• 1 Glossaire en usage :
  Ban (biv vel) = gouverneur, le grand juge de la province d’Olténie (sud de la (...)
• 2 Vasile A. Urechia, Istoria românilor, tome X/A, Bucarest, 1900, p. 577-578. Ligia Livadă-Cadeschi, (...)
• 3 Vasile A. Urechia, Istoria românilor, tome X/A, Bucarest, 1900, p. 575 (3 fevrier 1815). Au sujet d (...)

1Le 15 août 1814, le métropolite1 Nectaire et les grands dignitaires du Divan (Conseil) princier de Valachie dénoncaient les pratiques usurières de marchands ayant entraîné la ruine de certaines grandes maisons des boyards de premier rang, le plus haut degré de la noblesse. Ils demandaient en conséquence au prince Ioan Caradja (r. 1812-1818) de mettre les jeunes héritiers (de moins de 25 ans) émancipés et jugés « prodigues » des boyards sous la tutelle du métropolite et d’un évêque, afin que leurs dépenses excessives et le risque de déchéance sociale qu’elles engendraient ne fassent pas d’eux des « étrangers (nemernici) dans leur propre pays »2. Par ailleurs, la demande de création d’une tutelle publique destinée aux jeunes prodigues fut suivie, en 1815, par celle des lois somptuaires. Leur but était de freiner le luxe entrainant la dilapidation des biens patrimoniaux et d’accorder les dépenses à « la condition, la famille et le rang de chacun »3.

• 4 Voir S. Cerutti, Étrangers. Étude d’une condition d’incertitude dans une société d’Ancien Régime, P (...)

2Pourquoi regarder le prodigue noble comme « étranger dans son propre pays » ? « L’étranger » renvoie ici à une définition assez ample du terme, telle qu’elle a pu être développée par Simona Cerutti, à savoir comme condition incertaine de son existence dans le cadre de la communauté sociale à laquelle (le mineur, la veuve, le noble déchu, le forain, le soldat, le pèlerin, etc.) il appartient en raison de son incapacité à accéder de plein droit aux ressources locales, notamment en matière de transmission4.

• 5 Dicţionarul limbii române, tome VII, p. I, N, Bucarest, Editura Academiei Republicii Socialiste Rom (...)
• 6 Hariton Tiktin, Rümanisch Deutsches Wörtebuch, Bucarest, Staatsdruckerei, 1895, voix « nemeri ».
• 7 Hariton Tiktin, Rümanisch Deutsches Wörtebuch, Bucarest, Staatsdruckerei, 1895, voix nemernic : « C (...)
• 8 Hariton Tiktin, Rümanisch Deutsches Wörtebuch, Bucarest, Staatsdruckerei, 1895, « Quelqu’un qui éta (...)
• 9 Voir S. Cerutti, Étrangers. Étude d’une condition d’incertitude dans une société d’Ancien Régime, P (...)
• 10 Ovid Sachelarie, Nicolae Stoicescu (éd.), Instituţii feudale din ţările române. Dicţionar, Bucarest (...)
• 11 Mardarie Cozianul, Lexicon slavo-românesc şi tîlcuirea numelor din 1649, publicate cu studiul, note (...)
• 12 Alexandru Ipsilanti, Pravilniceasca condicǎ, 1780, édition critique, Bucarest, Editura Academiei Re (...)

3Selon le Dictionnaire de l’Académie roumaine5 on attribue à la notion nemernic une origine slave qui se traduirait par « celui qui vient » ; le terme apparaît comme un dérivé du verbe roumain « a nemeri » (du slave намерить), dont la traduction serait « trouver », « tomber sur »6. Le terme acquiert dans le temps trois significations : 1) celui qui est venu d’ailleurs, qui erre, sans attaches, de passage, le vagabond, l’étranger7 ; 2) celui qui est digne de pitié, pauvre, misérable, malheureux, incapable, faible ; 3) celui qui a un caractère abject, infâme, sans scrupules, méchant. On retrouve les deux premières significations entre les xvii^e et xix^e siècle, alors que la troisième se répand surtout dans la seconde moitié du xix^e siècle8, ce qui, dans une perspective diachronique, fait de la connotation péjorative du terme une conséquence de l’idée de mobilité et de l’absence d’attache représentée par la propriété immeuble9. Le manque d’attaches entraîne la vulnérabilité, une vulnérabilité qui représente en même temps un danger pour la société. Les auteurs du dictionnaire des institutions médiévales roumaines10 définissent le nemernic notamment comme une personne de la condition la plus humble. Ils en apportent comme preuves deux références à des sources provenant d’époques différentes : le Lexicon slavo-roumain de Mardarie de Cozia (1649)11, où le terme renvoie au serf qui pouvait être déplacé de la propriété foncière qu’il habitait et qui ne lui appartenait pas. La deuxième source est le Code d’Ypsilantis (1780). Dans le chapitre relatif aux droits des propriétaires fonciers sur les habitants de leurs terres, le nemernic est présenté comme « l’habitant qui demeure sur la terre de quelqu’un d’autre »12.

• 13 Pierre Bourdieu, Le sens pratique, Paris, Éditions de Minuit, 1980, p. 257. Le principe renvoie à E (...)
• 14 Violeta Barbu, De bono coniugali. O istorie a familiei din Ţara Românească în secolul al xvii-lea, (...)
• 15 Maurice Godelier, Métamorphoses de la parenté, Paris, Champs essais, 2010, p. 138.
• 16 C. Levi-Strauss, « Nobles sauvages », dans Culture, science et développement : contribution à une h (...)
• 17 Ovid Sachelarie, « Privilegiul masculinităţii în Ţara Românească până la jumătatea secolul al xvii- (...)
• 18 Alexandru Ipsilanti, Pravilniceasca condicǎ, 1780, édition critique, Bucarest, Édition de l’Académi (...)
• 19 Voir notre article « Négocier la possession-foyer en justice : entre coutume juridique et texte lég (...)

4Pourquoi s’attarder sur le syntagme qualifiant de nemernici les descendants prodigues d’une maison de boyards ? Parce qu’il fait ressortir le noyau du discours sur l’exclusion comme un effet de la perte de la propriété foncière héréditaire, cette dernière constituant le fondement de leur condition, y compris de l’attachement à la terre en termes d’appartenance. Autrement-dit, et en paraphrasant Pierre Bourdieu, quelqu’un appartient à la terre dans la mesure où la terre lui appartient13. Dans le cas des prodigues, la dissipation des biens héréditaires leur enlevait l’attache à la terre de leurs ancêtres – leur marque d’identité lignagère, traduisant le danger de déchéance sociale à la suite de l’appauvrissement et du risque de faillite. La perte de ce support matériel, fondement de l’échange entre les vivants et les morts de la lignée, annulait aussi l’inscription dans le temps que la dévolution des biens mettait en place. La légitimité de leur propre place dans la société était compromise, de même que le sens de leurs « racines », leur statut. Dans ce contexte, par maison des boyards ou maison noble14, on entendait à la fois le patrimoine, la famille (restreinte ou élargie) et la lignée. Le principe de descendance et celui d’alliance se réunissent ainsi sous la forme du « système à maison », comme mode de descendance15 tel que l’a décrit Maurice Godelier à partir de la notion de maison définie par Claude Lévi-Strauss16. En termes de dévolution successorale, en Valachie, le principe de transmission égalitaire en ligne masculine s’est imposé. Connu dans l’historiographie roumaine comme le privilège de la masculinité17, il fut réglementé à la fin du xviii^e siècle par le Code d’Ypsilantis (1780) – synthèse d’un système pluriel de droit, constitué par la coutume, le droit byzantin à titre de ius receptum et le droit princier représenté par les ordonnances. La justification de la prééminence des descendants masculins sur les biens patrimoniaux immeubles et de l’exclusion des filles dotées se fondait sur la préservation de l’intégrité des possessions foncières héréditaires, notamment de la possession-foyer. Possession foncière ayant donné le nom patronymique à une lignée, celle-ci (grec καμίνι, roumain cămin) était redéfinie dans le texte de loi afin de marquer la différence par rapport aux autres possessions héréditaires : « Quant aux foyers parentaux (héréditaires), on a décidé d’appeler foyer celui (la possession foncière) d’où sont issus le nom et le lignage de cette famille et non pas toutes les possessions »18. Cinq ans auparavant, dans une ordonnance (chrysobulle) d’Ypsilantis sur la trimérie (grec τριμοιρία) entre autres, le foyer apparaissait sous le nom de « feuda (φεῦδα) du lignage » lorsqu’on renvoyait au privilège des consanguins de pouvoir racheter les biens immeubles qui revenaient, selon la règle de la trimérie, à l’épouse survivante19. Institution byzantine rattachée à l’héritage ab intestat, la trimérie suppose la distribution en trois parties de l’actif successoral. Lorsque l’un des deux époux décédait et son enfant lui suivait peu après, l’époux survivant recevait un tiers des biens de l’enfant. Une deuxième partie revenait aux parents de l’époux décédé. Enfin, la 3^e partie, connue comme la part de l’ame, était destinée à l’enterrement, aux commémorations du défunt et aux donations pieuses.

• 20 Şerban Papacostea, Oltenia sub stăpânirea austriacă 1718-1739, Bucarest, Editura Enciclopedică, 199 (...)
• 21 Şerban Papacostea, Florin Constantiniu, « Les réformes des premiers phanariotes en Moldavie et en V (...)

5Pour mieux comprendre le lien entre la propriété foncière et l’identité lignagère des boyards, il convient de préciser que la noblesse n’était pas héréditaire, de sang. Dans la première partie du xviii^e siècle, les boyards de l’Ouest de la Valachie (Olténie) tiraient leur statut de la noblesse et/ou de l’ancienneté de leur origine, de la possession foncière héréditaire, de la dignité, ainsi que d’un système de privilèges, sans pourtant donner à ces critères la cohérence d’une règle20. À partir de la moitié du siècle, la fonction dans l’appareil d’État gagna plus d’importance car elle fixait, avec l’ancienneté de la famille, la place du boyard dans la hiérarchie des privilèges21.

• 22 Sans pourtant s’intéresser ici de leur responsabilité pénale pour les dettes. Pour une recherche su (...)

6À partir de la catégorie des pauvres nobles (au sens de pitoyables), reconnue par la création de la Tutelle des pauvres nobles (roumain Epitropia sărmanilor evgheniți), nous allons nous pencher sur la question plus générale des prodigues comme catégorie distincte d’incapables22 et sur la façon dont cette catégorie a été redéfinie par la législation du début de xix^e siècle, Le Code Caradja (1818) d’une part, et d’autre part sur les modifications qui lui ont été apportées en 1833.

• 23 Sur le mode de vie des grands boyards voir Constanța Vintilă Ghițulescu, Evgheniți, ciocoi, mojici. (...)

8Toutefois, la pratique juridique dévoile que des adultes de plus de 25 ans étaient parfois inclus dans cette catégorie pour qu’ils soient protégés contre la faillite. La prodigalité faisait référence aux dépenses23, perçues comme démesurées, menaçant l’intégrité de leur patrimoine et risquant d’entraîner leur appauvrissement, voire leur déchéance sociale. Le comportement des prodigues était sanctionné à la demande de la parentèle ou des anciens tuteurs, par la mise en place d’une curatelle publique.

• 24 Syntagme proposé par Viorel Panaite, « Wallachia and Moldavia from the Ottoman Juridical and Politi (...)
• 25 Les princes appelés Phanariotes dans l’historiographie roumaine étaient les princes chrétiens nommé (...)

La demande adressée en 1814 au prince par le métropolite et par les grands dignitaires de protéger les maisons des boyards face aux pratiques usurières des marchands venait dans un contexte politique particulièrement complexe. Le régime politique au xviii^e et du début du xix^e siècle est marqué par la domination ottomane. Comme « principauté tributaire »24 de la Sublime Porte, la Valachie, tout comme la Moldavie voisine, représentait un terrain de confrontation entre la Russie, l’Empire autrichien et l’Empire ottoman, qui cherchaient à redéfinir leur influence dans la région. En temps de guerre, les périodes d’occupation militaire russe ou autrichienne alternaient avec les règnes des princes imposés sur le trône par le Sultan25. En 1718, à la suite du traité de Passarowits, l’administration autrichienne s’installa en Olténie, où elle allait rester pendant vingt ans, période la plus longue que la région passa sous occupation. Abstraction faite des épisodes d’occupation, l’instabilité politique était néanmoins récurrente du fait du va-et-vient incessant des princes sur le trône, nommés par le Sultan en échange de sommes d’argent considérables.

• 26 Şerban Papacostea, Florin Constantiniu, « Les réformes des premiers phanariotes en Moldavie et en V (...)

La fin de l’occupation des Habsbourg et le retour de l’Olténie à la Valachie apportèrent au prince de l’époque, Constantin Maurocorat (1711-1769), l’héritage d’une administration centralisée. Il l’accepta et s’efforça de l’uniformiser au pays entier. C’est sous cet éclairage qu’il convient d’observer sa démarche pour redéfinir les privilèges sociaux (1741). Selon cette réforme, la noblesse se partageait en deux catégories : 1) les grands boyards et leurs descendants (roumain neamuri), dispensés à vie de la plupart des charges fiscales, y compris de la capitatio ; 2) les petits boyards (roumain mazili), soumis à la contribution fiscale personnelle, mais exemptés d’une série d’autres charges. Par ailleurs, les dignitaires devinrent des fonctionnaires salariés. Ainsi, le prince créait un mécanisme par lequel les boyards se trouvaient contraints de lui rester fidèles et de rechercher constamment ses faveurs pour garder leur place ou s’élever dans la hiérarchie des fonctions. À cela s’ajoute une tendance à la réduction du statut de boyard à une simple fonction et une diminution de l’importance accordée à la propriété par rapport à la période antérieure26. Le règne des princes dits Phanariotes et celui d’Ioan Caradja en particulier, se distingue non seulement par la multiplication des dignités et par la vénalité de celles-ci, vendues aux plus offrants, mais aussi par une importante clientèle grecque. Les réformes de l’appareil administratif et juridique, et l’extension de la législation qui les accompagna dans le cadre du processus de centralisation de l’État, furent essentielles car elles offrirent aux institutions la capacité à couvrir des territoires et des domaines de vie qui faisaient autrefois partie d’un monde gouverné par les règles locales. La synthèse d’un système pluriel de droit sous la forme d’une codification est une des dominantes de cette politique de réformes après la moitié du xviii^e siècle, et constitue la réalisation la plus durable et la plus concrète des princes dits Phanariotes.

• 27 Ligia Livadă-Cadeschi, De la milă la filantropie. Instituţii de asistare a săracilor din Ţara Român (...)

Les réformes sociales visant à établir un système centralisé d’assistance ont particulièrement préoccupé les historiens roumains au cours des trois dernières décennies comme en témoignent les recherches consacrées à la pauvreté, aux marginaux et à l’assistance sociale27.

• 28 Sur la version ottomane du Nord de l’Afrique de cette institution voir Isabelle Grangaud, « Le Bayt (...)
• 29 Daniel Barbu, O arheologie constituţională românească. Studii şi documente, Bucarest, Édition de l’ (...)
• 30 Sur la définition des « pauvres honteux », dans l’historiographie occidentale, voir Richard Trexler(...)
• 31 Pan J. Zepos, « La politique sociale des princes Phanariotes », Balkan Studies, v. 11, n^o 1, 1970, (...)
• 32 Alexandru Ipsilanti, Pravilniceasca condicǎ, 1780, édition critique, Bucarest, Editura Academiei Re (...)
• 33 Vasile A. Urechia, Istoria românilor, tome X/A, Bucarest, 1900, ici tome VIII, p. 653.

10La première institution d’assistance sociale – la Boîte de la charité28 – fut créée en 1765 par le prince Ştefan Racoviţă29, puis réorganisée en 1775 par Alexandre Ypsilantis. Son statut, conçu par le Divan princier, était approuvé ensuite par le prince lui-même. Le patronage revenait au métropolite – la Boîte étant placée à la Métropolie –. Qui étaient les destinataires de cette forme d’assistance ? L’aide allait en premier lieu aux anciens dignitaires de la Cour, aux nobles appauvris « qui avaient honte de mendier » (les pauvres honteux30), aux héritiers mineurs et aux filles orphelines (à l’âge du mariage) issues de la noblesse, à ceux qui étaient emprisonnés à cause de dettes et qui « n’avaient pas de moyens de s’en sortir », aux étrangers ayant perdu leur fortune, etc.31 Les ressources de cette forme d’assistance publique étaient constituées par des subventions diverses, obligatoires ou bénévoles, et provenaient des successions ab intestat, ou testamentaires, du Trésor public, des évêques, des nouveaux boyards, des dignitaires lors de leur installation en fonction, de marchands, etc. Selon les ordonnances princières et Le Code d’Ypsilantis, tous les sujets étaient obligés de contribuer à la Boîte de la charité, lors de la rédaction d’un testament, une certaine somme, dont le montant était laissé à leur bon gré. En cas de déshérence, la Boîte récupérait la totalité de l’héritage en tant que successeur rituel à la place des institutions ecclésiastiques. S’il existait des héritiers autres que descendants, elle réclamait un tiers de l’héritage32. Comme l’a bien montré Ligia Livadă-Cadeschi, l’État s’efforça ainsi de s’approprier la gestion des pratiques de charité, une tâche qui revenait auparavant exclusivement aux monastères et aux églises. La réalité de la pratique testamentaire tend toutefois à montrer que la volonté princière ne fut suivie que de manière limitée, surtout par les grands boyards, mais une recherche à ce sujet reste encore à faire. Au prétexte du salut des âmes, les ordonnances princières, ou chrysobulles (roumain hrisov), recommandaient vivement aux prêtres confesseurs de demander aux fidèles, lors de la confession, de prévoir une contribution destinée à la Boîte de la charité dans leur testament, à défaut de quoi celui-ci risquait d’être frappé de nullité en justice33. Dans ce contexte, la contribution de chacun prenait la forme d’une obligation fiscale, une taxe. La réactualisation et la redéfinition des attributions administratives du bas clergé par les circulaires ecclésiastiques ou par la réédition des règlements antérieurs témoignent de la volonté de l’Église d’accompagner le prince dans ses réformes.

• 34 Emanuela Popescu-Mihuţ, « Ideologie politică şi propagandă în actele cancelariilor domneşti din Ţăr (...)
• 35 À propos du système de protection des orphelins, voir Nicoleta Roman, « Bâtir une famille. Les enfa (...)
• 36 Ligia Livadă-Cadeschi, De la milă la filantropie. Instituţii de asistare a săracilor din Ţara Român (...)
• 37 Ligia Livadă-Cadeschi, De la milă la filantropie. Instituţii de asistare a săracilor din Ţara Român (...)
• 38 Pour la définition byzantine et le cadre général de la philantropie et de la pauvreté voir Demetrio (...)
• 39 Ligia Livadă-Cadeschi, De la milă la filantropie. Instituţii de asistare a săracilor din Ţara Român (...)
• 40 Bibliothèque de l’Académie roumaine (BAR), Doc. hist. , MLXVIII/64, f. 103 (17 décembre 1782).
• 41 Les boyards constituaient la communauté politique du pays en tant qu’administrateurs et garants de (...)
• 42 Vasile A. Urechia, Istoria românilor, tome X/A, Bucarest, 1900, p. 576-578 ; Ligia Livadă-Cadeschi, (...)
• 43 Vasile A. Urechia, Istoria românilor, tome X/A, Bucarest, 1900, p. 574 (13 février 1815).

11Après 1774, le prince Alexandre Ypsilantis organisa la Tutelle publique34 en lui attribuant le domaine de l’assistance sociale. Il justifia cette décision par la nécessité d’une reprise de la vie normale dans le pays après les dégâts provoqués par la guerre entre la Russie et l’Empire ottoman (1768-1774). La Boîte de la charité fut intégrée à ce nouveau dispositif, dont le personnel était constitué par quatre grands boyards du Divan, quatre boyards du second degré et quatre boyards de rang inférieur, nommés par les quatre premiers, et quatre logothètes (copistes). Parmi les attributions de ce nouveau département figuraient l’administration de la charité, l’organisation des écoles, la construction et la réparation des ponts, la prise en charge des orphelins (Orphanotrophie)35 et des affaires judiciaires concernant leur héritage, la gestion des hôpitaux, etc. Chacun des grands boyards du Divan était chargé d’un des quatre domaines les plus importants : la charité, y compris la Boîte de la charité, les écoles, les orphelinats et les ponts ; les autres questions faisaient l’objet de décisions communes. En 1798, le prince Constantin Hangerli (r. 1797-1799) réorganisa la Tutelle publique en justifiant sa démarche par le « bonheur que l’homme recherche naturellement »36. En raison de difficultés financières, les grands boyards chargés jusque-là de l’administration de la Tutelle publique furent remplacés par quatre marchands des plus prestigieux. Ceux-ci n’étaient pas rétribués, mais bénéficiaient en échange d’exemptions d’impôt37. Le fondement idéologique de la Tutelle publique résidait dans le rôle de père de la patrie que le prince s’appropriait, un rôle qu’il réclamait de la tradition politique byzantine, la vertu de la philanthropie étant au centre d’un bon gouvernement38. Dans cette perspective, les dignitaires appauvris et leurs familles avaient droit autant sinon plus que les pauvres à une aide de l’État, matérialisée par une somme allouée pour servir de retraite à ceux qui avaient participé activement à la vie de la cité. C’est d’ailleurs sur la base d’une telle conception philanthropique que Alexandre Ypsilantis avait réorganisé – dans le but de financer la Tutelle publique – Boîte de la charité39. La jurisprudence fournit par ailleurs des indices qui témoignent d’un besoin de protection contre le risque d’aliénation des patrimoines. En 1782, le prince Nicolas Caradja valida la résolution des juges du Divan princier lors de la revendication en justice d’un droit de préemption pour le rachat de la possession-foyer : « il ne serait pas juste, ni acceptable que celui-ci (le plaignant) reste étranger de son foyer parental et qu’il perde par la suite ses héritiers et le nom de son lignage »40. Le prince assurait, au nom d’une justice distributive, la préservation d’une légitimation issue du lien à la propriété, de l’identité inscrite dans une communauté lignagère. Une fois encore, la crainte d’une forme d’aliénation identitaire surclassait la pauvreté dans la hiérarchie des critères ouvrant l’accès à la protection, car elle risquait d’entraîner la déchéance sociale, la perte de la place de l’individu dans la communauté. Ainsi donc, le raisonnement sous-jacent n’était pas tant d’ordre philanthropique que politique : il s’agissait d’assurer les conditions favorisant l’exercice des droits politiques des individus concernés41. C’est dans ce même esprit qu’il convient de comprendre la demande – qui ouvre notre démarche – adressée au prince Ioan Caradja, en août 1814, par les grands boyards et par le métropolite de mettre à l’abri les patrimoines des grandes maisons menacées par la ruine. Quelques jours plus tard, le prince répondit favorablement à leur demande et mit en place La Tutelle publique des pauvres nobles (roumain Epitropia Evgheniţilor, du grec εὐγένεια, « noblesse, noble d’extraction ») « pour assurer la stabilité et l’intégrité des maisons nobles ». Il s’agissait d’un nouveau département dont la direction fut confiée au métropolite et à l’un de ses évêques. Si les mineurs émancipés la refusaient, le prince interviendrait pour régler la question, par l’intermédiation des deux grands dignitaires. La décision (23 août 1814) fut suivie, une semaine plus tard, par l’interdiction faite aux marchands de prêter aux jeunes héritiers de la marchandise ou de l’argent (1 septembre 1814)42. Pour toute dépense, ceux qui avaient été mis sous tutelle institutionnelle devraient faire appel aux tuteurs désignés par le prince. L’enjeu de cette mesure était toujours aussi explicite : éviter « l’extinction (avec le sens de ruine) des grandes maisons » par la vente des biens immeubles. Ce faisant, on reconnaissait formellement une nouvelle catégorie de vulnérables, mettant en péril l’intégrité de leur biens héréditaires. Quelques mois plus tard, dans un autre rapport (février 1815), les grands dignitaires sollicitèrent auprès du prince des lois somptuaires contre la dilapidation des patrimoines, exigeant que les dépenses fussent conformes à « la condition », « la famille » et au « rang »43. Alors même qu’une Tutelle publique existait déjà – de même que la Boîte de la charité – et que les familles de boyards dans le besoin en étaient déjà les bénéficiaires privilégiées, pourquoi donc les autorités ressentirent la nécessité de mettre en avant les pauvres nobles comme une catégorie en danger ? Ces prodigues représentaient-ils alors une autre réalité sociale ? S’agissait-il plutôt de contrôler un comportement nuisible au patrimoine et à l’identité lignagère que de soutenir une catégorie d’assistés ? La reconnaissance formelle de la vulnérabilité des grandes maisons nobles était une justification pour la sauvegarde de l’intégrité de leur condition comme groupe face à la menace de discontinuité patrimoniale par la vente des possessions foncières héréditaires. Comme la protection et la continuation de ce groupe ne pouvaient pas être assurées à coup sûr de l’intérieur même des familles, l’intervention du prince s’imposait comme garant non seulement de la continuité patrimoniale, mais aussi des droits politiques qui découlaient du statut social de celles-ci.

• 44 Legiuirea Caragea, édition critique, Bucarest, Editura Academiei Române, 1955, chapitre 5, § 1-4, p (...)
• 45 Par sans raison on comprenait les fous (grec τρελλοί), les arriérés mentaux (grec μωρόὶ) et les dér (...)
• 46 Voir Legiuirea Caragea, édition critique, Bucarest, Editura Academiei Române, 1955, 1^ère partie, ch (...)

12Avec la création de la Tutelle publique des pauvres nobles, la prodigalité des héritiers boyards était formellement définie comme une faiblesse qui exigeait protection plutôt qu’interdiction ou sanction. Quatre ans plus tard, dans le Code Caradja, la prodigalité fut réglementée dans un chapitre distinct44. Le prodigue (grec ἄσωτος) y était défini – selon une classification des individus basée sur des critères d’âge et de degré de raison (majeurs/mineurs, prodigues et sans raison) – comme celui qui dépense « sans parole » (grec ἀλόγωϛ) son avoir du fait d’un écart de raison. Il représentait une catégorie d’incapacité partielle, distincte par rapport à celle des « sans raison » (grec ἄφρων)45. La mise sous tutelle du prodigue était instituée lors d’une décision judiciaire, à la demande des parents, des voisins ou des amis, en légitimant ainsi l’exercice d’un fort contrôle de la famille et de la communauté sur l’individu. Une fois la tutelle prononcée, les prodigues n’avaient plus le droit de disposer librement de leurs biens ou de conclure des contrats sans l’accord du tuteur. En revanche, ils étaient responsables pour leurs actes devant tout tribunal pénal46.

• 47 Margaret Trenchard-Smith, « Insanity, Exculpation and Disempowerment in Byzantin Law », dans Wendy (...)
• 48 Michel Photeinopoulos, Nomicon Procheiron (1765-1777), texte établi d’après le manuscrit suppl. gre (...)
• 49 Michel Photeinopoulos, Nomicon Procheiron (1765-1777), p. 88 (grec)/470 (roumain).
• 50 Dans la traduction roumaine du texte grec du Code Calimach, ἄσωτος correspond au dépravé.
• 51 Codul Calimach, édition critique, Bucarest, Editura Academiei Republicii Socialiste România, 1958, (...)
• 52 Legiuirea Caragea, édition critique, Bucarest, Editura Academiei Române, 1955, 1^ère partie, « Sur l (...)
• 53 Selon le Guide de la loi, ainsi que dans le Manuel des lois de 1766 de Photinos, le droit de tester (...)
• 54 Legiuirea Caragea, édition critique, Bucarest, Editura Academiei Române, 1955, II, chapitre 21, § 8 (...)
• 55 Legiuirea Caragea, édition critique, Bucarest, Editura Academiei Române, 1955, I, chapitre 3, § 2, (...)
• 56 Andrei Rădulescu, « Logofătul Nestor. Viața și activitatea lui », extras Revista critică de drept, (...)
• 57 Sergiu Iosipescu, « Un uitat. Marele ban Grigore Brâncoveanu », dans Mihai D. Sturdza (coord.), Fam (...)

13La prodigalité était considérée être un vice selon le droit canon47. Dans le droit byzantin tel qu’on le trouve résumé dans le projet législatif de 1766 de Michel Photinos, les prodigues partageaient le même titre de loi que les furieux (grec μαινόμενος)48. Ils n’avaient le droit ni de témoigner, ni de tester49, comme le fou, le pubère ou bien le muet ou le sourd – catégories d’incapables consacrées par le droit byzantin. Dans le Code Calimach (1817) qui avait cours dans la Moldavie voisine, le prodigue50 n’avait pas non plus le droit de tester51. En revanche, selon le Code Caradja (1818), il était responsable pour tout dommage ou faute52. Il aquérait le droit de tester, à la différence des mineurs de moins de 20 ans (l’âge auquel on pouvait demander l’émancipation)53, et des sans raison. Par contre, on ne lui reconnaissait pas la responsabilité sur la personne et les biens de l’autrui, en lui refusant le droit d’adopter ou d’assumer la qualité d’exécuteur testamentaire54. Autrement dit, le prodigue n’était frappé que d’une incapacité partielle qui visait surtout la responsabilité sur les biens et la personne d’autrui. La personnalité juridique du prodigue s’affirmait donc par la jouissance de certains droits seulement, probablement sous l’influence du droit naturel. L’encadrement de la prodigalité comme incapacité partielle peut être utilement mise en relation avec les réglementations du Code Caradja concernant l’émancipation du mineur, en particulier par le biais des limites qu’elles posaient au droit de propriété. Accordée uniquement sur décision du prince en tant que père de la patrie, l’émancipation ne donnait pas le droit au mineur d’aliéner une possession immeuble, à la différence d’un majeur de plus de 25 ans55. Comment comprendre l’émancipation en rapport avec la majorité ? Probablement en la considérant sous l’angle de l’affirmation du sujet de droit à travers une délimitation mieux explicitée de ses droits, et surtout du droit réel de propriété (y compris dans ses limites). En contrepartie, des solutions furent élaborées, aussi bien dans la pratique sociale que dans les règles de droit – par exemple la mise sous tutelle ou la préemption – pour répondre aux risques de discontinuité patrimoniale liés aux manifestations anarchiques d’une volonté individuelle peu réglementée.Le caractère pleinement achevé de la raison une fois atteinte la majorité et l’exercice des droits qu’elle entraîne, ainsi que le régime des biens acquis et héréditaires, sont décrits par les grands boyards du Divan, en 1814, lors du procès en héritage intenté par les parents du grand vornic Barbu știrbei. Parmi ces derniers figuraient le boyard nomofilax Nestor Craiovescu56 et le grand ban, boyard chargé de la tutelle publique (roumain epitrop), Grigore Brâncoveanu57, par ailleurs traducteur en grec de Heineccius :

• 59 Legiuirea Caragea, édition critique, Bucarest, Editura Academiei Române, 1955, § 25, § 32, p. 126-1 (...)
• 60 N. J. Pantazopoulos, Church and Law in the Balkan Peninsula during the Ottoman Rule, Thessalonique, (...)
• 61 Alexandru Ipsilanti, Pravilniceasca condicǎ, 1780, ediție critică, Bucarest, Editura Academiei Repu (...)

14Quatre ans plus tard, on retrouve le résumé de cet argument dans le Code Caradja : « Les parents et les étrangers héritent par testament […]59 ». L’affirmation de la personnalité juridique devient essentielle dans la définition même du droit de propriété et remet sur le tapis les exigences de la parentèle formulées sur le fondement d’une possession indivise et représentées essentiellement par les institutions de la substitution fidéicommissaire, de la préemption ou de la τριμοιρία60. Marquer clairement la majorité signifiait freiner tout à la fois la possible aliénation de biens héréditaires faite par les émancipés (privés de ce droit, à la différence du majeur) et l’affirmation de la volonté individuelle face aux exigences formulées par la parentèle en tant que personne morale. De ce point de vue le Code d’Ypsilantis apporta, à la fin du xviii^e siècle, un changement important : il supprimait en effet aux parents collatéraux (frères et sœurs) le droit de contester le testament61.

• 62 Legiuirea Caragea, édition critique, Bucarest, Editura Academiei Române, 1955, annexe 2, « Lois et (...)
• 63 Legiuirea Caragea, édition critique, Bucarest, Editura Academiei Române, 1955, articles 3 et 4, p.  (...)
• 64 Legiuirea Caragea, édition critique, Bucarest, Editura Academiei Române, 1955, chapitre 3, « Pour l (...)
• 65 Pan J. Zepos, « Les survivances byzantines dans le droit des coutumes », Balkan Studies, v. 21, n^o  (...)
• 66 Valentin Al. Georgescu, Bizanţul şi instituţiile româneşti până la mijlocul sec. al xviii-lea, Buca (...)

15En 1833, alors que la Valachie se trouvait sous occupation russe (1828-1834) et donc plongée dans un contexte institutionnel nouveau, une modification fut apportée au titre de loi relatif aux prodigues du Code Caradja. Introduite par l’entremise de la loi 9/1833 intitulée « Projet pour la mise des prodigues sous l’autorité de la Tutelle publique », qui comptait 17 articles venant compléter les 4 articles antérieurs du Code Caradja (1818)62, cette modification définissait le prodigue comme un adulte, homme ou femme, ayant dilapidé un tiers de ses avoirs juste pour satisfaire son plaisir, ou dont les dettes ou dépenses équivalaient à un tiers de ses avoirs. Pour ce qui regardait la gestion de son patrimoine, le prodigue était apparenté au mineur. Les dépenses démesurées, l’abandon de soi à son propre plaisir devenaient l’expression d’une immaturité morale qui contrastait avec la maturité physique du majeur, distinction qu’on trouvait déjà dans la pratique juridique de la fin du xviii^e siècle. Le texte soustrayait aux proches, qu’ils fussent parents, amis ou voisins, leur droit de dénoncer le prodigue et de demander la mise sous curatelle de son patrimoine. Seul le père pouvait requérir la mise sous tutelle institutionnelle de son fils, ou, lorsqu’il était décédé, la mère. Ni l’épouse, ni les enfants d’un prodigue n’avaient le droit de faire cette demande auprès du juge63, à la différence de ce qui était stipulé dans le Code Caradja. Le changement renvoie indirectement à la patria potestas que le père déléguait volontairement à l’autorité publique, en reconnaissant ainsi la légitimité de l’État comme son remplaçant. Un second texte, datant de 1833 toujours et qui avait pour objectif de modifier, préciser et compléter le Code Caradja, visait l’émancipation définie comme droit du mineur à être autonome (a se ocârmui el însuși) et à administrer son avoir. Élaboré au même moment que celui consacré à la tutelle des prodigues, il était structuré en deux sections et détaillait en 13 articles les droits acquis par la procédure d’émancipation et ses limites. L’âge de la demande d’émancipation était rabaissé de 20 à 18 ans, mis à part pour les orphelins qui devaient attendre d’avoir atteint 21 ans. La décision ne pouvait être rendue que par les autorités judiciaires et devait être confirmée par le prince, après le passage en revue, en présence des parents proches, de l’âge et du comportement du requérant ainsi que de sa motivation et des bénéfices de l’émancipation64. Ces mesures contribuèrent à la mise en place d’une protection de plus en plus centralisée, assurée par le prince et par les tuteurs publics. La tutelle institutionnelle étendue aux prodigues de tout âge vint s’ajouter à l’interdiction d’aliéner les biens patrimoniaux. Il s’agissait de moins punir et de protéger davantage. Cette conception, qui renforçait au niveau légal l’autorité centrale, faisait écho à l’affaiblissement, à la même époque, de l’institution de la préemption65 – fondement de la solidarité patrimoniale lorsque le texte constitutionnel de la Réglementation Organique imposait la délimitation obligatoire des propriétés foncières (roumain hotărnicii)66.

• 67 Voir notre article « Négocier la possession-foyer en justice : entre coutume juridique et texte lég (...)
• 68 Valentin Al. Georgescu, Bizanţul şi instituţiile româneşti până la mijlocul sec. al xviii-lea, Buca (...)
• 69 Valentin Al. Georgescu, Bizanţul şi instituţiile româneşti până la mijlocul sec. al xviii-lea, Buca (...)

16Par ailleurs, en 1818, parallèlement à l’encadrement du prodigue, on avait repris, dans le texte du Code Caradja, les réglementations adoptées quarante ans plutôt par le prince Alexandre Ypsilantis, dans sa codification de 1780, concernant les institutions rattachées à la propriété des biens immeubles et destinées à protéger les terres porteuses d’enjeux identitaires par leur indisponibilité. On privilégiait notamment la succession en ligne masculine par rapport au système successoral égalitaire du droit byzantin, secondée par un régime particulier de préemption concernant la possession-foyer d’où était issu le nom du lignage67. La reconnaissance du principe inégalitaire de la succession ab intestat à travers la définition de la possession-foyer n’était qu’une victoire partielle pour les boyards. La diminution de la base du patrimoine à une possession foncière héréditaire unique68 eut un double effet. Elle assura une forme de protection de la continuité lignagère, tout en permettant la mise sur le marché d’une partie du patrimoine par la prescription du droit de préemption et par la modification de l’ordre des personnes bénéficiant de priorité pour le rachat de ces biens patrimoniaux69.

• 70 Voir sur le sujet Cătălina Chelcu, Pedeapsa în Moldova între normă și practică. Studii și documente(...)

17L’affirmation du prodigue comme catégorie juridique distincte nécessitant la protection du prince est présentée comme la conséquence d’une pratique « de certains jeunes de cette époque » qui s’émancipaient non seulement de la tutelle aussi bien formelle qu’informelle de leurs consanguins, brisant ainsi la solidarité patrimoniale lignagère. Confrontés à leur incapacité de fait à exercer leur influence sur le prodigue, ceux-ci pouvaient dénoncer en justice la mauvaise gestion du patrimoine et demander l’intervention du prince. À la fin du xviii^e siècle, les solutions proposées au terme des enquêtes menées à la suite de telles dénonciations variaient selon les situations entre la mise sous tutelle de la maison du prodigue, l’interdiction faite aux marchands lui faire crédit et l’enfermement de celui-ci en prison pour cause des dettes70.

• 71 Voir notre article « Modèles bibliques et enjeux de l’autorité du père. Le cas des boyards valaques (...)
• 72 Cette pratique ne sera réglementée qu’en Moldavie, Codul Calimach, § 776, p. 317.
• 73 BAR (Bibliothèque de l’Académie roumaine), Mss roumain 4025, f. 62-63(14 juillet 1814) : « Que la p (...)
• 74 Legiuirea Caragea, édition critique, Bucarest, Editura Academiei Române, 1955, chapitre 3, § 40, p. (...)
• 75 Sur le sujet de la garantie, voir Constanța Vintilă Ghițulescu, « Au sein de la famille. Solidarité (...)
• 76 Gheorghe Cront, Alexandru Constantinescu, Anicuța Popescu, Theodora Rădulescu, Constantin Tegăreanu(...)
• 77 Nommé en 1785 tuteur de l’Orphanotrophie, voir Vasile A. Urechia, Istoria românilor, tome X/A, Buca (...)
• 78 Acte judiciare, 561, p. 619-620 (2 juin 1778).

18Le père disposait du ressort de contrôle le plus efficace, y compris sur ses fils majeurs. Il pouvait en effet maintenir les biens immeubles en indivision ou les doter en vue d’un éventuel mariage, tout en gardant l’essentiel du patrimoine jusqu’à sa mort, dans la perspective de l’héritage. Par testament, il transmettait à ses successeurs son autorité sur les biens patrimoniaux. Il pouvait aussi, par sa bénédiction, valider le statut d’héritiers de ceux-ci, ou, au contraire, les écarter de leurs droits par la mise en scène solennelle de leur malédiction71. Comme acte de langage performatif, la malédiction entraînait le déshéritement du fils ainsi que la perte de la place de celui-ci dans la communauté lignagère ; son exclusion de l’accès au patrimoine signifiait sa mise à l’écart par rapport aux ascendants auxquels il était rattaché par les biens hérités et par le devoir de mémoire. Le lien de parenté à lui seul ne suffisait pas à faire du descendant un héritier. S’y ajoutait aussi la responsabilité face au patrimoine. Un lien père-fils ainsi brisé pouvait être rétabli au bénéfice des générations à venir ; il fallait pour cela renoncer à la punition – le déshéritement – en faveur de la mise sous curatelle (roumain epitropie) du prodigue. N’ayant pas le droit de disposer de l’héritage à son gré, celui-ci pouvait en revanche retirer périodiquement une somme pour nourrir et élever ses enfants. Ces derniers seraient par la suite les bénéficiaires de la partie d’héritage qui revenait à leur père. Remplacer le déshéritement par la mise en incapacité était une solution acceptable légalement, étant donné que la sanction aurait dû s’appliquer aux offenses faites à l’adresse de l’autorité du parent plutôt qu’aux vices du fils. Agissant dans la logique d’une substitution fidéicommissaire, le parent sous-nommait l’héritier de son descendant mis en incapacité72. Ayant affaire à un fils prodigue, « maudit » et « ivrogne », Stroe, petit boyard, supprime dans son testament le droit de propriété de celui-ci sur sa part légitime de l’héritage en faveur de ses petites-filles : il lui institue ainsi un curateur qui gère sa part des biens jusqu’aux épousailles des petites-filles. Entre temps, le fils n’aura que les fruits (l’usufruit) des biens patrimoniaux. Ainsi, mettre le successeur légal en incapacité était une solution préférable à son écart définitif, car ainsi la descendance de celui-ci était protégée73. Par la suite, et dans une optique similaire, les titres du Code Caradja relatifs au déshéritement restreignirent à quatre les critères ouvrant la voie à cette mesure, une diminution sensible par rapport à ce qui était prévu dans le Guide de la loi, et limitèrent l’autorité paternelle74. En absence du père, la mise sous tutelle du prodigue pouvait être réclamée par les parents proches, par les anciens tuteurs, par les garants75, inquiets pour leurs propres avoirs, ou par l’épouse, à son tour soucieuse de l’intégrité de sa dot76. Lors d’une plainte adressée au prince, le logothète Șerban, garant de Costache Popescu, « descendant par sa mère des boyards Popescu », demanda de retirer cette qualité à ce dernier car le jeune « mineur et vif d’esprit » n’écoutait pas son conseil et mettait en danger ses biens. Le prince transféra l’affaire aux tuteurs publics (roumain epitropi),77 pour une enquête plus poussée (février 1778). Confronté au témoignage de son garant, le jeune émancipé de vingt ans refusait aussi une possible tutelle. Tout en lui reconnaissant le droit d’administrer et jouir des fruits de ses biens78, les tuteurs publics suggérèrent un ordre d’interdiction pour qu’il ne puisse pas aliéner ses biens ou emprunter sur gage, ce qui correspondait, selon le futur Code Caradja, à sa condition d’émancipé, à savoir d’être privé du droit d’aliéner ses biens héréditaires. Deux mois plus tard, la décision d’Alexandre Ypsilantis fut bien plus radicale : l’héritier fut déclaré à la fois « prodigue » et « sans raison », ici avec le sens de raison inachevée, d’immature (roumain fără de minte), sur la base de la résolution des deux boyards tuteurs et d’une autre plainte adressée par la sœur du jeune héritier. Dans cette décision, toute nuance disparaît. Le patrimoine du prodigue fut en conséquence mis sous tutelle publique.

• 79 Acte judiciare, 45, p. 52 (25 avril 1776).

19À la même époque, la tutelle qui accompagnait habituellement l’interdiction d’aliéner les biens immeubles concernait également les adultes dénoncés par les parents collatéraux. Elle s’étendait sur tout leur patrimoine, se justifiant par la protection des descendants et de l’épouse. Pendant l’enquête menée par les autorités ecclésiastiques, Iane postelnicel fut confronté aux témoignages des boyards voisins, recueillis par son beau-frère, Barbu Arion, troisième trésorier. Frappé par l’interdiction de vendre ses biens et la dot de son épouse, Bălașa, il reconnut son immaturité (roumain neajungere de minte) et demanda à ses deux beaux-frères de se charger de la tutelle de sa maison79.

• 80 ANIC, Mss 78, f. 157, publié par Vasile A. Urechia, Istoria românilor, tome X/A, Bucarest, 1900, p. (...)
• 81 78 ANIC, Mss 78, publié par Vasile A. Urechia, Istoria românilor, tome X/A, Bucarest, 1900, p. 682- (...)

20En 1814, quelques mois après l’ordre princier d’instituer une tutelle publique qui prenne en charge les héritiers mineurs-prodigues des boyards, Dumitrache Hrisoscoleu ne se trouvait plus sous la tutelle instituée par le testament de sa mère, Maria. Maître de ses biens, il vendit ses propriétés l’une après l’autre, à la manière d’un prodigue « suivant d’autres jeunes de son temps », selon ses anciens tuteurs (le grand trésorier Constantin Filipescu et l’évêque de Buzău). À la demande de ceux-ci, Ioan Caradja réactiva la tutelle sans mettre la raison de l’héritier en question. Le but : prévenir la ruine (« l’extinction » en traduction littérale) de sa maison80. Nous ne nous arrêterons pas sur le cas du logothète Constantin Dudescu, célèbre prodigue dont la mise sous contrôle exigea l’intervention du prince à diverses reprises. Pour nous, l’intérêt de toute cette affaire tient dans la justification avancée par ses sœurs dans leur plainte à son encontre, qui faisait du prince le garant de la continuité patrimoniale assurée par les héritiers, mais aussi de l’ordre domestique et de l’ordre social, le tout par le biais de la protection qu’il se devait d’assurer contre le déclassement. Afin de constituer pour les filles du comte une dot digne de leur rang, il fut donc décidé de mettre la partie du patrimoine dont elles avaient besoin sous la protection des tuteurs des pauvres nobles81.

• 82 BAR (Bibliothèque de l’Académie roumaine), Mss roumain 612, f. 104v-107v (15 mars 1805).
• 83 Le fonctionnement est analysé surtout par les médievistes : Michel Lauwers, La mémoire des ancêtres (...)

22Le cas suivant en offre un exemple. Costache était le fils épileptique de Sultana, elle-même fille d’un douanier et veuve du postelnic Dracache. Sa maladie neurologique rendait son avenir fort incertain, ce d’autant plus qu’il souffrait aussi d’autres maladies. Aux yeux de ses parents, toute descendance semblait compromise82. Cette absence de perspectives pour l’avenir de la famille fut compensée par l’investissement du patrimoine dans la mémoire liturgique. L’héritier incertain fut « promis » au monastère, transformant sa condition en celle d’héritier des cieux. Les possessions foncières de Dărvari et Cățicheni, qui lui revenaient comme héritage du côté de ses ascendants maternels, furent réinvesties dans la commémoration de la mémoire de ceux-ci (la possession foncière de Dărvari provenait de sa grand-mère maternelle Smaranda et celle de Cățicheni avait appartenu à son grand-père maternel, le sluger Barbu Cățiche). Dans ce projet qui fut conçu par les parents de Costache, la métropolie était chargée de la tutelle de l’enfant malade, y compris de son éducation et de son patrimoine. À la mort de celui-ci, le rôle de l’Église passerait de celui de tuteur à celui d’héritier. La volonté des parents était en effet que le mineur épileptique, voué au monastère, fût frappé d’incapacité juridique à vie par rapport à son propre patrimoine. La mise en œuvre du projet, à travers un fidéicommis, était soumise aux conditions suivantes. Si l’héritier, une fois majeur, refusait d’entrer au couvent, il ne recevrait en héritage aucunes terres mais que des biens meubles : de l’argent, des objets liturgiques, des tziganes (esclaves), des habits, etc. L’émancipation du malade était donc possible, mais uniquement à l’écart du lignage et du patrimoine, car sa fragilité constituait un danger pour la commémoration perpétuelle de son ascendance et de lui-même. L’héritier viable d’une maison était chargé à la fois de la mémoire généalogique et de la mémoire liturgique de sa lignée83. Lorsque la continuité physique du patrimoine n’était plus possible par l’enchaînement des générations d’héritiers, il convenait d’assurer une continuité immatérielle de ce patrimoine, en trouvant dans l’institution ecclésiastique un successeur considéré comme éternel pour qu’il se charge de la commémoration des défunts du lignage. Dans le cas du petit Costache, la mise en danger de la perpétuation de la descendance en raison de la maladie et des handicaps physiques se voyait transfigurée par le dévouement qu’il vouerait, comme moine, à la mémoire liturgique de sa lignée.

• 84 Oana Marinache, Familia Bibescu-Brancoveanu. De la Craiova la Paris, Bucarest, Editura Istoria Arte (...)

23L’entrée au monastère compensait les conditions physiques et intellectuelles fragiles d’une personne par leur mise en valeur dans une perspective spirituelle. Le cas de Dimitrie, le frère inconnu84 des princes Barbu Știrbei (1799-1869 ; r. 1849-1853 et 1854-1856) et Gheorghe Bibescu (1804-1873 ; r. 1843-1848), consacré moine sous le nom de Damian, en offre un autre exemple. Son existence ne transparaît qu’au détour d’un feuillet détaillant le partage de l’héritage entre les fils du grand logothète Dimitrie Bibescu (1838) :

• 87 Ovid Sachelarie, Nicolae Stoicescu (éd.), Instituţii feudale din ţările române. Dicţionar, Bucarest (...)
• 88 Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Éditions Gallimard, 1972.
• 89 Ligia Livadă-Cadeschi, « Meseria cerșitului în pământul aceștii patrii », dans Fragmente de istorie (...)
• 90 Pompei Gh. Samarian, Medicina și farmacia în trecutul românesc, v. I, 1382-1775, Călărași, Bucarest (...)

26Si l’incapacité manifestée par la minorité, par la maladie, par le handicap ou par la prodigalité met en lumière l’enjeu de la continuité patrimoniale dans l’économie interne d’une maison, l’irruption de la déraison, de la folie87 dans les documents témoigne plutôt de la solitude de l’individu, notamment dans les faubourgs, et de l’absence de parents à proximité, susceptibles d’offrir un soutien. Dans ces cas-là, la solidarité de proximité, celle de la communauté, entre en jeu, comme l’illustrent les demandes d’interventions adressées par des voisins aux autorités. Rendu populaire en Europe occidentale par Michel Foucault88, le sujet des incapables psychiques – les fous et les déraisonnés – est encore peu analysé dans l’historiographie roumaine. La contribution de Pompei Samarian et la recherche plus récente de Ligia Livadă-Cadeschi offrent un premier éclairage sur ce sujet89 Ces deux auteurs montrent notamment que les aliénés mentaux étaient principalement enfermés dans des monastères pourvus d’icônes considérées comme miraculeuses (parmi lesquels ceux de Sărindar à Bucarest, pour l’accueil des furieux, de Negoești, de Balamuci et de Mărcuța) et que les soins auxquels ils étaient soumis consistaient avant tout dans la participation régulière à la messe, jusqu’à leur possible guérison. Ce n’est que vers la moitié du xix^e siècle qu’ils furent pris en charge médicalement, par la Ephorie des hopitaux d’abord, de 1838 jusqu’à 1845, puis par l’Institut des aliénés et des mendiants90.

• 92 Valentin Al. Georgescu, « L’oeuvre juridique de Michel Photinos et la version roumaine du IV^e livre (...)

29La mort d’un enfant est un autre facteur qui pouvait pousser une mère au-delà des limites de la raison. La douleur de l’accouchement et le chagrin lors de la perte d’un enfant mineur étaient deux critères reconnus par le droit et dédommagés, en vertu de la philanthropie, par un tiers de l’héritage (la trimérie) de l’époux décédé92. S’il s’agissait d’un fils ou d’une fille majeure, alors l’ensemble de l’héritage revenait à la mère. Mais pendant le deuil, seule, accablée par la souffrance, son jugement était mis en question par les parents, potentiels héritiers en tant que copropriétaires en indivision des biens patrimoniaux.

• 93 ANIC, Mss roumain 82, f. 2 (6 août 1815).

30Elena, veuve de Constantin Slătineanu de Câmpulung, était issue d’une famille de sujets de l’Empire austro-hongrois comme habitants de la Transylvanie. Lorsqu’elle perdit sa fille unique, mariée depuis peu, elle décida d’adopter son gendre, Apostolache Racoviceanu, plus âgé qu’elle de trois ans. Ses parents proches, vivant à Sibiu, intervinrent alors avec l’aide de l’agence impériale pour défendre le patrimoine de leur sœur, et en particulier sa dot, qui n’avait pas encore été séparée de l’avoir parental93. Ils demandèrent au prince de geler les démarches d’adoption pendant une année et de charger un « boyard autochtone » de la tutelle de sa maison. Comme il s’agissait d’un patrimoine appartenant aux sujets d’un autre pouvoir, l’agence impériale ajouta dans son rapport la requête de désigner un deuxième tuteur. Deux enquêtes distinctes furent ainsi diligentées, attribuées à des instances juridiques différentes. Celle du métropolite Nectarie ne visait à répondre qu’à la question de l’adrogatio, qui fut par la suite renvoyée aux autorités laïques. Pour l’institution d’une tutelle, ce furent les préfets (roumain ispravnici) de la région qui menèrent l’enquête afin de démontrer la déraison de la femme. Si l’incapacité de la veuve n’était pas avérée, on lui demanderait « plus fermement » d’assurer une meilleure gestion de ses biens.

• 94 BAR (Bibliothèque de l’Académie roumaine), Doc. hist. MDLVII/164, f. 115, Vasile A. Urechia, Istori (...)

31La demande d’adoption faite par Elena Slătineanu auprès de l’higoumène du monastère de Câmpulung avait essuyé un premier refus. Avec son gendre, elle essaya alors d’obtenir du pope officiant qu’il lise, pendant la messe de commémoration, les prières pour l’adoption. La justification écrite du refus fourni par les représentants de l’Église renvoyait à l'ordonnance (chrysobulle) d’Alexandru Moruzi sur l’adoption (1800). Premièrement, il s’agissait d’une « affaire politique » et la gestion de l’adrogatio relevait de la compétence des instances laïques, notamment du prince, surtout si l’adoptant était une femme. Le même texte de loi de Moruzi réaffirmait par ailleurs la patria potestas en décrétant l’incapacité de la femme seule d’exercer l’autorité sur le fils adopté, car celui-ci, tout comme le fils naturel légitime, ne lui est pas soumis, et la « loi suit la nature »94. Deuxièmement, la différence d’âge entre l’adoptant et l’adopté devait être d’au moins 18 ans, intervalle de temps conforme à la nature des liens parents-enfants. Elena Slătineanu, la belle-mère, avait 34 ans, alors qu’Apostolache Racoviceanu en avait 37.

• 95 Vasile A. Urechia, Istoria românilor, tome X/A, Bucarest, 1900, p. 579 et 1050.

33Dans le cas du déraisonné ou du fou avéré, le risque de dissipation du patrimoine était une conséquence de la condition psychique. C’est au niveau des enquêtes menées dans ce genre de circonstances que la distinction entre prodigalité et déraison apparaît la plus visible. Costache Alexandri, dont la raison semblait être atteinte, fut envoyé, dans un premier temps (22 juillet 1814), au monastère Saint Georges le Nouveau pour y recevoir des soins jusqu’à sa guérison. Quelques jours après, le prince mit l’incapable sous la tutelle du métropolite, d’un évêque et des boyards tuteurs des pauvres nobles afin d’empêcher la ruine de sa maison95. Cette distinction fut plus tard formulée en détail dans les titres de loi concernant la personne juridique et les catégories d’incapacité nécessitant la protection (1818, 1833).

• 96 ANIC, Mss 140, f. 128 (21 août 1792).

37En quoi consistait l’intervention de l’autorité publique dans la protection des successeurs et dans la conservation du patrimoine d’une maison ? Les quelques exemples présentés ici en ont fourni un aperçu par le biais de la mise sous tutelle ou lors des enquêtes menées par les boyards de la Tutelle publique ou des autorités ecclésiastiques. Les situations particulières sont peut-être encore plus parlantes. Ainsi, lors d’une épidémie de peste, l’état d’exception venait remettre en cause la conception même d’ordre successoral et d’économie de la maison. À titre d’exemple, nous disposons d’un document de 1792 concernant les descendants mineurs de la maison Măinescu96. Selon le rapport des tuteurs publics, celle-ci était en ruine à la suite de la gestion du patrimoine par l’aîné, encore mineur, mort de la peste. Il laissait derrière lui deux frères cadets, contaminés eux aussi, qui avaient été emmenés au lazaret.

• 97 Sur les inventaires après décès, voir Dan Dumitru Iacob, « Importanța inventarelor de avere pentru (...)
• 98 Simona Cerutti, « À qui appartiennent les biens qui n’appartiennent à personne ? Citoyenneté et dro (...)

38Au nom de la philanthropie, les tuteurs demandèrent l’intervention du prince pour éviter la dilapidation du patrimoine restant. Les conditions de protection demandées pour les mineurs n’étaient pourtant nullement appropriées à leur maladie, à leur isolement et à leur espérance de vie, très réservée. En revanche, la projection dans le futur se faisait sur le long terme : un tuteur fut en effet nommé par le prince, qu’il chargea de l’éducation des deux enfants, de leur prospérité, de leurs dettes, le tout après avoir dressé un inventaire des biens et préparé le rapport annuel des dépenses. Se révèle ici, la nécessité de créer, par le biais d’un discours figé, l’apparence d’une continuité de la vie, d’une forme de normalité. Le rôle du prince comme garant de l’ordre domestique, de la personne et de son patrimoine est ainsi mis en avant, malgré la réalité, un rôle dont les attributs se retrouvent, par ailleurs, dans les mesures relatives aux inventaires après décès97 et à l’identification des héritiers dans la situation des héritages jacents. L’incapacité juridique entraînait tout d’abord une discontinuité de l’autorité domestique, y compris du patrimoine, et par l’institution de la Tutelle institutionnelle, on assurait la transition de cette autorité en toute circonstance (en l’absence d’une tutelle privée), en rétablissant le fonctionnement normal du mécanisme de la transmission, selon le principe « tout héritage doit avoir son héritier98 ».