• 1 Une synthèse collective récente donne un bon aperçu des nombreuses entreprises menées depuis les an (...)
• 2 Pour le Moyen Âge, voir notamment Philippe Bernardi, Maître, valet et apprenti au Moyen Âge. Essai (...)

2Notre démarche se place en réalité sur un autre plan que les grandes enquêtes qui renouvellent ces dernières années nos connaissances sur l’apprentissage, et portent l’interrogation à une échelle chronologique, spatiale et quantitative jusque-là inusitée1. Ces travaux ont mis en avant le pouvoir structurant des relations entre maîtres et apprentis, ou, moins souvent, entre maîtresses et apprenties, dans le cadre des corporations, des entreprises ou des familles. Les comparaisons internationales ont fait ressortir la force anthropologique des dispositifs d’entrée dans les métiers, autant que la grande variété des relations sociales ou économiques qu’ils recouvrent. Toutefois, ces approches n’ont guère tempéré des systèmes d’équivalence érigés par une ancienne historiographie entre l’apprentissage et ses différentes voies institutionnelles, que ce soient des corporations de métiers ou des formes contractuelles. Certes, la figure de l’apprenti n’est plus étudiée comme un simple statut préalable à une carrière de maître, dans un schéma corporatif2. Il a également été abondamment démontré que la transmission du métier n’est qu’un aspect d’une relation de travail, voire de domesticité, qui peut prendre le premier plan. En revanche, il a moins été souligné que l’acquisition de compétences techniques ou de droit d’accès à une profession peut aussi contourner les modalités canoniques de l’apprentissage.

• 3 La connotation de formation à un métier « manuel ou technique » se retrouve dans l’usage actuel att (...)
• 4 Cette définition étymologique a été formulée par l’Académie française dans la référence précédente, (...)

3Les articles qui suivent ne se cantonneront donc pas à étudier « le fait d’apprendre un métier manuel sous la direction d’un patron ou d’un maître », selon l’acception restreinte d’apprentissage retenue par l’Académie française, qui reflète bien les limites souvent adoptées par l’historiographie3. L’enquête a ici été élargie au sens étymologique d’« action d’apprendre un métier », qui correspond alors globalement à l’expression de « formation professionnelle », choisie comme intitulé4. La transmission des savoirs professionnels a donc été envisagée ici au-delà des seules activités manuelles et des relations formalisées avec un formateur, pour inclure des configurations informelles, intra-parentélaires, interprofessionnelles, plus ou moins techniques ou savantes. Chacune des contributions répond en cela au projet que s’est fixée une journée d’études internationale tenue le 3 juillet 2019 à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, coordonnée par François Rivière (LaMOP-LabEx HaStec) et Mathieu Marraud (CRH), au cours de laquelle neuf intervenants ont échangé autour de leurs terrains respectifs, et de leurs corpus de sources.

• 5 Voir par exemple Bert De Munck, Technologies of Learning. Apprenticeship in Antwerp Guilds from the (...)

5Première limite mise en jeu : la distinction entre arts mécaniques et libéraux, qui a pu mener les sociétés passées à associer un apprentissage par la pratique du métier aux savoir-faire artisanaux ou artistiques, distingués de savoirs marchands ou savants, revendiqués comme plus nobles et censés être transmis différemment. Si les professions passant par une formation universitaire comme les prédicateurs, les médecins ou les hommes de loi n’ont pas été revisitées ici, la scolarisation est importante chez les négociants qui s’appuient sur des pratiques comptables sophistiquées, même si l’expérience concrète reste essentielle (Ingrid Houssaye Michienzi et Agnès Pallini-Martin). Les cas étudiés illustrent aussi la relativité des mécanismes qui, dans certains contextes, assignent les métiers artisanaux à des « guildes » ou « communautés de métiers » valorisant la pratique manuelle, et attribuent aux Beaux-Arts ou aux sciences des « collèges » ou des « corps » exaltant des connaissances théoriques ou universitaires5 : les organistes de la Renaissance italienne (Hugo Perina) ne s’intègrent ni dans les organisations corporatives existantes, ni dans les écoles de chant liturgique autour desquelles ils gravitent parfois. Quant aux apothicaires parisiens, l’acquisition de connaissances médicales spécifiques ne les sépare des épiciers qu’après une longue cohabitation dans un même corps (Laurence Croq et Mathieu Marraud). Les dispositifs de formation ne coïncident donc pas avec les institutions professionnelles, sur lesquelles des sources abondantes ont longtemps focalisé l’historiographie.

• 6 Plusieurs de ces biais ont été mis en valeur pour le Moyen Âge par Françoise Michaud-Fréjaville, «  (...)

7Enfin, dernier réflexe historiographique auquel ce dossier entend réagir : la fascination pour l’apprentissage passé par écrit, qui, tout en étant un acte de la pratique, ne doit pas être confondu avec les pratiques de formation elles-mêmes. La difficile collecte des contrats dispersés dans la documentation notariale débouche sur des résultats dont les déséquilibres flagrants sont riches d’enseignements6. Malgré la précocité et l’abondance des registres notariés conservés dès le milieu du xii^e siècle à Gênes, ils ne représentent qu’une infime partie des actes produits. Mais les effets de sources peuvent être interprétés : si les femmes disparaissent des contrats d’apprentissage génois aux xiv^e-xv^e siècles alors qu’elles en représentaient environ 10 % au xiii^e, c’est sans doute qu’une évolution du droit des obligations a rejeté les travailleuses, pourtant nombreuses dans un secteur comme la soie, vers des formations plus informelles (D. Bezzina). À Toulouse la surreprésentation des bouchers parmi les apprentissages rassemblés (46,5 %) reflète leur poids parmi les métiers de l’alimentation, et celle des orphelins (35 %) dénote sans doute une volonté de les protéger spécifiquement grâce à une procédure écrite, comme dans l’Orléanais (C. Stunault). L’extrême rareté des contrats de formation pour les facteurs d’orgues et les organistes ne peut pas non plus être attribuée au seul hasard archivistique, puisque des centaines d’accords d’embauche ou de commandes d’orgues ont, eux, bien été conservés. Il s’agit sans doute d’une caractéristique de cette profession émergente, qui constitue un petit milieu basé sur l’interconnaissance, et où la formation est basée sur un réseau de collègues bien identifiés, ne nécessitant généralement pas de rédiger un acte juridique (H. Perina). L’absence d’actes notariés concernant la formation dans les compagnies commerciales italiennes n’est guère un handicap pour appréhender les savoirs et savoir-faire qui s’y acquièrent entre le xiv^e et le xvi^e siècle : les lettres de ces marchands révèlent de manière plus précise les attentes des parents qui confient leurs enfants à leurs associés, les capacités des jeunes qui rentrent dans cette carrière et les stratégies des entrepreneurs pour s’assurer de la compétence de leurs collaborateurs. Ce n’est pas sans lien avec la culture de l’écrit qui caractérise ce milieu : chez les négociants toscans, l’alphabétisation est un prérequis, grâce aux nombreuses écoles actives dès la fin du Moyen Âge à Florence. Loin d’être déléguée à des professionnels de l’écrit, la rédaction de lettres et des comptes fait partie des tâches quotidiennes et indispensables à la coordination de réseaux internationaux de sociétés commerciales, ce qui a produit des archives exceptionnelles lorsqu’elles sont parvenues jusqu’à nous (I. Houssaye Michienzi et A. Pallini-Martin).

• 7 Isabelle Coquillard, « Corps et Lumières. Les “docteurs régents de la faculté de médecine en l’Univ (...)
• 8 Luca Mocarelli, « Guilds Reappraised: Italy in the Early Modern Period », International review of s (...)
• 9 François Rivière, « L’institutionnalisation de l’apprentissage à Rouen (xiv^e-xv^e siècles) », Mélang (...)

9Pour autant, il est clair qu’interroger les pratiques de formation au-delà des catégories statutaires ou contractuelles expose à de nombreux biais archivistiques. Dans des sociétés qui ignoraient le diplôme, sinon sous sa forme diplomatique de charte, de lettre patente ou de privilège, il semble difficile de penser en termes de titres publics à valeur « nationale ». Même les grades universitaires en théologie, droit ou médecine, se prêtent mal à la comparaison7. L’acquisition d’une expérience doit donc être débusquée parmi des sources diverses, en interrogeant les abondances comme les silences. Même lorsque la profession est réglementée, les modalités de transmission des connaissances ne sont que très inégalement précisées par les textes normatifs. Ce constat, déjà établi pour les villes italiennes entre 1300 et 18008, ainsi que pour Paris et Rouen au Moyen Âge9, se confirme dans l’étude des métiers de l’alimentation de Toulouse : parmi six organisations professionnelles dont les statuts sont conservés entre 1384 et 1515, deux ne disent rien de l’apprentissage (C. Stunault). À Gênes, seuls les us et coutumes professionnels en matière de rémunérations paraissent concerner les travailleurs en formation d’après la maigre régulation attestée avant le xv^e siècle, tandis que les multiples révisions de règlements de métiers au xiv^e siècle ne paraissent pas affecter l’apprentissage (D. Bezzina). De son côté, la réglementation des Six Corps qui regroupent la majorité des marchands parisiens évoque explicitement l’apprentissage, mais ne dévoile que très peu le contenu de la formation, et ses normes sont très souvent contournées ou enfreintes (L. Croq et M. Marraud).

• 10 BnF, Ms Joly de Fleury 1728. Bien d’autres exemples pourraient être pris.
• 11 BnF, FOL-FM-6841.

11En fait, documenter les gestes professionnels a toujours été un objectif difficile pour les périodes concernées, et les réalités éducatives ne font pas exception. Celles-ci ne se révèlent souvent aux historiens qu’à travers une procédure particulière, qui est celle de leur validation. Que ce soit la reconnaissance des patrons employeurs ou celle des pairs, organisés ou non en métier, que ce soit l’enregistrement auprès d’une puissance de contrôle (royale, municipale, seigneuriale, corporative), ce moment de validation est parfois le seul qui s’offre, celui d’une évocation unique d’un contenu qui, à défaut d’être détaillé, y est pour le moins schématisé, stylisé, suggéré. Face à une pénurie de textes normatifs ou injonctifs sur de tels contenus, et surtout à défaut de pouvoir déduire une application réelle pour de tels textes, il faut alors se focaliser sur des ensembles de gestes ou de mots d’approbation, d’authentification, vis-à-vis de parcours d’instruction presque impossibles à restituer autrement. Nombre de ces formes de validation seront de la sorte décrites ici. Peut-être ne faut-il pas s’en étonner, dans le cadre de sociétés où les tâches étaient fréquemment manifestées dans des titulatures ou des signes d’habilitation, tout autant que dans leur effectivité, leur observation. Des statuts, parfois, faisaient exister des métiers qui n’avaient guère d’autre réalité que juridique : une enquête fiscale portant sur les métiers parisiens en 1691 présente des « communautés » qui ne comptent en fait que deux maîtres (affineurs), ou quatre (boyaudiers), voire aucun maître répertorié (pain-d’épiciers)10. Un maître distillateur-chimiste de Paris, en 1743, constate que sur les sept maîtres qui forment sa communauté, plus aucun n’a d’apprenti11 : cela signifie-t-il que la reproduction du groupe professionnel est en sursis ?

• 12 Archives Municipales d’Eu, BB 1, folios 215 v° - 216 v°.

12Bien sûr, on ne peut suivre les sources lorsqu’elles réduisent ainsi la formation à la voie réglementée de l’apprentissage ou la récapitulent à travers sa simple validation, ponctuelle, par la maîtrise. Le corps des merciers peut ainsi admettre parmi ses rangs, presque instantanément, de manière dérogatoire, un fripier ou un boutonnier qui ne cherchent qu’à éviter une sanction en régularisant le statut juridique de leur activité (L. Croq et M. Marraud). Avec de telles réceptions de maîtres, la profession de distillateur-chimiste parisien eût pu ressusciter malgré le manque d’apprentis. Ce n’est pas là qu’une hypothèse d’école : dans la petite ville d’Eu, dès 1485, lorsque le dernier teinturier de la ville décède, un « maître valet » est autorisé à reprendre l’atelier et à former les orphelins du défunt, bien qu’il n’ait pas fait son apprentissage dans les règles locales ni passé sa maîtrise12. Cette décision de justice n’est pas exceptionnelle, car elle s’appuie sur une jurisprudence établie. Mais les résistances de certains habitants suggèrent que la perpétuation d’un métier utile au « profit du pays », selon le motif juridique invoqué, aurait pu être remplacée par une extension des activités d’autres professions déjà bien présentes, comme celle des drapiers : la validation institutionnelle reflète un rapport de force entre des groupes sociaux, aboutissant à un découpage du réel et des activités qui s’avère souvent n’être qu’une des possibilités offertes par les conditions matérielles du moment.

• 13 Voir Ministère de l’Éducation Nationale de la Jeunesse et des Sports, « La formation tout au long d (...)

13Ces jeux de pouvoir autour de l’apprentissage laissent alors peu de place à l’idée que ces sociétés (pré)destinaient la formation professionnelle à une tranche d’âge, jeune, en vue de fixer définitivement les adultes dans des états sociaux : bien des parcours, des reconversions, entretenaient une proximité avec ce qu’on nommerait aujourd’hui une « formation continue », c’est-à-dire égrenée au cours d’une carrière, après l’entrée dans le monde du travail13. On ne peut dissocier la formation de la mobilité professionnelle. Dès 1300, à Gênes, un boulanger peut devenir un agent fiscal chargé des taxes sur le fromage, ce qui suppose l’acquisition de nouvelles compétences (D. Bezzina). Les premiers fabricants d’orgues connus dans l’Italie du xv^e siècle sont initialement fondeur de cloches et de canons, maître d’école ou fifre municipal (H. Perina). À l’intérieur d’une même profession, les marchands toscans se construisent des carrières en acquérant de nouvelles compétences au gré de voyages ou de changements d’entreprises, ce qui leur permet d’accéder à des fonctions de plus en plus élevées dans les compagnies commerciales (I. Houssaye Michienzi et A. Pallini-Martin). Quant aux apprentis pâtissiers toulousains médiévaux, s’ils restent des employés salariés, ils doivent ensuite passer un examen pour avoir ne serait-ce que le droit de vendre des « oublies » comme valet, et un autre pour gagner le maigre privilège de les fabriquer (ainsi que d’autres pâtisseries) en tant que compagnon. À la différence des périodes ultérieures, ces étapes ne sont toutefois pas imposées réglementairement avant la maîtrise, qui reste ouverte aux valets comme aux compagnons : les critères de validation des maîtres sont d’ailleurs différents, portant à la fois sur l’accumulation du capital financier et sur la capacité à réaliser des produits de luxe et de prestige, loin de l’activité ordinaire (C. Stunault).

• 14 Pour le volant « professionnel » de ce processus, voir notamment Stéphane Lembré, Histoire de l’ens (...)

19Les contributions rassemblées ici soulignent alors les possibilités d’une étude des contenus formatifs, en les saisissant comme des objets négociés dans tout l’éventail des relations sociales, au pourtour des professions autant qu’en leur sein. Si l’apprentissage contractualisé reste l’un des nœuds qui reliaient l’acquisition de capacités et l’exercice d’une profession, il n’en était qu’une des formes, et il ne saurait d’ailleurs se réduire lui-même à cette finalité puisqu’il fournissait aussi, entre autres, de la main d’œuvre à bas coût et un encadrement de la jeunesse. La négociation entre structures sociales, activités et savoirs se déroulait aussi dans les arrangements familiaux, dans la progression des carrières, dans les reconversions, dans l’assignation des postes au sein d’une société ou dans la reconnaissance des statuts, avant que la scolarisation de la société, au xix^e siècle, n’en modifie profondément les termes14.