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Le voyage de Jean de Montfort à Limoges en 1341

The journey of Jean de Montfort to Limoges in 1341
Yves Coativy
p. 35-42

Résumés

Les débuts de la guerre de Succession de Bretagne (1341-1364) ont suscité plusieurs mythes que l’historiographie récente s’emploie à démonter. Le voyage de Jean de Montfort (1341-1345) à Limoges au printemps 1341, pour s’emparer de l’argent de Jean III (1312-1341), en fait partie. Il est probable qu’il est né d’une interprétation erronée de l’inventaire des monnaies constituant le trésor nantais du feu duc. Un examen attentif des sources permet de préciser l’origine des informations, la façon dont elles ont été développées avec le temps et leur remise en cause plus récente. C’est aussi l’occasion de faire un point sur les métaux précieux que laisse le dernier prince de la maison de Dreux à sa mort.

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Entrées d’index

Chronologie :

XIVe siècle

Noms de lieux :

Limoges
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Texte intégral

1Les débuts de la guerre de Succession de Bretagne (1341-1364) posent un certain nombre de problèmes et plusieurs études récentes montrent à quel point les événements ont pu être interprétés, voire inventés, y compris par des historiens dont la réputation est solide comme Arthur de La Borderie. Rappelons le contexte : à la mort de Jean III en avril 1341, deux compétiteurs entrent en lutte pour la couronne bretonne, Charles de Blois, neveu par alliance du feu duc, soutenu par le roi de France, et Jean de Montfort, demi-frère de Jean III, appuyé par le roi d’Angleterre. Tous deux ont des besoins d’argent considérables pour s’assurer des fidélités, solder des troupes, payer leurs officiers, etc. et c’est surtout le cas au tout début de la période, au moment où se situerait l’hypothétique voyage de Jean de Montfort à Limoges. L’épisode est le suivant : au tout début du conflit, le prétendant à la couronne ducale se fait reconnaître duc à Nantes puis se précipite vers Limoges pour s’emparer du trésor ducal, avant de regagner le duché pour commencer la lutte. En faire l’histoire relève d’un exercice binaire. Certains chroniqueurs en parlent, d’autres pas, et il en va de même des historiens, certains y croient, d’autres pas. Après avoir essayé de démêler le vrai du faux, nous tenterons de donner des éléments d’explication de ce qui semble bien être un aller-retour mythique.

Des sources divergentes

2Cinq chroniqueurs, et non des moindres, relatent le déplacement du tout nouveau duc. Le rédacteur du texte initial est, semble-t-il, Jean Le Bel qui en donne une version assez sobre, plaçant l’hommage avant l’argent.

  • 1 Cortège.
  • 2 Le Bel, Jean, Chronique, éd. Jules Viard et Eugène Déprez, 2 vol., Paris, H. Laurens, 1904 (...)

« Cependant il se partit de Nantes à grand foison de gens d’armes et s’en alla vers la bonne cité de Limoges ; car il savoit que le grand trésor que son frère avoit amassé étoit là. Il fut recheu en la cité grandement aussi y entra il à grand bobant1. Si lui firent tous ceulx de la ville hommage et féaulté comme à leur seigneur et lui fut tout ce grand trésor délivré par le grand acord qu’il eut avec les bourgoys et par grands dons et par grande promesse qu’il leur fit. Après qu’il eust tant séjourné qu’il luy pleut, il se partit avec tout le grand trésor et s’en revint à Nantes. Là madame sa femme estoit qui eut grande joye de ces nouvelles2. »

  • 3 Froissart, Jean, Chroniques. Livre i. Le manuscrit d’Amiens, éd. George T. Diller, (...)

3Froissart reprend l’épisode sans grandes modifications. Après la mort de Jean III, Jean de Montfort envoie des messagers aux barons et aux bourgeois des villes de Bretagne pour les inviter à le retrouver à Nantes. Puis, il quitte cette ville sans la duchesse, qu’il laisse sur place, pour se rendre à Limoges pour chercher le trésor amassé dans la ville par les ducs de la maison de Dreux. Il est accueilli par la population, laïcs et religieux. Le trésor lui est délivré par les bourgeois : « et li fu tous chilz grans tresors delivrez par le grant accord qu’il acquist entre les bourgois de Limoges par grans dons et pronmesses qu’il leur fist ». Il revient alors à Nantes avec le trésor pour y retrouver la duchesse et attendre les états qu’il y a convoqués3.

4Le texte de la Chronique manuscrite de Limoges est l’adaptation en français contemporain de ceux de Jean Le Bel et de Froissart, avec quelques variantes comme on le constate ci-dessous. Ont été soulignés et placés entre parenthèses les éléments ajoutés au texte de Le Bel et rayés ceux qui ont été négligés.

  • 4 Voir note 1.
  • 5 Roussel, Claude Youenn, La mainmise des Bretons sur le Limousin-Périgord 1274-1522 : noble (...)

« (En che tierme li comte de Montfort) Il se partit de Nantes à grand foison de gens d’armes et s’en alla vers la bonne cité de Limoges ; car il savoit (assés bien) et étoit informé que le grand trésor que le duc son frère avoit amassé de longtemps étoit là renfermé. Quand il vint là, il entra en la cité (à grant feste de trompes et de toutes menestrandie) en grand bobant4 ; et fut (grandemens festiiés et) noblement reçu des bourgeois (et) de tout le clergé et (de le cité ossi) de la communauté de la cité ; et lui firent tous féauté (à le manniere c’om doit faire à son), comme à leur droict seigneur (car il n’avoient encorrez oy parler de nuluy qui li debastesist ne mesist callenge) et lui fut tout son grand trésor délivré par le grand accord qu’il acquit aux bourgeois de la cité, par grands dons et promesse qu’il leur fit. Et quand il eut là, tant fêté et séjourné qu’il lui plut, il s’en partit avec tout le grand trésor (et s’en revint droit à Nantez là où la comtesse sa femme estoit qui fu moult resjoïe del) le grand trésor que son sire avoit trouvé5. »

5Pierre Le Baud y consacre un long paragraphe. Il adopte le même récit que ses prédécesseurs mais il ajoute des détails d’histoire générale sur l’origine de la vicomté.

  • 6 Le Baud, Pierre, Compillation des cronicques et ystoires des Bretons, transcription du man (...)

« Et pour ce faire leur assigna a soy rendre en la cité de Nantes a certain temps, pendant lequel il se party de ladicte cité de Nantes, noblement acompaigné de grant numbre de gens d’armes, et se transporta a Limoges, cité principalle de la vicomté de Limoges, laquelle lui estoit escheue par le deceix du duc Jehan son frere. Car, jasceit que icelle vicomté dependeist par cause de la premiere femme du duc Artur, mere de icelui duc Jehan qui decedé estoit et de monseigneur Guy de Bretaigne son frere, toutesfoiz l’avoit ledit monseigneur Guy, auquel elle estoit escheue pour sa porcion des seigneuries de ses pere et mere, eschangee avecques le duc son frere o la comté de Paintevre, comme il est dit cy dessus plus plainement. Et emprint le comte de Montfort celui veage pour deux causes, desquelles l’une et la principalle fut pource que bien savoit que illec avoit le duc Jehan son frere grans thesors assemblez de long temps, lesqueulx il voulloyt recouvrer, et l’autre pour prandre la saisine et possession de ladicte vicomté avant que l’on lui donnast aucun empeschement. Tant erra celui comte de Montfort qu’il parvint jucques a ladicte cité de Limoges, en laquelle il entra a grans pompes et y fut receu a grant honneur par le clergié et les autres citoyens, qui touz lui firent feauté et hommage comme a leur seigneur naturel. Et aprés ce qu’il eut sejourné en icelle cité de Limoges tant comme il y voult demourer, il saisit l’or, l’argent et les autres thesors precieux qui luy appartenoint, puis se parti atoute sa route et s’en retourna en Bretaigne en la cité de Nantes, ou lors estoit madamme la comtesse sa femme, qui fut tres joyeuse de son retour6. »

  • 7 Le Baud, Pierre, Histoire de Bretagne, avec mes chroniques des maisons de Vitré et (...)

6La trame est la même dans l’Histoire de Bretagne7 dans laquelle il relate l’entrée du duc à Nantes, où il se fait reconnaître duc, puis son voyage vers Limoges, « à grand foison de gens d’armes » pour y prendre possession de la cité et du trésor amassé par les ducs de la maison de Dreux. Il y est reçu en grande pompe par le clergé et les bourgeois, qui lui jurent fidélité et lui délivrent le trésor qu’il réclame, puis il rentre à Nantes. Sa source semble être Froissart qu’il cite en début de paragraphe.

  • 8 Bouchart, Alain Grandes Croniques de Bretaigne, éd. Marie-Louise Auger et Gustave Jeanneau(...)

7Alain Bouchart relate les choses dans le même ordre. Jean de Montfort part à Limoges « quérir le trésor de son frère » et prendre possession de la cité puis il rentre. « Il apporta à Nantes son trésor8 ».

  • 9 Ruben, E., Achard, F. et Decourtieux, P., « Annales manuscrites de Limoges dites manuscrit (...)
  • 10 L’Anonyme de la Chronique de Saint-Brieuc n’en dit rien non plus : Anno D[omin]i .(...)
  • 11 Saint-André, Guillaume de, Chronique de l’État breton. Le bon Jehan et Le jeu des échecs, (...)

8Ils sont donc au moins cinq à rapporter le voyage dont trois, Froissart, Le Baud et Bouchart, ont une influence capitale sur l’historiographie postérieure du duché. Mais d’autres sont plus discrets, sans doute aussi plus méfiants sur la véracité de l’épisode. C’est, par exemple, le cas de l’auteur des Annales manuscrites de Limoges, dites manuscrit de 16389, de l’Anonyme de la Chronique de Saint Brieuc10 et de Guillaume de Saint-André11. Les Petites chroniques bretonnes sont toutes aussi muettes mais leur minceur explique peut-être cela et la Chronique de Jean de Saint-Paul ne démarre qu’avec le combat des Trente, c’est-à-dire une dizaine d’années après le supposé voyage.

Une historiographie tout aussi ambiguë

9L’historiographie (dont il ne sera pas fait ici une recension exhaustive) pose le problème dans les mêmes termes. D’Argentré rapporte que :

  • 12 Argentré, Bertrand d’, Histoire de Bretagne, des rois, ducs, comtes, et princes d’icelle (...)

« le comte laissa sa femme à Nantes et s’en courut en poste à Limoges où le défunt duc tenait ses finances pour se faire seigneur et entrer en possession dudit vicomté […]. Le comte de Montfort fut agréablement reçu en la ville de Limoges. Car pour lors il ne se montrait encore point d’ennemi et y fit ce qu’il voulut et y recouvra les finances de son frère et y jurèrent et lui firent les habitants les serments accoutumés. Ce fait […], il s’en retouna audit Nantes. [Mais D’Argentré introduit un doute sur cette affaire en rappelant que] « duquel jouissait pour lors Ysabel d’Espagne, veuve du duc Jean12. »

  • 13 Lobineau, Guy-Alexis, Histoire de Bretagne, 2 vol., Paris, Vve F. Muguet, 1707, t. i, p. 3 (...)

10Le déroulé est le même dans les ouvrages de dom Lobineau13 et dom Morice, mais ce dernier semble émettre un soupçon :

  • 14 Morice, Pierre-Hyacinthe et Taillandier, Charles, Histoire ecclésiastique et civile de la Bretagne(...)

« il alla à Limoges où était les trésors du feu duc. Il s’en empara comme d’un bien qu’il prétendoit lui appartenir, quoiqu’il ne fût pas fils de Marie de Limoges & les habitants ne s’y opposèrent pas14. »

  • 15 La Borderie, Arthur de, Histoire de Bretagne, 6 vol., Rennes, J. Plihon et L. Homm (...)
  • 16 Il cite en note Froissart, éd. Siméon Luce, t. ii, p. 269.

11Arthur de La Borderie relate l’expédition limousine dans son Histoire de Bretagne15. Après s’être fait reconnaître duc à Nantes, Montfort décide de gagner Limoges pour mettre la main sur l’argent que Jean III y a caché, « car se fu un sire de bon gouvernement et de grant espargne16 », nécessaire pour commencer la guerre. La Borderie écrit :

« Montfort avec sa petite troupe descend à Limoges dans une rapide chevauchée, et se proclamant l’héritier de Jean III reconnu pour tel par Nantes et par les autres villes de Bretagne, il requiert l’entrée de la cité et du château. Les Limousins, n’ayant ni intérêt à contester ni probablement moyen de résister, le laissent faire. Montfort, nanti du “grant trésor”, retourne à Nantes au galop et y arrive un peu avant le jour fixé pour l’assemblée des Etats. ».

  • 17 Choffel, Jacques, La guerre de Succession de Bretagne, Paris, 1975, F. Lanore, p.  (...)

12Jacques Choffel mentionne le voyage et son but, et quitte l’histoire pour le roman quand il écrit qu’une « puissante escorte dispensait la sagesse pendant que de gros sacs d’écus effaçaient les scrupules17 ».

  • 18 Plaine, François, « De l’autorité de Froissart comme historien des guerres de Bretagne au (...)

13Mais tous les auteurs ne sont pas d’accord avec cette vulgate. Dom François Plaine juge que l’expédition de Limoges rapportée par Froissart (il n’évoque pas Jean Le Bel) repose sur des « faits également controuvés18 ». Ses arguments sont les suivants : « le silence absolu des chroniques limousines » ; l’enquête de Conflans qui assure que le titre vicomtal est possédé en 1344 par la veuve de Jean III ; les procédures de 1345 dans lesquelles Charles de Blois ne revendique pas la possession de la vicomté pour la période antérieure. Il en vient enfin à ce qui lui semble être la source de la confusion ; ayant rappelé que le trésor ducal est à Nantes et qu’il est intact lors de l’inventaire qui en est fait le 15 juin 1341, il indique qu’à Limoges ne pouvait se trouver que la « recette de Limoges » ; il y aurait confusion entre ces deux « trésors », confusion qui aurait induit en erreur « le chroniqueur ou ses amis ».

14D’autres historiens sont aussi prudents. Marcel Kervran passe sous silence le voyage à Limoges et, en note, il suggère une autre explication en précisant que :

  • 19 Kervran, Marcel, Les grandes heures de Jean de Montfort et de Jeanne la Flamme (1341-1345) (...)

« tous les historiens ont mentionné ce voyage à Limoges pour ramener le trésor de feu Jean III. Ce voyage éclair est invraisemblable pour la bonne et simple raison que le trésor de Jean III était à l’église de Nantes […]. L’erreur des historiens provient d’une mauvaise lecture du texte latin de l’inventaire qui indique seulement que les livres viennent de Limoges, c’est-à-dire que ces monnaies ont été frappées à Limoges et non transportées de Limoges à Nantes après la mort de Jean III19. »

  • 20 Rault, Carl, La chronologie de la guerre de Succession de Bretagne, dactyl., mémoi (...)
  • 21 Gasche, Étienne, Petite histoire des duchesses de Bretagne, Fouesnant, Yoran embann, (...)

15Carl Rault dans son étude sur la chronologie de la guerre20 aborde, quant à lui, le problème d’un point de vue pratique et explique qu’il faut trois à sept jours pour se rendre à Limoges à cheval et autant pour en revenir ; il compte dix jours de trajet aller-retour et y ajoute au moins deux jours sur place, le temps de se faire reconnaître et de recevoir la féauté des autorités limousines. Il place le départ vers le 12 mai, pour un retour vers les 24/27 mai 1341. Il reprend ensuite le dossier historiographique et rappelle que certains y croient, d’autres pas. Il souligne la pertinence des arguments avancés par dom Plaine : il n’y a pas de vacance du pouvoir car Jeanne de Savoie est usufruitière de la vicomté après la mort de son époux et que Charles de Blois ne devient vicomte en 1345 qu’après la mort de celle-ci le 29 juin 134421. Il rappelle aussi que la chronique de Bonaventure de Saint-Aimable, Histoire de l’église de Saint-Martial, est muette sur cet événement.

  • 22 Cassard, Jean-Christophe, La guerre de Succession de Bretagne : dix-huit études, Spézet, C (...)
  • 23 La note 6, p. 33, qui n’apparaît pas dans le corps du volume où l’on passe de la note 5 à l (...)
  • 24 Cassard, Jean-Christophe, La guerre…, op. cit., p. 310,

16Enfin, Jean-Christophe Cassard est un rien contradictoire22. Au début de son ouvrage, il mentionne la chevauchée limousine mais dix pages plus loin, il souligne l’invraisemblance pratique des raids de Jean de Montfort décrits par Froissart selon un itinéraire Nantes, Limoges, Nantes, Brest, Angleterre, Nantes pour repartir ensuite à Paris. Dans une note23, il rappelle que les monnaies de Limoges ont été frappées dans cette cité mais que, par contresens, on a pu croire qu’elles étaient conservées là-bas. Il parle enfin de « chevauchée fantastique24 » pour qualifier cette période de la vie de Jean de Montfort.

De nombreux problèmes

  • 25 Plaine, François, « De l’autorité… », art. cit., p. 121-122.

17On l’aura compris, cet épisode de la guerre de Succession pose de nombreux problèmes et fait apparaître le rôle important de l’argent dans le début du conflit. Le texte fondateur de Jean Le Bel pose deux problèmes inhérents au récit. Le premier est celui de la chronologie, très floue, qui sous-entend qu’après avoir appris la mort de Jean III, Jean de Montfort se rend à Nantes où il convoque les états, puis à Limoges avant de revenir à Nantes avec son trésor ; cela suppose un voyage très rapide et manifestement impossible à faire entrer dans l’emploi du temps présumé du prince comme Carl Rault le fait bien apparaître dans son étude. Un second problème se manifeste avec l’accord présumé du clergé et des bourgeois : « et lui fut tout ce grand trésor délivré par le grand acord qu’il eut avec les bourgoys et par grands dons et par grande promesse qu’il leur fit ». On imagine mal Jean, surtout quand on connaît les pratiques de gouvernement très autoritaires des ducs de la maison de Dreux dont il se prétend l’héritier, demander leur avis aux bourgeois de Limoges pour s’emparer du trésor de Jean III dont il se prétend l’héritier. Une autre difficulté vient de la propriété même de la cité. L’arrêt de Conflans d’août 1342 est très clair et mentionne que la vicomté appartient à cette date à la veuve de Jean III25.

  • 26 Chef-lieu de canton, arrondissement de Palaiseau, département de l’Essonne.
  • 27 Morice, Pierre-Hyacinthe, Mémoires pour servir de preuves à l’histoire ecclésiasti (...)

18Reste le problème de l’argent qui est au cœur des réflexions des uns et des autres. Plusieurs documents nous renseignent sur la façon dont les Dreux conservent leurs économies. La logique en est simple : les finances reposent là où ils passent le plus de temps. Le trésor de Jean II est partagé entre ses trois résidences, la Tour-Neuve à Nantes, Suscinio et Longjumeau26. On trouve dans le premier château 117 534 livres, dans le deuxième « en la vouste » 29 482 livres et 336 marcs d’argent, et 3 500 livres à Longjumeau. Ces chiffres donnent une bonne idée du rôle des trois résidences dans la vie du duc. Le cœur du pouvoir et de la richesse est à Nantes ; Suscinio est la demeure favorite et un important centre de gouvernement ; quant aux 3 500 livres de Longjumeau, elles font figure d’argent de poche en attente pour les voyages auprès du roi27. Limoges n’apparaît pas dans l’inventaire.

  • 28 Ibidem, t. i, col. 1413-1415 et Jones, Michael, Comptes du duché de Bretagne. Les comptes, (...)
  • 29 Le document donne une bonne idée des monnaies d’or qui circulent alors dans l’ouest (...)
  • 30 Ce Païen de La Touche n’apparaît en Bretagne, semble-t-il, que dans ce document ; un Raoul (...)
  • 31 253 doubles ; 86 pavillons ; 27 royaux ; 7 lions ; 16 monnaies anglaises et une once (...)
  • 32 Coativy, Yves, La monnaie des ducs de Bretagne de l’an mil à 1499, Rennes, Presses (...)
  • 33 Ibidem, p128.

19Se pose alors le problème de comprendre comment Limoges est devenu le but d’un voyage imaginaire. C’est dans l’inventaire des monnaies trouvées à la cathédrale de Nantes qu’il faut sans doute chercher la réponse28. La liste s’organise en deux parties. La première récapitule les 3 950 pièces d’or de la recette de Nantes29. La seconde énumère les espèces délivrées par Païen de La Touche, valet de la recette de la vicomté de Limoges30. On y trouve plusieurs milliers de monnaies d’argent de Limoges ainsi que d’autres espèces en or31. L’abondance des espèces limousines, pour un total de 4 856 livres en deniers et oboles de Limoges plus une petite quantité de pièces bordelaises (64 livres) a certainement induit en erreur les chroniqueurs qui ont expliqué cette curiosité par un raid de Jean de Montfort en Limousin. Ces hommes écrivent l’histoire sans se soucier des aspects monétaires. Or, on sait que les pièces de Limoges émises par les ducs de Bretagne circulent dans le duché et au-delà en même temps que les espèces bretonnes32. Plusieurs indices laissent penser que l’on en a même frappé en Bretagne, à Nantes et sans doute à Guingamp33. Rien d’étonnant donc à ce que l’on en trouve à Nantes en 1341 mais ce n’était sans doute pas évident pour les chroniqueurs du bas Moyen Âge qui ont développé un mythe pour expliquer ce qu’ils ne comprenaient pas.

*

20Sauf apparition d’un document nouveau qui viendrait clairement confirmer ce raid de Jean de Montfort à Limoges en 1341, il semble qu’il faille le reléguer avec les mythes qui marquent le début de la guerre de Succession. Il est probable que dès la fin du Moyen Âge, certains chroniqueurs ont eu des doutes quant à sa véracité et les historiens contemporains ont pour certains fait preuve d’une grande réserve sur le sujet. On l’a vu, il est probable que l’origine du voyage se situe dans un inventaire de monnaies mal compris. Cela nous renvoie quelques décennies en arrière, quand les tenants de la « nouvelle histoire » voulaient expliquer l’histoire politique à l’aide de l’économie.

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Notes

1 Cortège.

2 Le Bel, Jean, Chronique, éd. Jules Viard et Eugène Déprez, 2 vol., Paris, H. Laurens, 1904-1905, t. i, p. 248-249.

3 Froissart, Jean, Chroniques. Livre i. Le manuscrit d’Amiens, éd. George T. Diller, Genève, Droz, 1992, p. 99-102.

4 Voir note 1.

5 Roussel, Claude Youenn, La mainmise des Bretons sur le Limousin-Périgord 1274-1522 : noblesse et troupes bretonnes en Limousin, Occitanie, Espagne, Italie, Grèce, Paris, Guénégaud, 2002, p. 44.

6 Le Baud, Pierre, Compillation des cronicques et ystoires des Bretons, transcription du manuscrit 941 de la Bibliothèque municipale d’Angers, édition établie et commentée par Karine Abélard, à paraître aux Presses universitaires de Rennes, f° 183-184.

7 Le Baud, Pierre, Histoire de Bretagne, avec mes chroniques des maisons de Vitré et de Laval, Paris, G. Alliot, 1638, chap. 35, p. 270.

8 Bouchart, Alain Grandes Croniques de Bretaigne, éd. Marie-Louise Auger et Gustave Jeanneau, Paris, Éd. du CNRS, 3 vol., 1986-1998, t. ii, 1986, p. 37.

9 Ruben, E., Achard, F. et Decourtieux, P., « Annales manuscrites de Limoges dites manuscrit de 1638 », Bulletin de la Société archéologique et historique du Limousin, 1872.

10 L’Anonyme de la Chronique de Saint-Brieuc n’en dit rien non plus : Anno D[omin]i .m° cccmo xli. p[ost] mor-7/tem Io[hann]is ducis B[ri]ta[n]nie fuit 8/ bellum apud Mo[n]tem Relaxu[m] seu 9/ [con]flict[us] int[er] Karolu[m] de Blesis 10/ et co[m]ite[m] Mo[n]tisfortis in quo p[ar]s 11/ dicti Karoli fuit deuita (En l’an du seigneur 1341, après la mort de Jean, duc de Bretagne eut lieu une bataille ou un conflit à Morlaix entre Charles de Blois et le comte de Montfort dans lequel le parti du dit Charles fut vaincu). Je remercie Sophie Le Goff qui a bien voulu me communiquer ce passage.

11 Saint-André, Guillaume de, Chronique de l’État breton. Le bon Jehan et Le jeu des échecs, xive siècle, éd. Jean-Michel Cauneau et Dominique Philippe, Rennes, Presses universitaires, 2005, p. 236-237.

12 Argentré, Bertrand d’, Histoire de Bretagne, des rois, ducs, comtes, et princes d’icelle (éd. de 1582), éd. Hervé Torchet, Paris, les Éd. de la Pérenne, 2007, chap. 200, p. 210.

13 Lobineau, Guy-Alexis, Histoire de Bretagne, 2 vol., Paris, Vve F. Muguet, 1707, t. i, p. 311.

14 Morice, Pierre-Hyacinthe et Taillandier, Charles, Histoire ecclésiastique et civile de la Bretagne, 2 vol., Paris, Imp. de Delaguette, 1750-1756, t. i, p. 246.

15 La Borderie, Arthur de, Histoire de Bretagne, 6 vol., Rennes, J. Plihon et L. Hommay, 1898-1914, réimp. Mayenne, J. Floch, 1972, t. iii, p. 424-425.

16 Il cite en note Froissart, éd. Siméon Luce, t. ii, p. 269.

17 Choffel, Jacques, La guerre de Succession de Bretagne, Paris, 1975, F. Lanore, p. 16.

18 Plaine, François, « De l’autorité de Froissart comme historien des guerres de Bretagne au xive siècle », Revue de Bretagne et de Vendée, 1871, p. 5-32 et 119-136, ici p. 121-123.

19 Kervran, Marcel, Les grandes heures de Jean de Montfort et de Jeanne la Flamme (1341-1345) pendant la guerre de succession de Bretagne, Mayenne, Impr. de la Manutention, 1981, p. 19.

20 Rault, Carl, La chronologie de la guerre de Succession de Bretagne, dactyl., mémoire de maîtrise, Université de Bretagne occidentale, Brest, 1996, p. 16-17.

21 Gasche, Étienne, Petite histoire des duchesses de Bretagne, Fouesnant, Yoran embann, 2011, p. 57, ne dit pas un mot sur le sujet.

22 Cassard, Jean-Christophe, La guerre de Succession de Bretagne : dix-huit études, Spézet, Coop Breizh, 2006, p. 13 et 23.

23 La note 6, p. 33, qui n’apparaît pas dans le corps du volume où l’on passe de la note 5 à la 7 !

24 Cassard, Jean-Christophe, La guerre…, op. cit., p. 310,

25 Plaine, François, « De l’autorité… », art. cit., p. 121-122.

26 Chef-lieu de canton, arrondissement de Palaiseau, département de l’Essonne.

27 Morice, Pierre-Hyacinthe, Mémoires pour servir de preuves à l’histoire ecclésiastique et civile de Bretagne, 3 vol., Paris, 1742-1746, t. i, col. 1203 ; La Borderie, Arthur de, Histoire..., t. iii, p. 378-379.

28 Ibidem, t. i, col. 1413-1415 et Jones, Michael, Comptes du duché de Bretagne. Les comptes, inventaires et exécutions des testaments ducaux, 1262-1352, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2017, p. 397-399.

29 Le document donne une bonne idée des monnaies d’or qui circulent alors dans l’ouest de la France : 1 513 doubles ; 902 écus ; 220 pavillons ; 148 lions ; 1138 royaux ; 53 florins de Florence ; 13 couronnes ; 2 agnels ; 21 parisis.

30 Ce Païen de La Touche n’apparaît en Bretagne, semble-t-il, que dans ce document ; un Raoul de La Touche apparaît dans le compte de Pierre Molin le jeune, receveur du duc de Bretagne dans la vicomté de Limoges en 1345 (Jones, Michael, Comptes…, op. cit,, p. 407, note 82 et art. 108, p. 414).

31 253 doubles ; 86 pavillons ; 27 royaux ; 7 lions ; 16 monnaies anglaises et une once d’or.

32 Coativy, Yves, La monnaie des ducs de Bretagne de l’an mil à 1499, Rennes, Presses universitaires, de Rennes, 2006, p. 150-154.

33 Ibidem, p128.

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Pour citer cet article

Référence papier

Yves Coativy, « Le voyage de Jean de Montfort à Limoges en 1341 »Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, 126-2 | 2019, 35-42.

Référence électronique

Yves Coativy, « Le voyage de Jean de Montfort à Limoges en 1341 »Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest [En ligne], 126-2 | 2019, mis en ligne le 01 janvier 2022, consulté le 11 novembre 2025. URL : http://journals.openedition.org/abpo/4468 ; DOI : https://doi.org/10.4000/abpo.4468

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Auteur

Yves Coativy

Professeur d’histoire médiévale, université de Bretagne occidentale

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Droits d’auteur

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