• 2 Héritière de l’association des Amis du patrimoine poudrier et pyrotechnique (A3P), fondée en 1992 p (...)
• 3 Je tiens à remercier pour leurs commentaires Hervé Joly, Alain Crémieux et Patrick Fridenson, ainsi (...)

3Après avoir fait un rapide point historiographique et rappelé les changements institutionnels du secteur opérés entre la mobilisation de 1939 et la fin de la guerre en 1945, nous évoquerons la question de la collaboration et du freinage en entrouvrant – notamment grâce aux archives conservées par une association historique et patrimoniale, l’AF3P2 – les dossiers de l’épuration, tant pour les organismes de l’industrie privée des poudres et explosifs, soumise au contrôle de l’État, que pour le cas d’une poudrerie relevant directement des services de l’État, celle de Toulouse3.

• 4 Le CAAP (Centre des archives de l’armement et du personnel) conserve la majeure partie des archives (...)

5Malgré l’ouverture des archives et les inventaires réalisés par le Centre des archives de l’Armement et du Personnel (CAAP) de Châtellerault au Service historique de la Défense (SHD)4, aucune étude d’ensemble sur les industries et l’administration des poudres et explosifs durant l’Occupation n’existe encore, ni en tant que secteur d’activité particulière lié à la production des substances explosives ni, plus généralement, comme branche de l’industrie chimique.

• 5 Créée en 1961, la DMA est devenue Délégation générale pour l’armement (DGA) en 1977 et Direction gé (...)
• 6 Outre cette section, p. 119, quelques brèves mentions éparses non systématiques peuvent être glanée (...)
• 7 Lucien Toche, Propulsion, détonation, pyrotechnie. Une histoire des poudres entre 1945 et 1975, Par (...)

6D’une part, les ingénieurs des poudres – puis de l’armement – ont longtemps occulté la période. En témoigne le numéro spécial de la revue Croix de guerre sur « Le Service des poudres » en 1961, rédigé sous l’autorité de l’ingénieur général Tavernier, directeur des poudres à la Délégation ministérielle pour l’Armement (DMA)5. Le rédacteur de cette compilation historique, l’ingénieur en chef des poudres Louis Vannetzel, remonte au Moyen Âge, s’étend sur la Ferme et la Régie des poudres et salpêtres de la monarchie, sur les procédés révolutionnaires de l’An II et sur la Grande Guerre. Signe évident du malaise de l’institution, une quinzaine d’années seulement après la fin de la Guerre, il ne consacre qu’une seule page à la section intitulée « La Seconde Guerre mondiale (de 1939 à juin 1940) »6 et aucune à la période de l’Occupation. Quant à l’histoire des poudres coordonnée par l’ingénieur général Lucien Toche pour le Comité pour l’histoire de l’Armement terrestre (COMHART), fondé en 1985 et composé d’acteurs du domaine, elle ne commence qu’en 19457.

• 8 Par exemple : Dominique Pestre (dir.), Deux siècles d’histoire de l’armement en France. De Gribeauv (...)
• 9 Une vingtaine de volumes du COMHART et du Comité pour l’histoire de l’aéronautique (COMAERO).
• 10 La Révision générale des Politiques publiques (RGPP) a eu raison de cette expérience en 2009 en sup (...)
• 11 Thèse, sous la direction d’Olivier Dard, d’Antoine Escoda, qui avait déjà travaillé sur Jean Bichel (...)
• 12 Antoine Escoda, « Les relations entre l’État français et l’Allemagne pour la production de poudre » (...)

7Néanmoins, sous l’impulsion des ingénieurs généraux de l’Armement Jacques de Longueville et Alain Crémieux, la DGA a entamé une réflexion sur sa propre action en créant, en 1998-1999, le Comité pour l’histoire de l’Armement (CHARME) et le Département d’histoire de l’Armement (DHAR) attaché au Centre des hautes études de l’armement (CHEAR), afin d’ouvrir une collaboration régulière entre les ingénieurs de l’Armement et les universitaire qui a produit plusieurs journées d’études et colloques internationaux8, favorisé et édité les travaux des comités spécialisés9 et soutenu la recherche universitaire dans ce domaine, notamment par l’octroi de bourses DGA-CNRS10. Dans ce cadre, outre l’organisation de la journée d’étude du 18 octobre 2007 à l’origine du présent numéro, le CHARME et le DHAR ont accompagné en particulier les recherches d’un doctorant de l’Université de Metz sur l’industrie des poudres sous l’Occupation. Malgré quelques communications prometteuses inédites11, cette thèse n’a pas abouti et les deux intervenants sur la question des poudres à la journée d’études ont renoncé à publier leurs communications12.

• 13 Erik Langlinay, L’industrie chimique française et ses mutations, 1900-1931, thèse de doctorat d’his (...)
• 14 A. Quéruel, Notre Chimie à l’heure allemande, Paris, Nouvelles éditions Debresse, 1994.
• 15 Rosemarie Denzel, Die chemische Industrie Frankreichs unter deutscher Bezetzung im Zweiten Weltkrie (...)
• 16 A. Quéruel, Notre Chimie à l’heure allemande, Paris, Nouvelles éditions Debresse, 1994, p. 209-213  (...)

8D’autre part, en tant que branche de l’industrie chimique, le cas des poudres et explosifs sous l’Occupation n’a pas été mieux étudié, même si depuis la fin du xix^e siècle au moins, les liens et les échanges matériels et personnels entre cette branche et la grande industrie chimique se sont considérablement renforcés dans la production comme dans les conseils d’administration des grandes entreprises chimiques13. Un demi-siècle après la Libération, l’ingénieur chimiste Alain Quéruel14 se réfère sur le sujet à une thèse allemande ancienne15, mais, pour la question des poudres et explosifs, il se contente surtout de résumer les données fournies vingt ans plus tôt par Robert Aron dans son Histoire de l’épuration16.

• 17 Après un mémoire de maîtrise sur les origines de la Poudrerie du Ripault, fondée par Lavoisier, Aga (...)
• 18 Thomas Blaizeau, Histoire du Bouchet. Poudres, explosifs, nucléaire, propulsion : histoires d’un si (...)
• 19 La Poudrerie du Bouchet, convertie au lendemain de la Première Guerre mondiale en centre d’études p (...)

9Plus généralement, rares sont les travaux d’historiens abordant ce domaine à l’échelle des entreprises ou des établissements industriels, tels ceux du Ripault17 et du Bouchet18. Quant aux monographies relatives à des poudreries produites par des ingénieurs19 ou par des employés des poudres, elles ont été réalisées souvent dans un but mémoriel à l’occasion d’anniversaires d’une fondation lointaine ou d’une récente fermeture. Avec des enjeux et des méthodes éloignés de ceux du monde universitaire, ce sont surtout des recueils d’informations plus ou moins bien référencées (et pas toujours très fiables), enrichis de transcriptions ou reproductions de documents disparates, néanmoins parfois précieux, issus de la presse locale et d’archives conservées soit dans l’établissement ou au CAAP du SHD à Châtellerault, soit dans des fonds familiaux d’acteurs ou réunies par des associations locales ou par l’AF3P.

• 20 Alain Darney (dir.), 1688 / 1988. La Poudrerie de Pont-de-Buis. Trois siècles d’histoire au bord de (...)
• 21 Claude Courau, Les poudriers dans la Résistance. St-Médard-en-Jalles (1940-1944), Pau, Princi Négue (...)
• 22 Prenant le relais d’un monopole royal depuis le début du xiv^e siècle (Régis Payan, L’évolution d’un (...)
• 23 Le site http://www.amis-de-paulilles.fr/ fournit une bibliographie et publie en ligne de nombreuses (...)

10Dans ces travaux, qui relèvent le plus souvent d’une forme de littérature grise associative ou d’entreprise, la période 1940-1944 est le plus souvent limitée à quelques lignes de généralités, d’anecdotes ou d’événements mémoriels dramatiques (bombardements, explosions), ou à des listes de cadres et ouvriers20. Outre les poudreries précitées du Ripault et du Bouchet, étudiées en marge ou dans le cadre d’une recherche universitaire, seule celle de Saint-Médard est un peu mieux servie, avec deux ouvrages, dont l’un est consacré à la Résistance locale, avec des souvenirs d’acteurs et la reproduction de documents d’archives21. Enfin, hors du monopole historique du Service des poudres22, les dynamiteries n’ont guère fait l’objet de travaux, à l’exception de ceux d’Edwige Praca et de Christine Salles sur celle de Paulilles23.

• 24 Blanchard (1893-1981 ; X 1912) démissionna en 1945 et passa dans le Cadre de réserve pour prendre l (...)
• 25 Voir ci-dessous le cas de la Poudrerie de Toulouse. Sur la situation du Service des poudres avant-g (...)
• 26 Telle celle de Mauzac, annexe de Bergerac pour la guerre chimique, qui fut convertie en prison. Voi (...)
• 27 Voir l’exemple pour Pont-de-Buis, donné par Yves Ploux dans ce numéro, et ceux donnés dans les dive (...)
• 28 SHD, CAA, 1 G, 6, 64 ; 1 G, 14, 171. Voir T. Blaizeau, Histoire du Bouchet. Poudres, explosifs, nuc (...)

12En 1939, le Service des poudres assurait la production et la gestion du monopole, sous l’autorité de l’inspecteur général André Blanchard (1893-1981 ; X 1912), son directeur depuis 193124. La mobilisation avait considérablement multiplié les effectifs25 et des extensions et poudreries nouvelles étaient en construction26. Face à l’avance allemande en mai 1940, les poudreries nationales du nord de la France replièrent leurs archives dans celles du sud ainsi qu’une partie de leur matériel, également réparti dans d’autres institutions. Au dernier moment, une autre partie du matériel fut mise hors d’état de servir, souvent en retirant des pièces essentielles à leur fonctionnement afin d’empêcher la reprise de l’activité au service de l’ennemi27. Cela conduisit inéluctablement à des disparitions lorsqu’il fallut récupérer ce matériel après l’Armistice, mais il n’est pas aisé de faire la part entre le matériel effectivement ou prétendument disparu. Ainsi, après plusieurs mois de recherche, le directeur du Bouchet constata en janvier 1942 la disparition de 117 objets déposés à la faculté des sciences et à la Poudrerie nationale de Toulouse et, la question se posait encore dans la correspondance entre Fauveau, le directeur de cette dernière, et sa hiérarchie en décembre 1943 et janvier 194428.

• 29 Bergerac (Dordogne), Saint-Chamas (Bouches-du-Rhône), Sorgues (Vaucluse) et Toulouse (Haute-Garonne (...)
• 30 Angoulême (Charente), Blancpignon (Pyrénées-Atlantiques), Esquerdes (Pas-de-Calais), Saint-Médard ( (...)

13Avec l’entrée en vigueur de l’armistice, le 24 juin 1940, seules quatre poudreries se retrouvèrent dans la zone non occupée (ZNO), soumises à l’inspection des services militaires allemands29. Les neuf autres, en zone occupée (ZO), tombèrent directement sous leur contrôle30. Au reste, par la loi du 31 juillet suivant, le Service des poudres fut dissous et une grande partie de son personnel, perdant son statut militaire, fut affectée aux Services chimiques de l’État, sous l’autorité du ministère de la Production industrielle et du Travail. À bien des égards, il s’agissait d’une simple civilisation du secteur, comme de l’ensemble des corps et services de l’Armement : non seulement l’inspecteur général Blanchard restait en poste comme Directeur des industries chimiques, mais, au-delà du personnel, la continuité était encore délibérément affichée en 1943 dans l’Avertissement ouvrant le nouveau Mémorial des Services chimiques de l’État :

• 32 Eugène Burlot, ingénieur en chef des poudres, « Étude relative à la calorimétrie des explosifs », M (...)
• 33 Jean Desmaroux, ingénieur général des poudres, « Influence de la structure sur le pouvoir dissolvan (...)

14Après une interruption de trois ans, le périodique annuel prenait ainsi, sous un nouveau titre, la suite du Mémorial des poudres, le tome xxx de 1943 publiant logiquement les errata d’un article du directeur du Laboratoire de la Commission scientifique des substances explosives sur la calorimétrie des explosifs, publié dans le tome xxix de 193932. Les mêmes institutions et les mêmes hommes et femmes continuaient d’y publier, parfois même sous leurs anciens titres pour des textes rédigés avant 194033.

• 34 Sur J. Desmaroux, voir H. Joly, À Polytechnique. X 1901 : enquête sur une promotion de polytechnici (...)

15Au-delà du maintien d’une partie du personnel, la politique de formation à la recherche ouverte sur le monde universitaire inaugurée dès avant-guerre par l’ingénieur général Jean Desmaroux (1881-1968 ; X 1901), directeur du Laboratoire central des poudres (replié à Montpellier en 1940), fut poursuivie sous l’Occupation au Laboratoire central des services chimiques de l’État, que celui-ci continua de diriger jusqu’en 1950 sur le site historique du Quai Henri IV à Paris34. Malgré l’Occupation, de jeunes ingénieurs comme Emmanuel Grison (1919-2015 ; X 1937), sorti de l’École polytechnique en juillet 1939, purent profiter de cette formation exceptionnelle :

• 36 Il poursuivit sa recherche à Leeds et au MIT avant de passer au CEA et d’être professeur puis direc (...)

16Le manque de cadres dans les poudreries surchargées par la mobilisation le conduisit d’abord à passer la drôle de guerre dans celle de Sorgues, mais il en profita ensuite pleinement : envoyé étudier au Polytechnikum de Zurich pendant l’année 1940-1941 puis affecté au Laboratoire central à Paris en septembre 1942, il poursuivit un cursus universitaire à la Sorbonne et prépara ensuite sous la direction de Marcel Mathieu une thèse qu’il poursuivit tout en restant avec Desmaroux à la Direction des industries chimiques lorsque le Service des poudres fut rétabli, le 9 octobre 194436^.

• 37 Paul Louis Jean Marie Bernard Michet de Varine-Bohan (Orléans 1889-1979 ; X 1910).
• 38 Tous trois en région parisienne. J.O. de l’État français, loi n^o 1843 du 30 avril 1941.

17Au printemps 1941, lors d’une restructuration générale du domaine civil et militaire des explosifs, fut établi le Service industriel des Poudreries nationales (SIPN), dont la direction fut confiée à l’inspecteur général des Services chimiques de l’État de Varine-Bohan37 afin, d’une part, « d’assurer la fabrication des substances explosives monopolisées ainsi que tous les produits relevant de l’industrie chimique et dont l’État se serait réservé la fabrication » et, d’autre part, de gérer son patrimoine industriel « à l’exclusion des établissements qui dépendaient du Service des Essences, de la Poudrerie du Bouchet et du Laboratoire central [des services chimiques de l’État, anciennement des poudres] », ces deux derniers établissements abritant depuis le siècle précédent les principaux centres de recherche avec le laboratoire de la Commission des substances explosives (Labo CSE) et le laboratoire de balistique (Labo Bal), dans l’emprise de la Poudrerie de Sevran-Livry38.

• 39 Paulilles (Pyrénées orientales), en ZNO, et Ablon (Calvados), en ZO, où fut également produit en 19 (...)
• 40 Saint-Martin-de-Crau (Bouches-du-Rhône), en ZNO, et Billy-Berclau (Pas-de-Calais), en ZI, où fut ég (...)
• 41 Cugny (Seine-et-Marne), en ZO, fondée en 1888 et exploitée jusqu’en 1984.
• 42 Comme plusieurs poudreries, elle fut bombardée par la Royal Air Force dans la nuit du 7 au 8 mai 19 (...)

19La restructuration générale du printemps 1941 toucha également l’industrie privée des explosifs. Outre les cinq dynamiteries françaises, appartenant à la Société Nobel française39, à la S.A. Explosifs et produits chimiques40, et à la Société française des explosifs41, cette industrie exploitait de nombreux autres établissements d’explosifs et accessoires pyrotechniques divers (bouchons-allumeurs, détonateurs, mèches, cordeaux détonants) appartenant à d’autres sociétés privées, telle la Société alsacienne d’explosifs (Alsetex), fondée en 1920 et qui avait, dès 1935, transféré à Précigné (Sarthe) son usine de Richwiller (Haut-Rhin), devant l’apparition des premières signes annonciateurs d’une nouvelle menace allemande42. Le Syndicat français des explosifs, présidé depuis 1940 par l’ingénieur centralien Jack Leroux, auparavant administrateur-délégué de la S.A. Explosifs et produits chimiques, mit en place au début de l’année suivante, presque simultanément, deux nouvelles structures à la demande du gouvernement de Vichy : une entreprise-écran pour structurer la nouvelle collaboration avec l’Allemagne et un Comité d’organisation de la profession.

• 43 SHD, CAAP Archives du SIPN, carton 10, n^o 112, cité par Frédérick Lamare, Jacques Fauriel, Annie Jo (...)

20Parallèlement, sur la requête du délégué de la Wehrmacht pour les poudres et explosifs en France (Beauftragte der Wehrmacht für das Pulver- und Sprengstoffwesen in Frankreich) et sur ordre du général Huntziger, ministre de la Guerre de Vichy, l’inspecteur général Blanchard, directeur des Industries chimiques au ministère de la Production industrielle, demanda à Jack Leroux de mettre en place, entre février et avril 1941, une société anonyme réunissant des représentants de sociétés privées de fabrication d’explosifs pour « l’industrie et le commerce, dans la limite des lois en vigueur, de la fabrication et de la vente des explosifs pour tous usages »43.

• 44 Sur Malzac (1879-1967 ; X 1899), ancien directeur de la Compagnie d’exploitation des Chemins de fer (...)

21Créé le 17 avril, l’Omnium des produits azotiques (OPA), ne reçut ses statuts définitifs qu’au mois d’août suivant. Son but principal était de servir d’intermédiaire à l’État français pour répondre aux commandes du Reich, en traitant spécialement avec un partenaire allemand, la Kölner Rottweil Aktien Gesellschaft (KR : Köln Rottweil), une filiale de l’IG Farben qui achetait pour le compte du Gouvernement allemand. La démission, dès le 27 mai – six semaines seulement après sa nomination – du premier président-directeur général de l’OPA, le polytechnicien Marcel Malzac, inspecteur général honoraire des finances et administrateur de la Société Nobel française44, est le signe manifeste d’un certain malaise. Il fut remplacé par Marcel Gaitte-Grave, représentant de la Société pour l’industrie chimique.

• 45 M. Margairaz, L’État, les finances et l’économie. Histoire d’une conversion 1932-1952, Paris, CHEFF (...)

22Outre les entreprises privées du secteur, l’OPA put utiliser, à compter du 1^er juin 1941, les Poudreries nationales d’Angoulême, Saint-Médard et Blancpignon, toutes trois en zone occupée, louées au SIPN et qui furent remises lentement en service avec un personnel souvent non qualifié. Enfin, le contrôle du gouvernement de Vichy se renforça avec le retour de Laval à la présidence du Conseil et le « second Vichy »45, le remplacement de Blanchard à la Direction des industries chimiques par l’ingénieur général Rougier (1898-1984 ; X 1917) et notamment avec la signature, le 8 août 1942, d’un protocole imposant à la France l’exécution, sous le contrôle du SIPN, du Pulverplan établi par Berlin.

• 46 Fabrication de 5 fois 25 tonnes de poudre à la nitrocellulose, juillet 1941 à juillet 1942 (Marché (...)

23Outre les marchés avec l’État français, les archives de l’OPA au CAAP à Châtellerault permettent de relever l’existence d’au moins 185 marchés avec la KR (Kôln Rottweil), signés entre avril 1941 et avril 1944, dont 44,3 % sont documentés (tableau 1). À en croire leur répartition chronologique, l’OPA commença par la fabrication de poudre, de produits de base et de gargousses d’artillerie lourde dès 1941, mais les marchés pour plus gros calibres (370 et 400 mm) furent surtout passés en 1943. Plusieurs d’entre eux, programmés sur quelques mois, furent parfois annulés ou prolongés, surtout la première année, ce qui témoigne au moins d’une lenteur de la mise en route de l’industrie, l’essentiel des matières premières étant déjà détourné au profit des Allemands, sinon assurément d’un freinage de la production46.

• 47 SHD, CAAP, 1 G, carton 29.
• 48 Robert Aron, Histoire de l’épuration. 3.1. Le monde des affaires 1944-1953, Paris, Fayard, 1974, p. (...)
• 49 Robert Aron, Histoire de l’épuration. 3.1. Le monde des affaires 1944-1953, Paris, Fayard, 1974, p. (...)
• 50 Pour la CNIE (1944-1951), créée par l'ordonnance du 16 octobre 1944, et les comités et commissions (...)

24Quelques marchés tardifs avec une autre entreprise allemande, la Sprengstoff-Verkaufs-Gesellschaft (SVG), entre décembre 1943 et juin 1944, portent surtout sur des explosifs et des systèmes pyrotechniques47. Dans son Histoire de l’épuration, qui reste dans la ligne de son Histoire de Vichy, Robert Aron jugeait l’histoire de l’OPA « révélatrice des efforts tentés par des fonctionnaires et des personnalités dirigeantes de l’industrie privée48 » pour freiner les livraisons à l’occupant : la production moyenne des poudreries nationales exploitées par l’OPA n’aurait couvert que 17 % des exigences allemandes notamment dans le cadre du Pulverplan, soit 12 % de ce que le Service des poudres avait tiré de ces mêmes poudreries au seul mois de mai 194049. Une étude approfondie du fonds de l’OPA, au CAAP, à Châtellerault manque cruellement et plus encore sa confrontation avec celui du SIPN, dans le même centre, et avec d’autres archives militaires et industrielles françaises – telles que celles du Syndicat des fabricants d’explosifs et du Comité d’organisation des explosifs (COE), et les dossiers de la Commission nationale interprofessionnelle d’épuration (CNIE), des Comités régionaux (CRIE) et des commissions d’épuration administrative des ministères50 – et surtout, à l’évidence, avec les archives allemandes.

• 51 Journal officiel de l’État français (JOEF) du 31 mars 1941, p. 1391-1392.
• 52 Journal officiel de la République française (JORF) du 18 août 1940, p. 4731-4733. Sur les comités d (...)

25La création de l’OPA suivit trois semaines après celle du « Comité d’organisation de l’industrie et du commerce des explosifs, produits accessoires et explosifs », communément appelé Comité d’organisation des explosifs (COE), mis en place par décret du 27 mars 194151, en application de la loi du 16 août 1940 concernant l’organisation provisoire de la production industrielle52. Il regroupait à la fois :

• 54 Roger Rougier, qui remplaça Blanchard comme commissaire du gouvernement en 1942 ; Pierre Rouge ; l’ (...)
• 55 A3FP en 2015. Il s’agit d’une copie carbonée originale d’un document dactylographié de douze pages (...)

26Le même jour étaient nommés le directeur général responsable, l’inspecteur général de Varine-Bohan (art. 1), nommé le mois suivant directeur du SIPN ; le directeur responsable pour l’industrie privée, Jack Leroux (art. 2), président du Syndicat des fabricants d’explosifs qui préparait la mise sur pied de l’OPA, et les membres du comité consultatif (art. 3)54. Les fonctions de commissaire du gouvernement revenaient au Directeur des industries chimiques (art. 4) qui semble avoir soutenu la démarche la démarche du Syndicat des fabricants d’explosifs, présidé par Leroux, comme le rappelle en 1944 l’un des responsables de la profession dans un document conservé dans la collection des Amis du patrimoine poudrier et pyrotechnique (A3P)55 :

• 57 Jack Léon Charles Leroux (Paris 8 juin 1901-Paris 21 janvier 1956).
• 58 Leroux avait épousé en 1926 une petite-fille d’Eugène Barbier (1851-1944) dont la société – princip (...)
• 59 Fils d’un ingénieur chimiste chez Solvay, docteur ès sciences et administrateur de société, le comt (...)
• 60 La Société Nobel française, succédant en 1927 à la Société générale pour la fabrication de la dynam (...)
• 61 Sur cet autre ingénieur centralien, voir P. Bret, « La guerre des laboratoires : Poincaré, Le Chate (...)
• 62 Leroux fut également administrateur de la Société générale d’explosifs « Cheddites » en 1948. Quant (...)

28Né en 1901, l’ingénieur centralien Jack Leroux57 fut notamment, de 1937 à 1940, administrateur-délégué de la S.A. Explosifs et produits chimiques, fondée en 1893 par le grand-père de sa femme58, avant de présider le syndicat (1940-1942) et d’être le directeur responsable pour l’industrie privée au COE (1941-1944). De cinq ans son cadet, Denys d’Anselme59 le suivit dans ces institutions de la France de Vichy : il fut secrétaire du Syndicat patronal et secrétaire administratif puis secrétaire général du COE. Il le suivit encore au lendemain de la guerre, comme secrétaire général de la Société Nobel française (1946-1957)60, lorsque Leroux en devint président-directeur général à la mort de Paul Clemenceau (1857-1946)61 et administrateur de la Société centrale de dynamite62.

• 63 TOLAMITE = « Dynamite spéciale » de la Société Nobel française.

30Pour témoigner des risques encourus par l’« action générale de freinage qui devait se révéler des plus efficaces, [et qui] ne put se développer pendant quatre ans qu’au prix d’astuces les plus diverses », le plaidoyer cite la traduction d’une lettre de l’Organisation Todt menaçant le directeur du Comité d’organisation, « lettre ne faisant que confirmer une situation très tendue ayant fait l’objet de nombreux coups de téléphone »63 :

• 64 Leurs dossiers de résistants dans les Forces françaises combattantes (FFC) sont conservés à Vincenn (...)
• 65 Voir Robert Aron, Histoire de l’épuration. 3.1. Le monde des affaires 1944-1953, Paris, Fayard, 197 (...)
• 66  Voir E. Praca, http://www.amis-de-paulilles.fr/index.php/administration-usine/patronat/238-jack-le (...)

33Si le freinage et la « politique du roseau » sont mis en avant, l’appartenance à la Résistance des responsables du Syndicat, Leroux et d’Anselme, elle, n’est aucunement signalée, pas même de façon allusive64. Pourtant, inculpé et arrêté en 1944 dans le cadre de l’affaire de l’OPA, qu’il avait fondé trois ans plus tôt65, Leroux n’eut aucun mal à être disculpé par suite des « protestations motivées de tous les Ministères intéressés auprès du Garde des Sceaux », au vu de cette action de freinage et de sa participation active attestée dans la Résistance66.

• 67 René Maurice Humberdot (1896-1986), résistant FFC (SHD, GR 16 P 283209).
• 68 Marie Élisabeth Barbier entra dans la Résistance dès octobre 1940, réseau Saint-Jacques (SHD, GR 16 (...)
• 69 Marie Élisabeth Barbier ajoutait : « Aussi, quel n’a pas été mon étonnement d’apprendre, lors de mo (...)

34Dès le 15 février 1941, en effet, au moment même où il commençait les négociations pour la mise en place de l’OPA, Leroux était entré dans le réseau de renseignement « Scorpion » du mouvement « Ceux de la Libération » (CDLL) et cinq mois plus tard, en juillet, il fit même entrer le chef du réseau, René Humberdot, comme conseiller social de l’OPA67. À la veille du débarquement en Normandie, les renseignements fournis par ce réseau, transmis par le biais du mouvement CDLL et de l’Intelligence Service, aboutirent en particulier aux bombardements de la poudrerie nationale de Saint-Médard, la nuit du 30 avril au 1^er mai 1944, et de celle de Toulouse, la nuit suivante, en même temps que l’usine d’engrais voisine de l’Office national industriel de l’azote (ONIA). Parallèlement, Leroux avait aussi des liens avec le réseau « Vaneau », dans lequel sa belle-sœur Élisabeth Barbier (1912-1968), chef du réseau en juillet 194268, et sa belle-mère Camille Barbier (1889-1962) jouèrent un rôle important avant d’être arrêtées en juin 1943 et déportées à Ravensbrück en janvier 1944. À son retour d’Allemagne, la première confirma dans un rapport du 22 mai 1945 le rôle clandestin de son beau-frère qui avait, « entre autres renseignements, communiqué les emplacements de diverses usines de guerre travaillant pour les Allemands et particulièrement des Poudreries Nationales de la zone occupée [exploitées par l’OPA] pour le compte allemand »69.

• 70 Archives de l’École polytechnique (AEP), IX Poudres et salpêtres. Désormais : AEP, Médard, Pièce…
• 71 Ne pas confondre avec l’ingénieur Jean Moreau (1905-1995 ; X 1921), directeur de la Poudrerie d’Ang (...)
• 72 Patrick Mortal, Les armuriers de l’État du Grand Siècle à la globalisation (1665-1989), Villeneuve (...)
• 73 « une espèce de tribunal populaire, dit “Comité de libération”, vote à mains levées la condamnation (...)
• 74 Bordereau n^o 134, du 6 décembre 1944, AEP, Médard, Pièce 47, p. 1.

36À la différence du plaidoyer isolé de l’industrie privée, le dossier sur l’épuration de la Poudrerie nationale de Toulouse conservé dans le fonds de l’ingénieur général Louis Médard (1904-2004 ; X 1923) de l’AF3P, permettrait une étude complète70. La Commission centrale d’enquêtes d’épuration du Service des poudres qu’il présidait fut en effet saisie du cas de l’ingénieur en chef Jean Fauveau (1903-1996 ; X 1921), directeur de cette poudrerie, et de l’ingénieur Norbert Moreau (1906-1975 ; X 1926), premier ingénieur de cette poudrerie, sous-directeur chargé de la production71. Le Comité de libération de la poudrerie les ayant condamnés, il adressa à la Fédération nationale des travailleurs de l’État (FNTE), de la CGT72, une protestation arguant « que des Comités d’épuration locaux [les] considéraient comme collaborateurs notoires », alors que le premier, incarcéré le 13 septembre, avait été bientôt libéré et le second muté à Lille en octobre73. Le 16 novembre 1944, la FNTE en informa le directeur de l’Administration générale du ministère qui transmit la copie de cette lettre à la Commission d’épuration du ministère de la Production industrielle74, laquelle saisit la Commission centrale d’enquêtes d’épuration du Service des poudres, présidée par Médard, alors ingénieur en chef et directeur de la Poudrerie nationale de Sevran, qu’il avait libérée avec son équipe.

• 75 « Note remise par M. Fauveau à la suite de son audition le 20 février 1945 », AEP, Médard, Pièce 11 (...)

37Le Syndicat des cadres et techniciens de la Poudrerie de Toulouse semblant à l’origine de cette protestation, Médard lui demanda communication du dossier. Le 13 janvier 1945, le président du Comité de libération de la Poudrerie, Savignac, lui adressa un rapport de 40 pages, dit « Rapport Savignac », qui fut suivi des dépositions à charge de trois employés, en particulier Rauline, cadre parti en Algérie à la veille du Débarquement de Normandie. De son côté, la Commission centrale d’enquêtes d’épuration entendit Fauveau, le 20 février75, et nombre d’autres témoins à charge et à décharge, réunissant 52 pièces, datées du 12 juillet 1940 (attestation fournie spontanément par les officiers, sous-officiers et travailleurs espagnols des 60^e et 62^e compagnies) au 6 mars 1945.

• 76 « Cas de Monsieur Fauveau, ingénieur en chef (Poudrerie de Toulouse) », p. 6 et 5, AEP, Médard, Piè (...)

38La Commission centrale disqualifia largement le « Rapport Savignac », jugé « outré et […] brossé avec un parti-pris évident » et même « souvent violent, et revêt[ant] un ton de polémique dans lequel la passion paraît avoir parfois entraîné le rédacteur à des affirmations excessives », si générales qu’elles « faussent la vérité »76. La première partie du rapport concernait en effet la période de la mobilisation en 1939-1940, laquelle ne pouvait relever de la commission d’épuration qui n’avait à connaître que de faits postérieurs au 16 juin 1940. Bien qu’elle n’eût pas à en juger, celle-ci considéra que les difficultés de cette période ne pouvaient être imputées à la direction, mais à l’insuffisance numérique de l’encadrement par rapport à l’industrie privée, surtout « depuis 1925 environ », et au gigantisme de la mobilisation : les effectifs de la poudrerie étaient passés de 800 à 18 000 ouvriers et de 5 à 100 ingénieurs, alors qu’ils n’auraient pas dû excéder 4 000 ou 5 000 ouvriers en temps de guerre.

• 77 Mouvement de Résistance lié à l’Organisation civile et militaire (OCM).

39Quant aux « accusations particulières » visant Fauveau et Moreau, elles ne furent reprises ni par le Syndicat des ouvriers de la poudrerie ni par celui des employés et furent même contredites, notamment par de nombreux témoignages en faveur du second. Les principales accusations portées contre le directeur, déjà listées dans une lettre anonyme de la section de la Poudrerie de l’UCIF (Union des cadres de l’industrie française77) en décembre 1943, étaient les suivantes :

• 79 AEP, Médard, Pièce 47, p. 12.
• 80 Pour les dispositifs d’allumage des moteurs d’avion.
• 81 Pour la fabrication des gargousses.
• 82 AEP, Médard, Pièce 47, p. 13, et Pièces 11, p. 4-9, et 13.
• 83 AEP, Médard, Pièce 47, p. 13, et Pièce 14.
• 84 « De nombreux ouvriers ont été camouflés dans des services annexés démesurément grossis tels que Se (...)

40Au terme d’une enquête sérieusement menée à charge et à décharge, la commission réfuta systématiquement toutes ces accusations générales et particulières. Par exemple, au sujet du stock de nickel, le comptable en matières de la poudrerie témoigna des mesures prises pour en empêcher le pillage par « des personnes peu scrupuleuses parmi le personnel » qui pouvaient être tentées et, en 1941 et 1942, la poudrerie se mit en relation avec l’Aéronautique, à laquelle il appartenait, pour le mettre « à l’abri des emprises allemandes » et le « réparti[r] entre un grand nombre d’usines françaises, convenablement choisies ». Au reste, ce stock n’avait pas été déclaré à la répartition et des mesures avaient été prises pour éviter d’en ébruiter l’existence, mais les Allemands en avaient connaissance par ailleurs et le revendiquèrent dès l’occupation de la zone Sud. « La Poudrerie opposa une résistance passive à l’enlèvement, refusant de fournir la main-d’œuvre nécessaire au chargement des quelque 400 fûts qui renfermaient le métal rare »79. En revanche, Fauveau et Moreau parvinrent à camoufler 26 tonnes de cuivre neuf et 13 de vieux, ainsi que « du platine (métal spécialement recherché par les Allemands80⁾, des matériels électriques, des carburants, lubrifiants, des pneus, de la toile de soie81, des acides gras, des véhicules, du toluène, du charbon, etc.82 » et même des chaussures qu’on parvint à ne pas leur livrer malgré une dénonciation faite à la Gestapo83. Les dépositions et pièces justificatives témoignaient encore des subterfuges utilisés pour camoufler matériel et personnel, soustraire l’un aux convoitises et l’autre aux menaces, limiter la productivité en l’affectant en surnombre à des services « improductifs au point de vue fabrication »84 et ralentir la production en mettant en contradiction les organismes allemands (Heeres Abnahmestelle Wehrmacht, Rüstungkommando, KR).

• 86 AEP, Médard, Pièce 47, p. 15. Si la protection de Cahen relevait des fonctions du directeur, celle (...)
• 87 AEP, Médard, Pièce 47, p. 15, et Pièces 18 et 19.

42En outre, « deux israélites, traqués par les Allemands et inquiétés en vertu des lois raciales de Vichy », Weiss et Cahen (celui-ci employé à la poudrerie), attestèrent avoir « reçu aide et protection de M. FAUVEAU qui n’a pas hésité à les cacher, et à truquer des écritures administratives pour laisser ignorer leur identité [et] qu’ils ont bénéficié d’attentions délicates » de sa part86. De même, outre l’attestation positive spontanée laissée en 1940 par « les cadres et le personnel des Compagnies de Travailleurs Espagnols de la Poudrerie de Toulouse […] chassés de leur pays par le Gouvernement FRANCO, et qui comprenaient vraisemblablement beaucoup de communistes », l’ouvrier communiste Jean Demay tint « à proclamer la reconnaissance qu’il garde à M. FAUVEAU pour ce que celui-ci fit pour lui en diverses occasions » et M. Labouèbe, agent de la poudrerie et membre de la commission locale d’épuration, attesta que lorsqu’il « alla trouver le directeur pour lui faire savoir qu’il n’irait jamais à l’église, alors que le bruit courait qu’il convenait d’y aller « pour être en bonne grâce » auprès de lui, catholique pratiquant, « non seulement [Fauveau] n’y fit aucune objection, mais [il] n’eut jamais à aucun moment par la suite une attitude partiale à son égard »87.

• 88 AEP, Médard, Pièce 11, p. 2.
• 89 AEP, Médard, Pièce 11, p. 2.

43Selon Fauveau, la « règle de conduite [de la direction] a été de régler l’impulsion donnée aux fabrications dans la stricte limite où les menaces des services allemands ou des renseignements recueillis par nos agents de liaison pouvaient faire craindre des représailles contre le personnel et les cadres », menaces liées à « la qualité des livraisons (présence de corps étrangers ayant, d’après leurs dires, entraîné des explosions de canon, irrégularité du poids des caisses, etc.) » ou à leur quantité88. En février 1944, les Allemands menacèrent d’envoyer en Allemagne « 200 CJF » (Chantiers de la jeunesse française) et de placer la poudrerie sous la direction d’ingénieurs allemands si la fabrication n’atteignait pas 400 tonnes, l’Oberleutnant Lücke, chef de la CRAA (Commission de réception de l’Armée allemande), affirmant que dix d’entre eux auraient obtenu cette production avec 1 200 à 1 500 prisonniers de guerre, tandis que la poudrerie de Toulouse occupait 100 ingénieurs et 3 000 ouvriers89.

• 90 AEP, Médard, Pièce 1, p. 22.
• 91 AEP, Médard, Pièce 47, p. 21-22, et Pièces 12, 16, 37 à 40.
• 92 AEP, Médard, Pièce 47, p. 16.
• 93 Puis attaché à l’état-major du général Költz, gouverneur militaire de la zone française d’occupatio (...)
• 94 AEP, Médard, Pièce 47, p. 22, et Pièce 40 ; Fauveau dit avoir embauché quelque 850 jeunes des class (...)

44Ainsi, alors que Savignac considérait que Fauveau avait « allègrement suivi le chemin de la collaboration, se faisant le serviteur du boche »90, le dirigeant du syndicat cégétiste de la poudrerie lui-même attesta, au contraire, que le directeur n’avait « jamais agi en collaborateur pendant la période d’occupation, bien au contraire » et la grande majorité des témoignages allaient dans le sens d’un freinage énergique de la production91. Si Fauveau reconnaissait avoir été pétainiste en juin 1940, son action à partir de l’occupation de la zone Sud fut portée à son actif jusqu’au débarquement en Normandie où il « a admis et même favorisé le détournement au profit des Forces françaises de l’Intérieur de matériels dont les Allemands risquaient de s’emparer, puis a ensuite mis directement à la disposition de ces Forces françaises du matériel ou du carburant »92. En particulier, le capitaine Michon, chef de la Commission de liaison auprès du Rüstungkommando, devenu chef du 4^e bureau de l’état-major FFI à Toulouse93 assura qu’il avait protégé de la déportation de nombreux travailleurs en gonflant les effectifs de la poudrerie, « parmi eux nombreux étaient ceux qui pour un motif racial, par leur qualité de prisonnier évadé ou par leur situation de réfractaire [au STO] pouvaient craindre d’être spécialement pris » et qu’il avait « délibérément fait prendre des mesures, allant jusqu’à la confection de fausses identités, qui les mettaient à l’abri »94.

• 95 AEP, Médard, Pièce 47, p. 24. Blanchi par la Commission, Jean Fauveau poursuivit la politique de re (...)

45Aussi, le 10 mars 1945, « après l’analyse du copieux dossier de la présente affaire », Louis Médard, en tant que rapporteur de la commission locale, souscrivit-il dans ses conclusions à celle de Fauveau lui-même (« La Direction de la Poudrerie de Toulouse a mené une action constante pour contrecarrer l’action des forces ennemies tant au point de vue de la protection du matériel que du personnel. »), demandant le classement sans suite95. Le 12, la Commission centrale, qu’il présidait, adopta ses conclusions.

• 96 AEP, Médard, Pièce 30.
• 97 Georges Maire, Escarbilles de bonheur. Une vie de passions, Marseille, Éditions Sillages, 2008, p.  (...)
• 98 Georges Maire, Escarbilles de bonheur. Une vie de passions, Marseille, Éditions Sillages, 2008, p.  (...)
• 99 Georges Maire, Escarbilles de bonheur. Une vie de passions, Marseille, Éditions Sillages, 2008, p.  (...)
• 100 Georges Maire, Escarbilles de bonheur. Une vie de passions, Marseille, Éditions Sillages, 2008, p.  (...)

46L’un des nombreux témoins – il avait attesté devant la Commission certaines menaces de la Gestapo pesant sur la direction96 – était un jeune ingénieur des poudres fort indépendant d’esprit, Georges Maire (1920-2010 ; X 1940). Dans ses souvenirs, il évoque longuement son service à la Poudrerie de Toulouse à partir de la fin juin 1943, après une année d’études scientifiques à l’École de chimie industrielle et à la Faculté des sciences de Lyon au sortir de l’École polytechnique repliée dans cette ville depuis 194097. À la Libération, il avait fait mettre les familles et les biens de Fauveau et Moreau sous la protection d’un ami boucher, « chef du maquis » de Muret, en lui signalant qu’ils « œuvraient secrètement pour la Résistance »98. Dans ses souvenirs, il ajoute encore deux pièces au dossier. La première est sans équivoque : alors qu’il prouva en septembre 1943 la possibilité de doubler ou tripler la production de nitrocellulose en remplaçant la « pâte de bois » (une cellulose difficile à nitrer, fournie par les Allemands pour la nitration à Bergerac, puis la fabrication à Toulouse) – par du coton-poudre de linter français (comme les Allemands le faisaient à la Poudrerie Saint-Médard, qu’ils géraient directement), ses supérieurs à Toulouse et de Varine-Bohan au SIPN firent le choix d’une « collaboration restreinte » pour freiner les livraisons et sauvegarder les stocks de coton-poudre99. La seconde, certains n’avaient pas manqué de la relever à l’époque : Moreau l’avait opportunément amené à coucher à la Poudrerie de Bergerac la nuit du 1^er au 2 mai 1944, où la Poudrerie de Toulouse fut bombardée, et, de retour sur place, son commentaire concernait moins l’usine que le pays : « Avec la collaboration on a joué aux cons, et on a gagné sur toute la ligne…100 ».

• 101 Marc Bergère (dir.), L’épuration économique en France à la Libération, Rennes, Presses universitair (...)

47Dans le titre de ses conclusions au colloque de 2007 sur L’épuration économique en France à la Libération, Marc-Olivier Baruch parle joliment d’un « kaléidoscope de la grisaille » pour une historiographie plus riche qui a cessé de voir « l’histoire de l’épuration en noir et blanc comme y tendit longtemps l’opposition caricaturale entre le blanc comme neige d’épurés n’ayant rien compris, rien appris, rien oublié et le noir tôt acquis d’une épuration censée avoir complètement échoué »101.

• 102 Rémi Baudouï, « Les paradoxes du polytechnicien durant l’Occupation », dans Marc-Olivier Baruch et (...)

48Dans le secteur symbolique de l’industrie des poudres et explosifs, sans doute l’esprit de corps, la camaraderie polytechnicienne et un certain pragmatisme qui incitait à ne pas mettre à mal un outil industriel, matériel et humain – les besoins en personnel d’encadrement restent importants car la guerre n’est pas finie – ont pu jouer en faveur des acteurs qui eurent à gérer les usines sous l’Occupation, au moins dans le cas du Service des poudres et de ses avatars vichyssois. Sans doute aussi ces acteurs furent-ils eux-mêmes partagés comme ont pu l’être les polytechniciens de tous corps, de Jean Bichelonne et ses émules d’un côté aux compagnons de la Libération à titre posthume de l’autre. « Au milieu des fausses évidences, des professions de foi naïves, des actes supposés ou réels d’insubordination administrative, des appels à la résistance, il n’est pas toujours aisé de faire la part des choses entre attitudes réelles et positions supposées »102. Le plaidoyer des responsables de l’industrie privée ne peut suffire à tirer des conclusions sur la position de la profession, sinon que, à un degré ou à un autre selon les établissements, elle maintînt son activité en concourant directement et indirectement aux besoins de l’Allemagne. C’est aussi le cas de la Poudrerie nationale de Toulouse qu’il faudrait comparer avec ceux d’autres usines du SIPN pour en mesurer une notable particularité : alors que les attaques contre la direction sont portées par le Syndicat des cadres et techniciens et par le président du Comité de libération de la Poudrerie (Savignac), elles sont contrecarrées par les nombreuses dépositions en faveur du directeur qui proviennent non seulement d’ingénieurs, mais aussi d’ouvriers communistes, de cadres cégétistes et de l’état-major FFI.

• 103 Résistants FFI et DIR (SHD, GR GR 16 P 405407 et 16 P 242186).
• 104 Tels l’ingénieur militaire des poudres Jean Soumastre (1908-1992 ; X 1929), résistant FFL (SHD, GR (...)
• 105 Notamment dans la série W des Archives départementales, par exemple, celles de la Délégation région (...)

49Aussi, même dans un secteur industriel assez méconnu et étroit au regard de bien d’autres, ce rapide survol ne saurait tenir lieu de synthèse. Ici comme ailleurs, celle-ci ne pourra venir qu’au terme d’une étude approfondie attentive aux niveaux de gouvernance entre les diverses instances nationales, en relations plus étroites avec la politique de Vichy, et les établissements sur le terrain, plus sensibles aux considérations sociales et humaines des contextes locaux. Seule une étude détaillée des archives, dégagée des a priori en noir et blanc, peut rendre compte de la complexité des situations locales et des parcours individuels et collectifs qui ont contribué à abonder le Pulverplan et à construire le Mur de l’Atlantique, participant pleinement à l’armement allemand par choix idéologique, par carriérisme ou par routine professionnelle, mais ont aussi conduit le directeur de Montpellier, le marseillais Louis Joseph Maurel (1907-1944 ; X 1927), arrêté le 8 octobre 1943, à être fusillé à Lyon le 21 février 1944, et celui de Bergerac, l’auvergnat Charles Garaud (1903-1944 ; X 1924), arrêté le 10 décembre 1943, à mourir en déportation le 14 mars 1944103. Il conviendrait encore de se pencher sur le cas des personnels des Poudres radiés sous l’Occupation104, et, plus généralement, de prendre en compte, en sus des archives centrales conservées aux Archives nationales et au SHD, celles des établissements et des services extérieurs de la Direction des industries chimiques, au moins dans les départements ayant des poudreries ou dynamiteries105.