1Christian Jambet (désormais l’A.) signe là son septième livre sur Mullā Sadrā (m. 1045/1635-6 ou 1050/1640-1), et ce n’est pas de trop, tant ce dernier s’avère être à la fois le plus synthétique et le plus original des philosophes de l’islam, et tant l’A. repense brillamment, à la lecture patiente de son œuvre monumentale, les grands problèmes de la philosophie (la métaphysique, l’éthique, l’eschatologie), mais aussi la crise de l’islam contemporain, à commencer par celle de l’Iran chiite. La question centrale, ici, est celle-là même des rapports entre philosophie et religion en islam chiite. Le livre montre que Sadrā entreprit de fonder, plus qu’une philosophie de la religion, une religion philosophique, permettant au chiisme de conserver son essence ésotérique en devenant une religion philosophique, et réciproquement, à la philosophie islamique d’accomplir sa vocation spirituelle en devenant une philosophie chiite.

2Les titres des sept chapitres composant le livre donneront une idée de sa cohérence et de son ambition : I. Le temps de la walāya. II. La science divine et l’homme parfait. III. Omniprésence divine et liberté humaine. IV. L’autorité du savant. Le chemin de perfection. VI. L’intellect en contemplation. VII. L’intellect au combat. VIII. Cosmogonie et politique spirituelle. IX. Une éthique de l’effacement.

3Le guide du philosophe est l’Intellect divin, dont l’imâm est l’image et l’intellect humain l’exemplaire. C’est en suivant l’Intellect que le philosophe devient à son tour un guide, représentant de l’imâm dans sa mission spirituelle, interprète ou herméneute de son enseignement contenu dans les ḥadīths. À l’époque safavide où la représentation de l’imâm revenait théoriquement et pratiquement au savant juriste, Sadrā affirmait ainsi la prééminence du sage, du philosophe ou du gnostique, non pour disputer aux fuqahā’ le pouvoir temporel, mais pour critiquer un pouvoir temporel coupé de son fondement spirituel. Pour le philosophe chiite, le temps de la walāya, succédant à celui de la prophétie, est celui de la supériorité de l’ésotérique sur l’exotérique. Il est donc le temps du jihād de l’esprit, pour l’esprit de la Loi, la sharī‘a (p. 164), le temps « où s’intensifie le jihād moral » (p. 219).

4Bien que Mullā Sadrā n’ait jamais ébauché une « philosophie politique », l’A. dégage de son œuvre une ample réflexion sur la théologie politique de l’islam chiite, l’autorité du guide divin. Le pouvoir spirituel et, en droit, temporel, du philosophe gnostique, se fonde, comme chez al-Fārābī, sur l’ordre du monde supérieur (p. 241, 263). En même temps, sa religion est une religion intérieure qui valorise un mode de vie asocial, voire érémitique, et l’idéal philosophique de l’union avec l’intelligible se confond avec l’idéal soufi de l’anéantissement mystique. Cette religion ne saurait donc rester qu’une communauté restreinte et invisible car la plupart des hommes sont incapables de la vraie foi (p. 307).

5Dans son vibrant épilogue, l’A. souligne que le projet de Mullā Sadrā, « fonder une « religion philosophique » distincte de la religion du commun des fidèles pour convertir tous les hommes dignes de ce nom à la vie intellective » (p. 326), a connu un destin tragique. La doctrine du « gouvernement du juriste « (wilāyat al-faqīh) de l’Ayatollah Khomeini a opéré « un retournement complet de la conception sadrienne de l’autorité du guide » (p. 328) ; ainsi « le guide de la révolution paracheva, nolens volens, la transformation de la gnose chiite en idéologie de combat et en appareil idéologique d’État. » (p. 333). Où l’on comprend que l’intention de ce livre est de rendre Mullā Sadrā à nouveau irrécupérable politiquement en le rendant à nouveau intelligible philosophiquement, ce à quoi l’A. parvient magistralement.