• 1 Allan Steele Milward, The New Order and the French Economy, Oxford, Clarendon Press, 1970.

1La réquisition des usines d’armement françaises par l’armée d’occupation durant plus de quatre ans, du 22 juin 1940 à la fin de 1944, a provoqué un tel bouleversement qu’il convient de s’interroger sur la mise en place d’un ordre nouveau. Le concept de New Order tel qu’il a été élaboré par Allan Steele Milward recouvre les retombées économiques de la guerre1. Mais qu’en est -il des conséquences sociales, des effets sur l’emploi, le personnel et les conditions de travail dans ces établissements qui, après avoir contribué massivement à la campagne de France de 1939-1940, deviennent tout à la fois des prises de guerre et des laboratoires de la collaboration d’État ? Cette situation génère une rupture dont il importe d’évaluer les manifestations, l’intensité et la durabilité au-delà même de la Libération. Des éléments de réponse peuvent être étudiés grâce à la consultation des archives du personnel civil conservées à Châtellerault au centre du Service Historique de la Défense sur le site de l’ancienne manufacture, en particulier les notes de service de la direction française et de la direction allemande.

• 2 SHD/AA, gis. 20.02.02.02.24/4, carton 1941 ½, extrait de la note d’ensemble du directeur du 10 juin (...)

111 400 en octobre 1939, 1 800 en novembre, 2 500 en décembre, 3 000 en janvier 1940. Il a décuplé pour les mitrailleuses d’aviation (de 800 à 10 000-12 000 prévus pour octobre 1940). En mai 1940, l’usine avait produit 5 000 mitrailleuses d’aviation. Il en était prévu 7 000 en juin 1940 et 8 000 en juillet2. Ces armes ont été évacuées avant l’arrivée de la Wehrmacht.

• 3 SHD/AA, Châtellerault, gis. 120.02.02.02.24/4, carton 1941 ½, extrait de la note d’ensemble du dire (...)
• 4 SHD/AA, gis. 32.002/120 02 02 24.4, note de la direction française du 5 août 1940.
• 5 SHD/AA, gis.2 21.03.23.02.1, carton 3.

12Cette accélération de la demande a nécessité une refonte totale de l’établissement. Ce dernier était pourtant doté d’infrastructures adaptées (chemin de fer à proximité) et d’un équipement matériel de qualité (machines-outils). C’est un établissement de mécanique générale de type grande industrie, doté d’une forge et d’une fonderie, d’ateliers mécaniques, de tôlerie et de chaudronnerie. Aux côtés de la Manufacture de Tulle, il a créé la fabrication mécanique de série de précision avec interchangeabilité et dispose depuis 50 ans d’un atelier central comprenant un bureau technique, un atelier de mécanique générale, un atelier d’outillage et un atelier de précision destiné au montage et à l’entretien des fabrications. Depuis septembre 1939, les ateliers ont été agrandis pour installer 1 500 nouvelles machines dont certaines étaient destinées à fonctionner 24 heures sur 24. Il a fallu de ce fait optimiser l’alimentation en énergie. L’usine possédait une centrale hydraulique, basse chute, alimentée par la Vienne d’une puissance d’environ 1 200 KVA, connectée avec le réseau général d’énergie électrique, et une centrale thermique de 1 800 KVA3. Les ateliers du bois et du décolletage ont été déménagés, la forge et la fonderie modernisées4 tandis qu’un immense atelier de 8 000 m² était créé à l’annexe de la Brelandière ainsi que deux grands magasins5. L’une de plus importantes restructurations a concerné l’atelier de précision afin qu’il soit en mesure de fabriquer des produits directement commercialisables comme des vérificateurs.

• 6 SHD/AA, gis. 221.03.23.14.1, carton 253. Lettre du directeur de la MAC au Général chargé de l’Armée (...)
• 7 SHD/AA, gis. 120.02.03.07.5. Conférence des directeurs d’établissement, 18 février 1940. Les CTM re (...)

15Depuis le 1^er septembre 1939, le recrutement s’adressait surtout aux anciens combattants, aux ouvriers ayant fait une demande d’embauche, aux réfugiés alsaciens-lorrains sur ordre de réquisition de l’Inspection du Travail. Il n’était pas question de faire appel à la main d’œuvre coloniale et la main d’œuvre étrangère n’était recrutée qu’individuellement sur ordre de réquisition. En revanche, il a été recruté de nombreux ouvriers et ouvrières français, jusqu’à 200 par semaine en janvier 1940 (100 hommes et 100 femmes) ; il en était attendu 2 200, surtout des manœuvres. L’accent a été mis sur le recrutement d’ouvriers professionnels dont la MAC manquait cruellement6 ; il était prévu de porter le nombre des ouvriers qualifiés de 260 à 700 à l’atelier central. Mais parmi les 965 ouvriers de renforcement affectés, peu étaient qualifiés et l’atelier central n’en avait obtenu que 240. Ces ouvriers ont très vite été remplacés par des compagnies de travailleurs militaires (CTM), personnels mis à disposition du ministère de l’Armement à partir du 18 février 1940 (458)7, par des requis civils (1 994), et par des affectés spéciaux extérieurs (750).

• 8 SHD/AA, gis. 120.02.03.07.5, carton 294. Rapport du 31 janvier 1940.
• 9 SHD/AA, gis. 120.02.02.24.4, carton ¾. Note de service du 6 février 1940.

16De même que pendant la Première Guerre mondiale, l’établissement a eu recours au personnel féminin. Au début de 1940, il comptabilisait 847 femmes récemment embauchées, en majorité des épouses de mobilisés (344), 12 mères et 8 filles de mobilisés8. Le directeur a obtenu du ministre de l’Armement la possibilité d’utiliser des ouvrières aptes dans des professions supérieures à celle d’usineuses, et demandé en février 1940 à créer les professions féminines de limeur, polisseur, décolleteur, affûteur, rectifieur, après essai satisfaisant. Ces dernières étaient rémunérées au devis-tâche9 tout en maintenant l’écart de salaire entre homme et femme.

• 10 Raoul Dautry avait conçu une organisation scientifique du travail en tant que ministre de l’Armemen (...)

21La manufacture a été dotée d’un directeur autocratique, favorable à l’innovation technologique, à l’organisation scientifique du travail10, à l’intégration économique européenne et à la coopération industrielle franco-allemande dans les années 1930. Lucien Vergnaud, polytechnicien, ingénieur d’État 1^ère classe, a occupé les plus hautes fonctions à la direction des fabrications d’Armement (DFA) jusqu’en 1938 avant d’être muté à l’École centrale de pyrotechnie de Bourges, puis nommé à la tête de la Manufacture d’armes de Châtellerault le 25 avril 1939. Ses objectifs en matière de politique d’armement allaient bien au-delà de ceux du gouvernement Daladier et c’est pour cette raison qu’il n’avait pas poursuivi sa carrière au sein du ministère.

• 11 https://maitron.fr/spip.php ? article73457, notice Giraudeau Albert, Fernand par Jean-Pierre Besse, (...)
• 12 SHD/AA, gis. 120.02.03.07.5, carton 294 : rapport du directeur, 31 janvier 1940 au ministre de l’Ar (...)

22Anticommuniste, il affirmait surveiller « les éléments staliniens » et faisait intervenir un inspecteur de police deux fois par semaine, ce qui tendait l’atmosphère au sein d’ateliers où depuis les années 1920, la CGT était plutôt bien implantée et où exerçaient des syndicalistes reconnus à l’échelle départementale et des candidats communistes aux élections législatives tels Émile Grandin et Albert Giraudeau11. Le personnel était d’autant plus surveillé que des grévistes de Puteaux et de Caen avaient été déplacés à Châtellerault avant-guerre. Certains ouvriers ont été licenciés, mais Lucien Vergnaud précisait cependant que la majorité étaient des ouvriers professionnels qui avaient une « très bonne conduite »12.

• 13 Le devis-tâche consiste à rétribuer le salarié en fonction des opérations effectuées.

24En février 1940, le directeur a diminué les devis-tâche13 de fabrication de 10 % et rappelé aux éléments des compagnies de renforcement que dans l’établissement « il n’y avait place ni pour les embusqués, ni pour les fainéants ». En 1939-1940 l’établissement était donc administré selon les règles d’une économie de guerre dirigée où dans tous les domaines (effectifs, production, coûts) les prévisions guidaient les décisions et où le concept technocratique de la performance et dans une certaine mesure, les convictions politiques, ont joué un rôle déterminant. Ce style de gestion des personnels et de leur travail obéissait déjà avant l’Occupation, à une logique où l’homme est un matériel, un système proche de ce qui se peaufine au sein des entreprises allemandes depuis 1933. Un tel contexte explique qu’après la défaite du 10 mai 1940 qui stoppe toutes les prévisions et l’envol des effectifs, la restructuration entamée par la direction française se maintienne. Lucien Vergnaud va même jusqu’à reconnaître au terme d’une année d’occupation qu’elle s’est poursuivie selon des objectifs « plus viables » avec un effectif de 3 000 personnes, un secteur de mécanique supérieure, un secteur de mécanique de série et un secteur de mécanique-tôlerie performants. Il insiste particulièrement sur la refonte de l’atelier central dans ses méthodes comme dans ses moyens. Cependant, du fait de l’Occupation, la réorganisation de l’établissement obéit désormais à d’autres desseins.

• 14 SHD/AA, gis. 22.1.03.23.14.1/253. Note de service sur le fonctionnement financier de la manufacture (...)
• 15 M-C. Albert, David Hamelin, « L’épuration économique dans le département de la Vienne au prisme de (...)

28La Manufacture de Châtellerault est un établissement industriel militaire d’État, prise de guerre, classé S-Betrieb, avec le statut d’établissement spécial, placé sous souveraineté et direction supérieure allemandes, doté d’un deustchen Treuhander, responsable de l’établissement devant le Reich. Quant au directeur français laissé en place, il est responsable de l’exploitation devant le deutschen Treuhander. Sur le plan juridique, l’établissement constitue une personne morale jouissant de facto de l’autonomie financière et fonctionnant d’après les méthodes générales de l’industrie privée avec une hiérarchie industrielle normale, des clients, des fournisseurs et un banquier, le Trésor français. Elle doit être équilibrée financièrement et est exemptée d’impôt14. Ce fonctionnement autonome convient tout à fait au directeur Vergnaud. En effet, contrevenant aux ordres de la direction de l’Armement, il fait redémarrer l’établissement dès le 1^er juillet 1940, liquidant les commandes de l’État français et considérant la manufacture comme un établissement industriel autonome. Il ouvre un compte spécial sous lequel sont groupés les travaux, notamment les commandes destinées aux autorités du Reich15.

• 16 AD 86, 111W 156, Cour de justice de Poitiers. Lors des perquisitions effectuées dans son bureau en (...)
• 17 André Corvisier, Guy Pedroncini (dir.), Histoire militaire de la France, tome 3, De 1871 à 1940, Pa (...)
• 18 SHD/AA, gis. 22.1.03.23.14.1/253, rapport de l’ingénieur principal, Jacques Hattu, 16 décembre 1942 (...)
• 19 Werner Plumpe, « Les entreprises sous le nazisme : bilan intermédiaire », dans Histoire, économie e (...)

30Le directeur français de la Manufacture de Châtellerault, Lucien Vergnaud, suivait de près, au moins depuis 1938 l’évolution de l’économie du Troisième Reich et s’informait régulièrement des relations entre Hitler et les industriels16. Il n’est donc nullement étonnant de trouver dans l’une de ses notes de service, celle du 26 février 1942, un extrait de la conférence du Doktor Elsner, directeur du salon technique et industriel allemand, sur l’évolution des relations économiques entre la France et l’Allemagne. Cela confirme l’insistance du directeur français à défendre l’intégration économique européenne17, un postulat corroboré chaque année au moment de ses vœux où il évoque les « intérêts généraux européens pour conserver et améliorer l’établissement national ». Ces allégations sont partagées par une partie de l’encadrement, à l’instar de l’ingénieur principal, Jacques Hattu, qui, dans un rapport commandité par le directeur Vergnaud, affirme que l’établissement a non seulement maintenu son activité au moment de l’occupation en 1940, mais « a fait fructifier son potentiel en ayant su emprunter les méthodes allemandes et en développant les œuvres sociales »18. Sur le plan administratif, la volonté d’intégration dans le système allemand, ne fait pas l’ombre d’un doute19. La posture de ces dirigeants est confortée non seulement par la nécessité de répondre aux exigences de l’économie de guerre totale en matière de production, de rentabilité et de productivité, mais aussi par l’influence des directives allemandes qui pilotent l’encadrement et le processus de décision.

• 20 SHD/AA, gis. 120.02.01.16.1, carton 10-1, note de service allemande du 28 janvier 1942.

31Les entreprises nazies sont régies selon le principe d’autorité (Führerprinzip) par des directoires ou conseils de surveillance. Ce mode de gouvernance a probablement influencé la réorganisation de l’encadrement français au sein de la Manufacture d’armes de Châtellerault. Ce dernier formait un conseil d’entreprise composé de neuf ingénieurs d’État dont le directeur, Lucien Vergnaud : Jean Brisorgueil, Jean Bodard, Jacques Hattu, Émile Martin, Jean Delpla, Émile Lussault, Léon Allibert, Roger Devillard. Leur statut a changé à l’armistice et ils dépendent désormais du ministère de la Production industrielle au lieu de l’Armement, la finalité économique ayant pris le pas sur l’objectif militaire. Ce conseil d’entreprise est doublé d’un « conseil de confiance » à partir du 15 février 1941, à l’initiative de la direction française qui le considère comme « une communauté de devoirs et d’intérêts à vocation consultative ». Le directeur Vergnaud, imprégné de culture industrielle allemande n’est pas sans ignorer l’existence de ces Vertrauensraten (conseils de confiance) dans les entreprises d’outre-Rhin avant que le nazisme leur confère une fonction de commandement plus que de décision. Le fait de définir ce directoire comme « communauté de devoirs et d’intérêts » se rapproche du concept de Gemeinshaft mis en valeur par les Nazis. Le directeur allemand en a bien compris l’intérêt pour contrôler les cadres français. D’ailleurs, à compter du 28 janvier 1942, il leur attribue une allocation supplémentaire mensuelle proportionnelle au rendement20. Si ce dernier s’avère insuffisant, la gratification est perdue. L’application de l’un des poncifs de la gouvernance nazie centrée sur la promotion et la récompense est ici manifeste. La direction française abonde dans ce sens puisque quelques mois plus tard, le 13 juillet 1942, elle élargit le conseil de confiance aux chefs d’équipe et de bureau (19 membres) qu’elle soumet à la même stratégie d’intéressement afin de répondre aux objectifs allemands de productivité.

• 21 SHD/AA, gis. 120.02.02.05.6, note allemande du 14 décembre 1942.
• 22 SHD/AA, gis. 120.02.01.17.4, note de service du 30 janvier 1943.
• 23 SHD/AA, gis. 120.02.02.05.6, copies de traduction des documents du deutsche Treühander.

34Au terme de deux ans d’activité sous le nouveau régime, la direction allemande déplore la part encore trop importante de la main d’œuvre improductive (50 % de la main d’œuvre totale) et juge cette situation « intolérable »21. Le bilan d’exploitation de décembre 1942 mentionne un surplus de personnel dans les bureaux et les magasins, soit 178 employés ; il incite à prendre des mesures pour travailler de manière plus rentable. Le même constat vaut pour certains ateliers. 30 chefs d’équipe sont mutés le 30 janvier 1943 en raison de l’évolution des fabrications et de l’obligation d’effectuer des compressions parmi le personnel improductif22. Les services de fourniture de matières premières et de comptabilité font l’objet d’une surveillance minutieuse, à l’instar des deux notes allemandes du 3 et du 8 septembre 194223. Le personnel subit de nombreuses remontrances quant à la qualité médiocre du travail, au non-respect des règles comptables, à diverses négligences (locaux allumés la nuit, ouvriers qui ne répondent pas aux appels du poste de surveillance…).

• 24 SHD/AA, gis. 120.02.02.02.24/4, état numérique du personnel du 23 janvier 1942, état comparatif des (...)

35À la fin de l’Occupation (31 juillet 1944), les femmes sont trois fois plus nombreuses dans les ateliers au titre de personnel ouvrier productif (156 au 31 mai 1944). Elles représentent 11 % de ce personnel contre 4 % en décembre 1940. Elles sont affectées principalement à l’atelier 214 ou atelier Fonction correspondant à la commande 56 L (50 ouvrières), mais aussi dans les ateliers de blocs de culasse, de plaques de rails, de décolletage, d’outillage. 52 ouvrières spécialisées ont été recrutées24.

• 25 SHD/AA, gis. 120.02.02.05.6, état numérique du personnel établi par la direction allemande, 31 mai (...)

36Un cinquième de l’effectif féminin est employé sur un poste non productif dans les ateliers pour la gestion et le contrôle. Plus de la moitié des 170 ouvrières non productives recensées le 31 mai 1944 exercent en tant que visiteuses (51 au contrôle français et 37 au contrôle allemand)25. Les autres sont manœuvres non productives divisées en quatre groupes : le premier, affecté à la comptabilité, les finances, le bureau des achats, la comptabilité-matières ; le second, dans les ateliers de précision, de mécanique générale, du télémètre… ; le troisième à la cantine, l’entretien des bâtiments ; et le quatrième, dans les ateliers annexes.

• 26 SHD/AA gis. 120.02.02/24.4, cartons 1940 et 1944.
• 27 Entretien du 25 février 2006 avec Jacqueline Nowack (née Marie), employée auxiliaire au service all (...)

37En revanche la proportion de femmes dans le personnel administratif ne cesse de diminuer de 1940 à 1944, passant de 60 % en décembre 1940 à 35 %. L’état numérique allemand du 31 mai 1944 mentionne 196 femmes, pour la plupart manœuvres aux écritures26. Des Allemandes occupent des postes-clés dans les services administratifs, notamment au contrôle. Elles sont nettement mieux rémunérées et l’une d’entre elles perçoit un salaire mensuel de 3 000 francs soit trois fois plus que les employées françaises27.

• 28 M-C. Albert, « Les femmes et le travail dans les usines d’armement de l’Ouest occupé : le cas de la (...)

• 29 SHD/AA, gis. 120.02.02.02.24/4, état numérique du personnel du 23 janvier 1942, état comparatif des (...)

38Parmi les emplois qualifiés de catégorie A, le plus grand nombre de recrutés concerne les ajusteurs (181 depuis 1936). En catégorie B, ce sont des manœuvres ordinaires (178)29. En catégorie C, 32 veilleurs.

• 30 Entretien avec Marcel Fillaud, le 29 octobre 2004, l’un des 504 requis et des organisateurs de la g (...)
• 31 M-C. Albert, P. Bugnet, P. Mortal, D. Hamelin, La Manufacture d’armes de Châtellerault, une histoir (...)

43À partir d’octobre 1942, les conditions changent du côté allemand et le recours à la main d’œuvre étrangère devient vital : élimination de nombreux prisonniers soviétiques, mobilisation massive d’hommes sur le front de l’Est (plus de deux millions de soldats supplémentaires), perspective d’une victoire prochaine de plus en plus éloignée. Au sein de l’État nazi, le nouveau directeur général du déploiement de la main d’œuvre, Fritz Sauckel, met en place une politique de réquisition beaucoup plus ferme : les départs forcés de main d’œuvre en Allemagne relayés par le Service du Travail Obligatoire (STO) officialisé par le gouvernement de Vichy le 16 février 1943, mesure qui consiste, dès octobre 1942, à livrer des quotas. Cette politique se solde par la réquisition de 504 ouvriers à la Manufacture de Châtellerault. Des ouvriers réfractaires constatent que leur contrat de départ a été signé par le délégué à l’embauchage30. Son impact local reste limité toutefois par la Résistance, surtout les FTP, qui organise une manifestation très suivie le 26 novembre 1942 et déclenche un important mouvement de réfractaires31. La direction adopte une posture différenciée face à ces réquisitions et délivre des certificats d’exemption aux ouvriers les plus qualifiés, notamment ceux de la métrologie, mesure que le Treuhander n’entrave pas. Cette position commune de la hiérarchie française et allemande pour défendre le maintien des postes les plus qualifiés dans les usines d’armement françaises montre la priorisation du réalisme économique et technologique chez les industriels par rapport à l’idéologie et le désaccord de ces derniers avec certaines mesures des dirigeants politiques, ceux de l’État hitlérien, comme ceux de l’État français.

• 32 SHD/AA, gis. 120.02.02.02.24/4, carton 1941 ½, extrait de la note d’ensemble du directeur du 10 jui (...)

46Les archives permettent d’établir la situation du carnet de commandes au 10 juin 194132. Les commandes françaises sont consacrées à l’économie générale (par ex gazogènes), destinées à des clients français, entreprises avant l’occupation ou depuis avec l’autorisation du Treuhander. Toutes les commandes françaises d’armes ont été abrogées ainsi que les fabrications comme celle du FM 24/29 et des mitrailleuses d’aviation 34 et 39. Seule celle de la mitrailleuse de char 31 est maintenue (800/mois puis 1 500/mois). Les commandes allemandes sont celles qui sont notifiées par le deutschen Treuhander pour les besoins de clients allemands. La manufacture exécute aussi des travaux pour un service de ravitaillement allemand installé dans ses locaux de juillet 1940 à avril 1941.

• 33 SHD/AA, gis. 22.1.03.23.14.1/253, note du directeur français relative aux comités industriels du 25 (...)

53En effet, les recettes réelles ne s’élèvent qu’à la somme de 9,530 millions de francs au 20 juillet 1941 et le directeur souligne « l’étroitesse de la trésorerie depuis l’armistice et surtout depuis janvier 1941 ». Il ajoute que les recettes sont directement dépensées au fur et à mesure de leur encaissement pour des dépenses urgentes comme les indemnités de secours et de dépaysement. Les dépenses se soldent à la date du 20 juillet 1941 à 7. 872 752,10 francs et il ne reste en caisse que 1. 657 316,90 francs, une somme très inférieure au fonds de roulement nécessaire33. D’où l’importance de la caisse spéciale alimentée par les recettes provenant des différentes commandes dont les commandes allemandes.

• 34 SHD/AA, gis. 22.1.03.23.14.1/253, comptes au 1^er janvier 1943.
• 35 SHD/AA, gis. 22.1.03.23.14.1/253, comptes du 13 janvier 1944.

54Au 1^er janvier 1943, le budget se monte à 217. 565 695,91 francs. Les comptes du deustchen Treuhander représentent plus de 10 % de cette somme (soit plus de 22 millions de francs). Ce dernier dispose d’un compte spécial de 2. 871 934 francs résultant de la différence entre prix de revient et facturation34 : il y a donc eu surfacturation pour soutirer des profits. Autrement dit, les profits de guerre allemands valent presque le double des fonds de roulement français initiaux (en 1941). En revanche, l’établissement est endetté à l’égard de l’État français de 18. 678 523 francs au 31 décembre 194335.

• 36 SHD/AA, gis. 120.02.02.24.4.

55L’entreprise dépend en partie du Militarbefehlshabers en France (MBF) car la Vienne occupée se trouve intégrée dans le ressort de la Rustungsinspecktion d’Angers selon l’instruction du 12 décembre 1940. Les Rustunginspektionen sont les inspections de l’équipement allemand, représentants locaux de Speer. Ils ont pour mission de préserver les capacités de production locale des entreprises qui fournissent l’armée allemande. La Manufacture de Châtellerault doit donc réaliser les objectifs de l’administration militaire centrale allemande. Les stocks de matières premières sont devenus des prises de guerre. La priorité est accordée aux commandes allemandes et les commandes françaises (pour gazogènes, vélos…) ne sont honorées que par des prélèvements et avec l’autorisation du Treuhander36.

• 37 SHD/AA, gis. 221.03.23.02.1, carton 3. Liquidation financière de 1941.
• 38 Claude Lombard, Histoire de la Manufacture Nationale d’Armes de Châtellerault. Histoire d’une usine (...)

56Au 1^er semestre 1941, les cadences sont de l’ordre de 5 000 pièces par mois avec 3 300 machines-outils. Mais les Allemands estiment que seules 600 sont valables, le reste étant très usé et ils évaluent le déficit en matériel à 500 machines37. Il faut ajouter qu’un certain nombre avaient été évacuées par les Français avant l’arrivée des Allemands (quatre convois de 22 camions vers Bordeaux, Bayonne…) et par les Allemands eux-mêmes : du 22 août au 4 novembre 1940, 258 machines neuves avaient rejoint l’Allemagne pour une valeur de près de 17,5 millions de francs38.

• 39 SHD/AA, gis. 120.02.02.05.6, note de l’ingénieur allemand Riese du 27 octobre 1942.

59L’emprise de l’occupant s’accentue en effet à la fin de l’année 1942, interdisant désormais les fabrications civiles françaises, prétextant que certains ateliers sont surchargés de travail tel celui de la confection de vérificateurs39. Les ouvriers usinent alors des pièces d’armes assemblées en Allemagne : des 10 L ½ transporteur, des ¾ cliquet, des 5/6 support d’élévateur, 7/8 hausse, 9/10 grenadière, des 27 F ½ socle-couvercle-rail, 28 WH tube porte-amorce, la baïonnette du fusil 98, la Seitengewehr 84/98, des blocs de culasse, des télémètres 38 F ½, des MG 311 (mitrailleuse française matricule 31), et même l’appareil à découper l’insigne de la Milice de Vichy, une preuve tangible de collaboration.

• 40 SHD/AA, gis. 120.02.02.05.6, note de Klisch du 17 novembre 1942. Klisch était responsable de l’atel (...)
• 41 SHD/AA, gis. 120.02.02.05.6, note de Böge du 20 novembre 1942.
• 42 SHD/AA, gis. 120.02.01.17.4, note du 11 août 1943.

60À la fin de 1942, le souci de diminuer les coûts de fabrication est permanent d’où la modification de certaines opérations et de certains appareils40. Les Allemands jugent les frais généraux trop élevés41, d’autant plus qu’ils doivent supporter des dépenses croissantes de matières ; elles ont décuplé entre 1940 et 1943 (surtout huiles et graisses). Afin de rationaliser davantage, un nouvel atelier s’ouvre à l’annexe de la Brelandière pour la fabrication du chargeur (centre n^o 216) à partir du 1^er août 194342.

• 43 SHD/AA, gis. 22.1.03.23.14.1/253.
• 44 SHD/AA, gis. 221.03.23.02.1, carton 3, liquidation financière de 1941.

62La sous-traitance ne date pas de l’Occupation. Elle était déjà mise en place en 1939 notamment pour les supports type 28 (usines Rocher à Cenon près de Châtellerault) ou la fonderie. L’entrepreneur Maurice Rocher avait d’ailleurs obtenu en décembre 1939 la cession pour 4 000 francs de 1 010 machines-outils réformées ou disponibles43. La plupart des usines mécaniques et des fonderies du secteur travaillent pour la manufacture : les usines Rocher, qui réalisent la commande de chargeurs et de pièces en fonte en 194144, les établissements Lasseur, Duteil, Radio-Énergie, les fonderies de Châtellerault.

• 45 SHD/AA gis. 120.02.01.16.1, carton 10-1, note de service du 12 novembre 1942.

64L’atelier du télémètre (atelier 212) doit montrer un usinage « irréprochable »45. Une visite doit être effectuée toutes les cinq pièces. En cas de défaut, les retouches sont aux frais des responsables.

• 46 SHD/AA, gis. 120.02.01.17.4, note de l’ingénieur Bodard, du 29 septembre 1943.
• 47 SHD/AA, gis. 120.02.02.05.6, document du deutsche Treuhander, relevé de main d’œuvre du 29 février (...)

66Le 29 septembre 1943, le système de contrôle des pièces est remis à jour et renforcé au moment de leur placement dans le monte-charge et de leur transport dans la camionnette du service de « transition » vers les autres ateliers. Le contrôle est double : français et allemand46. Dix employés sont affectés au contrôle allemand dont trois femmes47.

• 48 CAA gis, 120.02.02.05.6, note allemande du 25 janvier 1944.

67Le contrôle relève aussi de l’entreprise privée allemande de Lübeck dont dépend la MAC pour la vérification des diamants des appareils Rockwell48.

• 49 Entretien du 25 février 2006 avec Jacqueline Nowack (née Marie), employée au service des expédition (...)

68Le service des expéditions était dirigé par un ingénieur allemand. Une jeune expéditionnaire, chargée de l’envoi des mitrailleuses en Allemagne, explique que les pièces étaient contrôlées avant le départ, par trempage, dans un atelier spécialisé. Deux hommes et de deux femmes y procèdent sous le regard d’un ingénieur allemand49.

• 50 SHD/AA, gis. 120.01.16.1, note de service de la direction française du 9 avril 1942.

69Lucien Vergnaud affiche la nécessité de se plier aux méthodes de l’industrie privée allemande et à l’obsession du prix de revient (note du 10 juin 1941). Ce nouveau mode de fonctionnement a des incidences sur les conditions de travail, d’autant plus que la direction allemande surenchérit. En effet, le 25 mars 1942, elle supprime la demi-heure de casse-croûte payée50.

• 51 SHD/AA, gis. 120.02.01.17.4, note du 1^er octobre 1943.

71S’ensuit le pointage du temps perdu par le personnel pour visites médicales et formalités administratives51 ainsi que la comptabilisation du temps de circulation au sein de l’établissement. Les retards sont sévèrement sanctionnés.

• 52 SHD/AA, gis. 120.02.01.17.4, note de service du 29 mai 1943.
• 53 SHD/AA, gis. 120.02.17.4, notes du 25 juin et du 9 août 1943.
• 54 Entretien avec Franceline Sarrazin le 24 février 2006, une jeune ouvrière recrutée à 20 ans en 1941 (...)
• 55 SHD/AA, base de données à partir de 96 dossiers de femmes employées à la MAC de 1941 à 1944.

72Le régime de travail se durcit à partir de la mi-1943. Certains ateliers comme celui des commandes 56 L (214) sont entièrement réorganisés sous la direction de l’ingénieur allemand Klisch, le 29 mai 194352. Les permissions sont plus contrôlées et non payées afin « d’éviter les pertes continuelles dans la fabrication et d’assurer le remplacement des permissionnaires ». Ce plan est établi en accord avec le responsable allemand53. Il en va de même pour les exemptions des malades à domicile délivrées par le médecin-chef. Les congés-maladie deviennent de plus en plus difficiles à obtenir. Aucun aménagement n’est consenti aux ouvrières qui sont sévèrement sanctionnées, voire condamnées à la prison par le tribunal militaire allemand en cas d’absence, même pour des raisons familiales. Les ouvrières affectées aux machines souffrent des cadences, de la pression croissante des contrôleurs allemands qui leur reprochent leur lenteur54. Des cadences d’autant plus difficiles à supporter que ces femmes ne bénéficient d’aucune formation. Sur 96 dossiers de personnel féminin examinés, plus du quart a été victime d’au moins un accident du travail55. Même si certains ont pu être déguisés par acte de résistance, la majeure partie se sont réellement produits.

• 56 Tilla Siegel, Leistung und Lohn in der nationalsozialistischen « Ordnung der Arbeit », Opladen, Wes (...)

73La conception nazie du droit du travail a probablement influencé ces décisions locales. En effet, des affichettes du Front allemand du Travail (Deutsche Arbeitsfront, DAF) ont été retrouvées dans les fonds du Service historique de la Défense. Inspiré par les théories de l’Institut scientifique du Travail de la NSDAP, le projet nazi consiste à transformer les hiérarchies au sein des entreprises, les processus du travail et les structures de contrôle56. Le cas de la Manufacture de Châtellerault accrédite la portée pratique de ce genre de postulat, d’autant plus que le directeur français est adepte de la structure éponyme instaurée par le gouvernement de Vichy, vouée à supplanter les syndicats et à oblitérer les acquis du mouvement ouvrier. Les effets en sont particulièrement visibles dans le contrôle des salaires et des devis.

• 57 SHD/AA, gis. 120.02.02.24.4, carton 1941 1/2.
• 58 SHD/AA, gis. 120.02.02.24.4, carton 1941 1/2, 21 février 1941.

75Le 19 février 194157, le directeur français se réjouit du nouveau système de rémunération au devis qui majore le salaire minimum de 5 %. Par exemple il est de 10.50 F de l’heure pour un rectifieur de précision de 1^ère classe. Les salaires horaires s’étalent de 10.50 F pour l’ouvrier qualifié à 5.82 F pour le manœuvre et 3.67 F pour les manœuvres féminines. Ce salaire se décompose en une partie dite « partie du contrat collectif du département de la Vienne » et une partie dite « partie du deutschen Treuhander ». Le directeur Vergnaud considère ce système comme plus rationnel car il tient compte à la fois des contingences de l’occupant et des contingences locales. Un système d’autant plus intéressant, selon la direction, qu’il gratifie soi-disant de manière généralisée le personnel civil payé au mois58. Ceci est loin d’être vérifié dans la pratique. Il n’existe notamment pas de gratifications pour le personnel féminin payé à l’heure.

• 59 SHD/AA, 232 2H2 1587, note de service française du 23 février 1942.

78À la fin de 1942, coexiste une partie du personnel payé à l’heure, travaillant de façon permanente au Kostenart (bon de pointage) et de personnel au devis qui travaille de façon continue à une ou deux opérations d’une même commande. Pour ce dernier, un nouveau modèle de bon de travail à la tâche pour les fabrications de série a été mis en place le 16 février 194259 : un bon jaune pour une production normale, conforme aux prévisions, et un bon rose en cas de supplément de main d’œuvre, pour un travail non prévu au devis, par exemple pour une réparation ou le remplacement d’un rebut (liste des cas).

• 60 SHD/AA, gis. 120.02.01.17.4.

79À partir de la mi-1943, les devis doivent être révisés en raison des dépassements des temps par rapport à l’activité réelle, particulièrement dans la fabrication où l’on constate selon la note de la direction française du 28 juin 1943 « du laisser-aller, des bavardages… ». Les ateliers concernés sont le 207, le 210, 211, 212, avec l’accord du directeur allemand60. La généralisation excessive du système de la rémunération au devis avait généré de lourdes inégalités : en 1942, le salaire horaire oscille entre 8 et 12 francs soit un salaire mensuel de 1 500 à 2 300 F. Un salaire au devis peut s’élever de 2 300 à 2 800 francs. Il s’ensuit certains désaccords entre les deux directions à propos des salaires au devis. Le Treuhander paie la main d’œuvre de la vérification et de la visite au devis et classe ces salaires comme « salaires productifs de commandes allemandes » (note allemande du 26 juillet 1943). Le directeur français refuse et les comptabilise dans les frais généraux. Cela montre l’importance que les Allemands accordent au contrôle d’une part, à la productivité d’autre part.

• 61 M-C. Albert, « La résistance ouvrière en Poitou-Charentes », Le Picton-Culture et Patrimoine en Poi (...)

81Un tel contrôle du travail et des salaires suscite non seulement des malentendus avec le personnel, mais chez certains, des formes de résistance. Une minorité, souvent syndiquée à la CGT, pour certains des militants communistes, opposée à l’Occupant et à la collaboration, s’engage dans la résistance très tôt, dès octobre 1940. Ce n’est nullement un hasard si le premier embryon de résistance de la ville naît au sein de la manufacture. Ils sont une petite quarantaine au départ à s’engager, pour la plupart dans l’Organisation spéciale (OS), antichambre des futurs francs-tireurs et artisans français (FTPF). Le syndicaliste Albert Giraudeau fait partie de ces pionniers ; il est arrêté le 23 juin 1941, lors de la première vague d’arrestations, en tant que communiste mais aussi en tant qu’ouvrier résistant. Il est déporté dans le convoi des « 45 000 » à Auschwitz le 6 juillet 1942 et ne reviendra pas. Cet exemple montre l’impact de la résistance et de la répression à la Manufacture de Châtellerault61.

• 62 Entretien avec Renée Moreau le 21 janvier 2006, résistante OS-FTPF (Organisation spéciale FTPF), ar (...)

83Les actes de résistance, de la part de l’encadrement comme des ouvriers, se développent sous la forme de freinage de production, de retards dans les démarrages de fabrications de série ou de détournements de matériel pour fabriquer par exemple des machines à hacher le tabac ou autre travaux dits de « perruque », de devis trafiqués et d’accidents du travail déguisés. Les ouvrières s’associent de plus en plus à ce mouvement et certaines considèrent comme un « gros choc » le fait de travailler pour l’occupant62. D’ailleurs la majorité d’entre elles participent à la grève du 26 novembre 1942 contre les réquisitions Sauckel mais aussi contre les conditions de travail. D’autres s’indignent de l’attitude du directeur français qui, dans l’avis au personnel du 28 septembre 1942, s’en prend à des employés qu’il qualifie de « noyau de saboteurs ».

• 63 SHD/AA, gis. 120.02.01.17.4, note du 8 mars 1944.

84Au début de 1944, alors que la Wehrmacht subit des revers et que les Alliés s’organisent de mieux en mieux, les actes de sabotage augmentent soit sur des machines soit sur des pièces avec la contribution bienveillante de contremaîtres et d’ingénieurs civils et militaires : le 8 mars 1944, un ouvrier casse des axes de broches de rectification à l’atelier de meulage des rampes des boîtes de fermeture (atelier 214)63 et l’atelier de télémètre connaît de plus en plus de défections. En avril 1944, l’atelier de contrôle des pièces révèle un facteur d’erreur six fois supérieur à la norme. C’est à l’atelier de fabrication des culasses mobiles et des chargeurs qu’on dénombre le plus de sabotages : moins de pièces fournies pour la fabrication du canon allemand antiaérien de 77, matériels déréglés, panne de la machine à souder durant 40 jours, temps de fabrication rallongés sur les devis, moins d’essence dans les réserves, injection d’acide dans les caisses d’emballage pour altérer les pièces.

• 64 SHD/AA, gis. 120.02.01.17.4, avis du 23 février 1943.
• 65 SHD/AA, gis. 220.03.32.21.6, carton 59. Dossier personnel.
• 66 SHD/AA, 232 2H2 1587, avis du directeur Vergnaud, 12 octobre 1942.
• 67 SHD/AA, gis. 120.02.02.05.6, 232 2 H2 1587, note allemande du 28 mars 1944, signée Riese.

86Le 2 novembre 1942 une note allemande indique que toute rupture du contrat de travail est interdite et sera sévèrement punie. En effet le 23 février 1943, un avis de la direction informe le personnel qu’un ajusteur a été condamné par le Tribunal militaire allemand de Poitiers à six mois de prison pour rupture de contrat de travail64. Le 16 octobre 1943, une jeune ouvrière est condamnée à deux semaines de prison pour le même motif : elle s’était absentée pour s’occuper de sa mère65. Ainsi en 1943, en deux mois, trois notes explicitent la révision des permissions. Depuis octobre 1942, au moment de la mise en place des mesures de réquisitions, le directeur Vergnaud renforce le contrôle des congés de maladie. Il instaure des contre-visites effectuées par l’un des deux médecins de la manufacture, et même d’un médecin militaire allemand si un doute subsiste66. La direction allemande renchérit, pourchasse les « faux » accidents du travail et édicte un nouveau règlement le 28 mars 1944 à l’encontre des médecins français jugés trop complaisants67.

• 68 SHD/AA, gis. 120.02.02.05.6, notes du deutsche Treuhander, 1941-1943.

87Par ailleurs, les avis de condamnation de « saboteurs » pour l’exemple se multiplient ainsi que les incitations à la délation. En effet, les ouvriers accusés de fabriquer des pièces hors tolérances sont passibles de suppression momentanée de salaire68. La direction allemande sanctionne de plus en plus les défauts d’usinage. Ainsi le 1^er février 1944, l’ingénieur allemand Klisch vise particulièrement le travail des visiteurs et des contremaîtres de l’atelier du télémètre :

• 69 SHD/AA, gis. 120.02.01.17.4, note du 22 février 1944.
• 70 SHD/AA, gis. 120.02.01.17.4, note du 25 mai 1944.

88Plusieurs rétrogradations et mutations sont perpétrées à l’encontre de chefs d’équipe69, qui voient leurs gratifications suspendues en cas de négligences. Ainsi à la suite de l’arrêt de travail au centre 211 en mai 1944, quatre cadres se trouvent mutés70.

• 71 Pieter Lagrou, Mémoires patriotiques et Occupation nazie, Bruxelles, Éditions Complexe, 2003, p. 12 (...)

91Il s’agit des profonds remaniements de la main d’œuvre au sein de l’établissement occupé en raison de la stratégie de guerre totale pratiquée par l’Allemagne, un bouleversement qui conduit à conditionner le personnel et à faire porter par l’entreprise réquisitionnée le coût social et économique de la guerre71. De fait, la Manufacture d’armes de Châtellerault travaille à perte pour honorer les commandes allemandes.

• 72 Johann Chapoutot, Libres d’obéir. Le mangement du nazisme à aujourd’hui, Paris, Gallimard, 2020.

93Cette analyse dépasse la micro-histoire d’une usine d’armement en territoire occupé et montre l’impact du nazisme et de l’accommodement d’une partie des dirigeants français qui ont intégré les paradigmes de la gouvernance allemande des entreprises à savoir la planification, la contrainte sur les personnels par la voie de la propagande, voire des menaces. Le darwinisme social développé dans les années 1930 par les concepteurs nazis de nouvelles techniques de management, le « Menschenfûhrung », tel le général SS Reinhard Höhn, prend racine dans certaines entreprises d’armement occupées72. Certes la résistance à cet ordre nouveau, d’abord très minoritaire, progresse aux divers échelons de l’entreprise chez les ouvriers, les cadres et les ingénieurs à partir des réquisitions d’octobre 1942 et surtout de juin 1943 avec les débuts d’unification des mouvements de résistance intérieure. Mais si elle s’emploie à la protection des hommes contre la répression qui s’amplifie et si certains syndicalistes dénoncent une organisation du travail très hiérarchique et dirigiste, la résistance ne parvient pas à démanteler le système économique, technocratique et managérial implanté.

• 73 Roger Frankenstein, « Die deutschen Arbeitskräfteaushebungen in Frankreich und die Zusammenarbeit d (...)

94Les transformations impulsées par l’occupant et la collaboration ont inévitablement laissé des traces après la Libération. Robert Frank affirme que la guerre et l’occupation allemande ont contribué au renforcement du capitalisme français73. C’est attesté dans le cas châtelleraudais où des entreprises privées sous-traitantes bénéficient des apports technologiques allemands et de la croissance de productivité. Par ailleurs, les Alliés, en particulier les Américains exploitent avec profit le système productif et les stocks allemands qui n’ont été rapatriés que partiellement.

• 74 M-C. Albert, David Hamelin, « L’épuration économique dans le département de la Vienne », dans Marc (...)

95Les Allemands quittent la manufacture le 25 août 1944 et l’établissement est libéré officiellement par les FFI le 6 septembre 1944. Mais les traces de l’Occupation demeurent après la Libération malgré la nomination d’une nouvelle direction qui prend en main l’usine le 18 septembre 1944, dix jours après l’arrestation de Lucien Vergnaud74 et au terme d’une courte suspension d’activité. Ce n’est autre que l’ex-directeur adjoint, Jean Brisorgueil assisté par un comité d’usine et les FFI. Et si la manufacture reprend, dès septembre 1944, des fabrications françaises de 1939 tel le FM 24/29 pour armer les forces alliées dans les poches de l’Atlantique, elle conserve des machines allemandes et surtout des études allemandes, notamment celle des télémètres. De plus, même si la manufacture reprend sa spécificité d’entreprise nationale d’armement attachée à une nouvelle division ministérielle, la DEFA (Direction des études et des fabrications d’armement), elle dépend toujours fin 1944 du ministère de la Production industrielle. Les éléments de continuité avec l’Occupation sont tangibles à la Libération, en particulier les survivances du système technique et économique allemand, les transferts technologiques, qui reviendront en pleine lumière dans les années 1950.

• 75 SHD/AA, gis. 120.02.02.05.6, état numérique du personnel au 31 juillet 1944.

96En revanche, la gestion technocratique des personnels et de leur travail est davantage remise en question. À Châtellerault, la restructuration des personnels après la Libération constitue une rupture conséquente. Lors de la liquidation des marchés de guerre au 31 juillet 1944, plus de 10 % de l’effectif a été mis en congé (361 sur 3 454) dont 45 % de femmes75 qui constituaient une main d’œuvre d’appoint. La nouvelle direction reprend des personnels évincés en 1940, embauche les prisonniers évadés, les réfractaires et des internés civils ; elle réorganise les services en décembre 1944.

• 76 SHD/AA, 232 2H2 3262, rapport adressé au directeur du service des usines mécaniques de l’État par l (...)
• 77 AD 86, Le patriote poitevin, 25 février 1945.
• 78 Rolande Trempé, « Aux origines des Comités mixtes à la production : les comités de libération d’ent (...)
• 79 SHD/AA 818 2H2 126, décision permanente n° 7 du 24 mai 1946.

97L’innovation la plus probante dans le domaine de l’organisation du travail réside dans la mise en place par le directeur Brisorgueil76 d’un conseil d’usine à la demande des résistants FFI, chargé non seulement de gérer l’épuration au sein de l’usine, mais aussi les questions techniques, le personnel, les œuvres sociales. Cette création avait été voulue par le Conseil national de la Résistance dans son programme du 15 mars 1944, prônant « le droit d’accès, dans le cadre de l’entreprise, aux fonctions de direction et d’administration, pour les ouvriers possédant les qualifications nécessaires, et la participation des travailleurs à la direction de l’économie ». Le nouveau directeur de la Manufacture de Châtellerault estime « que ce comité d’usine allait lui permettre de s’entourer de cadres, de collaborateurs, de conseillers et aussi d’obtenir des ouvriers un rendement meilleur puisqu’ils allaient être directement intéressés à la marche de l’usine »77. De fait, la Libération voit éclore dans les établissements du ministère de l’Armement de nombreux comités d’usine qui deviennent par le décret du 4 août 1945 des comités d’entreprise (CE) remplacés par les comités mixtes à la production (CMP) le 25 février 194678 à l’instigation de Charles Tillon, ministre de l’Armement, et de celle du mouvement syndical. À la Manufacture d’armes de Châtellerault, le CMP se met en place le 21 mai 1946 par des élections de représentants de la direction, des cadres et du personnel des ateliers et services79. La majorité des délégués appartiennent à la CGT.