2À Quiberon, le quartier balnéaire situé à proximité du port sardinier et de l’embarcadère pour Belle-Île est établi au bas du bourg, tandis qu’à Carnac, il s’est inscrit ex nihilo sur le littoral, entraînant le dédoublement de la commune ; l’articulation fut lente à se faire malgré la municipalisation de cette excroissance hors du bourg de Carnac. De ce fait, le site balnéaire de la presqu’île de Quiberon fut plus précoce et piloté par les communes, celui de Carnac plus tardif et laissé à l’initiative de la Société Anonyme de Carnac-Plage.

Des communes ruro-maritimes en pleine scission

5En 1864, Carnac connaît le même processus que la commune d’Erdeven en 1850. Son quartier maritime de Locqueltas s’émancipe et devient la nouvelle commune de La Trinité-sur-mer à l’embouchure de la rivière de Crac’h, et l’année suivante une nouvelle paroisse est créée. Étel s’était séparée d’Erdeven, trop rurale, qui ne prenait pas en compte les besoins d’un port en plein développement avec la montée en puissance de l’activité sardinière. La Trinité n’était qu’un des havres de Carnac qui conservait celui de l’anse du Pô, avec son chantier naval, à l’entrée de la baie de Plouharnel. Le premier impact est démographique. Carnac perd au moins 1 000 habitants, passant de 3 838 habitants à 2 807 en 1876. À la veille de la Première Guerre mondiale, Carnac n’a comblé que 50 % de cette chute avec 3 125 habitants en 1901 et 3 269 en 1911. La population initiale de La Trinité est de 1 100 habitants en 1866 et elle tend à décroître puisqu’en 1889, elle n’est que de 1 093. C’est dans la décennie 1880 que la croissance de La Trinité reprend : 1 268 résidents en 1891, 1 410 en 1911. Ainsi, entre 1860 et 1911, la croissance totale des deux ensembles communaux est modeste, passant en un demi-siècle de 3 836 à 4 679 habitants, soit un gain de 22 %. Dans la presqu’île, Saint-Pierre s’émancipe en 1856, mais cette séparation ne résulte pas d’un clivage socio-économique. La famille Le Toullec va mener le combat de la scission communale. Il est vrai que cette commune de Quiberon s’étale tout en longueur et que certains pouvaient mettre en avant l’éloignement par rapport au bourg. Quiberon dispose de 1815 à 1848 d’un maire inamovible, à une période où il est nommé par le pouvoir central, Pierre Marie Le Toullec, « le seigneur de Keraude », qui réside à Saint-Pierre, à quatre kilomètres du bourg. Déjà en 1843, il avait obtenu la création d’une paroisse autour de la chapelle de Saint-Pierre. En 1848 Pierre Marie Le Toullec est évincé, victime collatérale des événements révolutionnaires de 1848. Son fils Amédée, inspecteur de l’Enregistrement et des domaines à la préfecture de Vannes n’a de cesse de plaider pour l’érection de la commune de Saint-Pierre, sans doute pour laver l’affront fait à son père. Formulée et réitérée depuis 1850, elle est acceptée par le ministre Morny, en 1856, au grand dam de Quiberon. Le fils est d’ailleurs maire de la commune de 1868 à 1871. Mais cette rupture ne remet pas en cause la dynamique démographique. Entre 1876 et 1911, la population de la presqu’île passe de 4 041 à 5 807 habitants, soit une croissance de 44 %. Quiberon, avec 55,5 % (de 2 376 à 3 695 habitants), a une croissance double de Saint-Pierre, 27 % (de 1 865 à 2 112 habitants). Ce rythme différent ne remet pas en cause le fait qu’il est soutenu par un même moteur maritime.

Des communes maritimes et portuaires

Carnac/La Trinité : des ports de cabotage et des chantiers de constructions navales12

Un terrain vaseux, où nous enfoncions jusqu’aux chevilles s’étend de Carnac [bourg] jusqu’au village de Pô. Un canot nous y attendait, nous montâmes dedans, on poussa au fond avec la rame et on hissa la voile. Notre marin, un vieillard à figure gaie, s’assit à l’arrière, y attachant une ligne pour prendre le poisson et laissa sa barque partir tranquille.

La presqu’île de Quiberon entre pêche sardinière et cabotage19

12Le modèle caboteur quiberonnais vacille au milieu du xix^e siècle face aux mutations des transports maritimes et de la géographie portuaire dominée par des ports d’envergure nationale et internationale. Les autorités maritimes incitent le monde maritime morbihannais à se tourner vers les pêches sardinières transformées par la révolution industrielle de l’appertisation. La presqu’île, qui n’avait pas totalement coupé ses liens avec la pêche sardinière, s’engage dans cette nouvelle voie. Treize à quatorze conserveries sont dénombrées à Quiberon et Saint-Pierre entre 1850 et 1914, même si seulement cinq à six fonctionnent régulièrement, sur le nouveau site portuaire de Port-Maria, au sud, face à Belle-Île. La flotte halieutique quiberonnaise atteint les 135 unités en 1880-1887, puis 196 ensuite. Celle qui est spécifiquement sardinière comprend environ 70 canots et chaloupes. Mais il n’y a pas de véritables chantiers de constructions comme à Carnac et La Trinité, même si des charpentiers, calfats, voiliers sont recensés. Tout comme les chasse-marée étaient jadis construits à Auray, les chaloupes et canots sortent des chantiers Bellilois. Les marins pêcheurs sont pour moitié fils de marins, pour un quart fils d’agriculteurs et d’artisans tandis que le dernier quart est issu de communes extérieures à la presqu’île, du littoral et de l’intérieur des terres. Désormais, si Port-Maria est le port sardinier, ses équipements ne sont pas à la hauteur. Le seul port d’État de la presqu’île est Port-Haliguen.

13Ce recentrage sur Port-Maria se poursuit car il devient également le port des liaisons vapeur avec Belle-Île. Depuis 1864, Auray était le port des liaisons insulaires mais à la faveur de la construction de la ligne de chemin de fer stratégique Auray-Quiberon, dans le cadre du programme de réarmement du pays après la défaite de 1870, Quiberon s’impose comme le seul port d’embarquement et de débarquement des passagers pour Belle-Île, les marchandises et matériaux étant encore acheminés par des caboteurs. Ce sont les crédits du plan Freycinet qui vont permettre à Port-Maria de disposer en 1888 d’un second môle de 153 m avec deux cales accolées et d’un brise-lames de 165 m améliorant également le port abri pour les chaloupes sardinières. Enfin, en 1897, une cale d’accostage de 40 m sur 3 est aménagée le long du môle neuf, avec installation d’anneaux de bronze, ce qui améliore les conditions d’accostage des traversiers de Belle-Île qui assurent depuis 1890 des liaisons à heures fixes. Cette polarisation sur Port-Maria n’a pas marginalisé le port de commerce de Port-Haliguen. Depuis 1804-1814, il dispose de deux môles de pierres sèches, parés de murs de quai, l’un orienté ouest-est de 97 m, l’autre sud-nord de 66 m. Entre 1844 et 1848, d’importants travaux permettent au port de Port-Haliguen de disposer, à l’est, de 202 m de quai et d’une cale de 42 × 4 m. Le fond du port bénéficie d’un quai large et d’un bassin. Mais l’ère sardinière est marquée par de nombreux revers et par deux crises qui mettent en difficulté Quiberon et Saint-Pierre. Parallèlement, alors que le cabotage à voile est sur le déclin, à Quiberon le développement du transport des pondéreux et la capacité de l’armement à voile à s’adapter en remplaçant ses chasse-marée par des lougres, des goélettes, des briks-goélettes et sloop à tapecul (68 % de la flotte) vont offrir quelques décennies supplémentaires au trafic de cabotage des deux ports de la presqu’île.

Tableau 1 – Le mouvement des ports de Quiberon (Port-Haliguen et Port d’Orange) de 1852 à 1898

Mouvement	Nature du cabotage 1852-1870	Total 1852-1870	Moyenne annuelle	Nature du cabotage 1871-1898	Moyenne annuelle	Total 1871-1898
Entrées	International : 34 National : 233	267	15	International : 228 National : 782	37	1 010
Sorties	International : 28 National : 239	267	15	International : 233 National : 777	37	1 010
Total		534	30		74	2 020

Tableau de synthèse établi à partir des travaux référencés de Michel Perrin

14C’est bien évidemment un mouvement limité, à l’échelle de tous les ports de la presqu’île, mais l’intérêt de ce tableau est de montrer un saut quantitatif important avec, dans le dernier quart du siècle, une accélération du trafic qui se poursuit jusqu’à la guerre.

Tableau 2 – Nombre d’armements et réarmements au cabotage quiberonnais dans les ports de Quiberon et de la façade atlantique de 1850 à 1929

Périodes	1850-1859	1860-1869	1870-1879	1880-1889	1890-1899	1900-1909	1910-1919	1920-1929
Auray					10	12	4
Le Palais	2	3	2	1	5
Quimper				1	5	7	3
Lorient		2	3	2	1	2	2
Redon	1	3	4	3	2	1
Nantes		1	4	9	2
Bordeaux		1	2	5	5	3
Bayonne		3	2	5	2
Dunkerque			6	3	6
Quiberon	4	15	17	18	30	42	10	4
Total	7	28	40	47	68	67	19	4

Synthèse établie à partir des travaux référencés de Michel Perrin

16Au terme de cette présentation, la géographie portuaire de la presqu’île fait apparaître, au sud, le Port-Maria dédié à l’industrie sardinière et aux liaisons avec Belle-Île, le port de pêche de Renaron/Portivy – le seul sur la côte occidentale à être équipé entre 1879 et 1881 d’un brise-lame – et les deux ports de la façade est, Port d’Orange le port industriel, et Port-Haliguen le port de commerce et d’importation de langoustes avec des maisons de mareyage et une criée. Mais dans l’entre-deux-guerres, c’est Port-Maria qui profite à la fois de l’intensification du trafic de passagers et de marchandises avec Belle-Île et de la nouvelle dynamique sardinière qui porte le port de Quiberon au premier rang breton et national en 1937. Parallèlement, depuis 1930, la pinasse à moteur a remplacé les dundees à voile. Alors que Quiberon ne comptait que quatre grosses conserveries en 1876, ce sont six en 1922, puis onze en 1936 qui fonctionnent. Cette réussite est largement due à l’installation d’une communauté guilviniste avec construction d’une cinquantaine de maisonnettes à l’ouest de Port-Maria, près du front de conserveries qui borde la route allant du port à la pointe de Beg-er-Lann, car les marins quiberonnais restent fidèles à l’armement au commerce. L’armement à voile quiberonnais dans la période 1870-1914 n’a jamais pu offrir des commandements à tous les capitaines et matelots qui se virent obligés de chercher ailleurs un embarquement. Avec la disparition de la voile et la domination de la vapeur, ils prirent l’habitude d’aller à La Rochelle, Nantes, Saint-Nazaire, Le Havre, Dunkerque pour embarquer. Mais de plus en plus de marins de la presqu’île font le choix d’une carrière dans la Marine, sans doute influencés par la présence quasi régulière, chaque été, de l’escadre du nord qui organise des exercices de débarquement entre Port-Haliguen et la pointe du Conguel.

Une spécificité carnacoise : les marais salants

• 24 Le Pelletier, Almire, Voyage illustré de vues prises sur les lieux en août 1852, dans Hellec, Chri (...)

Nous avons visité les belles salines appartenant à monsieur de Keranflet qui sont actuellement en vente, à la mise à prix de quatre cent mille francs, sans trouver d’acquéreur. Sous les hangars, on voyait des monceaux considérables de sel, déjà blancs, très épuré par la seule précaution de les remuer quelquefois en l’exposant au lavage des pluies, à l’action du soleil24.

Nos marais salants de l’ouest sont tombés en discrédit, le sel est gris et n’est apprécié ni par nos pêcheurs ni par les pays du nord, qui vont [le] demander aux marais du midi ou à ceux du Portugal. Il s’en suit que dans l’ouest nos salines sont improductives et les populations qu’elles faisaient vivre absolument ruinées.

Les voyageurs à la découverte de Carnac et Quiberon

21Christophe Hellec a retrouvé les mémoires des voyageurs qui parcourent le Morbihan au xix^e siècle. Dix-neuf viennent à Carnac et seuls huit vont au bout du monde dans la presqu’île de Quiberon, dont sept qui sont passés préalablement à Carnac. Le passage par Carnac est plus fréquent que l’aventure quiberonnaise.

Tableau 3 – Mémoire des voyageurs passant par Carnac et/ou Quiberon au xix^e siècle

Tableau établi d’après les travaux de Christophe Hellec, voir note 7

Passer à Carnac

22Les dix-neuf voyageurs qui viennent à Carnac au xix^e siècle nous permettent de dresser le portrait de cette commune qui semble alors un passage obligé dans tout itinéraire de voyageur en Morbihan. L’abbé Vigneron y arrive en 1879 :

La diligence s’arrête devant l’hôtel des voyageurs ! Un hôtel, non ! Une auberge, l’auberge qu’on a rêvée, l’auberge de son cœur, une vraie auberge bretonne dans laquelle on entre par la cuisine, où flamboie dans l’âtre un grand feu où les poulets rôtissent enfilés dans la broche légendaire. Il n’y a qu’une chose qui n’est point bretonne ici, c’est la propreté. 

23Antoine Carro ajoutait cette remarque en août 1854 : « Carnac au reste est un bourg en général semblable à tous ceux qui possèdent un notaire, un médecin, une bonne auberge et plusieurs cabarets ». Mais il est observateur et note :

Le soir à Carnac [en été] il restait encore assez de gens attardés à la foire pour que je pusse voir des costumes […]. Celui des femmes de Carnac est en général fort laid. Leurs longues robes d’étoffe noire ou très foncée, le morceau de toile fine ou de mousseline empesée qui leur couvre la tête et les épaules leur donne l’air de religieuses que l’on a de la peine à s’habituer à voir vaguer dans les rues ou prendre place au cabaret […]. Quant au costume masculin, ce n’est qu’un peu plus loin dans le Finistère qu’il commence à être pittoresque et original ; à Carnac c’est un pantalon et une veste assez ordinaire, avec un chapeau à larges bords sur une tête à longs cheveux. 

24Ceux qui vont à l’église Saint-Cornély, et ils sont nombreux, en font une description très positive mais, en 1847, Gustave Flaubert, qui va ensuite embarquer au Pô pour se rendre à Quiberon, note que si de sa voûte « pendent de petits navires, ex-voto promis dans les tempêtes, les araignées courent sur leurs voiles et la poussière pourrit leurs cordages ». Mais revenons au récit de l’abbé Vigneron pour découvrir le territoire de la commune :

Carnac n’est point situé sur le rivage ; une belle route bien entretenue de deux kilomètres de long à peu près y amène et il semble que cette distance soit comme ménagée à plaisir et faite exprès pour obliger à une promenade hygiénique.

25En 1847, Flaubert et Du Camp, qui vont prendre le bateau au havre du Pô pour voguer vers Quiberon, n’ont pas le même ressenti : « Un terrain vaseux où nous enfoncions jusqu’aux chevilles s’étend de Carnac jusqu’au village du Pô ». Alexandre Nicolaï, en 1893, retient surtout « les landes [qui] sont infiniment tristes et monotones couvertes d’ajoncs aux crêtes d’or et de tapis de roses jetées par les bruyères sur des croupes pelées où vaquent de loin en loin quelques têtes de bétail ». L’abbé Vigneron qui marche vers la mer ne partage pas cette impression : « Le site n’est point triste, au contraire ». Il arrive sur les plages :

La voilà donc cette mer si aimée ! La plage de Port-en-Dro est magnifique ! Et on a devant soi une immense nappe d’eau d’un bleu noir frangé d’argent qui s’étend depuis la presqu’île de Quiberon […] à droite jusque celle de Locmariaquer et Port-Navalo à gauche […]. La grande plage sablonneuse et résistante sous les pieds, surtout du côté de l’eau, offre un lieu de promenade très spacieux et un peu plus loin il y a de jolies falaises en miniatures, des récifs grisâtres et de gros rochers de granit.

26Nous sommes entre 1879 et 1883 et cette appréciation de l’abbé est particulièrement intéressante :

Ce qu’il y a de bon à Carnac, c’est que dans ce beau pays, un peu perdu heureusement et peu fréquenté par le « fashion » et l’élégant tourbillon des stations balnéaires de Normandie et de Bretagne, ce qu’il y a de bon, c’est qu’on y est bien seul, bien livré à soi-même et que ni méditations ni rêveries ne courent le risque d’être troublées et dérangées par le bruit et le tumulte des plaisirs et des affaires.

Carnac n’est point tout à fait inconnu cependant, on y vient en excursion depuis Auray, on y passe pour aller à Quiberon et Locmariaquer. Les étrangers, les Anglais surtout, savent bien trouver le chemin et le savant, l’archéologue, l’amateur de curiosités, voudra y visiter les fameux monuments celtiques qu’on ne trouve que là.

28En effet, « Carnac, c’est Carnac enfin » écrit Antoine Carro en 1854. Alexandre Bellot de Kergorré écrivait en 1815-1817 : « Le bourg de Carnac […] donne son nom à une réunion de pierres [qui] forme le monument le plus antique de France ». En août 1831, Jules Michelet s’exclame : « Je n’oublierai jamais le jour où je partis de grand matin d’Auray, la ville sainte des chouans, pour visiter à quelques lieues les grands monuments druidiques de Loc-Maria-Ker et de Carnac ».

29Les voyageurs qui ont préparé leur voyage par des lectures laissent souvent s’exprimer leur déception. La phrase de Louis de Serbois, en 1860-1861, est un peu radicale : « Eh bien, au premier aspect, on est légèrement désappointé, même un étranger qui se trouvait avec nous s’écria dans un langage très familier, quel four ! ». Victor Hugo en août 1834 : « Tu ne peux pas te figurer comme les monuments celtiques sont étrangers et sinistres. À Karnac, j’ai presque eu un moment de désespoir ». En fait, il est choqué parce que « ces prodigieuses pierres ont presque toutes été jetées bas par les imbéciles paysans qui en font des murs et des colonnes ». Néanmoins « les peulvens de Karnac font un effet immense […]. Mais le monument tout entier, avec ses cromlechs qui sont effacés, et ses dolmens qui sont détruits, couvrait une plaine de deux lieues. Maintenant on n’en voit que des ruines ». Tous les voyageurs ne sont pas Prosper Mérimée et François Coppé donne une explication des sentiments mitigés exprimés par certains voyageurs : « Les célèbres dolmens de Carnac doivent être d’un puissant intérêt pour l’archéologue et le collectionneur de haches et autres mystifications celtiques, mais ils laissent froid le touriste ignorant ». En 1893, le voyageur ignorant mais curieux peut comme Alexandre Nicolaï se rendre aux musées Miln de Carnac et Gaillard de Plouharnel pour disposer d’informations.

S’aventurer à Quiberon

30Les voyageurs qui gagnent Quiberon au bout du monde, à pied, en char à bancs, voire avec un passeur depuis Carnac, sont bien moins nombreux. Avant l’ouverture de la ligne de chemin de fer Auray-Quiberon en 1882, c’est une véritable épreuve que de franchir, sur la section Plouharnel-Penthièvre, la falaise de dunes, avec parfois en outre des difficultés supplémentaires à l’isthme car la chaussée, au moment du passage sur l’isthme, est fréquemment inondée lors des tempêtes se produisant par marée à fort coefficient, en raison de la surcote. C’est une aventure et une épreuve que racontent les voyageurs comme Almire Le Pelletier en 1852 :

Cette falaise […] est formée d’un sable si mouvant que la violence des vents sur cette côte le soulève souvent à de grande distance. Il est quelquefois projeté avec une telle force que le visage en est douloureusement frappé comme s’il recevait à portée considérable du plomb de petit calibre lancé par l’explosion d’une arme à feu. Dans les parties fixes [une note plus positive] le sol est couvert d’œillets microscopiques, d’éternelles, de charmants rosiers nains répandant un parfum très agréable et d’une suavité particulière.

31Ces voyageurs, écrivains, médecins, abbés, journalistes sont venus guidés par le souci de retrouver les lieux de l’affaire de Quiberon de 1795. Gustave Flaubert écrit : « Tout le passé de Quiberon se résume à un massacre » (1846). En 1860, Ernest de Laurent La Barre, notaire et historien, fait dire à un vieillard, qui aurait quelques souvenirs de jeunesse, « que cette terre aride et nue découpée par des talus ressemble à un grand cimetière ». Ces voyageurs sont avant tout intéressés par les lieux symboliques, comme Sainte-Barbe, à l’entrée de la presqu’île, quartier général de Hoche, le fort de Penthièvre, hautement dramatique, le Fort-Neuf à Port-Haliguen où Sombreuil signa la capitulation. Ernest de Laurent La Barre, plutôt que d’aller jusqu’au bourg, quitte la route principale à Saint-Julien pour se rendre à Port-Haliguen, au Fort-Neuf. D’ailleurs, écrit le littérateur-archéologue, Antoine Carro en 1854 :

Rien, au reste non plus dans le bourg, ne rappelle l’expédition de 1795. Les habitants eux-mêmes m’ont paru eux-mêmes plus préoccupés de leur pêche et de leurs cultures que de savoir ce qui s’est passé chez eux, il y a soixante ans.

32Il faut souligner que ces voyageurs ne sont guère intéressés par les activités maritimes des Quiberonnais et leurs regards sur les villages sont négatifs quand ils les traversent : « plusieurs hameaux très rapprochés entre eux et tous aussi mal bâtis, aussi tristes, aussi misérables, aussi malpropres, les uns que les autres ».

33En fait, beaucoup de voyageurs ne font que transiter par Quiberon pour se rendre à Belle-Île, où ils viennent contempler les paysages sauvages d’un littoral qui semble comme sorti de la création du monde et encore intact. Mais certains, comme Almire Le Pelletier de la Sarthe (1852) ou comme Ernest de Laurent La Barre (1860) se satisfont d’aller voir la mer sauvage de Quiberon :

Arrivés à l’endroit où nous devions trouver la mer sauvage [en provenance du fort de Penthièvre] nous vîmes un de ces spectacles dont la plus féconde imagination ne formerait pas une idée suffisante. Il faut en effet se représenter cette côte aride éloignée de toute habitation, fréquentée seulement par les douaniers et les oiseaux marins, partout coupée à pic dans une élévation de soixante à quatre-vingts pieds au-dessus du niveau de la mer, offrant entre ses roches granitiques et nues des crevasses qui descendent comme des déchirures effectuées par la mine, sur des flancs noircis et jusqu’à la base de ses blocs imposants pat leur formidable aspect. En se précipitant avec fureurs dans ces gouffres profonds, les énormes vagues de l’océan font entendre d’horribles mugissements et de détonations semblables à celles de la foudre ; dans certains moments on se croirait au milieu d’un parc d’artillerie faisant un feu continu.

34Ernest de Laurent La Barre écrit :

On ne saurait quitter Quiberon sans visiter la côte de la mer sauvage, à l’occident de la presqu’île à l’occident de Port-Maria. On remarque entre autres blocs de rocher, le trou du diable et le souffleur où la mer s’engouffre avec un bruit pareil à un coup de canon.

La presqu’île de Quiberon et Carnac, stations balnéaires

Précocité et pilotage communal du développement balnéaire quiberonnais

36C’est au tournant des années 1860-1870 que nous avons les premiers témoignages institutionnels de l’émergence d’une activité balnéaire dans les deux communes de la presqu’île mais le vrai départ est concomitant de la révolution du transport à vapeur, ferroviaire et maritime, et de l’aménagement de Port-Maria. Et c’est une originalité que de voir cohabiter la plage et le port sardinier alors qu’à Douarnenez, l’incompatibilité entre les deux rejette la plage à Tréboul. Mieux, en 1920, un guide touristique souligne que « le mouvement du port de pêche confère [à la plage de Quiberon] un pittoresque et une animation exceptionnels qui enchantent les yeux ». Le spectacle des régates sur leurs canots et chaloupes ravit les premiers touristes que le Touring club de France incite, en 1910, à aller lever les casiers de homards avec les pêcheurs de Quiberon. La naissance de la station balnéaire de Quiberon a lieu en pleine effervescence sardinière. Il faut donc prendre en considération le fait que Quiberon va vivre une métamorphose considérable autour d’un triangle dessiné par le bourg, le quartier sardinier de Port-Maria, et le front de mer de villas, qui va former un tout assez compact, alors qu’à Carnac on assiste à un dédoublement, Carnac-plage étant distant du bourg et constituant initialement un quartier privé.

37Les années 1880 montrent un réel décollage de la station balnéaire quiberonnaise qui, dans les années 1890-1910, prend une toute autre dimension avec l’aménagement du boulevard de la plage qui précède la construction des villas en front de mer. Le maître d’œuvre de l’ensemble du programme immobilier est la commune car l’ensemble se déroule sur les terrains communaux et selon un pilotage communal. La première vente de lots se fait en 1881 dans la partie la plus proche du port et, rapidement, les propriétaires prennent conscience que les assauts de la mer attaquent le rivage et menacent les propriétés, tandis que la mairie observe que le profil de la plage souffre des tempêtes. Cette absence de protection face à la mer est un obstacle à la construction d’un véritable front de mer de villas sur l’arrière-côte qui forme un croissant dunaire sur plus de 600 mètres. Dès le 26 août 1884, le maire Joseph Henry considère que « la plage de Quiberon prenant de plus en plus d’extension, il y a lieu d’attirer les baigneurs et faciliter les constructions de maisons de résidence d’été et créer un boulevard sur remblai faisant office de protection contre la mer et de limite supérieure de la plage ». La délimitation du rivage est effectuée, mais rien ne bouge jusqu’en 1897. À cette époque, n’existait à l’extrémité est de la plage, soit à plus de 600 m à la pointe de Beg-er-vil, que le manoir du conserveur Rödel et, légèrement en retrait, trois villas, Kervamen, Les Dunes, et Griffon et à l’ouest une annexe de l’Hôtel Penthièvre. Malgré l’interruption provisoire du programme municipal, la famille Pouligner anticipe en construisant, sur le site de l’annexe de leur hôtel, le nouvel Hôtel Penthièvre et plage, orienté est-ouest à proximité de la plage, auquel s’ajoute un nouveau bâtiment orienté sud en 1903. En 1897, l’entrepreneur Antoine Chanard, adjudicataire des travaux portuaires à Étel et ferroviaires en Bretagne intérieure, devient maire. Il relance le dossier, le 27 février 1898, pour la création d’un boulevard à établir le long de la plage entre l’Hôtel Penthièvre et Beg-er-vil. La commune renouvelle auprès de l’État ses demandes d’acquisition des terrains domaniaux ainsi que des lais de mer le long du boulevard prévu, avant d’engager les travaux. En octobre 1899, il est décidé que les maçonneries concernant le mur de défense, les aqueducs et les cales d’accès depuis la plage seront exécutés par voie d’entreprise mise en adjudication publique. En revanche, les remblais en sable et pierres sèches pour arriver au niveau du chemin-boulevard seront exécutés en régie afin de procurer durant l’hiver du travail aux ouvriers de la commune. Les travaux de soutènement commencés en 1900 sont achevés en 1902 et, en janvier 1905, le conseil municipal indique que le boulevard est complètement terminé. Dès les années 1920, le boulevard devint insuffisant du fait la circulation, notamment en été. Il fallut donc procéder à un élargissement avec, en 1933-1935, la construction d’une terrasse-trottoir pour les piétons, en encorbellement au-dessus de la plage.

38En 1898, le sous-préfet indique que 1 500 touristes séjournent annuellement à Quiberon. En 1908, les statistiques distinguent les 1 000 qui résident à Quiberon des 800 à Saint-Pierre-Quiberon. La fréquentation explose ensuite, 8 000 en 1921, près de 10 000 en 1926. Le journal l’Illustration, dans un numéro spécial de 1927, indique que la population des deux communes double pendant la saison. Alors il faut construire et la fièvre immobilière sur le boulevard se situe à peu près à la même période qu’à Carnac-plage. Dès février 1898, la commune lance le processus. La vente aux enchères des premiers lots, au prix de cinq francs le mètre carré, se déroule les 26-29 août 1899. C’est un succès : on observe que les enchères doublent le prix de base de plusieurs lots. Cette fièvre immobilière dure jusqu’en 1914 et reprend au début des années 1920 puisque sont construites 34 villas d’un certain standing, dont les deux tiers en une décennie. Ceci va complètement modifier le visage de Quiberon-station balnéaire qui dispose alors d’un front de mer le long des 600 mètres de plage entre l’Hôtel Penthièvre et le manoir de Beg-er-vil. Les deux premières villas construites sont Ker-Mad et Mor-Braz ; avec ses quatorze chambres, la plus grande, Kerparken, est de la taille de la villa normande des Churchill à Carnac.

39Si certains villégiateurs font construire individuellement, y compris dans des lotissements, d’autres font le choix de la location, ce qui entraîne dans les deux cas la création d’agences immobilières. Toutefois, de nombreux baigneurs choisissent plutôt le séjour à l’hôtel. Il en existe trois en 1896, alors qu’à Carnac-Plage il n’y en a pas encore : l’hôtel du Commerce au bourg, le Grand Hôtel de France, rue de la plage qui descend du bourg vers l’entrée de la plage, où se trouve l’Hôtel Penthièvre et plage, séparé uniquement par le boulevard du sable de la plage et qui dispose en 1903 de dix-huit cabines de bains chauds. La rivalité entre la famille Le Dantec, propriétaire du Grand Hôtel de France qui accueille les célébrités du monde de la culture comme l’actrice Sarah Bernhardt à chacun de ses allers-retours de Belle-Île où elle possède deux résidences, et la famille Pouligner-Robert du Grand Hôtel Penthièvre et plage favorise la montée en gamme de l’hôtellerie quiberonnaise. En 1930, le guide bleu précise qu’une douzaine d’hôtels, de nombreuses pensions de famille ainsi que des meublés permettent d’héberger les touristes dont le nombre s’accroît.

Tableau 4 – La fièvre immobilière sur le boulevard de la plage à Quiberon de 1903 à 1926

Année de construction	Nombre	Les villas
1903	2	Kermad, Mor-Braz
1904	5	Cocorico, La Béarnaise, Gulf Stream, Villa Sardia
1904-1905	2	Mon abri, Ker Jeannette
1905	2	Les Algues, Le Nid
1906	3	Kerleuine, Les Embruns, Ker Alré
1907	2	Saint-Michel, Ker Sauvageon
1907-1908	1	Les Brisants
1908	4	Granger, À La Brise, Mon rêve, Beauséjour
1909-1912	1	Kerparken
1909	2	Les Houles, Ker Yves
1910	2	Ker Avel, Ker Odette
1911	2	Ker Simone, Ker Fernand
1912	2	Roc Maria-Roc Riant (terrain acheté en 1908), Saint-Cornély
1913	4	Ty Breizh, Grand-Breizh (sur le terrain ayant abrité la guinguette Le Petit Robinson), Traou-Tareg, Bretagne-Hôtel
1923	1	Les colibris (peut-être initialement Ker Mamie)
1926	1	Lorraine

Source : service communication de la ville de Quiberon

Par sa situation, cette plage permet aux baigneurs de prendre leur bain à tout heure de marée sans pour cela être obligé à aller à une grande distance. Elle offre une sécurité absolue, même par grosse mer […]. Un boulevard construit en bordure de mer s’amorçant à la limite du domaine forestier [résultat d’un programme de fixation des dunes par des pins maritimes réalisé par l’État] et relié à la route nationale par de larges avenues également construites, permet aux touristes de se rendre compte de la beauté du panorama vu de ce boulevard. En arrière, la station se développe selon un plan fort bien conçu. D’une vaste place en bordure du boulevard partent des avenues reliées entre elles par des rues concentriques, de cette façon la perspective est soigneusement aménagée et chaque lot est assuré d’une belle échappée ou d’une vue sur la plage ou sur la baie de Quiberon. Un emplacement est prévu pour l’érection d’une chapelle [effectivement construite] où le culte sera assuré. La route nationale que suivent les maraîchers, marchands d’œufs et de volailles, paysans qui portent leurs denrées à Quiberon, traversant la station balnéaire, le ravitaillement se trouve, de ce fait, assuré de première main.

41Ce lotissement d’envergure est une opération immobilière d’un notaire de Vannes, Bugel, qui achète une parcelle à la commune en 1909 et est à l’origine de la Société anonyme de Penthièvre, et d’un notaire de Carnac, Fily, qui acheta des terrains à la commune entre 1910 et 1914. Retraité, ce dernier acquiert de nouvelles parcelles de la S.A. en 1922, puis les revend en 1924. Il partage l’une d’elles en 1927 et en vend une autre en 1934, avant de céder le reste en 1938. Le programme Penthièvre, qui accueille, en 1926, 300 à 350 résidents dans 27 villas et deux grands hôtels ouverts du 15 juillet au 15 septembre, a sans doute pris en compte la civilisation automobile en plein développement. En réalité, le chemin de fer reste le moyen de transport le plus important pour gagner la presqu’île de Quiberon, avec des arrêts intermédiaires, en dehors des deux communes, à Penthièvre et Kerhostin, d’autant que la compagnie d’Orléans fait une publicité par affiches très séduisante, avec des prix attractifs et des trains de plaisir. Pour répondre aux besoins des voyageurs et des mareyeurs, quatre liaisons journalières permettent de relier Quiberon et Auray, avec des correspondances nombreuses, et notamment le Paris-Quimper. Bien évidemment, Quiberon est aussi la gare pour les nombreux voyageurs qui embarquent pour Le Palais à Belle-Île : en 1898, 200 à 300 par jour et le dimanche, 1 200. En 1910, on en dénombre 39 000 sur l’année, en 1934, 80 000, et 50 000 tonnes de marchandises.

Carnac : un aménagement laissé aux initiatives privées, une intégration communale tardive

42Il faut d’abord distinguer deux grands espaces en fonction du statut de la terre. Une partie du territoire comprend des terres non afféagées. Le marais situé entre Légenèse et Saint-Colomban est un espace amphibie régulièrement inondé par la mer et qui relève du domaine public maritime. En 1856, l’État met en vente huit hectares environ, en exigeant que l’acquéreur fasse des aménagements pour empêcher l’eau de mer de pénétrer sur cet espace et pour drainer les eaux pluviales, ce qui implique la construction d’une digue avec un étier et un fossé prolongé par une canalisation souterraine permettant l’évacuation des eaux douces. Or, devant le défi coûteux que constitue l’aménagement, le premier acquéreur, Antoine Danic, cultivateur à Beaumer, revend ce qu’il a acquis. Pierre Marie Kergosien, le nouveau propriétaire de Carnac, fait les travaux et revend par lot, mais l’ensemble reste longtemps à l’état de prairies humides. Les dunes de Saint-Colomban sont des communaux qui servent au séchage du goëmon. Ce n’est que dans les années 1920 que la commune envisage un lotissement. Elle établit un cahier des charges pour une vente en lots dans les années 1930 mais, comme dans beaucoup de stations balnéaires, la crise bloque tout.

43Les dunes de Légenèse ont le même statut et sont utilisées pour le même usage par les habitants du village. La commune décide de vendre ses communaux, au grand dam de ses villageois qui contestent les 32 adjudications, sur six hectares, lancées par la commune en septembre 1934 sur la zone nommée Téhuen. Mais ils ont en face d’eux de gros acheteurs pour les deux tiers des lots, d’une part Quinquarlet-Deschamps, un industriel textile originaire de Troyes installé à Carnac, d’autre part Émile Lion, le sous-préfet de Pontivy. C’est donc de ce côté ouest que commencent les opérations immobilières carnacoises qui viennent s’ajouter à quelques constructions préexistantes. Pierre Josse en dresse une liste soulignant la très grande mobilité des propriétés.

Tableau 5 – Les villas du village de Légenèse

Noms des villas	Propriétaires
Ty-Bihan à la pointe de Saint-Colomban, à l’amorce de la dune de Légenèse	Louise Cabourdin (Hôtel Le Dolmen), Jacques Keller médecin, gendre du percepteur de Carnac avec ajout d’une fabrique de meuble
Karek Coës	Émile Lion-Isabelle Ricqlès (famille créatrice des produits mentholés)
Ty Mam Goz	Famille de médecins militaires Desormeaux
Ker Lehuene	Famille de capitaine au cabotage
Les Marguerites	Edouard Quinquarlet, industriel textile
Mané Lenneguy	Propriété Prulhière rachetée en 1905 par Étienne Berne, ingénieur de la société lyonnaise des forces motrices du Rhône et Joséphine Cottin, héritière d’une famille de soyeux lyonnais
Les Goélands	Directeur de l’agence lorientaise de la banque de France

44Comme le montre le tableau 5, ce premier lotissement est loin d’atteindre ce que le nombre de lots laissait espérer. En fait, de nombreux lots sont acquis pour des raisons spéculatives puis revendus sans que cela se traduise par des constructions. L’opération plus ancienne de Carnac-plage est d’une tout autre ampleur, 495 lots (du moins d’après le document tardif du cahier des charges de 1904), dont la taille moyenne est de 500 à 800 m² avec 123 parcelles de taille légèrement supérieure à 1 000 m², au prix d’un à dix francs le m².

45Revenons sur cette opération complexe. Lors des adjudications de l’héritage Keranflech en 1857-1858, le marais du futur Carnac-plage, à savoir la ferme du Palud, et les marais de Kergallan-Kergouallec sont adjugés à Charles Leduc, homme d’affaires lorientais, qui les revend à la famille Gy. Celle-ci décide en janvier 1897 de vendre d’abord en lots la propriété du Palud et le reste à la Société constituée en novembre 1899, pour plus de 200 000 francs. C’est une société anonyme, pilotée par le banquier parisien Payot, qui est à l’initiative du projet Carnac-plage, « la reine des plages », sur 95 hectares. Cerveau de l’opération, il délègue puis cède ses parts à quelques actionnaires qui vont jouer un rôle majeur, comme acheteurs de terrains et constructeurs de villas. Les frères Jamet, de Plouharnel, entrepreneurs de maçonnerie et de travaux publics, se taillent la part du lion pour ce qui concerne les constructions. Ils sont associés à l’architecte Joseph Caubert de Cléry, qui s’était fait connaître comme architecte de la congrégation bénédictine, par la construction des deux abbayes de Kergonan à proximité de Plouharnel. On retrouve deux anciens notaires de Carnac, Louis Luneau et Jean-Baptiste Sigay de la Goupillière, un marchand de biens de Segré, Joseph Lemanceau, le gestionnaire des salines de Bréno, Edmond Gombert et deux Lorientais, Gustave Hupenoir et Louis Bouthelier, hôtelier. En 1903, la famille Churchill, Félix Victor Sydney (cousin éloigné de Winston Churchill), époux de Louise Amicie de Saint-Exupéry, tante de l’écrivain Antoine de Saint-Exupéry, avait acheté auprès de cultivateurs des terrains à la pointe de Beaumer. La forte présence de ces gros actionnaires dans les achats de terrains explique très largement la mobilité des transactions immobilières. La complexité de l’opération s’explique par le fait que la famille Gy s’était réservé le droit de vendre des lots entre la promesse de vente à la S.A. Carnac-plage du 26 février 1899 et sa réalisation le 28 novembre 1899, date à laquelle les ventes relèvent uniquement de la S.A. Carnac-Plage. Complexe aussi car le cahier des charges n’est élaboré qu’en 1904, ce qui implique des ventes avant et après cette élaboration. Enfin, en août 1918, la S.A. intègre des terrains de son périmètre inclus dans le cahier des charges, d’autres situés en dehors et non viabilisés et des lots soumis au cahier des charges mais nouvellement créés.

Tableau 6 – Acquisitions de lots vendus par la famille Gy en 1899 et construction de villas

Nom des villas	Propriétaires
Les Pins	Famille Baron puis Plessier
Ker Lann	Veuve Hospie, Joulin négociant en vins, Villeneuve-Saint-Georges, Louis Leblois avocat, Colonel Picquart
Les Tamaris	Auguste Gaine, négociant à Auray
Ker Eugénie	Jules Rochard, négociant à Vannes
Ker Stéphanie	Idem
La Logette	Roger Adam de Beaumarchais, médecin à Paris
Les Murets	Charles Keller, industriel à Nancy et son épouse Fanny Mathilde Roederer (maison de champagne)
Ty Guen	Jean-Marie Luco de Lorient, puis Jules Frapper juge de paix canton de Quiberon, enfin Docteur Desormeaux
Vellada	Jamet, Le Boucher de Paris, employé de banque, puis Édouard Gombert, régisseur de salines
Ker Yonnick	Jamet, Tonnerre Keating, procureur de la République, puis l’industriel textile vosgien Bodenreider
Ker Senans	Marie Jean comte d’Audiffret

Tableau 7 – Les opérations immobilières de la S.A. Carnac-Plage

Nom des villas	Propriétaires
Ker Margared	Alexandre de Villiers
Les Bleuets	Henri de Villiers fils
Ty Annick	Anne Rouault de la Vigne, épouse Jacques Keller, puis famille Plessier
Emilia	Joseph Lemanceau
Jeanne D’Arc	Idem
Les Épines	Idem
Ker Angélique	Idem
Ker Jean	Idem
Ker Pierre	Idem
Mané Ty Gouard	Famille Churchill
Normande	Idem
Ker-Yvor	Idem
Fleur-d’Ajonc	Jamet
Korrigane	Jamet, puis Massot de Lafond, administrateur de société, Paris
Saint-Michel	Frédéric Caubert du Clécy, agent d’assurances à Paris, frère de l’architecte du même nom
Ty Herminie	Madame Moulier

46Pour avoir une idée de la taille de ces villas, on peut observer les possessions de la famille Churchill à Carnac – les villas Normande et Ker Yvor – qui représentent les deux types de villas que l’on peut trouver à Carnac. La première dispose d’un grand salon, d’une salle à manger, de neuf chambres de maître, de trois chambres de domestique, d’une cuisine, d’écuries, d’une cave et d’un puits ; la seconde plus petite, d’un salon, de quatre chambres de maître, de deux chambres de domestique, d’une cuisine, d’une cave et d’un puits.

47Avant la Première Guerre mondiale, si l’on additionne les villas de Légenèse et Carnac-Plage, 34 villas ont été construites à Carnac.

48Quels sont les arguments mis en avant par la S.A. Carnac-Plage pour attirer les investisseurs ? La notice du cahier des charges présente un quartier balnéaire créé ex nihilo, qui jouit d’une température modérée qui permet d’y habiter l’hiver et l’été. Les camélias, mimosas et eucalyptus cultivés en pleine terre y fleurissent en janvier et février. Le site dispose d’une plage de toute beauté sur deux kilomètres. À marée basse, le sable est assez dur pour permettre aux chevaux, voitures et bicyclettes de circuler. Le but de la société est d’en faire une plage de famille. L’ouverture de cafés, hôtels, buvettes, restaurants, casinos, d’usine est proscrite et l’élevage des bestiaux est interdit. Ce quartier de villégiature est surveillé par un garde assermenté. Dans ce quartier que la société dénomme lotissement, elle a construit deux avenues parallèles au rivage, l’une à 80 mètres de la plage, l’autre à 150 mètres, ainsi que des voies de liaison perpendiculaires à la mer. Elle projette de créer un vaste jardin d’agrément, des jeux de tennis, de croquet et elle organisera pendant la saison des fêtes, régates, courses de chevaux, courses de bicyclettes.

49Comme l’indique le cahier des charges, le lotissement est sans équipement en matière de commerce et magasins. En 1912, messieurs Hays et Magueresse, charcutiers à Auray et Étel, se plaignent auprès de la municipalité de Carnac de payer une patente exigée pour le peu de temps qu’ils passent dans la ville pendant la saison d’été. Ils n’ont qu’un dépôt à Carnac et n’y viennent que deux fois par semaine l’été et une fois l’hiver.

• 32 Vincent, Johan, L’intrusion balnéaire…, op. cit., p. 183.

Le conseil municipal, dans sa délibération du 15 décembre 1912, compte tenu des services qu’ils rendent, surtout quand les touristes et les baigneurs sont là, et compte tenu qu’il n’y a pas de charcutier à Carnac, accepte de réduire de moitié la patente pour ne pas priver la commune d’un commerce très utile sinon indispensable32.

50Ce n’est donc pas la ruée de la clientèle touristique.

52Cette question des transports se pose dans la mesure où le cahier des charges excluait hôtels, restaurants et magasins dans le quartier balnéaire. Mais la S.A. avait construit et inauguré le Grand Hôtel de la plage en 1903 qui servait aussi de bureau de renseignements et de vente. Le fait qu’il disposait d’un garage et d’une station d’essence laisse penser que la S.A. misait sur la desserte automobile. Les débuts de l’hôtellerie sont ardus et le docteur Bertrand ouvre dans ses locaux une « Maison de santé chirurgicale de Ker Maria ». La période de la guerre et jusqu’en 1922 est bien évidemment difficile et la S.A. vend le Grand Hôtel à la Société française de médecine et de chirurgie qui l’avait elle-même revendu au docteur Étienne Saint-Martin en 1926. Il voulait en faire un établissement climatique, ce qui était un détournement du cahier des charges.

•

54Une trajectoire apparemment proche de deux territoires de la baie de Quiberon, du cabotage au balnéaire, mais qui cache en fait de nombreuses différences méritait cette étude comparative.

55D’abord le territoire. Certes les dunes sont partout présentes, mais dans la presqu’île, elles se concentrent sur le tombolo et cette « falaise » qui fut jusqu’à la construction de la voie de chemin de fer en 1882 un verrou pour l’accès au bout du monde. À Carnac, c’est une composante d’un espace littoral amphibie qui explique d’ailleurs l’existence de marais salants et de parcs ostréicoles et exige des travaux de drainage et d’assèchement pour y implanter un quartier balnéaire.

56La notoriété de Carnac est bien plus précoce et importante auprès des voyageurs qui y font un passage quasi obligé pour contempler les monuments mégalithiques tandis que l’intérêt pour Quiberon se limite à la visite des lieux symboliques de l’affaire de Quiberon en 1795. Mais la notoriété des paysages sauvages de Belle-Île/Quiberon, devenus des foyers picturaux magnifiés par les peintres, contribue à lancer la vogue balnéaire avant qu’elle ne touche Carnac.

57Le profil maritime présente des différences notoires et l’ère du balnéaire, des parcours différenciés. Carnac est une paroisse-commune avant tout rurale avec deux havres, Le Pô et Locqueltas, quand Quiberon est un territoire dont 70 % des actifs sont des gens de mer, avec au xviii^e siècle, trois havres portuaires sur le littoral de la baie (Port-Haliguen, Rohu et Port d’Orange), l’agriculture étant certes très présente mais dans un modèle pluriactif mer-terre. Si l’activité de cabotage est commune, Quiberon développe un modèle hybride, pêche sardinière-cabotage et même si ce dernier s’émancipe de la pêche, à partir de 1850-1860 Quiberon entre dans l’ère de l’industrie sardinière et devient pendant l’entre-deux-guerres le premier port sardinier français. Ainsi, Quiberon développe deux modèles hybrides successifs, pêche-cabotage, industrie sardinière-station balnéaire. Quiberon dispose d’une géographie portuaire très large avec, à partir du milieu du xix^e siècle, deux ports de pêche, Port-Maria, qui est aussi un important port de liaison passagers et marchandises avec le Palais à Belle-Île, et Portivy, un port industriel, Port d’Orange, et un port de commerce et de mareyage Port-Haliguen. Si l’activité portuaire est un argument pour la scission de Locqueltas, qui devient La Trinité, pour quitter un Carnac trop rural, la scission entre Saint-Pierre et Quiberon n’a aucun fondement économique.

58Sur la trajectoire de l’activité de cabotage et l’émergence du balnéaire, les différences sont de natures différentes. Le déclin du cabotage à voile touche tous les petits ports et celui de La Trinité/Carnac est visible dès les années 1880, alors qu’à Quiberon le dynamisme de plusieurs armateurs refait de Port d’Orange et de Port-Haliguen des ports de chargement et de déchargement quand La Trinité n’est plus qu’un port d’abri et de relâche. Ensuite, on observe, en ce qui concerne la fièvre balnéaire de construction de villas, une certaine concordance chronologique dans les années 1900-1914 mais, alors qu’à Quiberon le programme de front de mer relève de l’initiative communale, à Carnac, le programme Carnac-plage, quartier privé, est le fait d’une Société Anonyme. À Saint-Pierre-Quiberon, Penthièvre-plage se fait sur ce dernier modèle. Au final, la configuration territoriale de Quiberon présente un triangle compact associant le bourg, le Port-Maria, et le front de mer de villas, complété par quelques bourgs-ports-plage comme Port-Haliguen et Portivy, tandis qu’à Carnac, le dédoublement est de mise : le quartier balnéaire est distant du bourg et sa municipalisation n’intervient progressivement que dans les années 1930. Le monolithisme balnéaire et nautique s’est tellement imposé que l’on considère aujourd’hui ces stations comme appartenant à un moule unique. Cet article permet de montrer que chacune a un passé particulier et une trajectoire différente et que leur appliquer des recettes identiques pour résoudre les difficultés qu’elles rencontrent aujourd’hui est inadapté.