• 1 Guenée, Bernard, Histoire et culture historique dans l’Occident médiéval, Paris, Aubier-Monta (...)
• 2 Morice, Pierre-Hyacinthe, Mémoires pour servir de preuves à l’histoire ecclésiastique et civi (...)
• 3 Saint André, Guillaume de, Chronique de l’État breton, Le bon Jehan et Le Jeu des échecs (xi (...)
• 4 La Chronique anonyme de Saint-Brieuc n’est pas publiée dans son intégralité. On en trouvera d (...)
• 5 Gruel, Guillaume, Chronique d’Arthur de Richemont, connétable de France, duc de Bretagne (1393-145 (...)
• 6 Saint-Paul, Jean de, Chronique de Bretagne et Chronique abrégée des princes de Bretagne, La (...)
• 7 Le Baud, Pierre, Histoire de Bretagne avec les chroniques des Maisons de Vitré et de L (...)
• 8 Bouchart, Alain, Grandes croniques de Bretaigne, éd. Auger, Marie-Louise et Jeanneau, Gustave, 3 v (...)
• 9 L’historiographie bretonne de la fin du Moyen Âge a fait l’objet de plusieurs études : Kerher (...)

1« Dans un monde où le passé était la meilleure justification du présent, il était naturel que l’histoire fût le meilleur argument de la propagande, le meilleur soutien du pouvoir1 »^. Ainsi, à la suite de Bernard Guenée, nous constatons qu’en Bretagne comme en Europe, à la fin du Moyen Âge, les princes soutiennent et encouragent les productions d’historiens et de chroniqueurs afin que le passé légitime et glorifie leur pouvoir. Le profil des historiens et chroniqueurs a suivi cette évolution : il s’agit moins de moines ou d’évêques que d’habitués de la cour ou de la chancellerie. Leur travail est souvent le fruit d’une commande du pouvoir. Dans le duché de Bretagne, seules les œuvres de sept historiens ou chroniqueurs des xiv^e et xv^e siècles ont été conservées : Guillaume de la Pérenne (xiv^e siècle)2, Guillaume de Saint-André (xiv^e siècle)3, l’auteur de la Chronique anonyme de Saint-Brieuc (xiv^e siècle)4, Guillaume Gruel (xv^e siècle)5, Jean de Saint-Paul (?-1476)6, Pierre Le Baud (?-1505)7 et Alain Bouchart (?- après 1514)8. S’ils n’ont pas la même carrière ni le même statut, ils partagent un même regret en parcourant leurs sources : la pauvreté des récits retraçant l’épopée des Bretons. Le sentiment national est l’une des principales préoccupations des chroniqueurs. Ces derniers souhaitent donner une place aux Bretons dans l’histoire et sont à la recherche des origines de leur identité9. L’exaltation du sentiment national est une constante de cette histoire fabriquée au service de la famille ducale, les Montfort : ils prennent parti contre leurs opposants et rehaussent le prestige des ducs chaque fois que cela leur est possible.

• 10 Sur l’histoire mouvementée de la seigneurie de Richemont, voir Trévédy, Julien, « Les s (...)

3Ces trois seigneuries ont été acquises de la même façon, par un mariage. Les stratégies matrimoniales sont l’un des moyens les plus utilisés par les puissants de l’époque pour accroître leur domaine et tisser de nouvelles alliances. Les ducs de Bretagne ont utilisé ce moyen pacifique pour gagner en territoires. La vicomté de Limoges et le comté de Montfort-l’Amaury sont ainsi obtenus coup sur coup grâce aux mariages successifs d’Arthur II de Bretagne (1261-1312) avec Marie de Limoges en 1275 et Yolande de Dreux en 1294 (après la mort de Marie survenue en 1291). Ces deux seigneuries sont parmi les plus importantes hors du duché avec celle de Richemont, située en Angleterre, dont l’histoire est pour le moins chaotique. Cet honneur est constitué d’un comté et d’un ensemble de terres dispersées ; il est attribué par Guillaume le Conquérant à Alain le Roux, fils d’Eudes de Penthièvre, à la fin du xi^e siècle. L’honneur devient ensuite, par l’intermédiaire de Conan IV, en 1148 une possession des princes de Bretagne pour 250 ans. Pour autant, ceux-ci ne la détiennent pas de façon continue puisqu’elle ne cesse de leur être alternativement confiée et confisquée par les rois d’Angleterre10.

• 11 Morice, Pierre-Hyacinthe, Mémoires pour servir de preuves…, op. cit.

5Afin d’étudier et de comparer la place de ces trois seigneuries, il nous a paru nécessaire de classer toutes leurs occurrences dans les chroniques bretonnes. Nous avons élargi le cadre des sept auteurs majeurs mentionnés aux « chroniques » brèves (qui sont en réalité des annales) comme le Chronicon britannicum ou les Chroniques annaulx publiés en partie dans dom Morice11. Elles permettent, d’une part, d’étoffer le corpus mais aussi de pouvoir identifier les emprunts faits par les chroniqueurs postérieurs. Les tableaux suivant en annexes permettent de comparer les différentes versions d’un même événement et de voir si les chroniqueurs accordent une place spécifique à la vicomté de Limoges. Les pages mentionnées sont celles des éditions indiquées en références, en l’absence d’édition complète, les références de la Chronique anonyme de Saint-Brieuc renvoient aux deux manuscrits utilisés.

• 12 BnF, Lat. 6003, [manuscrit A ], Chronicon Briocense de rebus gestis Britonum Armori (...)

7Une des premières références à Limoges n’est pas liée aux ducs de Bretagne mais au roi d’Angleterre, Richard Cœur de Lion. Il meurt en effet non loin de Limoges, au château de Châlus en 1199. Le Chronicon Britannicum mentionne cet épisode, ainsi que la Chronique anonyme de Saint-Brieuc qui est plus précise et en donne un curieux détail toponymique. Au lieu d’y lire Châlus, les manuscrits nomment ce château « Kaerlud ». L’erreur se retrouve dans les deux manuscrits retrouvés12. L’orthographe n’est certes pas codifiée au Moyen Âge mais la consonance donne au lieu une coloration bretonne. L’auteur du manuscrit original (perdu), par méconnaissance des lieux, a-t-il cru qu’il se situait en Bretagne ? Faut-il y voir une sur-correction des copistes ultérieurs ? Les chroniqueurs de la fin de la période, Pierre Le Baud et Alain Bouchart, ne reprennent pas ce nom de lieu mais développent un aspect nouveau : Richard Cœur de Lion se serait rendu dans cette forteresse afin de mettre la main sur un trésor caché. Cela n’apparaît pas dans les sources bretonnes relevées, Le Baud et Bouchart à sa suite se sont donc probablement servis de sources françaises.

• 13 Froissart, Jean, Les chroniques de Froissart, éd. Buchon, Jean-Alexandre, Paris, D (...)

10Après la mort de Jean III en 1341 s’ouvre la guerre de Succession en Bretagne. En l’absence de successeur direct, deux prétendants s’affrontent : Charles de Blois, mari de la nièce du duc, Jeanne de Penthièvre, et Jean de Montfort, demi-frère de Jean III. Selon Pierre Le Baud et Alain Bouchart, Jean de Montfort tente de prendre ses ennemis de vitesse : il se rend à Nantes, se fait acclamer et se rend ensuite à Limoges afin de récupérer le trésor amassé par Jean III avant sa mort, trésor constitué grâce à la permutation Limoges/Penthièvre. Pierre Le Baud s’appuie sur les dires de Froissart13, repris ensuite par Alain Bouchart. La fuite de Jean de Montfort et la présence d’un trésor ne sont pas mentionnées dans les autres chroniques étudiées. Cet épisode est donc difficile à établir, voire sujet à caution (voir l’article d’Yves Coativy), mais il montre tout de même que la seigneurie de Limoges est un élément important de la puissance ducale. Après s’être fait reconnaître à Nantes, Jean de Montfort souhaite aussi être reconnu dans cette seigneurie. Même si on peut douter de l’existence réelle de ce trésor ou même de la venue de Jean de Montfort dans cette ville, le fait que les chroniqueurs mentionnent cet épisode montre qu’il n’est pas si rare ou étonnant pour un duc de se rendre à Limoges.

• 14 Voir notamment Marvaud, François, Histoire des vicomtes et de la vicomté de Limoges(...)
• 15 Trévédy, Julien, « Les seigneuries des ducs… », art. cit.

13Hormis ces éléments ponctuels, l’étude des chroniques nous apprend bien peu sur l’état de la vicomté de Limoges au moment de son acquisition ou lors de sa perte. On ne peut estimer la valeur de la vicomté ni connaître les relations avec les pouvoirs locaux, alors que l’on sait, par ailleurs, que les ducs eurent à régler des démêlés avec l’abbé et la bourgeoisie14. S’y sont-ils eux-mêmes réellement intéressés ? On constate en tout cas sous Jean III une perte du pouvoir vicomtal face au pouvoir royal15. Limoges n’apparaît en vérité souvent que comme une titulature portée par les ducs en signe de prestige. Les chroniqueurs connaissaient-ils mieux les autres seigneuries hors de Bretagne ?

• 16 Jeulin, Paul, « Un grand honneur anglais… », art. cit.

15Première seigneurie à appartenir aux ducs de Bretagne, l’honneur de Richemont a des origines difficiles à établir pour nos chroniqueurs. L’auteur de la Chronique anonyme de Saint-Brieuc, ainsi que Pierre Le Baud et Alain Bouchart, reprend l’idée, erronée, que le comté de Richemont revient aux ducs depuis la conquête de l’Angleterre par le biais d’Alain Fergent (Alain IV, duc de Bretagne de 1084 à 1113). Il s’agit en réalité d’un don de Guillaume le Conquérant à Alain le Roux, fils du comte Eudon de Penthièvre, et il faut attendre le milieu du xii^e siècle pour que l’honneur revienne à la maison ducale. Dans le corpus retenu, seule la Chronique de Robert du Mont retient cette transmission. L’auteur de la Chronique anonyme de Saint-Brieuc exagère son étendue, équivalente selon lui au tiers de l’Angleterre, mais il est vrai que l’honneur de Richemont était le plus vaste d’Angleterre aux xi^e et xii^e siècles et s’étendait sur onze comtés16. Cela démontre, une fois encore, que les chroniqueurs reprennent les récits de leurs prédécesseurs en incluant parfois leurs erreurs...

• 17 Lire à ce propos Leguay, Jean-Pierre et Martin, Hervé, Fastes et malheurs de la Bretagne du (...)

16Le comté de Richemont est ensuite peu mentionné jusqu’en 1373. À cette période, le duc Jean IV, victorieux lors de la guerre de Succession, est de plus en plus contesté au sein de son duché, en raison notamment de ses relations privilégiées avec l’Angleterre17. Si elles lui permettent de récupérer, en 1372, l’honneur de Richemont (qui ne cesse, rappelons-le, d’être confisqué en cas de rapprochement avec la France), elles le placent dans une situation inconfortable face à une partie de ses sujets et face à la France. La tension devient telle qu’il doit fuir son duché en 1373 et s’établir dans son comté de Richemont qui prend une importance nouvelle : il devient son refuge, sa seule source de revenus. Le duc l’arpente de 1373 à 1379. Les chroniques relatent bien le séjour de Jean IV mais cet épisode n’est raconté qu’à des fins politiques : il s’agit pour Guillaume de Saint-André, puis pour l’auteur de la Chronique anonyme de Saint-Brieuc et Jean de Saint-Paul d’en faire un argument juridique contre le roi de France. Jean IV était en effet sommé de comparaître devant la Cour des pairs pour répondre aux accusations portées contre lui de félonie et de crime de lèse-majesté. Son absence entraîne sa déchéance et la confiscation de son duché. Les trois chroniqueurs contemporains des faits relatent le séjour de Jean IV en Angleterre pour justifier son absence à Paris. Rien n’est dit sur le comté en lui-même. Cet argumentaire démontre une nouvelle fois l’engagement des chroniqueurs dans les débats de leur temps en faveur de la cause montfortiste. Pierre Le Baud et Alain Bouchart ne rentrent pas dans ces arguties juridiques, ils écrivent bien plus tard alors que ces querelles n’ont plus lieu d’être.

• 18 Jeulin, Paul, « Un grand honneur anglais… », art. cit., p. 298.

17Le titre de comte de Richemont est récurrent dans les chroniques, il est systématiquement attribué aux ducs de Bretagne (jusqu’à Anne de Bretagne par Alain Bouchart) mais il apparaît comme usurpé et dénué de consistance à partir de 1398-1399, lors de la perte définitive de l’honneur. Les ducs continuent malgré cela à porter le titre de comte de Richemont au xv^e siècle, bien après la perte de l’honneur, comme le fameux Arthur de Richemont qui a rendu célèbre ce titre mais qui n’en a jamais eu la possession effective18.

• 19 Leguay, Jean-Pierre et Martin, Hervé, Fastes et malheurs…, op. cit. ; Jones, Michael, La B (...)

19Le comté de Montfort-l’Amaury est ensuite surtout évoqué au moment de la guerre de Succession : le traité de Conflans en 1341 prive Jean de Montfort du duché, mais aussi de ses domaines hors de Bretagne, qui sont attribués à Jeanne de Penthièvre. Les deux traités de Guérande sont aussi repris par l’essentiel des chroniqueurs car ils attribuent le duché et le comté de Montfort-l’Amaury à Jean IV. À la fin de la période, presque tous évoquent la question de l’hommage pour le comté de Montfort-l’Amaury ; cela s’explique par les débats juridiques entre duc de Bretagne et roi de France. Après la guerre de Succession, les Montfort utilisent à plein les subtilités de la cérémonie de l’hommage vassalique19 qui cristallise la question de l’autonomie du duché face au royaume : la chancellerie royale et les chroniqueurs bretons se disputent sur sa valeur et son symbole. L’hommage lige est codifié par une cérémonie précise qui signifie une plus grande soumission qu’un hommage simple. Cette question empoisonne les relations entre les ducs et le roi à partir du xiii^e siècle (depuis l’arrivée de la maison des Dreux au pouvoir). Certains ducs, comme Jean IV, nient l’obligation de faire un hommage lige, prétextant que cela n’a jamais été la coutume ducale, tandis que la chancellerie y tient en s’appuyant sur les précédents usages pour le justifier. Une des subtilités employées consiste à prêter un hommage lige pour la seigneurie de Montfort-l’Amaury et un hommage simple pour la Bretagne, d’où la récurrence de cette mention par les chroniqueurs. Ils se font les défenseurs de la cause ducale et n’hésitent pas à entrer dans les détails juridiques de l’hommage pour participer aux débats de leur temps (notamment l’auteur de la Chronique anonyme de Saint-Brieuc). Là encore, écrire l’histoire de la seigneurie répond à des desseins politiques pour les chroniqueurs qui ne s’intéressent pas plus à Montfort-l’Amaury qu’à la vicomté de Limoges ou qu’à l’honneur Richemont.