple, le sophisme de la pente glissante recoupe souvent l’appel à la peur, et l’argument ad hominem peut coïncider avec l’homme de paille, ce qui rend difficile de déterminer s’il s’agit de sophismes distincts ou de variantes rhétoriques d’un même procédé. De plus, les listes de sophismes ne parviennent pas à recenser toutes les failles argumentatives, car « toutes les erreurs dans l’argumentation ne sont pas baptisées sophisme et ne reçoivent pas un titre » (Hundleby 2010 : 281). Certains affirment que cette catégorie persiste principalement en raison de la tradition rhétorique plutôt que de la rigueur analytique (Hitchcock 2017 : 403, Hundleby 2010 : 280). Dans « The Fallacy Behind Fallacies », Massey décrit cette catégorie comme « un mélange de “sophisms” individualisés par un accident historique et parfois liés uniquement par le fait qu’ils portent une étiquette péjorative commune » (1981 : 489). D’autres critiquent même l’utilisation continue de noms latins, les qualifiant d’aliénants et de trop académiques (Hitchcock 2017 : 406), bien que Hundleby note qu’ils permettent également aux étudiants de « montrer leur éducation en glissant un peu de latin dans la conversation » (2010 : 283). En fin de compte, Hitchcock soutient que « les étiquettes de sophismes ne sont pas nécessaires à l’exercice de la pensée critique ; tout ce qui peut être dit à l’aide de ces étiquettes peut être dit sans elles, et en général, de manière plus claire » (2017 : 406). Cependant, comme nous le verrons, lorsque les sophismes ne sont pas traités comme des règles rigides mais comme des outils heuristiques, ils peuvent encore offrir une valeur pédagogique, servant de points d’entrée conceptuels vers des questions centrales de l’argumentation.
13Une deuxième critique importante soutient que les sophismes ne sont pas saillants dans le discours réel. Comme le note Hitchcock, « la plupart des sophismes de la liste traditionnelle ne sont pas très courants » (2017 : 405). Les critiques suggèrent que cette rareté explique pourquoi les manuels scolaires s’appuient souvent sur des scénarios artificiels, brefs et extrêmes (Finocchiaro 1981 : 14, Boudry et al. 2015 : 435). Ce point mérite d’être souligné, car la rareté perçue des sophismes est un argument central contre leur valeur pédagogique : si les sophismes sont rares, pourquoi les enseigner ? Cela soulève toutefois une question cruciale : est-ce l’absence de sophismes dans la vie réelle qui rend les exemples des manuels scolaires pauvres en contenu, ou est-ce pauvreté de ces exemples qui donne l’impression que les sophismes sont rares ? Boudry et al. (2015 : 432), comme d’autres, fondent leur affirmation sur l’absence d’exemples convaincants tirés du monde réel dans les manuels d’argumentation, concluant que de tels exemples n’existent peut-être pas. Cependant, comme nous le verrons, le recours à des cas fictifs n’indique pas nécessairement que les sophismes sont rares dans la pratique. Le problème réside peut-être plutôt dans les modèles pédagogiques traditionnels qui privilégient les illustrations artificielles au détriment du discours authentique – une préoccupation qui devient encore plus évidente dans la critique suivante, à laquelle il est possible de répondre en mettant l’accent davantage sur les cas réels dans l’enseignement.
14Une troisième critique, peut-être la plus centrale, soulevée par les opposants à la catégorie des sophismes est qu’elle favorise une approche non-contextuelle de l’argumentation. Les détracteurs soulignent que la plupart des manuels s’appuient sur des cas courts et artificiels qui ne reflètent pas la complexité des arguments présentés. Les sophismes sont souvent traités comme des réponses fixes plutôt que comme des questions ouvertes, ce qui encourage une mentalité de « piégeage » dans laquelle les étudiants apprennent à repérer les erreurs plutôt qu’à s’engager de manière critique dans le contexte. Cette approche implique généralement des exemples brefs et artificiels et ce que Hundleby appelle des « jeux consistant à épingler le sophisme dans l’argument » (2010 : 292), sans tenir compte de l’ambiguïté interprétative. Le problème vient du terme « sophisme » lui-même, qui présuppose un jugement normatif, présentant certaines formes argumentatives comme fondamentalement erronées, quel que soit le contexte (Boudry et al. 2015 : 434). En revanche, des travaux récents soulignent que les sophismes ne sont pas toujours des erreurs : cette étiquette révèle souvent peu de choses sur la légitimité réelle d’un argument, et de nombreux schémas dits fallacieux peuvent être appropriés dans des contextes rhétoriques spécifiques (Hundleby 2010 : 279, Aikin et Casey 2011 : 104, Hitchcock 2017 : 403). Si tel est le cas, une question légitime se pose : pourquoi enseigner les sophismes ?
15De plus, Hundleby soutient que l’utilisation d’exemples courts « extraits de leur contexte dialectique » crée un environnement contrôlé pour les enseignants, réduisant ainsi la charge de la preuve qui incombe à ceux qui allèguent un sophisme (2010 : 290). Cette approche favorise une attitude autoritaire, dans laquelle les enseignants évitent les situations où les interprétations des étudiants suggèrent des sophismes différents ou remettent en question la classification d’un argument comme fallacieux. Hundleby suggère que cette dynamique affecte particulièrement les enseignants socio-économiquement marginalisés, tels que les enseignants à temps partiel, les femmes et les personnes de couleur, qui doivent rapidement affirmer leur autorité tout en maintenant l’engagement des étudiants afin de conserver leur rôle, souvent au détriment de processus pédagogiques approfondis (ibid. : 293). Elle affirme en outre que favoriser un dialogue ouvert, qui nécessite plus de temps de réflexion, expose les enseignants à la critique et au défi de mener des discussions complexes (299). Si cet argument peut être contesté – car le maintien d’une identité enseignante hégémonique peut également nécessiter une position autoritaire – l’argument central demeure : la méthode des sophismes risque de devenir autoritaire lorsqu’elle est présentée comme un cadre normatif fixe avec des exemples hors contexte.
16Comme le soulignent tous les détracteurs des sophismes, l’un des principaux défis pour développer une compréhension contextuelle des sophismes réside dans l’absence de critères clairs permettant de déterminer quand un sophisme potentiel devient fallacieux. Des efforts ont été faits pour établir des critères d’évaluation de la pertinence des prémisses (Govier 1985 : 116-177) et du caractère raisonnable des discussions critiques (Van Eemeren 2018 : 53-58). Si ces critères fournissent des lignes directrices utiles dans certains cas, ils restent incomplets dans d’autres. Par exemple, un appel à l’autorité n’est pas intrinsèquement fallacieux si les références de l’autorité sont fiables et certifiées et si les débatteurs n’ont pas eux-mêmes un accès raisonnable aux informations pertinentes (Walton 2008 : 219). Cependant, la détermination de la fiabilité nécessite toujours une décision ad hoc dans chaque cas, ce qui montre que cette catégorie dépend du contexte plutôt que d’être intrinsèquement fallacieuse. Les méthodes formelles d’évaluation des sophismes sont également intrinsèquement aveugles aux préjugés sociaux (Hundleby 2023 : 285) et ne tiennent pas pleinement compte des questions contextuelles, comme l’illustre la discussion précédente sur l’argument de Ben Shapiro.
17L’approche pragma-dialectique de Van Eemeren et al. (1995, 2018, 2023) vise à contrer la décontextualisation des sophismes en les situant dans un cadre dialectique et en établissant des normes pour une discussion raisonnable. En analysant les débats publics et interpersonnels, cette approche offre une alternative à l’évaluation isolée des sophismes, en proposant des étapes claires et des critères rigoureux pour évaluer les arguments fallacieux. Cependant, alors que la pragma-dialectique part du principe que les débats peuvent être résolus en suivant des règles et des critères donnés, de nombreux sophismes contemporains apparaissent en dehors de ces cadres de discussion idéaux. Les commentaires en ligne et les discussions sur les réseaux sociaux, qui dominent aujourd’hui l’exposition des étudiants de premier cycle à l’argumentation, créent souvent un discours fragmenté qui s’écarte des conditions idéales de la pragma-dialectique pour une communication raisonnée. Néanmoins, ces espaces discursifs génèrent fréquemment des sophismes qui méritent notre attention, en particulier dans les contextes populistes qui façonnent le débat public. Comme nous le verrons, une pédagogie fondée sur l’interprétation contextuelle et collaborative permet d’examiner les sophismes comme des problèmes potentiels, sans présumer qu’il s’agit d’erreurs définitives qui font obstacle à l’accord ou violent les normes idéales de communication.
18La dernière critique, et peut-être la plus difficile, est que la méthode des sophismes favorise un paradigme antagoniste, qui met l’accent sur les aspects conflictuels et polarisants de l’argumentation. La « méthode antagoniste », comme le soutient Hundleby, pousse les arguments vers des oppositions extrêmes, conduisant les conversations à des disputes, négligeant les possibilités de réparation des arguments et limitant les conditions du dialogue (2010 : 289, 293). Même si les arguments fallacieux sont courants dans le discours public, comme nous le verrons plus loin, leur priorité par rapport à des formes d’argumentation moins conflictuelles et manipulatrices risque de marginaliser d’autres approches. Hundleby prolonge cette critique en suggérant que l’éducation aux sophismes renforce les identités privilégiées, car les personnes issues de groupes marginalisés ou ayant un niveau d’éducation moins élevé sont particulièrement confrontées aux défis posés par la méthode contradictoire. Elle soutient que les normes oppositionnelles – en particulier celles associées à la masculinité dans le Nord global – dominent l’argumentation, favorisant le raisonnement contradictoire tout en excluant les approches alternatives (2010 : 296). Cependant, la nature contradictoire des débats publics qui incluent des sophismes ne signifie pas que la pédagogie qui les entoure doive également être contradictoire, comme le soulignent Bailin et Battersby (2021), et comme je le démontrerai dans la section suivante.
19Comme illustré, la pédagogie des sophismes présente des écueils notables et suscite de lourdes critiques. Cependant, je soutiens que ces critiques ne démontrent pas nécessairement que les sophismes sont inutiles ou nuisibles dans l’enseignement de l’argumentation. Elles incitent plutôt les éducateurs à développer des méthodes plus efficaces et plus sensibles au contexte pour les enseigner. Cette section présente une telle méthode, qui vise à répondre de manière constructive aux critiques dominantes.
- 4 Le cours a été conçu en collaboration avec Guy Shapira, assistant d’enseignement, qui a également a (...)
20« Rhétorique quotidienne : arguments et sophismes » a été lancé en mars 2020 sous la forme d’un atelier en ligne basé sur la pratique continue et le retour d’information. Destiné aux étudiants de premier cycle en sciences humaines et sciences exactes de l’université de Tel Aviv, dont la plupart n’ont aucune formation en argumentation, le cours vise à enseigner les concepts fondamentaux et les compétences analytiques nécessaires pour évaluer les arguments dans des contextes privés, publics et scientifiques4. Il combine une introduction théorique et une mise en pratique, offrant une formation intensive et un retour d’information continu à une quarantaine d’étudiants par semestre. Le cours est structuré en deux parties : une section introductive présentant les concepts fondamentaux de l’argumentation à travers des exemples tirés du discours public, et une section pratique dans laquelle les étudiants participent à des discussions en petits groupes. Ces groupes analysent des éditoriaux et des commentaires publics, fournissent des commentaires à leurs pairs et bénéficient des conseils des enseignants.
21Tout au long du cours, les étudiants contribuent au site web kshalim.com, créé par l’équipe du cours et dédié à la documentation des sophismes (appelés « kshalim » en hébreu). Le site web présente environ quarante sophismes : certains proviennent de listes traditionnelles (par exemple, ad hominem, ad verecundiam, ad populum), d’autres impliquent des prémisses potentiellement fallacieuses (par exemple, post hoc ergo propter hoc, appel à la tradition), et plusieurs sophismes répandus dans le discours local, tels que ad Hitlerum – un argument qui établit des analogies avec Hitler ou les nazis. Le cours adopte une conception large des sophismes, englobant un large éventail de phénomènes discursifs susceptibles de perturber l’argumentation de fond. Les étudiants apportent des exemples concrets de sophismes tirés du discours public, qui sont débattus dans des groupes en ligne et font l’objet de commentaires de la part de l’équipe enseignante. Une sélection d’exemples est publiée sur le site web collaboratif, où les étudiants sont également invités à proposer de nouvelles entrées et définitions. Outre son utilité pour les travaux en classe, le site web – le premier en hébreu à offrir une présentation aussi complète des sophismes informels – est ouvert au public pour commentaires et contributions. En mars 2025, il comptait 69.021 vues et était largement utilisé comme outil pédagogique dans le milieu éducatif et par le grand public, remplissant ainsi son rôle de projet d’humanités publiques.
22La structure collaborative du cours comporte donc trois dimensions clés. Premièrement, il favorise l’analyse collaborative en groupe impliquant une négociation interprétative, ou ce que Reznitskaya et al. (2009) appellent le « raisonnement collaboratif ». Ici, le raisonnement devient à la fois l’objet et la méthode de réflexion, créant un engagement de second ordre : raisonner sur le raisonnement. Deuxièmement, les étudiants cocréent un lexique en ligne des sophismes en recherchant de manière indépendante des exemples, en les analysant dans le cadre de discussions entre pairs et en les affinant grâce à des commentaires, en s’appuyant sur les atouts pédagogiques de l’enseignement guidé par les pairs (Tullis et Goldstone 2020). Troisièmement, le cours favorise l’interaction avec le grand public, en invitant des participants externes à contribuer et à commenter le contenu évolutif du site.
23Si les approches collaboratives et contextuelles sont de plus en plus courantes dans l’enseignement général de l’argumentation, elles restent sous-utilisées dans l’enseignement des sophismes. La section suivante montre comment cette structure répond directement aux quatre principales critiques de l’enseignement des sophismes et plaide en faveur de leur maintien dans l’enseignement de l’argumentation.
24Pour répondre à la première critique mentionnée plus haut, selon laquelle les sophismes sont des catégories aléatoires et dépassées, une approche collaborative et contextuelle considère la liste des sophismes comme un guide ouvert et flexible plutôt que comme un ensemble de règles fixes. Les détracteurs supposent souvent que les enseignants présentent la liste traditionnelle des sophismes comme un inventaire sacro-saint et normatif d’erreurs. Cependant, les enseignants ne sont pas tenus d’approuver sans réserve tous les sophismes classiques, et ils ne le font souvent pas. Ils peuvent donner la priorité à ceux qui sont les plus pertinents pour le discours actuel et, plus important encore, amener les étudiants à négocier la valeur et l’application de ces concepts. L’essentiel n’est pas que certains sophismes puissent sembler dépassés, mais plutôt que beaucoup d’entre eux restent d’une pertinence frappante dans le discours public contemporain. Dans le cours examiné ici, les sophismes ne sont pas présentés comme une liste unifiée et définitive d’interdits, mais comme un ensemble préliminaire et non-exhaustif d’outils qui peuvent être remis en question, élargis et affinés. De cette manière, le caractère limité et potentiellement dépassé de la liste devient un espace productif pour un dialogue critique et une recherche collaborative.
25La négociation sur la pertinence des sophismes existants est encore enrichie par les efforts des chercheurs et des étudiants pour en identifier ou en formuler de nouveaux. Par exemple, les nouveaux types de sophismes introduits par Van Eemeren et Grootendorst (1995 : 134-144) et Van Eemeren et Garssen (2023 : 171), tels que « déclarer un point de vue sacro-saint » (rendre une position immunisée contre la critique), reflètent le potentiel dynamique de la classification des sophismes. De même, des étiquettes telles que ad feminam (une variante genrée d’ad hominem) mettent en évidence la manière dont les schémas fallacieux recoupent les préjugés sociaux, dirigeant de manière disproportionnée les attaques vers certains groupes – les femmes, dans ce cas (Hundleby 2023 : 285). Au cours, les étudiants proposent souvent de nouveaux types de sophismes tirés du discours réel, qui font ensuite l’objet d’une analyse collaborative : sont-ils redondants ? Se recoupent-ils avec des catégories existantes ? Désignent-ils quelque chose de véritablement nouveau et récurrent ?
26De plus, lorsque les sophismes ne sont pas traités comme des catégories mutuellement exclusives, mais comme des catégories qui se chevauchent et sont dynamiques, ils invitent à des discussions plus nuancées. Un argument fallacieux peut en effet comporter des éléments d’ad hominem ou faire appel à la peur, mais cette hybridité n’invalide pas l’utilité des concepts. Comme tous les concepts, les types de sophismes sont des constructions dynamiques, ouvertes à la contestation et au raffinement. Les examiner dans des contextes réels aide les étudiants à naviguer dans l’ambiguïté et à développer une compréhension plus sophistiquée de la pensée conceptuelle et de la complexité argumentative. Comme le soutiennent Woods et Walton (1989), l’étude des sophismes bénéficie d’une approche basée sur des cas concrets et sensibles au contexte, plutôt que d’une approche qui recherche des définitions rigides ou des critères unifiés. L’affirmation de Hitchcock, mentionnée plus haut, selon laquelle « tout ce qui peut être dit à l’aide de ces étiquettes peut être dit sans elles » (2017 : 406) sous-estime le rôle pédagogique du langage conceptuel dans le développement des compétences critiques. Il est bien sûr possible de critiquer une dépendance excessive à l’autorité sans invoquer le terme « appel à l’autorité ». Pourtant, pour les étudiants novices en matière d’argumentation, ces étiquettes constituent une aide conceptuelle utile, un moyen d’identifier des schémas et des problèmes potentiels sans nécessairement réduire le discours à des jugements simplistes.
27Le cours aborde également la deuxième affirmation présentée précédemment, selon laquelle les sophismes ne sont pas courants dans le discours réel. Notre travail pendant le cours démontre que les sophismes ne sont pas rares, mais en fait assez courants. Le travail collaboratif est essentiel pour établir cette affirmation, car il facilite le raisonnement inductif grâce à la collaboration. Il permet de trouver des exemples dans diverses sources : éditoriaux, discussions sur les réseaux sociaux et même correspondances privées, dont certaines ne sont accessibles qu’à certains participants dans le cadre de leur expérience personnelle. Une fois intégrés, ces exemples constituent une généralisation convaincante. Bien que les étudiants de ce cours ne mènent pas de recherche formelle, ils constituent un corpus afin d’examiner une question de recherche : quelle est la place des sophismes dans notre discours quotidien aujourd’hui ? Ce n’est qu’après avoir retracé plusieurs exemples convaincants que les étudiants peuvent évaluer si ceux-ci étayent suffisamment l’affirmation selon laquelle un certain sophisme n’est pas anecdotique.
28L’un des exemples centraux de Boudry et al. est le sophisme post hoc ergo propter hoc, qu’ils qualifient de rare, en utilisant des généralisations telles que « la plupart des profanes sont conscients de la possibilité d’une simple coïncidence » (2015 : 435). Cependant, les données qui étayent cette affirmation ne sont pas claires. S’il s’agit uniquement de l’intuition des auteurs, celle-ci ne peut prétendre réfuter de manière fiable la fréquence du sophisme propter hoc. Si elle s’appuie sur une inférence inductive à partir de cas connus personnellement des auteurs, elle peut illustrer une généralisation hâtive à partir de preuves anecdotiques. Notre expérience dans le suivi collaboratif des arguments dans le discours public a démontré le contraire : les exemples de post hoc ergo propter hoc sont courants et se retrouvent sous leur forme la plus simple dans de nombreuses discussions en ligne, tant dans un contexte local qu’international. Prenons les exemples suivants, tirés de différents domaines, qui ne sont que quelques-uns parmi les nombreux exemples tirés des travaux des étudiants :
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En mai 2023, Itamar Ben Gvir, membre d’extrême droite de la Knesset (parlement israélien), a appelé à l’assassinat ciblé de terroristes, promettant de boycotter les discussions jusqu’à un changement de politique. Peu après, Israël a tué trois terroristes du Jihad islamique. Des commentateurs de droite, dont le rappeur The Shadow (Ha’tzel), ont attribué cette action à l’influence de Ben Gvir. Cependant, aucune preuve ne permet d’établir un lien de causalité entre sa déclaration et les actions d’Israël, tandis que d’autres preuves soutiennent des explications alternatives, faisant de cette affirmation un exemple clair de fausse causalité visant à renforcer la position politique de Ben Gvir.
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Ces dernières années, le discours conspirationniste international, qui transcende souvent les affiliations politiques et religieuses, s’appuie de plus en plus sur le sophisme propter hoc. Parmi les exemples notables, citons l’affirmation infondée selon laquelle les réseaux cellulaires 5G émettraient des radiations qui affaiblissent le système immunitaire des personnes, entraînant ainsi la pandémie de COVID-19 – une théorie qui déduit à tort un lien de causalité du simple fait que le déploiement de la 5G a eu lieu peu avant l’apparition de la pandémie. Un autre exemple célèbre est la conclusion erronée selon laquelle les vaccins entraîneraient l’autisme, ce qui a conduit de nombreuses personnes, jusqu’à aujourd’hui, à établir un lien entre l’autisme et la vaccination (Gabis et al. 2022).
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En 2024, une astuce alimentaire virale sur TikTok affirmait que le fait de placer le noyau d’un avocat dans l’eau pendant la consommation du fruit permettait de le conserver vert et d’éviter qu’il ne brunisse. Cette suggestion implique un mécanisme causal sans aucun fondement scientifique, mais malgré son caractère manifestement erroné, elle a suscité un vif intérêt et un large soutien populaire.
29Boudry et al. affirment à juste titre qu’« il n’y a rien de mal ou de fallacieux en soi dans le raisonnement a posteriori », car dans certains cas, un événement en entraîne effectivement un autre (2015 : 437), et les locuteurs ne croient pas souvent naïvement à de faux liens de causalité – même si, comme le montrent nos exemples, c’est souvent le cas. Cependant, même lorsque les locuteurs ne sont pas eux-mêmes convaincus, le sophisme est souvent utilisé de manière stratégique et manipulatrice : certains construisent délibérément l’illusion d’une causalité pour faire avancer des revendications démagogiques, comme l’illustre le cas de Ben Gvir. Dans de nombreux cas, les débatteurs exploitent la plausibilité intuitive d’événements séquentiels pour promouvoir des discours populistes, des théories du complot ou l’incitation à la haine contre des personnalités publiques. Détecter de tels cas nécessite plus que l’identification formelle d’un sophisme ; cela exige de prêter attention à la dynamique rhétorique et politique d’où émerge l’argument.
30J’ai mis en évidence l’exemple du propter hoc car il est saillant dans la critique de Boudry et al., mais d’autres sophismes sont également répandus. Un autre exemple présenté par Boudry et al. est l’ad hominem. Ils ont raison d’affirmer que le caractère ou le parcours personnel d’une personne n’est pas nécessairement sans rapport avec la crédibilité de ses arguments. Dans le même temps, ils affirment que « rares sont ceux qui soutiendraient que la fausseté d’une affirmation découle inexorablement du mauvais caractère de celui qui l’avance » (ibid. : 437). Cela n’est, là encore, pas compatible avec les données recueillies par nos étudiants, qui ont relevé de nombreux arguments ad hominem sous leur forme la plus simple.
31Il convient de noter que les critiques les plus virulentes de la pédagogie des sophismes – en particulier celles qui soulignent le manque d’exemples concrets – ont été publiées principalement avant la deuxième décennie du 21e siècle. Depuis lors, le populisme mondial a pris de l’ampleur, les réseaux sociaux sont devenus omniprésents et, s’il est difficile de prouver que les sophismes sont plus fréquents dans le discours public, ils sont certainement plus visibles et plus accessibles. Des ouvrages populaires publiés de manière indépendante, tels que le livre Fallacious Trump: The Donald J. Trump Guide to Logical Fallacies, ainsi que de nombreux autres commentaires accessibles au grand public, sont utilisés pour analyser l’emploi populiste des sophismes dans divers contextes sociopolitiques. Dans le contexte israélien, les termes désignant les sophismes aident à déchiffrer les débats politiques tendus, tels que la réforme controversée du système judiciaire menée par la droite depuis 2023, et fournissent aux étudiants des outils pour analyser les discussions publiques.
32Ces étiquettes sont utiles non seulement dans les cas extrêmes, mais aussi dans les arguments complexes où les sophismes s’entremêlent avec un raisonnement valide, nécessitant une discussion nuancée et contextualisée qui va au-delà d’une simple catégorisation. Cela nous amène à la troisième affirmation, et non des moindres, du paradigme de l’éducation anti-sophistique, selon laquelle la catégorie des sophismes favorise une discussion hors contexte. Afin d’atténuer ce risque, le cours en question suit plusieurs lignes directrices.
33Tout d’abord, plutôt que de prédéfinir certains schèmes argumentatifs comme des sophismes, le cours les traite comme des « sophismes potentiels ». Il est vrai que présenter les sophismes comme tels implique un certain degré de raisonnement circulaire, car le terme « sophisme » est péjoratif par définition. Cependant nous soulignons, tant dans les discussions en classe que sur la page « À propos » du site web, que le caractère fallacieux dépend du contexte. Cette approche préserve la dimension normative de l’analyse traditionnelle de l’argumentation en reconnaissant que certains arguments sont généralement plus solides ou plus justes que d’autres, et que les sophismes peuvent servir d’indicateurs utiles. En même temps, elle évite de présenter a priori les sophismes comme de simples erreurs ou de se concentrer sur leur dénonciation, et privilégie plutôt l’évaluation contextuelle du fonctionnement des arguments et de leurs effets rhétoriques plus larges.
34Deuxièmement, si certains exemples fictifs apparaissent sur le site web pour illustrer des structures de cas distinctes, la plupart des exemples utilisés dans le cours proviennent de discussions réelles. Plutôt que de rechercher des cas extrêmes, les étudiants s’engagent dans diverses formes de commentaires publics, identifiant les sophismes au fur et à mesure qu’ils apparaissent naturellement. L’identification d’un sophisme n’est qu’un point de départ. Les étudiants présentent d’abord leurs exemples en petits groupes en ligne, en fournissant une explication contextuelle écrite, et les exemples sélectionnés sont téléchargés sur le site web. L’équipe du cours fournit ensuite des commentaires écrits sur tous les exemples, qui sont accessibles à tous les étudiants. Le format en ligne, qui utilise des réunions Zoom et des tableaux participatifs, encourage les discussions dynamiques, permettant aux étudiants d’exprimer leurs doutes et de collaborer à l’analyse du contexte. Les cas ambigus sont les bienvenus, ce qui renforce le caractère indicatif de la liste des sophismes, qui n’est pas un cadre strict.
35Troisièmement, en l’absence de critères stricts permettant de déterminer quand un sophisme est problématique et quand il est légitime, en particulier en dehors de conditions de communication idéales, je propose que le seul paramètre cohérent et méthodique pour évaluer les sophismes dans leur contexte réside dans la manière dont nous définissons le contexte lui-même. Une série structurée de questions de discussion aide à mettre en lumière les caractéristiques contextuelles ; cependant, contrairement aux approches structurelles traditionnelles (par exemple, Walton 2008), cette analyse doit également rester attentive aux dynamiques discursives et de pouvoir qui encadrent l’échange. Les questions-clés portent non seulement sur qui parle et à qui, quelles sont les prémisses et les conclusions des deux parties, et quel débat plus large sous-tend la discussion actuelle, mais aussi sur quelles connaissances communes et croyances partagées établissent des prémisses cachées, et comment les engagements doxiques façonnent les biais implicites dans l’argumentation. Dans notre cours, ces questions servent de lignes directrices analytiques, favorisant la sensibilité à chaque cas individuel et encourageant un débat ouvert entre les étudiants sur l’ambiguïté interprétative. Ainsi, l’absence de critères fixes ne rend pas la méthode des sophismes imparfaite ou futile, mais offre au contraire une opportunité pédagogique de démontrer l’importance de l’analyse contextuelle, en montrant qu’un argument contenant un sophisme potentiel peut être valide, plausible ou juste dans un contexte et fallacieux dans un autre. Cela va dans le sens de l’appel lancé par Womack (2015) en faveur d’un passage « de la logique à la rhétorique », qui privilégie la discussion ouverte plutôt que les catégories logiques rigides, ainsi que de l’approche de « l’argumentation rhétorique » proposée par Kock et Lantz (2023), qui met l’accent sur le raisonnement pratique dans lequel le contexte joue un rôle central.
36Présenter une discussion contextuelle des erreurs est sans aucun doute une tâche difficile pour les étudiants. Les exemples hors contexte sont tentants et apparaissent fréquemment dans leurs travaux, en particulier au début du cours. Cependant, après plusieurs semaines de révision par les pairs et de commentaires continus, la plupart des étudiants montrent une amélioration significative dans la profondeur et l’intégration contextuelle de leur analyse. Une limitation majeure du Guide des sophismes est que ces discussions nuancées en classe restent inaccessibles au public et ne sont pas pleinement reflétées dans le manuel en ligne. Ce dernier ne présente que des exemples résumés plutôt que les discussions plus larges qui les entourent, ne capturant qu’une partie du processus intellectuel impliqué dans l’enseignement des sophismes. Pour pallier cela, des liens externes vers les textes originaux sont souvent inclus, permettant aux lecteurs d’examiner le contexte de manière indépendante et de se forger leur propre opinion. Comme le note Hundleby (2010 : 286), la « technique taxinomique » de présentation des erreurs est intrinsèquement restrictive, et la question de la décontextualisation ne peut être abordée que lorsque ces taxinomies s’accompagnent d’une discussion guidée continue.
37Enfin, l’approche du cours atténue la critique centrale selon laquelle la méthode qui consiste à détecter des sophismes favorise un paradigme antagoniste. Lorsqu’elle s’inscrit dans un cadre collaboratif, l’éducation aux sophismes peut favoriser un dialogue productif plutôt qu’une condamnation unidimensionnelle ou une rhétorique polarisante. Elle peut offrir une alternative aux polémiques fallacieuses en amplifiant la diversité des perspectives et en soulignant la valeur du raisonnement collaboratif et de l’échange dialectique. En d’autres termes, il existe une différence substantielle entre le matériel polémique et polarisant que les étudiants peuvent analyser et la méthode pédagogique utilisée pour l’examiner, qui repose sur une coopération productive, mais toujours critique et argumentative.
38De plus, l’analyse des sophismes peut servir d’outil pour remettre en question les discours marginalisants, plutôt que de les renforcer, comme le soulignent certaines des critiques susmentionnées. Elle est particulièrement efficace pour déconstruire les arguments socialement polarisants et racistes et peut être utilisée par les militants pour la justice sociale, comme le note Hundleby elle-même (2023 : 282-284). Au cours de la dernière décennie, des plateformes telles que ContraPoints, lancée en 2016 par la youtubeuse transgenre Natalie Wynn, ainsi que de nombreux autres comptes sur les réseaux sociaux, ont disséqué les sophismes inhérents aux discours homophobes, transphobes et racistes, reprenant ainsi le contrôle sur la manière dont les sophismes sont formulés et appliqués. Ces plateformes combinent souvent humour, espièglerie et narration carnavalesque avec une analyse détaillée et rigoureuse. Comme le soutient Amossy (2021), les discours et les polémiques axés sur le dissensus peuvent promouvoir la pensée critique et démocratique, faisant progresser la justice sociale sans nécessairement viser le consensus ou la réparation des arguments.
39Enseigner les sophismes de manière non oppositionnelle, collaborative et axée sur la communauté s’inscrit dans la dimension civique du cours en question. Comme indiqué, le site web du cours est une ressource publique, utilisée par des établissements d’enseignement, des éducateurs indépendants et des forums publics. Les diplômés du cours déclarent appliquer les connaissances acquises pour faire progresser le discours civique : certains ont créé des plateformes de discussion fondées sur ses principes, dans le but de contrer les chambres d’écho et de favoriser un dialogue persuasif en réponse aux divisions sociales profondes en Israël. Une autre étudiante a partagé une application non-conventionnelle du cours, en l’utilisant dans son travail bénévole auprès d’ONG qui soutiennent des personnes en détresse psychologique. Elle a expliqué que l’analyse des arguments et l’identification des sophismes l’avaient aidée à reconnaître que les raisonnements erronés découlaient souvent d’une vision étroite, où les individus se sentaient piégés dans leur souffrance. En comprenant la logique erronée qui sous-tendait leurs conclusions, elle a pu les orienter vers d’autres perspectives et des modes de pensée plus constructifs. Cet exemple montre que, tout en reconnaissant et en identifiant les sophismes comme des problèmes potentiels, l’éducation aux sophismes peut également faciliter la réparation et la prise en charge.
40En tant que projet d’humanités publiques, le manuel en ligne sur les sophismes fait le pont entre le discours académique et l’engagement du public. En offrant un accès au site web à des fins diverses et en encourageant les diplômés à diffuser des connaissances contextuelles, il favorise les échanges entre les sphères académique et publique. Bien qu’il existe de nombreuses ressources sur les sophismes en anglais, il est utile de s’adresser au public dans sa langue et d’utiliser des exemples culturellement pertinents. Contextualiser l’étude des sophismes implique non seulement de prendre en compte le contexte immédiat des discussions, mais aussi de comprendre le contexte plus large des cultures et des langues. Ainsi, la nature antagoniste perçue des études sur les sophismes n’est pas inhérente, mais relève d’un choix pédagogique qui peut être remplacé par des approches plus constructives.
41Aucun mot à la mode n’a autant imprégné le monde de l’éducation ces dernières années que « pensée critique ». Si elle constitue un point de départ essentiel à tout processus intellectuel, la version simpliste de la « pensée critique », comme l’ont souligné de nombreux auteurs, est également susceptible d’être exploitée à des fins sceptiques et peut même conduire à une pensée conspirationniste (Sutton 2020, Douglas et Sutton 2023). La pensée libre ou indépendante, comme le démontrent Lantian et al. (2021), n’est pas nécessairement synonyme de pensée critique. Il est généralement admis que l’argumentation est étroitement liée à la pédagogie de la pensée critique (Rapanta et Macagno 2016, Rapanta 2019, Ferguson et Bubikova-Moan 2019), bien que la relation précise entre les deux reste floue et ce qui devrait être inclus dans les études sur l’argumentation pour promouvoir la pensée critique fait l’objet d’un débat constant (Sanders, Wiseman et Gass 1994, Andrews 2015, Hasnunidah et al. 2020). Compte tenu de la prévalence croissante de l’argumentation et de la pensée critique, et du débat en cours sur leur signification et leur rôle dans l’enseignement supérieur, il est plus important que jamais d’éviter d’appliquer automatiquement des techniques pédagogiques étiquetées comme telles et de les examiner plutôt avec soin dans des contextes éducatifs réels.
42L’objectif de ce travail était d’examiner la catégorie ancienne des sophismes à la lumière des débats récents sur la pédagogie de l’argumentation. J’ai tenté d’identifier quatre critiques centrales de cette catégorie et de démontrer comment un cours d’argumentation qui a produit un manuel collaboratif en ligne sur les sophismes accessible au public, peut répondre aux défis soulevés par les opposants à l’enseignement des sophismes. Cet enseignement doit respecter les principes suivants, qui répondent aux préoccupations soulevées par les critiques et garantissent que la méthode des sophismes favorise efficacement les compétences de pensée critique :
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Les sophismes ne doivent pas être considérés comme une liste statique et sacro-sainte dérivée uniquement de leurs origines historiques. Ils doivent plutôt être considérés comme des concepts dynamiques qui peuvent être mis à jour et négociés avec les étudiants.
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L’enseignement des sophismes doit se concentrer sur des cas réels issus de débats publics pertinents, plutôt que de s’appuyer uniquement sur des exemples fictifs. Cette approche permet de tester les étiquettes attribuées aux sophismes à l’aide de données réelles, de valider ou de remettre en question leur pertinence et de favoriser une compréhension nuancée des cas ambigus.
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L’analyse des sophismes doit être contextualisée. L’interprétation doit inclure une série de questions sur le contexte de chaque cas, en reconnaissant les cas limites qui ne rentrent pas clairement dans les catégories prédéfinies. L’objectif n’est pas de condamner préventivement les arguments, mais d’identifier les problèmes potentiels dans l’argumentation et de les tester.
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Les sophismes s’apprennent plus efficacement de manière collaborative, à travers la recherche continue d’exemples et la négociation de leur interprétation. Dans ce processus, les étudiants et les enseignants partagent leurs réflexions plutôt que d’imposer des réponses préconçues. Cette approche permet à la méthode des sophismes d’améliorer le dialogue plutôt que de renforcer les normes de discussion publique antagonistes et polarisantes.
43Les sophismes sont souvent considérés comme à la fois trop simplistes et excessivement complexes. Alors que Hundleby souligne l’utilité pratique des étiquettes de sophisme comme étant (trop) pratiques (2010 : 283), Blair suggère que la complexité de la théorie des sophismes dépasse la compréhension de la plupart des étudiants de premier cycle et des enseignants (2023 : 249). Cette notion renvoie également à l’affirmation de certains critiques selon laquelle l’aspect divertissant des sophismes pourrait suggérer un manque de sérieux dans la méthode telle qu’elle est généralement enseignée. Ce point de vue repose sur l’hypothèse qu’il existe une contradiction entre les émotions positives et la rigueur intellectuelle. Cependant, l’engagement émotionnel positif dans l’apprentissage ne diminue pas intrinsèquement la difficulté ; il peut plutôt résulter d’une disposition active, créative et intellectuellement investie de l’étudiant (Trigwell et Han 2012, Oriol et Mendoza 2016, Tan et al. 2021). En fait, les étudiants évaluent systématiquement le cours d’argumentation dont il est question ici comme étant à la fois exigeant et agréable. Le cours affiche un taux de réussite de près de 100 % chaque année, non pas en abaissant le niveau, mais en maintenant des exigences rigoureuses conçues pour favoriser un engagement profond.
44David Hitchcock se souvient que lorsqu’il enseignait les sophismes, les étudiants « étaient apparemment capables (et disposés) à trouver un sophisme dans n’importe quoi » (2017 : 401). Cette omniprésence perçue des sophismes – également évidente dans notre cours – est l’un des facteurs qui génère une résistance à leur égard. Ils sont répandus, accessibles, relativement faciles à comprendre et peuvent être appliqués superficiellement avec aisance. Cependant ce phénomène n’est pas propre aux sophismes ; les débutants dans n’importe quelle discipline ont souvent tendance à appliquer avec enthousiasme les nouveaux concepts. L’empressement des étudiants à utiliser la terminologie qu’ils ont apprise, même de manière obsessionnelle, peut constituer un point de départ productif pour des discussions plus approfondies et plus réfléchies. Si cet empressement devient une fin en soi, la catégorie des sophismes peut être trompeuse et contre-productive. Mais l’attrait des sophismes en tant qu’outil analytique n’est pas nécessairement un signe de leur faiblesse conceptuelle ; il offre plutôt une opportunité pédagogique d’amener les étudiants à un travail d’interprétation complexe dans le domaine confus – et souvent dangereusement démagogique – du discours public contemporain.