• 11 Je ne cite que : Gianni Sofri, Il modo di produzione asiatico, Turin, Einaudi, 1969 (Über asiatisch (...)
• 12 Rolf Sannwald, Marx und die Antike, Thèse, Bâle, Einsiedeln, 1956. Elisabeth Charlotte Welskopf, Di (...)
• 13 Gianni Sofri, Il modo di produzione, op. cit., p. 71, note 121 (bibliographie). Premières observati (...)

2Faut-il s’étonner que la diversité de ces textes et d’autres semblables, tant en ce qui concerne leur style, leur niveau d’abstraction que leur contenu, n’ait pas depuis longtemps suscité une recherche détaillée sur le concept de féodalisme dans le cadre du développement de l’œuvre de Marx ? On dispose de recherches sur ce que Marx a écrit à propos du « mode de production asiatique »11, de l’esclavage et de l’Antiquité12 – pour ne citer que quelques mots-clés relevant du domaine des « sociétés de classes précapitalistes ». Il est difficile de déterminer avec exactitude pourquoi une recherche précise sur le concept de « féodalisme » et l’emploi de ce terme chez Marx manque encore aujourd’hui13.

• 14 Otto Brunner, "Feudalismus", ein Beitrag zur Begriffsgeschichte (Neue Wege der Verfassung- und Sozi (...)
• 15 Un modèle exemplaire est fourni par le travail de Hans Peter Harstick (Karl Marx über Formen, op. c (...)

4Du point de vue bourgeois, la conception du féodalisme propre à Marx – réduite à une simple caractérisation globale – se laissa facilement assimiler à une variante peu originale de l’image du féodalisme produite par le libéralisme et les premiers socialistes, lesquels en étaient redevables aux philosophes français des Lumières et à la Révolution14. Ces deux modèles de comportement – une utilisation excessive par surestimation et un refus par sous-estimation – ont aujourd’hui beaucoup perdu de leur pouvoir d’attraction. La désagrégation ou la destruction progressives du dogme marxiste-léniniste – sinon encore staliniste – relatif à la structure et à la dynamique internes du féodalisme et à son extension dans le temps et dans l’espace ; l’accumulation de données événementielles et structurelles par la recherche empirique en histoire, ethnologie, archéologie, et les difficultés subséquentes pour leur analyse théorique dans le cadre d’un marché théorique en extension continuelle ; last but not least l’actualité croissante du « syndrome du féodalisme » dans le cadre du processus de sous-développement du Tiers-Monde : tous ces phénomènes ont renforcé le besoin d’un retour direct à Marx lui-même. À côté de l’interprétation des « classiques » axée sur la recherche d’une légitimité, commence à se constituer une analyse empirique et critique qui, procédant avec l’acribie philologique indispensable, s’attaque à l’ensemble de la tradition de ces « classiques », y compris les textes et témoignages non publiés15.

• 16 Heinz-Dieter Kittsteiner, « "Logisch" und "historisch". Über Differenzen des Marxschen und Engelssc (...)
• 17 Remarques introductives sur Engels et reproduction de trois de ses textes sur le Moyen Âge dans L. (...)

5Dans ce sens, il importe d’examiner et d’évaluer l’activité scientifique de Marx séparément de celle d’Engels, quelle qu’ait été l’étroitesse de leur coopération. Qu’une telle démarche soit rationnelle et fructueuse, tant en général que dans le détail, a été prouvé récemment16. Ces résultats justifient que je limite ici ma recherche à Marx seul17.

• 18 Indications importantes dans Hans Peter Harstick, « Zur Genesis des Marxschen Geschichtsverständnis (...)

10Ce ne sera que lorsque toutes les formes de documents laissés par Marx (notices bibliographiques, annotations et remarques dans des exemplaires personnels, cahiers de citations, lettres de commentaire ou projets de lettres, projets, versions rejetées des textes jusqu’à la version publiée) seront prises en compte par la recherche, que l’on pourra convenablement reconstituer la naissance des conceptions de Marx, tant à propos du double caractère du travail, que sur la propriété collective ou le féodalisme. Ce n’est d’ailleurs que dans ces conditions que l’on aura une base solide pour s’interroger sur la valeur de ces conceptions par rapport à l’état actuel de la recherche. Une telle démarche n’est aujourd’hui qu’ébauchée18.

• 19 Qu’on songe seulement ici aux notes sur les livres de Maurer. Voir Karl Marx über Formen, op. cit., (...)

11Pour le thème que j’entends traiter, et qui oblige à considérer l’ensemble de l’œuvre de Marx, je ne puis naturellement pas prétendre employer une méthode aussi rigoureuse. En outre, l’éventail des textes de Marx est beaucoup trop large, l’état actuel de l’édition critique des écrits de Marx trop incomplet et des études d’archives absolument nécessaires19. Enfin, on manque de travaux préparatoires dans lesquels seraient examinées et évaluées les références au féodalisme considérées dans leur contexte.

• 20 On a utilisé Franz Neubauer, Marx-Engels Bibliographie, Boppard, Harald Boldt, 1979 (indique tout c (...)

12Mon entreprise par conséquent doit être considérée comme une étude préliminaire. Dans les textes à ce jour publiés et auxquels est reconnue une signification directe quant à la connaissance de la théorie de l’histoire et de la critique de l’économie politique élaborées par Marx, j’ai rassemblé les passages concernant le « féodalisme », le « Moyen Âge » et autres notions apparentées, et cherché à les interpréter, d’un point de vue chronologique20 et contextuel, en m’aidant des recherches menées sur le genèse soit de tel ou tel problème concret, soit des grandes évolutions et des phases de l’œuvre de Marx.

• 21 La littérature concernant le développement de l’œuvre de Marx avant Le Capital est incommensurable  (...)

14Je m’efforcerai à présent de parcourir les textes les plus importants de Marx des années 1842 à 1862/63 où figurent les épithètes « féodal », « médiéval » aussi bien que « précapitaliste ». Je m’efforcerai d’indiquer comment ces textes, en fonction de leur contenu et de leur contexte, sont déterminés par les « étapes » correspondantes de l’activité critique de Marx, du développement de sa théorie et de son activité politico-pratique21.

• 22 Zur Kritik der Hegelschen Rechtsphilosophie 1843/44, Einleitung. MEW t. 1, p. 391. (Critique du dro (...)

15Marx dut reconnaître en 1841 qu’il n’était pas question pour lui d’une carrière universitaire dans le climat politique des années 1840 (Vormärz) ; il chercha dès lors à pratiquer sur divers plans et avec un esprit de plus en plus acéré ce qu’au début de 1844 – déjà exilé à Paris – il formulait ainsi : « En Allemagne, s’émanciper du Moyen Âge, c’est d’abord s’émanciper aussi de la manière dont on a partiellement surmonté le Moyen Âge »22.

• 23 Kritik der Hegelschen Philosophie (mars-août 1843) MEW t. 1, p. 300 [MEGA I/2, p. 105] (Critique du (...)
• 24 Voir Heinz Dieter Kittsteiner, Naturabsicht und unsichtbare Hand. Zur Kritik des geschichtsphilosop (...)
• 25 MEW, t. 1, p. 384 (Critique du droit politique hégélien, p. 203-204) [MEGA I/2, p. 176].
• 26 MEW, t. 1, p. 78-85. [MEGA I/1 p. 191-198] (publié dans la Rheinische Zeitung du 09/08/1843) Voir à (...)
• 27 MEW, t. 1, p. 199-147 (publié dans la Rheinische Zeitung ; à propos du « Manifeste » et de l’affair (...)
• 28 MEW, t. 1 p. 203-333 (Critique du droit politique hégélien, p. 35-194) [MEGA I/2, p. 5-137]. Hans P (...)
• 29 MEW, t. 1, p. 347-377 (À propos de la question juive, éd. bilingue, Paris, Aubier, 1971) [MEGA I/2, (...)
• 30 MEW, t. 1, p. 378-391 (Critique du droit politique hégélien, p. 197-212) [MEGA I/2, p. 170-183]. Ce (...)
• 31 Développements : MEW, t. 1, p. 104, 115, 147, 345 ss, 360, 366, 369 ss, 385.[MEGA I/1, p 189, 205, (...)

16Dans des articles de journaux ou de revues, dans des manuscrits (rédigés pour mettre ses idées au clair), il s’attaquait à ces formes de « syncrétisme »23 féodo-bourgeois (feudal-bürgerlichem) qu’il rencontrait de toute part, dans la politique au jour le jour, dans la science et dans la philosophie. Ceci prit la forme d’un processus réciproque de critique des rapports politiques à l’aide de Hegel, et de critique de Hegel par une analyse des rapports politiques24. Critiques que Marx entendait aussi bien comme « analyse » que comme « négation »25 ; leur style brillant est marqué du sceau de la méthode de la « permutation (Verkehrung) sujet-objet » ; leurs cibles sont l’histoire, la praxis et la théorie du droit. Que ce soit dans le Manifeste philosophique de l’école des historiens du droit (août 1842)26, dans les Débats sur la loi relative au vol de bois de la 6^e Diète rhénane (octobre-novembre 1842)27, dans la Critique du droit public de Hegel (mars-août 1843)28, dans À propos de la question juive (octobre-décembre 1843)29 ou dans l’Introduction à la critique de la philosophie du droit de Hegel (décembre 1843-janvier 1844)30, partout Marx cherchait à découvrir quels intérêts sont déterminants dans l’usage des rapports juridiques. Ce faisant, il mettait chaque fois à jour, fondamentalement, le même élément : l’égoïsme « masqué » spécifiquement allemand, lié à un esprit « d’ordres » et de féodalité, qui lui apparaissait « au-dessous de toute critique » dans la mesure où lui faisait défaut la conscience d’une norme concernant l’homme en tant qu’être générique31.

• 32 MEW, t. 1, p. 79 [MEGA I/1, p. 192].
• 33 Ibidem, p. 81 [MEGA I/1, p. 194].
• 34 Ibidem, p. 85 [MEGA I/1, p. 198].

18Dans le « Manifeste », texte d’allure satirique contre l’ouvrage de Gustav Hugo Manuel de droit civil – 2^e volume – contenant le droit naturel en tant que philosophie du droit positif, en particulier du droit privé (4^e édition - 1819), Marx s’en prenait à l’historisme de son temps, ici représenté par Hugo. Cet historisme « désacralise tout […] ce qui est sacré à l’homme s’agissant de droit, de morale, de politique, mais ne détruit cette moralité que pour mieux lui vouer le culte historique des reliques ; il ne la flétrit devant les yeux de la Raison que pour l’honorer ensuite devant ceux de l’Histoire, aussi bien d’ailleurs que pour honorer les yeux historiques »32. L’école de droit historique, (viennent les noms de Savigny, Leo, Haller, Stahl) était qualifiée par Marx de « théorie allemande de l’Ancien Régime français », qui « avec un instinct infaillible rend douteux pour la raison tout ce qu’il y a de raisonnable et de moral dans les institutions ». « Seul ce qui est animal […] ne fait aucune difficulté aux yeux de sa (i.e. celle de Hugo) raison33. Ainsi « le droit […] est le droit animal », il est « le droit de la force arbitraire »34.

• 35 Ibidem, p. 115 ss [MEGA I/2, p. 205].

20« Par coutumes des privilégiés, on entend coutumes contre le droit. Leur date de naissance tombe dans la période au cours de laquelle l’histoire de l’humanité forme une partie de l’histoire de la nature, et où, confirmant la légende égyptienne, tous les dieux se cachaient sous des figures d’animaux. L’humanité apparaît rompue en races animales particulières, dont le rapport n’est pas l’égalité, mais l’inégalité que les lois fixent. Un monde de non-liberté réclame des droits de la non-liberté ; car, tandis que le droit humain est présence de la liberté, ce droit animal est présence de la non-liberté. Le féodalisme entendu au sens le plus large est le règne animal de l’esprit, le monde de l’humanité fractionnée par opposition à celui de l’humanité différenciée, et dont l’inégalité n’est rien d’autre que la diffraction de l’égalité. Dans les pays du féodalisme naïf, dans les pays du système des castes, où, au sens propre, l’humanité est mise en tiroirs (et où les membres nobles, se répandant librement les uns dans les autres, du grand saint, de l’Humanus sacré, sont sciés, hachés, arrachés violemment les uns des autres), nous trouvons aussi le culte de l’animal, la religion des animaux, sous son aspect originel ; car pour l’homme, l’Être le plus haut est toujours son être propre véritable. La seule égalité qui apparaisse dans la vie réelle des animaux est l’égalité d’un animal avec les autres animaux de la même espèce précise, l’égalité d’une espèce précise avec elle-même, mais pas l’égalité du genre. Le genre animal, lui, n’apparaît que dans l’attitude hostile des différentes espèces, qui cherchent à profiter les unes contre les autres de leurs particularités différentielles. C’est dans l’estomac de l’animal carnivore que la nature a préparé le lieu d’élection de l’unification, le creuset de l’alliage le plus intime, l’organe de l’interdépendance des différentes espèces animales. De la même manière, dans le féodalisme, chaque race se nourrit de l’espèce située en dessous d’elle, jusqu’à celle qui, telle un polype, croissant sur la glèbe, ne possède que ses bras pour cueillir pour les races supérieures les fruits de la terre, tandis qu’elle-même vit de la poussière ; car si, dans le règne animal naturel, les faux-bourdons sont massacrés par les abeilles ouvrières, dans celui de l’esprit, les abeilles ouvrières sont massacrées par les faux-bourdons, et justement par le travail. Quand les privilégiés en appellent du droit issu des lois à leurs droits coutumiers, c’est qu’ils réclament à la place du contenu humain du droit sa forme animale, qui s’est à présent déréalisée en un simple masque animal »35.

• 36 Ibidem, p. 285, 311, 323, 338 ss, 381 (Critique du droit politique hégélien, p. 137, 167, 181, 200) (...)
• 37 Ibidem, p. 143 ss [MEGA I/1, p. 232]. Dans les "Randglossen zu den Anklagen des Ministerialreskript (...)

21Pour Marx, ici, « le féodalisme entendu au sens le plus large » est le concept lié à un système d’inégalité et de non-liberté verticales et d’égalité horizontale, dans lequel règne une hiérarchie de « races », dont le caractère « préhumain » entraîne au rapprochement avec le règne animal. Une telle terminologie était alors quelque chose de courant pour les esprits formés par les Lumières. Marx utilise les métaphores animales, fréquentes dans ces années36, tout particulièrement pour caractériser les propriétaires individuels qui se servaient des privilèges d’ordre pour préserver leurs intérêts particuliers ; par-là, toutes les fonctions de l’État sont « dégradées au rang de moyens matériels de l’intérêt particulier »37.

• 38 MEW, t. 1, p. 118 [MEGA I/1, p. 207]. Plus loin (ibidem) Marx parle des « formes hybrides indécises (...)
• 39 Ibidem, p. 233 (Critique du droit politique hégélien, p. 71) [MEGA I/2, p. 33].

22En analysant les droits coutumiers (droit sur les communaux) des pauvres, le recours aux rapports sociaux médiévaux s’imposait : « tous les droits coutumiers des pauvres étaient fondés sur le fait que toute propriété avait un caractère indécis, qui ne la définissait de manière nette ni comme propriété collective ni comme propriété privée : un mélange de droit privé et public, comme nous en rencontrons dans toutes les institutions du Moyen Âge38. Tous les traits cités dans ces passages (inégalité, principe des ordres, caractère mêlé de tout droit) ressurgissent quand Marx discute la conception du droit public chez Hegel, et, avec une densité maximale, là où Marx examine de manière approfondie et critique le concept de souveraineté de Hegel et développe, sur le plan abstrait et sur le plan concret, les formes d’État, monarchique, démocratique, aristocratique : « Là où le commerce et la propriété foncière ne sont pas encore libres ni autonomisés, il n’y a pas encore, non plus, de structure politique. Le Moyen Âge était la démocratie de la non-liberté. L’abstraction de l’État comme tel appartient seulement à l’époque moderne, parce que l’abstraction de la vie privée appartient seulement à l’époque moderne. L’abstraction de l’État politique est un produit moderne. Au Moyen Âge, on trouvait le serf, le domaine féodal, la corporation d’artisans, la corporation universitaire etc., c’est-à-dire qu’au Moyen Âge la propriété, le commerce, la société, l’homme sont politiques ; le contenu matériel de l’État est posé par sa forme ; chaque sphère privée a un caractère politique ou est une sphère politique, ou la politique est aussi le caractère des sphères privées. Au Moyen Âge, la structure politique est la structure de la propriété privée, mais seulement parce que la structure de la propriété privée est une structure politique. Au Moyen Âge, la vie du peuple et la vie de l’État sont identiques. L’homme est le véritable principe de l’État, mais l’homme non-libre. Cet État est donc la démocratie de la non-liberté, l’accomplissement de l’aliénation. La contradiction abstraite réfléchie et consciente appartient seulement au monde moderne. Le Moyen Âge est le dualisme réel, l’époque moderne, le dualisme abstrait »39.

• 40 Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Grundlinien der Philosophie des Rechts oder Naturrecht und Staatswis (...)
• 41 Analyse très perspicace de H. P. Jaeck, Die französische bürgerliche Revolution, op. cit., p. 17-35 (...)
• 42 MEW, t. 1, p. 275 (Critique du droit politique hégélien, p. 124) [MEGA I/2, p. 78] « Le point extrê (...)
• 43 À côté d’indications sur l’absence de dédoublement des ordres, au sens moderne, au Moyen Âge, ce so (...)
• 44 MEW, t. 1, p. 314 (Critique du droit politique hégélien, p. 170-171) [MEGA I/2, p. 118 ss].

23Le grand chapitre concernant la critique de la théorie des ordres (Philosophie du droit, §§ 300-30740) contient de nombreuses indications concernant notre thème. Marx, qui, au demeurant, chercha durant son travail sur la philosophie du droit à s’informer concrètement sur le plan historique par de vastes lectures (des cahiers de notes en sont conservés) d’œuvres touchant l’histoire médiévale et la Révolution française41, polémiquait d’un côté contre l’incorporation par Hegel de « l’élément médiéval et de la structure d’ordres » dans le pouvoir législatif et contre les conséquences d’un tel procédé42, tandis que, d’un autre côté, il cherchait à préciser le « contenu » médiéval de la structure d’ordres, et en particulier son rapport à l’État, et la forme de propriété privée qui lui correspondait : cela sous la forme de l’analyse du droit d’aînesse43. Celle-ci l’amenait à l’histoire des « peuples germaniques » : « Là où nous trouvons le majorat (droit d’aînesse) dans sa perfection classique, chez les peuples germaniques, nous trouvons aussi la structure de la propriété privée. La propriété privée est la catégorie générale, le lien général par quoi se maintient l’État. Les fonctions générales elles-mêmes apparaissent comme la propriété privée tantôt d’une corporation, tantôt d’un ordre. Le commerce et l’artisanat sont, dans leurs nuances particulières, la propriété privée de corporations particulières. Les charges de cour, la juridiction etc. sont la propriété privée d’ordres particuliers. Les diverses provinces sont la propriété privée de princes particuliers etc. Le service du pays etc. est la propriété privée du gouvernant. L’âme est la propriété privée du clergé. L’activité à laquelle je suis tenu est la propriété privée d’un autre, comme mon droit est de nouveau une propriété privée particulière. La souveraineté, ici celle de la nation, est la propriété privée de l’Empereur. On a souvent dit qu’au Moyen Âge, chaque configuration du droit, de la liberté, de la position sociale apparaissent comme des privilèges, comme autant d’exceptions à la règle. Le fait empirique que ces privilèges apparaissent tous sous la forme de la propriété privée ne peut donc pas échapper à l’attention. Quelle est la cause générale de cette coïncidence ? La propriété privée est l’être générique du privilège, du droit comme exception. Là où les princes, comme en France, attaquèrent l’indépendance de la propriété privée, ils s’en prenaient à la propriété des corporations avant de s’en prendre à celle des individus. Mais en attaquant la propriété privée des corporations, ils attaquaient la propriété privée comme corporation, comme lien social. Dans la domination du tenant de fief, il apparaît bien que la puissance princière est la puissance de la propriété privée ; et dans la puissance princière repose le mystère de ce qu’est la puissance en général, de ce qu’est la puissance de toutes les parties de l’État »44.

• 45 MEW, t. 1, p. 313 (Critique du droit politique hégélien, p. 169) [MEGA I/2, p. 117] : « les Romains (...)
• 46 MEW, t. 1, p. 315 ss (Critique du droit politique hégélien, p. 171 ss) [MEGA I/2, p. 119 ss].

24À cette forme de la structure de la propriété privée (Marx la qualifiait dans ce contexte de « mystique » ou « sentimentale » ; plus tard, peu avant sa mort, de « poétique »45) il opposait le « rationalisme » du concept romain de la propriété privée.46

• 47 MEW, t. 1, p. 359 (La Question juive, p. 89) [MEGA I/2, p. 152]. Sur le rapport État-Christianisme, (...)
• 48 Sur ce qui suit, des détails dans H. P. Jaeck, Die französische bürgerliche Revolution op. cit., p. (...)
• 49 MEW, t. 1, p. 366 (La Question juive, p. 109) [MEGA I/2, p. 158 ss].

26Les références historiques dans la polémique de Marx contre La question juive de Bruno Bauer apportaient des compléments et des ajustements. Compléter était une nécessité logique dès qu’était posé le point de départ : il fallait examiner le rapport entre émancipation religieuse et émancipation politique. Marx fait valoir à nouveau « l’argument d’identité » ; contre les arguments de Bauer tendant à montrer la séparation de la religion, de l’État et de l’économie, il déclare : « Dans l’État chrétien-germanique, la religion est une "affaire économique", comme toute "affaire économique" est religion. Dans l’État chrétien-germanique, la domination de la religion est la religion de la domination »47. Ainsi, la religion chrétienne se trouve englobée dans la relation d’identité, politique/État et société/propriété privée, aussi bien que « l’économie ». L’ajustement se produisit du fait que Marx s’était tourné désormais vers l’étude de l’égoïsme fondé sur la propriété privée dans le système « purement » bourgeois, c’est-à-dire sans « teinture » féodale48. Cette situation était celle qu’il avait sous les yeux en France (et aux États-Unis). Avec son analyse, il adopte aussi la terminologie usuelle dans la littérature relative à cette situation. Pour pouvoir remplacer la thèse de Bauer de « l’émancipation politique » de tous avant celle des juifs, par sa thèse propre de « l’émancipation humaine », Marx scruta les déclarations des droits de l’homme américaine et française. Il parvint à un résultat déprimant : « Aucun des soi-disant droits de l’homme ne dépasse l’homme égoïste, l’homme membre de la société bourgeoise, replié sur soi, sur ses intérêts privés et son arbitraire privé, l’individu coupé de l’être collectif. Bien loin que l’homme y soit appréhendé comme être générique, la vie générique, la société, apparaissent plutôt comme un cadre extérieur aux individus, une limitation de leur autonomie originelle. Le seul lien qu’elle accepte est la nécessité naturelle, le besoin et l’intérêt privés, la conservation de sa propriété et de sa personne égoïste ».49.

• 50 Ibidem, p. 367 ss (La Question juive, p. 113-115) [MEGA I/2, p. 160].

27Pourquoi un tel résultat à une émancipation « seulement » politique ? La réponse, c’est l’histoire qui la donne : « L’émancipation politique est en même temps la dissolution de l’ancienne société sur laquelle reposent l’organisme étatique étranger au peuple et la puissance du gouvernement. La révolution politique est la révolution de la société civile. Quel était le caractère de l’ancienne société ? Un mot le caractérise : la féodalité. L’ancienne société civile avait immédiatement un caractère politique : en d’autres termes, les éléments de la vie civile, comme par exemple la possession, ou la famille, ou l’art et la manière de travailler, étaient élevés au rang d’éléments de la vie de l’État sous la forme de la seigneurie, de l’ordre et de la corporation. Ils déterminaient de cette manière le rapport de chaque individu à l’État comme totalité, c’est-à-dire sa condition politique, c’est-à-dire son rapport de séparation et d’exclusion vis-à-vis des autres éléments constitutifs de la société. Car cette organisation de la vie du peuple n’élevait pas la possession ou le travail au rang d’éléments sociaux, mais consommait plutôt leur séparation d’avec l’État comme totalité et les constituaient en sociétés dans la société. Ainsi les fonctions et les conditions nécessaires à l’existence dans la société civile étaient toujours politiques, même si elles étaient politiques au sens de la féodalité, c’est-à-dire qu’elles excluaient l’individu de l’État en tant que totalité, qu’elles transformaient le rapport particulier de sa corporation avec l’État en tant que totalité en son propre rapport général à la vie du peuple, de même qu’elles transformaient son activité et sa situation civile précises en ses activité et situation générales. Comme conséquence de cette organisation, l’unité de l’État, ainsi que la conscience, la volonté et l’activité de l’unité de l’État, la puissance générale de l’État, apparaissaient nécessairement comme l’affaire particulière d’un gouvernant – séparé du peuple – et de ses serviteurs »50.

• 51 Ibidem, p. 368 (La Question juive, p. 117) [MEGA I/2, p. 161] : La révolution politique « désentrav (...)
• 52 H. P. Jaeck, Die französische bürgerliche Revolution op. cit., p. 49.

28Cette description de la « société ancienne » (que Marx devait appeler plus tard « société féodale »51) correspond, quant au contenu, à tout ce qui a été cité jusqu’ici. Cette société est caractérisée par le terme de « Feudalität » transcrit en allemand par Marx à partir du mot français féodalité, certainement tiré par lui de ses lectures sur la Révolution française, qu’il étudia à Kreuznach52.

• 53 Expression de Marx dans une lettre à Ruge de septembre 1843, publiée au début de 1844 dans les Deut (...)
• 54 Ibidem, p. 385 (Critique du droit politique hégélien, p. 205) [MEGA I/2, p. 177]
• 55 Ibidem, p. 386 (Critique du droit politique hégélien, p. 206) [MEGA I/2, p. 177] « En effet, Luther(...)

29Dans son Introduction à la critique de la philosophie du droit de Hegel, Marx, déjà en exil à Paris, donc à distance de « l’air allemand qui rend serf »53, découvrit et avança le mot d’ordre de la nécessité d’une alliance de la philosophie et du prolétariat seule capable, en Allemagne aussi, de « renverser tous les rapports dans lesquels l’homme est un être abaissé, asservi, abandonné, avili... »54 Cet essai célèbre ne contient pas de références supplémentaires au Moyen Âge ou au féodalisme ; on y trouve seulement des jugements sur Luther et la Guerre des paysans qui interpellent, aujourd’hui encore, les spécialistes.55

• 56 Ibidem, p. 311, 314 ss, 380, 391 (Critique du droit politique hégélien, p. 167, 170 ss, 199, 211).

30Quel bilan provisoire peut-on tirer ? Le plus frappant est évidemment l’insouciance dont faisait preuve Marx dans l’usage des termes et épithètes-clés : de la synonymie de « médiéval » et « féodal », on conclura que Marx ne se préoccupait pas du rapport des deux concepts. Il n’avait aucun scrupule à attribuer ces deux épithètes à des « reliques » de l’ancienne société (Ancien Régime), ou à cette société globalement. Il avait même une tendance, qu’il partageait avec tous ses contemporains allemands, à désigner ces réalités comme « germaniques », « teutoniques » ou « chrétiennes-germaniques »56. L’emprunt aux Français du terme de « féodalité » montre bien qu’il ne recherchait guère l’originalité dans la formation et l’emploi des concepts. En fait, Marx était à cette époque hanté par le phénomène de la particularité dans les rapports sociaux médiévaux-féodaux : dans cette structure de particularisation se manifestaient, d’un côté, le scandale de la non-liberté, d’une hiérarchie de privilèges à allure animale, mais, d’un autre côté, le caractère fascinant de l’identité de la politique et de la société, dans chaque « ordre ». Cette évidente ambivalence trouvait naturellement sa cause dans les fonctions principales de toutes les remarques sur le Moyen Âge et le féodalisme : elles ne servaient de points de référence tant sur le plan de la genèse qu’sur le plan de l’antithèse, pour la société « existante » ; en réalité, ces questions étaient autant un héritage dépravé et encore actif qu’une étape dépassée de l’humanité « animale ». Mais on peut aussi saisir ces deux fonctions comme phases de la controverse : Marx passa de la critique des intérêts de propriété masqués sous des couleurs féodales, c’est-à-dire de privilèges d’ordres, à une critique de l’égoïsme de propriété purement bourgeois, qui s’était déchargé de toute fioriture féodale. La première étape se situe en 1842-1843, la suivante après l’émigration : si l’air allemand rendait « serf », l’air français rendait nécessaire l’analyse de ce qui résultait de la dissolution de la société féodale. Marx prit alors du recul par rapport aux reliques du Moyen Âge. Simultanément, cette société et cette époque maintenant dépassées historiquement devaient être conçues en tant que point de départ de la nouvelle société, et l’analyse de la propriété privée prenait de plus en plus d’importance. On pourrait dire que Marx à cette époque concevait tous les éléments qui lui semblaient importants de la société, de l’État (et de l’Église !) médiévaux/féodaux comme fondamentalement marqués par le type de propriété privée lié à la structure d’ordres ; la forme principale était ici naturellement la propriété privée foncière. L’originalité de cette forme de propriété n’était pas seulement qu’elle coupait le propriétaire de l’État en tant que totalité, qu’elle le rendait étranger à cette totalité, mais aussi que le propriétaire lui-même, et pas seulement le serf, devenait un accessoire de la propriété : non seulement le serf mais l’héritier (noble) devenait lui-même un attribut de la propriété foncière.

• 57 Sur cette réorientation, qui doit être interprétée comme une nouvelle étape de la critique de Hegel (...)
• 58 Rédigés en avril-août 1844. MEW, t. suppl. 1, p. 467-588. (Manuscrits de 1844, p. 1-149) [MEGA I/2, (...)
• 59 En français dans le texte.
• 60 En français dans le texte.
• 61 En français dans le texte
• 62 Ibidem, p. 505 ss (Manuscrits de 1844, p. 50-52) [MEGA I/2, p. 359 ss]. Pour l’interprétation, voir (...)

31Marx reprit en détail ce rapport dans le cadre de ses premières études économiques à Paris. On sait que, poussé en particulier par Engels, il commença au printemps 1844 à prendre en compte de manière critique l’économie politique. Cette réorientation importante de son travail théorique57 (Marx se préoccupa désormais du rapport d’aliénation provoqué par la propriété privée et par l’échange de marchandise au moyen de la monnaie) pénétra de part en part son concept de « propriété foncière féodale ». Dans le chapitre sur « la rente foncière » des Manuscrits économico-philosophiques58, Marx traite de la transformation de la propriété foncière en marchandise : « Les larmes sentimentales que les romantiques versent là-dessus ne sont pas les nôtres. Ils confondent toujours l’infamie contenue dans le fait de brader la terre avec la conséquence (tout à fait raisonnable, nécessaire et souhaitable dans le cadre de la propriété privée) qui est contenue dans le fait de brader la propriété privée de la terre. La propriété foncière féodale, c’est déjà, dans son essence, la terre bradée, la terre devenue étrangère à l’homme, la terre qui lui apparaît sous la figure de quelques grands seigneurs. Déjà dans la possession foncière féodale, la domination de la terre s’exerce sur les hommes comme celle d’une puissance étrangère. Le serf est l’accessoire de la terre. De même, le détenteur du majorat, le fils aîné, appartient à la terre. Elle en hérite. D’ailleurs, c’est avec la possession foncière que commence la domination de la propriété privée, elle est sa base. Mais tout au moins, dans la possession foncière féodale, le maître paraît le roi du bien-fonds. Il existe encore l’apparence d’un rapport plus intime entre le possesseur et la terre que celui de la seule richesse matérielle. La parcelle foncière s’individualise avec son maître, elle a son rang, est baronniale ou comtale avec lui, a ses privilèges, sa juridiction, sa situation politique etc. Elle apparaît comme le corps inorganique de son maître. D’où l’adage : nulle terre sans maître59, où se traduit parfaitement l’union intime de la souveraineté et de la possession foncière. De la même manière, la domination de la propriété foncière n’apparaît pas comme la domination du simple capital. Ceux qui lui appartiennent entretiennent avec elle le même rapport qu’avec la patrie. C’est une sorte de nationalité au petit pied. De la même manière, la propriété foncière féodale donne son nom à son maître, comme un royaume à son roi. L’histoire de famille du seigneur, l’histoire de sa maison etc., tout cela individualise le bien-fonds, et c’est ce dernier qui en fait l’histoire de sa maison, qui devient une personne. De même, ceux qui travaillent sur ce bien-fonds ne sont pas des salariés à la journée, mais ils sont, pour une part, eux-mêmes sa propriété, comme les serfs, et pour une part entretiennent avec lui des rapports de respect, de sujétion et de devoir. La position de la terre par rapport à eux est ainsi immédiatement politique, tout en ayant un côté sentimental. Les mœurs, le caractère varient d’un bien-fonds à l’autre et semblent ne faire qu’un avec la parcelle, tandis que, plus tard, ce n’est que la bourse de l’individu qui établit celui-ci sur une parcelle, non plus son caractère ou son individualité. Enfin, le propriétaire féodal ne cherche pas à tirer de sa possession foncière le plus grand avantage possible. Il consomme plutôt ce qu’il y a et laisse tranquillement les soucis de la production aux serfs et aux fermiers. C’est cela le rapport noble à la possession foncière, rapport qui jette sur son maître un prestige romantique. Il est nécessaire que cette apparence soit abolie, que la propriété foncière, racine de la propriété privée, soit projetée dans le mouvement de la propriété privée et devienne marchandise, que la domination du propriétaire apparaisse comme la pure domination de la propriété privée, du capital, dégarni de toute teinture politique, que le rapport entre le propriétaire et le travailleur se réduise au rapport économique de l’exploiteur et de l’exploité, que le rapport personnel du propriétaire et de sa propriété cesse et que celle-ci devienne une simple richesse objective et matérielle, qu’à la place du mariage d’honneur avec la terre vienne le mariage d’intérêt et que la terre soit réduit au niveau de valeur marchande comme l’homme. Il est nécessaire que ce qui est la racine de la propriété foncière, le sale intérêt personnel, apparaisse aussi sous sa figure cynique. Il est nécessaire que le monopole tranquille se change en monopole agité et inquiet, en concurrence, la jouissance paresseuse de la sueur de sang d’autrui en un commerce affairé du même objet. Il est enfin nécessaire que, dans cette concurrence, la propriété foncière sous la figure du capital manifeste sa domination aussi bien sur la classe ouvrière que sur les propriétaires eux-mêmes, les lois du mouvement du capital les ruinant ou les élevant. Alors, à la place de l’adage médiéval « nulle terre sans seigneur »60 s’installe l’adage moderne : « l’argent n’a pas de maître »61, dans lequel s’exprime tout à fait l’entière domination de la matière morte sur les hommes »62.

• 63 MEW, t. suppl. 1, p. 537 ss (Manuscrits de 1844, p. 88 ss) [MEGA IV/2, 1981, p. 428-470]. Notes sur (...)
• 64 Rudhard Stollberg, « Marx, Engels… », art. cit., p. 542<; Walter Tuchscheerer, Bevor das "Kapital", (...)
• 65 MEW, t. 3, p. 32. (L’Idéologie allemande, p. 61). Voir aussi p. 61.
• 66 MEW, t. 3, p. 22. (L’Idéologie allemande, p. 47). Dans quelle mesure cette analyse, que Marx et Eng (...)
• 67 MEW, t. 3, p. 26 (l’Idéologie allemande, p. 47-48). Les conséquences méthodologiques de cette analy (...)

33Dans l’introduction de la critique de Feuerbach de L’idéologie allemande, Marx, à présent en compagnie d’Engels, s’embarqua dans « l’histoire » du Moyen Âge ou du féodalisme. La perspective de présentation se modifia : déjà dans les Manuscrits philosophico-économiques, (1844) Marx avait discuté le concept de « division du travail » et son rapport avec la propriété privée et l’échange63, maintenant les deux amis accordaient une place centrale à la catégorie de division du travail pour une présentation de la naissance, du développement et de l’abolition de la propriété privée, qui devait servir de fondement à la critique de L’idéologie allemande64 : « Au reste, division du travail et propriété privée sont deux expressions identiques : dans l’une il est question, en rapport avec l’activité, de ce dont on parle dans l’autre en rapport avec le produit de l’activité »65. L’histoire peut donc s’articuler en fonction de ce rapport : « les différentes étapes du développement de la division du travail sont autant de formes différentes de la propriété : chaque étape de la division du travail détermine aussi les rapports des individus entre eux à l’égard du matériau, de l’instrument et du produit du travail »66. À l’appui de cette idée et voulant, au contraire « de la philosophie allemande qui descend du ciel sur terre, monter de la terre au ciel », Marx et Engels donnaient un bref aperçu de trois formes de propriété dans l’ordre de leur apparition historique : « propriété tribale », « propriété antique de la communauté et de l’État », « propriété féodale ou relative à une structure d’ordres »67. L’exposition de cette dernière fournit l’un des chapitres les plus denses que Marx et Engels nous aient laissés à propos du féodalisme européen ( !). On le citera donc intégralement : « La troisième forme est la propriété féodale ou liée à une structure d’ordres. Si l’Antiquité partait de la ville et de son petit territoire, le Moyen Âge, lui, part de la campagne. La population qui se trouvait là, clairsemée, dispersée sur une vaste étendue, peu accrue par l’arrivée des conquérants, conditionnait ce point de départ différent. Au contraire de la Grèce et de Rome, le développement féodal commence donc sur un terrain beaucoup plus vaste, préparé par les conquêtes romaines et l’extension de l’agriculture qui leur était liée dès le départ. Les derniers siècles de l’empire romain en décadence et la conquête par les Barbares détruisirent une large partie des forces productives ; l’agriculture avait sombré, l’industrie s’était effondrée par manque de débouchés, le commerce s’était assoupi ou avait été brutalement interrompu, la population rurale et urbaine avait diminué. Ces conditions initiales, et l’organisation de la conquête qui en découlait, développèrent, sous l’influence de la structure militaire des Germains, la propriété féodale. Celle-ci repose, comme la propriété tribale et la propriété communautaire, également sur une entité collective, en face de laquelle se dressaient, non pas comme dans l’Antiquité, les esclaves, mais les petits paysans asservis en tant que classe des producteurs directs ; avec la formation complète du féodalisme s’ajoute encore l’opposition aux villes. L’articulation hiérarchique de la possession foncière, et les groupes armés qui suivaient et accompagnaient cette dernière, donnèrent à la noblesse le pouvoir sur les serfs. Cette articulation féodale était, autant que la propriété communautaire antique, une association contre la classe dominée des producteurs ; seuls étaient différents la forme de l’association et le rapport aux producteurs directs, parce que régnaient des conditions de production différentes.

• 68 MEW, t. 3, p. 24 ss. (L’Idéologie allemande, p. 48-49).

35La propriété principale, pendant l’époque féodale, consistait donc, d’un côté, en une propriété foncière à laquelle était attaché le travail servile, et, d’un autre côté, en un travail propre avec un petit capital dominant le travail des compagnons. L’articulation de ces deux formes était conditionnée par les limites du système de production, la culture du sol, faible et grossière, et la production artisanale. Il y eut peu de division du travail même à l’apogée du féodalisme. Chaque pays connaissait en son sein l’opposition de la ville et de la campagne ; l’articulation en ordres était assurément très fortement prononcée, mais en dehors de la distinction entre princes, noblesse, clergé et paysans à la campagne, et maîtres, compagnons, apprentis et bientôt populace de journaliers dans les villes, il ne se produisit aucune division significative. Celle-ci était rendue difficile dans l’agriculture par l’exploitation parcellaire, à côté de laquelle surgit l’industrie domestique des paysans eux-mêmes ; dans l’industrie, le travail n’était nullement divisé à l’intérieur de chaque métier, et très peu entre les différents métiers. Dans les villes les plus anciennes, la séparation de l’industrie et du commerce préexistait, mais elle ne se développa que plus tard dans les villes plus récentes, lorsque les villes entrèrent en rapports les unes avec les autres. La constitution en royaumes féodaux de territoires assez vastes était un besoin pour la noblesse terrienne comme pour les villes. L’organisation de la classe dominante, la noblesse, eut donc partout un monarque à sa tête »68.

• 69 Voir L. Kuchenbuch, B.ernd Michael (Hgg.) Feudalismus, op. cit., p. 97-144.
• 70 Voir aussi MEW, t. 3, p. 50 ss (L’Idéologie allemande, p. 80 ss).
• 71 Ibidem, p. 52 (L’Idéologie allemande, p. 81-83).
• 72 De manière très détaillée, ibidem, p. 53 ss (L’Idéologie allemande, p. 83-90).

36Il est clair que cette présentation est orientée par la perspective de la division du travail à l’échelle de la société globale. D’où la position centrale de l’opposition ville-campagne, qu’Adam Smith avait déjà utilisée comme principe structural de son histoire économique de l’Europe69 ; cette division apparaît en même temps comme un aspect essentiel du développement de la société féodale70. C’est bien pourquoi il est nécessaire également d’analyser l’organisation de l’artisanat (atelier du maître utilisant un « petit » capital, ou capital « lié à une structure d’ordres », réunion en corporations71) comme élément de cette société, de même que la division du travail entre commerce et artisanats72.

• 73 Ibidem, p. 76 (L’Idéologie allemande, p. 105-107)
• 74 Ibidem, p. 160 (L’Idéologie allemande, p. 202-203). Texte dirigé contre le concept de hiérarchie de (...)
• 75 Que l’on compare les textes suivants : MEW, t. 3, p. 56, 64 ss, 76, 160, 402. (L’Idéologie allemand (...)
• 76 À propos du problème des serfs se réfugiant en ville, MEW, t. 3, p. 76 (L’Idéologie allemande, p. 9 (...)

37Il est important également de noter que la métaphore des « races » est abandonnée au profit d’une analyse différentielle des rapports entre structure de classes et structure d’ordres au sein du féodalisme73. Ce qui rend nécessaire une différenciation des rapports sociaux internes des propriétaires fonciers (roi , princes, noblesse et leurs suites) et de leurs tensions74. On devine ici une conception de la « Feudalität » qui peut être comprise au sens étroit des rapports socio-économiques à la campagne (par opposition à ceux de la ville), ou même plus étroit encore, de la structure politique de l’aristocratie laïque avant l’émergence de la monarchie absolue75. En revanche, la situation sociale de la classe des producteurs immédiats, des paysans serfs organisés sur la base de petites exploitations, reste peu étudiée. Marx se préoccupe plus ici, comme le plus souvent, des conditions d’abolition du servage que de sa structure interne et de son développement76.

• 77 MEW, t. 3, p. 25, 51, 53, 76, 374, 402 ss (L’Idéologie allemande, p. 49, 81, 83, 105, 429, 460).

38On doit enfin rappeler ceci : l’esquisse des trois formes de propriété est organisée dans une perspective historique, comme processus de développement lié à l’histoire européenne, qui débouche sur l’époque bourgeoise ; mais celle-ci n’est pas elle-même analysée. C’est pourquoi le passage cité débute par l’histoire détaillée de la naissance du féodalisme ; c’est pourquoi aussi sont étudiés des processus concernant les transformations de la structure générale (de la féodalité à la monarchie absolue), de la noblesse (du fief à la charge, de la noblesse terrienne à la noblesse de cour, abolition des suites) et surtout de la bourgeoisie (de l’ordre et de la corporation à la classe)77. Cette esquisse historique sert avant tout à démontrer leur « idéalisme » aux auteurs critiqués, elle est un moyen, non une fin.

• 78 W. Tuchscheerer, Bevor das "Kapital", op. cit., p. 247 ss.
• 79 MEW, t. 4, p. 552. Marx exprime ainsi de manière plus nette ce qui se trouvait déjà dans les conclu (...)
• 80 MEW, t. 4, p. 548 Le concept ne se manifeste pas encore, mais une fonction analogue est dévolue aux (...)
• 81 Ibidem, p. 107, 126, 139, 139 ss (Misère de la philosophie, p. 93, 115, 119, 130 ss) [MEGA, I/6, p. (...)

39Cette étape d’avancée théorique se trouva à la fois confirmée et approfondie dans la critique par Marx des doctrines économiques de P.-J. Proudhon78, s’agissant notamment de la conception du statut théorique des théories économiques centrales et du concept général de mode de production. Déjà dans sa lettre du 28 décembre 1846 à P.W. Annenkov, Marx avait souligné, contre l’idéalisme conceptuel anhistorique de Proudhon et d’autres économistes : « que les catégories économiques ne sont que des abstractions des rapports réels, et qu’elles ne sont vraies qu’aussi longtemps que ces rapports subsistent »79 ; simultanément se dessine un dépassement du rapport trouble entre les catégories de « forces productives » et de « division du travail » (ou « formes de propriété »80) : avec les « rapports de production »81, Marx a trouvé en 1847 dans Misère de la philosophie, son premier travail publié en français à propos d’économie, le concept qui donne plus de consistance au concept général de « mode de production ».

• 82 Ibidem, p. 140 (Misère de la philosophie, p. 130) [MEGA, I/6, p. 189].

40Marx s’appuie sur l’exemple du féodalisme (européen) : « Ainsi, pour bien juger la production féodale, il faut la considérer comme un mode de production fondé sur l’antagonisme. Il faut montrer comment la richesse se produisait au dedans de cet antagonisme, comment les forces productives se développaient en même temps que l’antagonisme des classes, comment l’une des classes, le mauvais côté, l’inconvénient de la société, allait toujours croissant, jusqu’à ce que les conditions matérielles de son émancipation fussent arrivées au point de maturité. N’est-ce pas dire assez que le mode de production, les rapports dans lesquels les forces productives se développent, ne sont rien moins que des lois éternelles mais qu’ils correspondent à un développement déterminé des hommes et de leurs forces productives, et qu’un changement survenu dans ces forces productives des hommes amène nécessairement un changement dans leurs rapports de production »82.

• 83 Ceci est démontré par le contexte, en particulier par ce qui précède.

41S’il est vrai qu’ici aussi il est question de la contradiction entre la bourgeoisie montante et les rapports féodaux en général, on doit cependant admettre que la représentation d’un antagonisme « interne » du mode de production féodal est contenue dans les présupposés de ce raisonnement83.

• 84 Marx ici reste prisonnier de la contradiction entre deux orientations théoriques : le développement (...)

42Les questions touchant au passage du mode de production féodal au mode de production capitaliste sont ainsi abordées de nouveau, sans cependant que le niveau théorique des Grundrisse ou du Capital soit encore atteint84.

• 85 Ibidem, p. 69 (Misère de la philosophie, p. 45) [MEGA, I/6, p. 123].
• 86 Ibidem, p. 92 (Misère de la philosophie, p. 72) [MEGA, I/6, p. 144].
• 87 Ibidem, p. 73 (Misère de la philosophie, p. 50) [MEGA, I/6, p. 126].
• 88 Ibidem, p. 159, 163 (Misère de la philosophie, p. 152-153, 157)

43On remarque en outre que la prise en compte par Marx de l’économie politique et le fait qu’il s’y soit adonné de manière intensive lui ont permis, au passage, d’obtenir des vues plus justes sur certains points particuliers de la structure économique du féodalisme : au cours de sa critique des concepts proudhoniens de valeur d’échange, valeur d’usage, prix, concurrence et monopole, il en vint à l’idée que le Moyen Âge devait être considéré comme une époque de production prédominante de valeur d’usage85, dans laquelle, au surplus, les prix des produits agricoles étaient plus faibles que ceux des produits artisanaux86 ; que ceux-ci étaient maintenus élevés par la limitation légale du nombre des ateliers de maîtres, c’est-à-dire la restriction de l’offre de produits artisanaux87, et que les privilèges des corporations servaient d’instrument de régulation de la concurrence à l’intérieur de chaque branche de l’artisanat88.

• 89 Ceci vaut pour la périodisation de l’État et de la bourgeoisie p. 161-181 (Misère de la philosophie(...)
• 90 D’un côté, ces deux termes sont utilisés comme antithèse structurelle de l’époque bourgeoise (MEW, (...)

44D’autres remarques ne sont que la reprise d’observations antérieures89. L’usage des termes Moyen Âge et féodalisme/féodal demeurait flottant90. On retrouve encore fréquemment ces deux points dans la suite. La répartition des remarques concernant le féodalisme ne semble toujours pas avoir de logique propre : on ne les trouve que là où Marx pouvait s’en prendre à la conceptualisation anhistorique de Proudhon. Par comparaison avec L’idéologie allemande, on note une très nette inflexion vers « l’économisation » de la terminologie de base et des contenus, mais cette étape et cet approfondissement touchaient aussi les réflexions incidentes sur le Moyen Âge et le féodalisme.

• 91 Karl Marx, Pre-capitalist Economic Formations, London, Lawrence & Wihart, « Introduction », p. 31. (...)
• 92 MEW, t. 4, p. 467 (Manifeste, p. 26).

45Dans le Manifeste du parti communiste (1847/1848), Marx et Engels reprirent pour l’essentiel les considérations sur les rapports de classes et le développement économique et politique de la bourgeoisie durant le Moyen Âge/féodalisme, considérations qu’ils avaient déjà exposées dans L’idéologie allemande. On peut partager l’opinion d’Eric Hobsbawm, selon qui les analyses ont même perdu en substance91, ce qui s’explique par la fonction de propagande de ce texte. Toute l’argumentation est concentrée sur la genèse de la contradiction « bourgeois et prolétaires » ; le Moyen Âge et la société féodale apparaissent comme des points de référence de la genèse de la bourgeoisie : « les moyens de production et d’échange à partir desquels se forma la bourgeoisie furent forgés au sein de la société féodale. À un certain degré de développement de ces moyens de production et d’échange, les rapports selon lesquels la société féodale produisait et échangeait, l’organisation féodale de l’agriculture et de la manufacture, en un mot les rapports féodaux de propriété, ne correspondirent plus au niveau de développement des forces productives. Ces rapports entravaient la production au lieu de la favoriser. Ils se transformèrent en autant d’entraves. Il fallait les faire éclater, on les fit éclater »92.

• 93 Ici et pour la suite : Witali Solomonovitch Wygodski, Die Geschichte, op. cit., p. 31 ss ; Walter T (...)

46Après l’échec des actions révolutionnaires des années 1848-1849, Marx, désormais exilé définitivement à Londres, se consacra à l’étude de tous les matériaux accessibles pour l’analyse des rapports capitalistes concrets aussi bien que de l’ensemble des formes, anciennes et contemporaines, de leur traitement théorique. Cela pour une bonne raison : la Révolution avait montré qu’à côté de tout travail d’organisation et de politique au jour le jour, il était essentiel de saisir d’un point de vue théorique correct les contradictions internes du mode de production capitaliste et leurs culminations sous forme de crises ; sans une telle analyse, aucune stratégie d’émancipation du monde ouvrier adapté à la réalité n’était possible. Dans les années qui suivirent, Marx, à côté de la rédaction d’articles alimentaires pour le New-York-Daily-Tribune (1851-1862) qui d’ailleurs accrurent sensiblement ses connaissances sur les processus économiques et politiques en cours, poursuivit à la bibliothèque du British Museum ses controverses intellectuelles avec les représentants principaux de l’économie politique, compilant des séries de cahiers de citations, collecte de matériaux faite en vue de la rédaction d’une « Économie », dont les chances de publication s’évanouirent peu à peu93. Ce ne fut qu’à l’automne 1857 que l’éclatement d’une crise économique incita Marx à rédiger une première synthèse de ses études économiques (octobre 1857-mai 1858). Ce manuscrit, publié pour la première fois en 1939-1941 à Moscou sous le titre Grundrisse der Kritik der politischen Ökonomie (Rohentwurf), document aussi original que difficile à interpréter sur la méthode de recherche de Marx, représente une étape structurellement nouvelle de la conception du mode de production capitaliste et de son traitement théorique : en quelques mois, Marx avait réussi à formuler des explications qui demeurèrent décisives pour l’orientation de tous ses travaux ultérieurs.

• 94 Première publication en 1903 dans « Die neue Zeit » ; puis en 1939 avec les « Grundrisse » (Karl Ma (...)

47Peu auparavant, en août-septembre 1857, il venait d’esquisser une introduction94 générale (qui par la suite ne fut pas retenue à cause de cette généralité même), dans laquelle sont expliqués le primat de la production sur la consommation, la distribution et l’échange (circulation), la « méthode de l’économie politique » comme « manière de s’élever de l’abstrait au concret », ainsi que le rôle logique et historique des catégories simples (i.e. abstraites) et concrètes, et leurs rapports entre elles.

• 95 Aucune étude de la théorie de Marx ne peut contourner ce texte. Leszek Kolakowski, Die Hauptströmun (...)

48Sans viser ici à une évaluation systématique de ces réflexions fondamentales95, certaines méritent néanmoins d’être mentionnées, parce qu’elles posent les règles d’une méthode de construction du mode de production féodal au sens de Marx (un travail auquel il ne s’est pas livré) et parce qu’en même temps, elles donnent les règles de détermination du niveau d’abstraction auquel se situent toutes les considérations sur le féodalisme que Marx a laissées.

• 96 Karl Marx. Grundrisse der Kritik, op. cit., p. 25 ss. (Contribution, p. 169 ss) [MEGA, II/1, 1, p.  (...)

50Les catégories du mode de production capitaliste ont une forme spécifique historiquement déterminée qui les rend intransposables sur des modes de production antérieurs. Certes, elles apparaissent nécessairement comme point d’arrivée, mais doivent être l’objet d’un effort de réflexion et de reconstruction permettant de déterminer leur configuration particulière en fonction de chaque cadre, ici du mode de production féodal96.

• 97 Ibidem, p. 22 ss (Contribution, pp 166 ss.) [MEGA, II/1, 1, p. 36-38].

51Le rapport des catégories les plus abstraites aux catégories plus concrètes est contradictoire autant dans le processus historique que dans la conscience réflexive : congruent d’un côté, antagonique d’un autre97. Ainsi, certaines catégories peuvent s’être développées comme rapports réels dans un mode de production passé, d’autres non.

• 98 Ibidem, p. 27 (Contribution, p. 170) [MEGA, II/1, 1, p. 41].
• 99 Ibidem, p. 27 (Contribution, p. 171) [MEGA, II/1, 1, p. 41].

52« Dans toutes les formes de société, c’est une production déterminée et les rapports engendrés par elle qui assignent leur rang et leur influence aux autres productions, (ainsi qu’aux rapports correspondants) »98. Ici, la différence entre production et forme de société – peut-on dire aussi entre « mode de production » et « formation sociale » ? – résulte de leur articulation même : la formation sociale – comme segment ou secteur réel du procès historique – représente toujours une combinaison de plusieurs modes de production avec la dominance de l’un d’eux. « Chez les peuples agriculteurs sédentaires, […] comme les Anciens et les féodaux, même l’industrie, son organisation et les formes de propriété qui lui correspondent ont plus ou moins un caractère de propriété foncière ; que l’industrie soit entièrement dépendante de l’agriculture, comme chez les anciens romains, ou qu’elle imite à la ville l’organisation rurale et ses rapports, comme au Moyen Âge. Le capital lui-même au Moyen Âge (pour autant qu’il ne s’agisse pas de pur capital-argent) a, en tant qu’outillage traditionnel, etc. ce caractère de propriété foncière ».99

• 100 Deux remarques à propos de la genèse du féodalisme européen. Marx explique (Karl Marx. Grundrisse d (...)
• 101 Karl Marx, Grundrisse der Kritik, op. cit., p. 9, 19, 23, 25. (Contribution, p. 153, 162, 167, 169) (...)

53À côté de ces principes de méthode généraux, l’Introduction témoigne aussi, dans la perspective de l’étude du féodalisme, d’une nouvelle situation. Si, dans les passages historiques des textes précédents, Marx raisonnait à peu près exclusivement dans le cadre de l’histoire européenne100, sont utilisés à présent des exemples tirés de l’histoire d’Asie (Indes, Mongols), de la Russie (Slaves) et de l’Amérique du sud (Pérou)101.

• 102 Karl Marx, Grundrisse der Kritik, op. cit., p. 375-413 [MEGA, II/1, 2, p. 378-415]. On méconnaît en (...)

55Cette évolution se lit très distinctement aussi dans le chapitre des Grundrisse, aussi célèbre que discuté quant à son interprétation, des « formes qui précèdent la production capitaliste ». Mais ce chapitre a une signification beaucoup plus vaste102.

• 103 W. S. Wygodski, Die Geschichte, op. cit., p. 48 ss ; W. Tuchscheerer, Bevor das "Kapital", op. cit. (...)
• 104 Sans oublier les différences entre plus-value absolue et plus-value relative, entre capital constan (...)

56C’est pourquoi il nous faut indiquer d’abord brièvement quelle est la position des Grundrisse dans l’œuvre globale de Marx, de quoi il s’agit dans le chapitre des « Formen », et comment, dans celui-ci, s’articule le raisonnement. W.S. Wygodski et W. Tuchscheerer ont parfaitement éclairé le premier point103. Dans un second assaut de la controverse contre la théorie monétaire de Proudhon, Marx développa les aspects essentiels de sa propre théorie de la valeur : il découvrit le caractère double de la marchandise, la monnaie comme valeur d’échange générale, ainsi que les déterminations plus précises de celle-ci, la formule M-A (marchandise-argent), ou A-M, comme expression de la circulation simple, et la formule A-M-A’ comme inversion de la fonction de la monnaie, se transformant de moyen en but de l’échange. Cette forme de mouvement de la monnaie comme capital dans la sphère de la circulation le conduisit à l’analyse du procès de production capitaliste : échange (inégal) de valeur d’échange (argent), de la part du capitaliste, contre valeur d’usage (découverte des concepts de force de travail/puissance de travail) du côté du salarié. La découverte de la plus-value et de son origine dans le procès de production lui-même couronnèrent cette chaîne104. Tout cela constitue un préalable direct ou indirect pour la compréhension du chapitre sur les formations précapitalistes.

• 105 Karl Marx. Grundrisse der Kritik, op. cit., p. 364 [MEGA, II/1, 2, p. 369]. Pour la suite, voir le (...)

57Le point de départ et le thème général de ce chapitre, ce sont les problèmes de l’accumulation « primitive » du capital (industriel), « les conditions de sa naissance ». Marx, dans son analyse (logique) du capital, en est arrivé au point « où la considération historique doit intervenir, soit là où l’économie bourgeoise, comme configuration purement historique du procès de production, renvoie au-delà d’elle-même à des modes de production antérieurs »105.

• 106 Cette systématisation est une simplification consciente de l’argumentation assez entrelacée de ce t (...)

61On doit donc distinguer quatre phases pour l’explication du problème dans son entier106.

• 107 Karl Marx. Grundrisse der Kritik, op. cit., p. 375, lignes 17-18 (Sur les sociétés précapitalistes, (...)
• 108 Ibidem, p. 375 ; (Sur les sociétés précapitalistes, p. 182) [MEGA, II/1, 2, p. 379] Voir aussi p. 3 (...)
• 109 F. Tökei, Zur Frage, op. cit., p. 47 ss (voir p. 61) O. Morf, Geschichte und Dialektik, op. cit., p (...)

1. Marx part de la propriété foncière comme rapport dans lequel apparaît « l’unité naturelle du travail avec ses présupposés matériels »107. Après avoir rapidement dépeint l’état nomade108, il développe les trois formes différentes de propriété tribale du sol en cas de sédentarité, dans lesquelles diffèrent les rapports entre individu (sujet laborieux/famille), collectivité (clan/tribu/ville/État) et sol et territoire109 :

• 110 Karl Marx. Grundrisse der Kritik, op. cit., p. 376 [MEGA, II/1, 2, p. 380 ss, 383 ss et ailleurs] ((...)

- dans les formes asiatiques/orientales110, les sujets qui travaillent se trouvent purement et simplement en possession héréditaire de leurs conditions objectives de travail (sol), ils sont intégrés au village (en tant qu’organisme de production autosuffisant). Le propriétaire, i.e. celui qui reçoit le surplus du travail, est la « communauté supérieure » (le despote).

• 111 Ibidem, p. 378 et ailleurs [MEGA, II/1, 2, p. 381 ss, 384-387, 390-391] (Sur les sociétés précapita (...)

- dans la forme antique111 – « produit d’une vie plus agitée, historique » (guerre) – existe (déjà) une séparation entre la propriété collective (État/ville) comme ager publicus et la propriété privée des citoyens (cives), membres de la communauté urbaine.

• 112 Ibidem, p. 380 et ailleurs [MEGA, II/1, 2, p. 383 ss, 387-389, 390 et ailleurs]. (Sur les sociétés (...)

- dans la forme germanique112, les sujets qui travaillent (familles) apparaissent comme propriétaires fonciers privés, habitant et produisant isolément les uns des autres. Leur rapport au sol n’est donc pas médiatisé par leur appartenance à la tribu, la communauté (tribale) constitue plutôt une union de propriétaires fonciers privés visant un but culturel, guerrier ou autre (public). La propriété collective n’existe que comme un complément pour les propriétaires privés.

• 113 Ibidem, p. 384 (Sur les sociétés précapitalistes, p. 193) [MEGA, II/1, 2, p. 389].
• 114 Ibidem, p. 386 (Sur les sociétés précapitalistes, p. 195) [MEGA, II/1, 2, p. 390 ss].
• 115 Ibidem, p. 395 (Sur les sociétés précapitalistes, p. 205) [MEGA, II/1, 2, p. 399].
• 116 Ibidem, p. 385 (Sur les sociétés précapitalistes, p. 194) [MEGA, II/1, 2, p. 388 ss].

2. La base de toutes ces formes sont la propriété foncière et l’agriculture113 ; leur but est la production de valeur d’usage. Les modifications des formes particulières résultent de singularités et de conflits ethniques, ou de modifications du milieu naturel114. Marx le souligne encore une fois en résumant : la propriété dans ces formes signifie donc le rapport du sujet qui travaille (produit), (ou se reproduit) à l’égard des conditions de sa production ou de sa reproduction, en tant que ces conditions lui appartiennent, c’est-à-dire à l’égard du sol et de ce qui va avec115. Mais cette propriété est fournie non pas par une appropriation individuelle, mais par les conditions objectives, par l’existence – historiquement développée et modifiée – de l’individu et de la famille comme membres d’une communauté116.

• 117 Ibidem, p. 386, passim [pp. 390-397 passim] (Sur les sociétés précapitalistes, p. 195 ; 199 ; 292 ; (...)
• 118 Ibidem, p. 393 [MEGA, II/1, 2, p. 397] (Sur les sociétés précapitalistes, p. 203-204) : « Le but de (...)
• 119 Ibidem, p. 392, 395. (Sur les sociétés précapitalistes, p. 202, 205) [MEGA, II/1, 2, p. 397, 399].

3. À plusieurs reprises117, Marx signale la « dialectique propre » du procès de reproduction des diverses formations, par laquelle elles sont détruites, et peuvent être changées en leur contraire : croissance de population, guerre, conquête, appauvrissement, concentration de la propriété foncière, échange, monnaie, division ou combinaison du travail, développement des forces productives118. Ainsi naissent l’esclavage ou le servage, formes dérivées de la propriété foncière fondée sur le système tribal119.

• 120 Ibidem, p. 389 (Sur les sociétés précapitalistes, p. 198) [MEGA, II/1, 2, p. 393].

4. Ces analyses des diverses formes de propriété tribale et de leurs conditions internes de développement, jusqu’à leur altération en formes diverses, étaient nécessaires pour montrer quelles variations peuvent exister ou avoir existé dans le lien « des hommes vivants et actifs, avec les conditions naturelles inorganiques de leurs échanges avec la nature »120.

• 121 Ibidem, p. 396 (Sur les sociétés précapitalistes, p. 207-214) [MEGA, II/1, 2, p. 400-406].
• 122 Ibidem, p. 396 ss (Sur les sociétés précapitalistes, p. 207-208) [MEGA, II/1, 2, p. 400 ss].

Marx peut à présent aborder enfin la question de savoir comment on en est arrivé à cette séparation, dont l’aboutissement consiste en ceci que la puissance de travail libre et le capital se font face. Il en vient121 donc à esquisser, selon trois perspectives, les processus d’abolition nécessaires pour que la puissance de travail libre puisse se présenter en tant que telle. Dans la première perspective, il nomme et analyse quatre rapports qui doivent être abolis : a) la propriété immédiate du sol ; b) la propriété immédiate de l’instrument (outil) ; c) la propriété immédiate des moyens de consommation nécessaire avant l’achèvement du cycle de production (dans l’agriculture et l’artisanat) ; d) la non-propriété de la capacité de travail personnelle (esclavage ou servage )122.

• 123 Ibidem, p. 398 ss (Sur les sociétés précapitalistes, p. 208-211) [MEGA, II/1, 2, p. 401-403].

62Dans la seconde perspective, ces processus d’abolition sont à nouveau traités en tant que « situations historiques » n° I, II et III, en même temps que les rapports de domination et de dépendance qui les modifient123.

• 124 Ibidem, p. 401 ss (Sur les sociétés précapitalistes, p. 212-213) [MEGA, II/1, 2, p. 404 ss].
• 125 Ibidem, p. 402 (Sur les sociétés précapitalistes, p. 214) [MEGA, II/1, 2, p. 406].

63Dans la troisième perspective est présentée une dernière synthèse, de nouveau exposée en deux temps ; mais celle-là ne s’attache qu’à une forme « dérivée », correspondant chronologiquement à la phase tardive du féodalisme européen : abolition des rapports de dépendance, de propriété paysanne, de corporation et de clientèle.124 Au total : « le processus historique a provoqué la séparation d’éléments jusque-là liés ; son résultat n’est donc pas la disparition d’un des éléments, mais l’apparition de chacun d’eux dans un rapport négatif à l’autre : le travailleur (virtuellement) libre d’un côté, le capital (virtuel) de l’autre »125.

• 126 Ibidem, p. 402 ss (Sur les sociétés précapitalistes, p. 213-226) [MEGA, II/1, 2, p. 406-415].

64Marx peut alors passer enfin au point A2 (sans le 4) mentionné plus haut, la voie est libre pour l’exposition du processus dont le résultat représente la subsomption par le capital de la puissance de travail libre. La question est : comment le capital, en tant que pouvoir monétaire, s’approprie-t-il les conditions de travail objectives (matière première, instruments de travail et moyens de subsistance), et comment se transforme-t-il par là en capital industriel126. La réponse est constituée, schématiquement, par les déterminations suivantes : 1. Le capital, en tant que capital marchand ou usuraire, provient du pouvoir monétaire ; il vient donc de la circulation, est un produit de la circulation, non pas de la propriété foncière ou de l’artisanat corporatif. 2. Une présupposition indispensable à l’appropriation par le capital, en tant que pouvoir monétaire, des conditions objectives de travail est que celles-ci se présentent à lui séparées des puissances de travail vivantes. Le capital ne les a pas créées, il se les soumet. Cela n’est possible que si elles peuvent être achetées comme marchandises sur le marché : elles doivent déjà être devenues des marchandises. 3. Simultanément, le pouvoir monétaire en tant que capital marchand ou usuraire accélère les processus d’abolition susnommés et unifie progressivement par l’achat les conditions de travail objectives séparées de la puissance de travail subjective. 4. La première forme historique de cette unification est (après la phase transitoire du « Verlagssystem » – mais le terme n’est pas employé) la manufacture qui s’attaque d’abord à l’artisanat d’appoint rural, non pas à l’artisanat urbain.

• 127 Dans la suite, je considère dans leur globalité les passages des Grundrisse qui nous concernent. Le (...)
• 128 E. J. Hobsbawm, Karl Marx, op. cit., p. 41 ss. Hobsbawm est le premier à avoir indiqué quelles fure (...)

65Seule cette esquisse de l’argumentation de Marx dans les « Formen » permet de saisir correctement quelle fonction et quel contenu sont impartis au féodalisme et au Moyen Âge dans ce texte127. Eric Hobsbawm considérait déjà que Marx ne s’était préoccupé ici que des périodes des extrêmes du féodalisme, c’est-à-dire des conditions préalables de sa naissance et des formes, produites par lui-même, de son abolition, avec les influences accélératrices des formes (préindustrielles) du capital. Au contraire, le caractère des contradictions internes, la dynamique qui marquait le mode de production féodal épanoui et en détermina le développement, restent en dehors de l’analyse128. Ce jugement, évident si l’on se réfère à l’esquisse qui vient d’être tracée, mérite cependant d’être encore précisé.

• 129 Il apparaît nettement qu’ici aussi, Marx qualifie de « féodal » ce qui concerne la « noblesse » (po (...)
• 130 Pour rendre sensible la manière ordinaire de procéder, on citera ici, à titre d’exemple, un passage (...)

66De fait, des éléments de structure sociale affublés de l’épithète de « féodal » ou « médiéval » (exclusivement tirés de l’histoire européenne !) ne surgissent que rarement et ne reviennent ensuite qu’incidemment129 ; ou ils appartiennent à la série des rapports précapitalistes, déjà connue et sans valeur spécificatrice, et n’ont qu’une fonction comparative générale130.

• 131 Karl Marx, Grundrisse der Kritik, op. cit., p. 382 [MEGA, II/1, 2, p. 388].
• 132 Ibidem, p. 383 [MEGA, II/1, 2, p. 388].

68En analysant la forme germanique de propriété, Marx aborde l’opposition ville-campagne, propre à l’évolution de l’Europe médiévale : « le Moyen Âge (époque germanique) part de la campagne comme lieu de l’histoire, dont l’évolution tourne à l’opposition de la ville et de la campagne »131. Si, avec cette réflexion, Marx se contente de répéter des choses déjà dites – encore que spécifiques par rapport à l’Orient et à l’Antiquité – il se penche par ailleurs pour la première fois sur les rapports que l’on peut considérer comme les antécédents des communaux et de l’exploitation paysanne économiquement indépendante de l’Europe médiévale : il précise, d’un côté, le rôle particulier de la propriété collective des Germains : « en tant que terrain de chasse, de pacage, d’affouage, la partie du territoire qui ne peut être partagée doit servir, sous cette forme particulière, de moyen de production » ; d’un autre côté, il souligne la forme caractéristique de la propriété individuelle germanique, où « la totalité économique est contenue au fond dans chaque maison individuelle, qui constitue pour lui un centre autonome de production »132.

• 133 Ainsi chez Fritz Kkramer, « Kollektivwirtschaftliche Ursprünge des Sozialismus in China und Russlan (...)
• 134 Karl Marx, Grundrisse der Kritik, op. cit., p. 393 ss [MEGA, II/1, 2, p. 397].

69Rien n’autorise évidemment à identifier ici mode de production « germanique » et mode de production féodal-médiéval133. Il est certain que Marx a considéré ce dernier comme une des formations dérivées qui, résultant des processus immanents de développement des (trois) formations originelles, sont définies par des formes de domination et de servitude, donc des rapports de contrainte immédiate et « modifient nécessairement » les rapports de propriété antérieurs, les « déterminent négativement » ou les « abolissent ». Tandis que Marx fait au moins quelques allusions à cela quant aux formes asiatiques et antiques, il ne revient pas sur la genèse du féodalisme en Europe, comme synthèse des étapes dérivées des formations tant germaniques qu’antiques, telle qu’elle ressort des phrases, citées plus haut, de L’idéologie allemande et de l’Introduction : le cours des idées est interrompu assez abruptement134 ; ce qu’il y avait de plus nécessaire à dire sur les formations dérivées l’ayant été et une relative évidence atteinte, se pencher plus longuement sur l’histoire des formations dérivées aurait détruit la concentration sur les processus généraux de séparation, qui étaient l’objet propre de l’analyse.

• 135 Voir aussi Carsten Goehrke, « sub verbo ’Leibeigenschaft’ », Marxismus im Systemvergleich, t. 2, 19 (...)
• 136 Karl Marx, Grundrisse der Kritik, op. cit., p. 391 [MEGA, II/1,2, p. 372] ; avec le même sens, p. 3 (...)
• 137 Ibidem, p. 368 [MEGA, II/1, 2, p. 372] ; également p. 397 [MEGA, II/1, 2, p. 401] (Sur les sociétés (...)
• 138 Ibidem, p. 397, 399 [MEGA, II/1, 2, p. 401, 403] (Sur les sociétés précapitalistes, p. 208, 210).

70Par la suite, Marx opère avec le concept de « servage » conçu comme une forme secondaire d’asservissement. L’usage constant de ce concept dans à peu près toutes les remarques sur le féodalisme ou le Moyen Âge, antérieurement même aux Grundrisse, suggère ici aussi une égalité féodalisme = servage. Mais après un examen approfondi, cela n’apparaît que partiellement exact135. Dans les « Formen », le servage est présenté comme un rapport situé logiquement (et historiquement) situé entre deux extrêmes : d’un côté le lien « brut » de la puissance de travail subjective avec ses conditions objectives de réalisations (propriété), et de l’autre la totale privation – aliénation, produite par l’histoire, de ses conditions de réalisation (travail salarié). Ce palier dans l’abstraction permet à Marx de poser l’égalité du servage et de l’esclavage – de manière plus ou moins argumentée. Il peut ainsi, considérant la genèse de l’un et de l’autre, dire : « Que l’homme lui-même, en tant qu’accessoire organique du sol, soit conquis avec lui, il est conquis comme l’une des conditions de la production, et ainsi naissent l’esclavage et le servage, qui bientôt faussent et modifient les formes originelles de toute collectivité, et deviennent eux-mêmes leur base »136. Inversement, le « premier des préalables » du travail salarié formellement libre137 est « que le rapport d’esclavage ou de servage soit aboli », i.e. « abolition […] des rapports dans lesquels le travailleur lui-même, la puissance de travail vivante elle-même appartiennent encore directement aux conditions objectives de production et sont appropriés en tant que tels »138.

• 139 Ibidem, p. 156, 232, 904, et passim [MEGA, II/1, 2, p. 168, 242, et passim].
• 140 Ibidem, p. 400 [MEGA, II/1, 2, p. 401] (Sur les sociétés précapitalistes, p. 211).

71Le point de référence de la comparaison est constitué par l’état de séparation entre l’objet de travail (sol) et le moyen de travail (instrument), état produit et maintenu par les rapports de contrainte immédiate et directe, de domination (sans intervention du rapport d’échange)139, dont le préalable « est l’appropriation d’une volonté étrangère » par opposition à l’animal sans volonté.140

• 141 Karl Marx, Grundrisse der Kritik, op. cit., p. 368 [MEGA, II/1, 2, p. 403].

72Mais Marx abandonne ce palier d’abstraction et s’élève à la délimitation des deux formes l’une par rapport à l’autre : « dans le rapport d’esclavage, il [i.e : le travailleur] appartient au propriétaire individuel, particulier dont il est une machine de travail. En tant que totalité manifestant une force, en tant que puissance de travail, il est la chose appartenant à autrui et ne se comporte donc pas comme le sujet de ses manifestations de force particulières ou de son activité laborieuse vivante. Dans le rapport de servage, il apparaît comme élément de la propriété foncière, accessoire de la terre comme les bêtes de somme »141.

• 142 M. Rodinson. Islam et capitalisme, Paris, Seuil, 1966 ; Carsten Goehrke, « sub verbo ’Leibeigenscha (...)
• 143 Karl Marx, Grundrisse der Kritik, op. cit., p. 373 [MEGA II/1, 2 p. 377]. Mais ce lien reste formel (...)
• 144 Ibidem, p. 373, 363 [MEGA, II/1,2, p. 377, 368] : "fuite des serfs vers les villes".
• 145 Ibidem, p. 399 (Sur les sociétés précapitalistes, p. 210) [MEGA, II/1, 2, p. 403].
• 146 Ibidem, p. 400 (Sur les sociétés précapitalistes, p. 211) [MEGA, II/1, 2, p. 403].
• 147 Ibidem, p. 376 (Sur les sociétés précapitalistes, p. 182) [MEGA, II/1, 2, p. 381]. I1 s’agit ici to (...)
• 148 Pour cela, il faut attendre la section sur la rente foncière (3^e livre du Capital).
• 149 Karl Marx, Grundrisse der Kritik, op. cit., p. 411 (Sur les sociétés précapitalistes, p. 224) [MEGA(...)

73Cela ne signifie néanmoins pas que Marx ait véritablement précisé la spécificité de la forme du servage féodal par rapport à d’autres formes d’enchaînement au sol des producteurs agricoles. C’est ce qu’ont bien vu Maxime Rodinson et Carsten Goehrke142. Du moins trouve-t-on dans les Grundrisse quelques indications. D’un côté, un doit tenir compte de la liaison du terme de « servage » avec l’époque du mode de production féodal143 et avec le concept de « noblesse »144 ; d’un autre côté, Marx s’oriente vers l’analyse du fait que « l’enchaînement » à la terre constitutif du rapport de servage ne signifie pas seulement la « propriété » par le serf des moyens de subsistance »145, mais aussi, en même temps, une forme particulière de rapport au sol qui implique, pour l’individu travaillant, la possibilité effective de disposer de ce sol, bien qu’il se soit trouvé « déchu de sa propriété »146. Quoique Marx ait eu sous la main la catégorie de « possession » héréditaire, qui exprime ce rapport de libre disposition effective du sol et qu’il avait employée pour définir les rapports de propriété des producteurs immédiats au sein des formation asiatiques147, il n’en fit pas un usage conséquent pour le rapport de servage, qu’il s’agisse du servage en général ou du servage féodal148. Cette carence est également attestée par le fait qu’il ne parle qu’une seule fois, et en passant, de « propriété […] sous sa forme dépendante (serve) »149.

• 150 Ibidem, p. 401-402 (Sur les sociétés précapitalistes, p. 212-213) [MEGA, II/1, 2, p. 401 ss].

74« Dépendance » (Hörigkeit) est justement le terme par lequel Marx remplace celui de « servage » lorsqu’il traite de l’abolition en Europe des rapports spécifiques médiévaux-féodaux, abolition qui constitue un préalable à la subsomption par le capital des conditions de travail objectives et de la capacité de travail subjective séparée de celles-ci : « De tels processus historiques d’abolition sont autant d’abolitions des rapports de dépendance qui enchaînent le travailleur au sol ainsi qu’au maître du sol ; mais qui présupposent effectivement sa propriété des moyens de subsistance ; cela est en vérité le processus de son détachement de la terre ; abolition des rapports de propriété foncière, qui le constituaient en yeoman, en petit propriétaire exploitant libre, ou fermier (colonus), paysan libre (la dissolution des formes plus anciennes de propriété commune et des biens communaux réels va de soi) ; abolition des rapports corporatifs qui présupposent sa propriété des instruments de travail et le travail lui-même, en tant que savoir-faire artisanal précis, en tant que propriété (pas seulement source de celle-ci) ; de même, abolition des rapports de clientèle sous leurs diverses formes, dans lesquels des non-propriétaires apparaissent dans la suite de leur maître comme consommateurs du produit en surplus et en retour portent la livrée de leur maître, prennent part à ses querelles, rendent des services personnels, imaginaires ou réels etc. Dans tous ces procès d’abolition, on verra après un examen plus minutieux que les rapports qui doivent être abolis sont ceux où prédominent la valeur d’usage, la production pour l’usage immédiat ; la valeur d’échange et sa production présupposent la prédominance de l’autre forme ; d’où aussi, dans tous ces rapports, prédominance des redevances en nature et des services concrets sur les paiements et les redevances monétaires. Mais cela seulement en passant. Une observation plus attentive permettra également de voir que tous les rapports abolis n’étaient possibles qu’avec un certain degré de développement des forces productives matérielles (et par conséquent aussi intellectuelles) »150.

• 151 Marx est revenu dans plusieurs sections des Grundrisse sur les procès de dissolution qui constituen (...)
• 152 Karl Marx, Grundrisse der Kritik, op. cit., p. 164 [MEGA, II/1, 2, p. 175] : « L’histoire de la pro (...)
• 153 Karl Marx, Grundrisse der Kritik, op. cit., p. 628 [MEGA, II/1, 2, p. 614].
• 154 Il n’est pas nécessaire ici de rassembler et d’analyser tous les passages relatifs à notre sujet. A (...)

75Marx, se situant dans la perspective d’une explication des transformations des formes originelles de propriété en formes « dérivées », et d’une analyse du développement de ces dernières, ne s’intéressait pas plus que cela à une étude détaillée du mode de production féodal : d’où le manque de clarté que l’on a signalé et les réflexions qui tournent court : l’analyse des conditions de l’accumulation « primitive » l’a littéralement « contraint » à circonscrire au moins certains rapports essentiels du mode de production féodal. Mais là encore, l’intérêt reste limité, et l’analyse détaillée de certains éléments, de leurs rapports entre eux, aussi bien qu’avec le mode de reproduction de l’ensemble du système, sont en dehors du champ que Marx veut éclairer. En même temps, on voit, dans la méthode utilisée – et illustrée seulement à titre d’exemple par la citation ci-dessus – quelle perspective d’argumentation domine la plupart des chapitres et des passages touchant, dans Le Capital, ce qu’il y a de « précapitaliste » et « féodal » (ou « médiéval »). Cette remarque vaut autant pour le caractère des rapports sociaux151, la métamorphose de la propriété foncière féodale en propriété foncière bourgeoise152, la limitation du caractère de valeur d’échange du sol dans des conditions pré-bourgeoises de propriété153 et, de manière particulièrement développée, pour la détermination du rôle et de la forme de mouvement du capital commercial et usuraire précapitaliste, ainsi que pour son influence sur la sphère de la production154.

• 155 Karl Marx, Grundrisse der Kritik, op. cit., p. 377 (Sur les sociétés précapitalistes, p. 184) [MEGA(...)
• 156 Sur les étapes de la critique de la théorie de la rente foncière capitaliste chez Ricardo, voir W.  (...)

78Sans doute Marx utilisait-il, pour l’analyse des formations asiatiques, les concepts de « produit en surplus » et de « travail en surplus »155 ; sans doute apparaissent plus d’une fois des formes concrètes de surtravail typiques du mode de production féodal (corvée, tribut, fermage) ; sans doute Marx s’était-il attaqué à plusieurs reprises au concept de rente foncière capitaliste (particulièrement à celui de David Ricardo)156 ; tout cela n’empêche pas que manquait encore en 1858 la catégorie la plus abstraite capable de subsumer toutes les formes de surtravail précapitaliste.

• 157 Le fragment connu sous le nom de « version primitive » (Karl Marx, Grundrisse der Kritik, op. cit., (...)
• 158 Friedrich Engels, Karl Marx, Briefe, op. cit., p. 93.

79Au cours de l’été 1859 parut la première partie de l’essai intitulé Contribution à la critique de l’économie politique157, dans laquelle Marx, selon son propre témoignage épistolaire, développe « scientifiquement pour la première fois un aspect important des rapports sociaux »158, en l’occurrence l’analyse de la marchandise et de la monnaie, accompagnée de la critique des conceptions antérieures de ces deux rapports dans l’économie politique.

• 159 MEW, t. 13 p. 8 ss. (Contribution à la critique de l’économie politique, p. 3-6) [MEGA II/2, p. 99- (...)
• 160 La phrase de ce texte : « à grands traits, les modes de production asiatique, antique, féodal et bo (...)
• 161 Marx répète ici un certain nombre de propositions sur « les services et livraisons en nature du Moy (...)

80À ce travail Marx adjoignit une « préface » dans laquelle il rendait compte brièvement de son itinéraire politique et scientifique et résumait de manière succincte le « résultat général » des critiques émises par lui-même et Engels, sur Hegel, sur la philosophie allemande post-hégélienne, sur Proudhon et d’autres, résultat qui « servait de fil conducteur »159 à ses travaux. Il n’est pas nécessaire ici de se pencher sur le statut théorique de ce fameux « fil conducteur » et de son adoption problématique par les mouvements socialistes ultérieurs. Retenons, car ces éléments conducteurs valent aussi pour les « modes de production […] féodaux », que Marx y résumait les éléments essentiels de son concept général de mode de production, le démarquait des formes essentielles de la « superstructure » et indiquait les conditions du bouleversement par lequel on passe d’un mode de production à un autre160. Dans l’essai lui-même, les rapports féodaux n’apparaissent que de manière latérale et sans contenu nouveau161.

• 162 W. S. Wygodski. Die Geschichte, op. cit., p. 71 ss.

81W.S. Wygodski a établi de manière évidente pourquoi la suite de ce texte, dans lequel Marx présentait « pour la première fois systématiquement sa théorie de la valeur », se fit attendre : des recherches substantielles étaient encore nécessaires pour expliquer le passage de la valeur à la plus-value et la régulation, par la plus-value, des diverses formes de profit capitaliste162.

• 163 Première édition, aujourd’hui bien vieillie, de Karl Kautsky (1905-1910). On peut encore utiliser l (...)

82On peut à présent comprendre cela de manière plus précise grâce à la publication du manuscrit gigantesque de la Contribution à la critique de l’économique politique, que Marx élabora d’août 1861 à juillet 1863163.

• 164 Par exemple MEGA II/3, 5, p. 1546 ss, 1554 ss ; 3,6, p. 2048, 2268 ss, 2280 ss.

- Marx réutilise fréquemment des formulations qui proviennent des Grundrisse (auto-citations)164 ;

• 165 Corporation : MEGA II/3, 1, p. 884, 164 ss, 245, 277 ; 3,6, p. 1975, 2054, 2131 ss. Charrue et moul (...)

- des répétitions de thèmes développés dans des ouvrages antérieurs concernent les corporations, les moyens de production à la campagne, le capital commercial et usuraire, l’accumulation primitive et l’opposition de la propriété et du revenu féodal et moderne165 ;

• 166 Karl Marx, Grundrisse der Kritik, op. cit., p. 390 (Sur les sociétés précapitalistes, p. 200) [MEGA(...)
• 167 Projektgruppe, Entwicklung, op. cit., p. 673.
• 168 MEW, t. 26-1, p. 383 (Théories sur la plus-value, I p. 476-477) [MEGA II/3,6 p. 2180].

84Marx avait déjà auparavant considéré brièvement le phénomène de « l’exportation » de la féodalité en Angleterre (en 1066)166. Dans la grande digression sur le rapport du travail productif au travail improductif dans le mode de production capitaliste, réflexions que Marx ne reprit plus par la suite de manière aussi approfondie167, il s’empare à nouveau de ce phénomène pour expliquer la position des paysans et des artisans au sein du capitalisme : « Il est possible que ces producteurs, qui travaillent avec leurs propres moyens de production, ne reproduisent pas seulement leur capacité de travail, mais créent aussi de la plus-value dans la mesure où leur position leur permet de s’approprier leur propre travail en surplus ou une partie seulement de celui-ci (une partie leur étant retirée sous forme d’impôts etc.). Et nous rencontrons ici un trait particulier, caractéristique d’une société dans laquelle prédomine un mode de production déterminé, auquel tous les rapports de production existant dans cette société ne sont pas encore soumis. Dans la société féodale par exemple, comme on peut le mieux l’étudier en Angleterre parce que le système du féodalisme y fut introduit tout fait de Normandie et que sa forme y fut imposée à un substrat social à beaucoup d’égards fort différent, des rapports même fort éloignés de l’essence du féodalisme reçoivent une expression féodale : par exemple, de simples rapports monétaires, dans lesquels il ne s’agit en aucune manière de services personnels réciproques du suzerain et du vassal ; et la fiction, par exemple, selon laquelle le petit paysan tient son bien en fief »168.

• 169 Bien que, dans ce développement le problème de la congruence ou des divergences entre Marx et Engel (...)

85Cette remarque éclaire, comme d’un coup de projecteur, le rapport, si délicat sur le plan théorique, du mode de production et de la formation sociale, à propos d’un exemple féodal169 ; mais la réflexion s’interrompt brusquement car elle sert ici un autre dessein : à nouveau donc, un exemple très typique de la manière dont Marx procède souvent avec le « matériau » précapitaliste !

• 170 Karl Dietrich Hüllmann, Städtewesen des Mittelalters, 4 vol., Bonn, 1826-1829.
• 171 Sur Hüllmann : MEW, t. 26-2 ; p. 233, t. 26-3, p. 526 (Théories sur la plus-value, II, p. 269 ; III (...)
• 172 MEW, t. 26-2, p. 233 (Théories sur la plus-value, II, p. 269) [MEGA, II/3, 3, p. 876 ss].
• 173 MEW, t. 26-2, p. 313 (Théories sur la plus-value II, p. 366) [MEGA, II/3, 3, p. 676].
• 174 Ibidem, t. 26-3, p. 265 [MEGA, II 3, 4 p. 1402].
• 175 Ibidem, p. 426, s’appuyant ici sur Richard Jones (Théories sur la plus-value, III, p. 491) [MEGA, I (...)

86Incidemment, Marx analyse certains détails du rapport médiéval ville- campagne, s’appuyant pour cela, comme déjà dans les Grundrisse, sur Adam Smith, sur Karl Dietrich Hüllmann170 et sur la polémique de Martin Luther contre l’usure171. Il est question de la différence entre l’impôt direct à la campagne et l’impôt indirect à la ville (accise)172, du prix de monopole urbain des matières premières rurales173, de la monopolisation urbaine de certaines branches professionnelles174 et du caractère permanent de l’artisanat urbain, par opposition au caractère saisonnier du travail rural175.

• 176 Richard Jones. Essay on the Distribution of Wealth and the Sources of Taxation, Part I, Rent, Londr (...)

87La plus importante des conséquences de cette exploration théorique des rapports précapitalistes, et donc aussi féodaux, est la controverse de Marx avec les écrits de l’économiste anglais Richard Jones (1790-1855), en particulier à propos de son Essay on the Distribution of Wealth and the Sources of Taxation176.

• 177 Selon Hans Peter Harstick (Karl Marx über Formen, op. cit., p.  13 note 41), Marx avait pris des no (...)
• 178 R. Jones, Essay, op. cit., ch. II-VI, p. 17-184 ; voir l’aperçu, p. 15 ss.
• 179 MEW, t. 26-3, p. 391 (Théories sur la plus-value, III, p. 468) [MEGA, II/3, 5, p. 1835 ss ; voir au (...)

88Marx attribuait à Jones le mérite d’avoir été le premier économiste qui, en se tournant vers l’histoire de manière conséquente, ait rendu possible le déchiffrement du caractère spécifiquement historique de la rente foncière capitaliste, cela en opposition tout particulièrement à la théorie de la rente de Ricardo177. Il caractérise ainsi l’exposé de Jones sur les formes précapitalistes de la rente178 : « Jones poursuit la rente au travers de toutes ses transformations, depuis sa configuration la plus grossière, comme corvée, jusqu’au bail à ferme moderne. Il découvre partout qu’à une forme précise du travail et de ses conditions correspond une forme précise de la rente, c’est-à-dire de la propriété foncière. Ainsi sont analysés dans l’ordre les rentes en travail des serfs, le passage de la rente en travail à la rente en produit, les rentes de métayage, les rentes Ryots (paysans indiens) – une évolution qui ne nous concerne pas ici dans le détail. Dans toutes les formes anciennes, on rencontre le propriétaire foncier, – et non pas le capitaliste, comme celui qui s’approprie directement le travail en surplus d’autrui. La rente, telle qu’elle est perçue chez les Physiocrates, par réminiscence, apparaît historiquement (ce qu’elle est encore chez les peuples asiatiques à la plus grande échelle), comme la forme générale du travail en surplus, du travail qui doit être exécuté gratuitement. Ici l’appropriation de ce travail en surplus n’est pas médiatisée, comme dans le capital, par l’échange ; sa base est la domination violente d’une partie de la société sur l’autre partie (d’où aussi l’esclavage direct, le servage ou un rapport de dépendance politique) »179.

• 180 Les Ryots sont des formes orientales de rente en produit. Marx ne mentionne pas ici les cottiers re (...)

89Ce passage montre comment Marx adapta les recherches de Jones à ses propres représentations (surtout élaborées dans les « Formen ») des formes précapitalistes de propriété foncière « dérivées » : la rente comme forme générale de surtravail précapitaliste des producteurs agricoles immédiats, appropriée par la domination violente du propriétaire foncier, qui réduit les paysans aux formes les plus diverses de dépendance, selon les conditions du procès de production lui-même. À ces formes de dépendance correspondent diverses formes de rente : l’énumération, incomplète, des termes employés par Jones180 contient les prémisses d’un système que Marx élabora peu après dans le troisième livre du Capital : rente en travail, en produits, en argent ; auparavant Marx les dénommait ordinairement services ou livraisons en nature et paiements en argent.

• 181 MEW, t. 26-3, p. 393 ss (Théories sur la plus-value, III, p. 470 ss) [MEGA, II/3, 5, p. 1837].
• 182 Ibidem, p. 391 (Théories sur la plus-value, III, p. 469) [MEGA, II/3, 5, p. 1836]. Pour une meilleu (...)

90Citations et contextes prouvent que Marx encore une fois ne considérait ces rapports qu’en passant : ce qui « l’intéresse de manière décisive », c’est la forme capitaliste de la rente foncière agricole, le « farmer rent », et l’adoption critique du concept de cette forme, tel que Jones l’a développé181. Marx compare également corvée et salariat182.

• 183 Ibidem, p. 414 (Théories sur la plus-value, III, p. 498) [MEGA, II/3, 5, p. 1854 ss].
• 184 MEW, t. 13, p. 20 (Critique de l’économie politique, p. 12-13) [MEGA II/2 p. 112 ss], ici sous l’as (...)

91On le voit : la catégorie la plus abstraite, i.e. la plus simple, de surtravail précapitaliste, la rente, était dès lors « découverte » ; mais sa structure formelle pour chaque mode de production n’intéressait pas Marx ici. Plus loin, il revient encore une fois sur les formes de dépendance dont il était question dans la précédente citation : « L’unité originelle entre travailleurs et conditions de travail (abstraction faite du rapport d’esclavage où le travailleur lui-même appartient aux conditions de travail objectives) a deux formes principales : la collectivité asiatique (communisme naturel) et la petite agriculture familiale (à laquelle est liée l’industrie domestique) in one or the other form »183. Marx retrouvait ici la distinction entre esclavage et servage, qu’il avait rencontrée dans les Grundrisse, mais il employait pour les producteurs directs (dépendants) un concept, dont les prémisses se laissaient deviner dans la Contribution à la critique de l’économie politique de 1859184, et qui est un élément essentiel de la définition de la rente foncière précapitaliste dans le 3^e livre du Capital : la « petite agriculture familiale » contenant en elle l’industrie domestique.

• 185 MEW, t. 26-3, p. 412 (Théories sur la plus-value, III, p. 495) [MEGA, II/3, 5, p. 1853] : il revien (...)
• 186 Postface de la deuxième édition allemande du livre I du Capital (MEW, t. 23, p. 27. Le Capital, I, (...)

92Pourtant, la forme proprement féodale de production et de surtravail paysan ou de rente n’apparaît ici qu’à l’état de prémisses sans être davantage précisée ! La controverse avec Jones visait deux autres objets : la forme la plus générale de surtravail précapitaliste et la forme spécifique d’agriculture et de rente foncière capitaliste.185 L’une et l’autre questions avaient pour la théorisation politico-économique du mode de production féodal lui-même en Europe, dans le développement de l’œuvre de Marx, une signification exceptionnelle : le « lien inhérent fondamental » des sociétés (de classes) précapitalistes à base agricole était dépisté186 ; le matériau préparé par Richard Jones, Adam Smith et d’autres à propos du passage à l’agriculture capitaliste était analysé. La controverse avec Richard Jones à la fin des Théories sur la plus-value témoignait ainsi du franchissement d’un obstacle décisif et attestait en même temps la double fonction remplie par les sociétés précapitalistes (et féodales) dans l’œuvre de Marx, depuis qu’il avait entrepris ses études politico-économiques : comparaison et genèse. C’est précisément cela qui fonde la généralité des remarques qui concernent ces sociétés, i.e. un niveau d’abstraction, qui, certes, englobe les rapports féodaux, mais n’examine pas systématiquement leur définition formelle propre.

• 187 Grundrisse, p. 7, 10 (Contribution à la critique de l’économie politique, p. 150, 153) [MEGA, II/1, (...)
• 188 Analyse systématique : Étienne Balibar. « Sur les concepts fondamentaux du matérialisme historique  (...)
• 189 Grundrisse, p. 25-26 [MEGA, II/1, p. 40 ss]. Ces phrases sont décisives quant à la théorie de la so (...)
• 190 Par exemple, Grundrisse, p. 365 [MEGA II/1, p. 368Ss].
• 191 À propos de la controverse sur ce thème : B. Hindess, P. Hirst. Vorkapitalistische, op. cit. ; Diet (...)
• 192 Alfred Schmidt, Geschichte und Struktur. Fragen einer marxistischen Historik, Munich, Hanser, 1971. (...)

941. Marx utilisait des « abstractions raisonnables » i.e. des « déterminations communes à tous les stades de la production »187, constitutives de son concept le plus général de « mode de production »188. 2. La constitution et l’usage du concept de mode de production capitaliste lui-même représentent une condition préalable absolue de toute étude adéquate de la structure politico-économique des sociétés passées, car dans ce concept s’exprime l’étape la plus développée de l’organisation économique et sociale (observable jusqu’alors)189. 3. Ce concept et les éléments qui le composent ne sont pourtant pas directement transposables dans l’histoire. L’objectif consiste précisément à découvrir leurs propriétés formelles historiquement caractéristiques. « Surtravail », par exemple, a, dans le cadre d’un mode de production « féodal », un autre sens que dans celui du mode de production capitaliste, etc. Jusqu’à cette époque, Marx n’avait pas donné la démonstration concrète d’une telle règle de méthode, quoiqu’il l’eût fait volontiers190 ; le travail sur le mode de production capitaliste avançait. 4. Féodalisme, Moyen Âge, et forme (formation) germanique avaient été intégrés dans le concept de « formations précapitalistes », dont l’aspect lié à l’histoire universelle ne nous intéresse pas ici191. 5. Plus important est le rôle que le « féodalisme » et le « Moyen Âge » jouèrent dans le cadre de ce concept et en rapport avec le capitalisme. On doit distinguer deux aspects. D’un côté, les remarques, le plus souvent brèves, concernant ces thèmes servent à l’illustration de rapports fondamentalement différents de ceux du capitalisme ; des réalités asiatique, antique ou féodale sont comparées en bloc ou en détail à des réalités capitalistes, pour mieux faire ressortir l’originalité de ces dernières. D’un autre côté, de telles remarques visent à expliquer l’origine historique des réalités capitalistes. Ces deux fonctions, comparative et génétique, sont au service de l’analyse du rapport capitaliste. La logique du système capitaliste a le primat sur son histoire, et sur l’histoire en général.192

• 193 Dans la première version de l’« accumulation primitive » du capital (Grundrisse, p. 363 ss [MEGA, I (...)
• 194 Ce qui suit s’appuie directement sur L. Kuchenbuch, B. Michael (Hgg.) Feudalismus, op. cit. ; p. 23 (...)
• 195 MEW, t. 23 (Das Kapital Bd 1) p. 742 (Le Capital III, p. 155) [MEGA II/8, p. 669].

95Cette double hétéronomie de tout ce qui est « précapitaliste » a été systématisée par Marx dans Le Capital d’une manière déjà perceptible dans les Grundrisse193 : la comparaison « historique », et en particulier l’origine historique d’un rapport partiel au sein du mode de production capitaliste, ne sont le plus souvent énoncées dans Le Capital qu’après une explication systématique de ce rapport lui-même. Ce principe a de vastes conséquences s’agissant de notre thème194 : Marx, dans Le Capital n’a nulle part fourni une esquisse du mode de production féodal ; il ne l’a pas voulu. Son point de départ était contenu dans cette phrase : « La structure économique de la société capitaliste est sortie de la structure économique de la société féodale : la dissolution de cette dernière a libéré les éléments de la première »195. Ainsi, Marx, sous la forme d’une analyse morcelée, a évoqué des éléments du mode de production féodal là où ils avaient une signification pour la genèse d’éléments du mode de production capitaliste. La présentation de ces éléments avait la double fonction d’illustrer, d’un côté, le processus d’autodestruction au sein du féodalisme, et de préciser, de l’autre, leur rôle dans la genèse du rapport de production capitaliste. Ainsi s’éclaire parfaitement le fait que toutes les sections importantes quant au féodalisme soient placées à la fin d’une série de sections traitant une catégorie ou un rapport (partiel) du mode de production capitaliste. F. Engels, dans son édition du manuscrit de Marx de 1863-1867, a mis les choses dans un ordre logique :

• 196 MEW, t. 25 (Das Kapital Bd 3) p. 790 ss. (Le Capital VIII, p. 164 ss) [MEGA, II/15, Berlin 2004, p. (...)

- le chapitre sur la « Genèse de la rente foncière capitaliste » est situé à la fin de la section sur la « métamorphose du profit en surplus en rente foncière »196 ;

• 197 Ibidem, p. 335 ss. (Le Capital, VI, p. 332 ss.) à la fin de la Section sur « transformation du capi (...)

- le chapitre sur « considérations historiques sur le capital marchand », à la fin de la section sur « capital-marchandise et capital-argent »197 ;

• 198 Ibidem, p. 607 ss (Le Capital, VII, p. 253 ss) [MEGA, II/15, Berlin 2004, p. 583 ss].

- le chapitre « réalités précapitalistes » sur le capital usuraire, à la fin de la section sur « la division du profit en intérêt et gain d’entrepreneur »198.

• 199 MEW, t. 23, p. 741 ss (Le Capital, III, p. 153 ss) [MEGA II/8, p. 667 ss].

- le chapitre sur la « prétendue accumulation primitive du capital », à la fin de l’analyse du « procès d’accumulation du capital »199 ;

• 200 MEW, t. 23, p. 91 ss (Le Capital, I, p. 89 ss) [MEGA II/8 p. 105 ss, MEGA II/8 p. 352 ss].

- les remarques sur les rapports personnels de dépendance au Moyen Âge après l’analyse des effets réifiant sur les rapports sociaux de la généralisation des rapports monétaires, et la même chose vaut pour ceux de la division du travail au sein de la manufacture capitaliste200 ;

• 201 Karl Marx, Resultate des unmittelbaren Produktionsprozesses, Francfort, Neue Kritik, 1970, p. 54 ss (...)

96Les remarques « historiques » sur les rapports entre maîtres et compagnons et la subdivision du maître-artisan en capitaliste et ouvrier n’ont pas trouvé place au sein du manuscrit de 1863-1865, et ne sont pas entrées dans le Capital201.

• 202 Larissa Miskewitsch et al., « Zur Periodisierung der Arbeit von K. Marx am Kapital in den Jahren 18 (...)

97On sait que Marx a rédigé Le Capital pour ainsi dire en ordre inverse. Aux Théories sur la plus-value, que Marx lui-même désignait comme « le livre IV » du Capital, succédaient, dans le cadre du premier projet d’ensemble (1863-66) le manuscrit du 3^e livre (1864-1865), puis, en 1866-1867, le 1^er livre, dont la révision, pour de nouvelles éditions et des traductions, occupa les années suivantes202. Dans les années 1870, Marx travailla à la refonte du 2^e livre et prépara les matériaux pour une révision du manuscrit du 3^e livre. L’articulation de cette présente section s’impose donc. J’examine d’abord le 3^e livre ; suivent le 1^er, puis des compléments tirés du 2^e.

• 203 MEW, t. 25, p. 7 ss (Le Capital, VI, p. 7 ss) [MEGA, II/15, p. 5-10].
• 204 MEGA II/4,2, 1992, « Introduction » p. 9*-20*. Cela est particulièrement vrai pour le section 6 sur (...)
• 205 Très brèves indications sur les choix éditoriaux d’Engels pour le 3^e livre : MEGA, II/15 ; p. 917 s (...)

98Friedrich Engels exposa dans la préface à l’édition de ce 3^e livre, parue en 1894, dans quel état il avait trouvé les manuscrits de Marx de 1864-1865, et quels projets nourrissait Marx pour leur révision en vue d’une édition définitive203. On doit partir de l’idée que ce texte revêt à beaucoup d’égards un caractère d’ébauche, qu’il aurait été foncièrement révisé, sinon refondu, pour la publication204 ; dans ces manuscrits, Marx traite des questions relatives aux sociétés précapitalistes de manière habituelle, mais n’a pas organisé la matière en la répartissant de manière conséquente entre divers chapitres, c’est Engels qui s’en est chargé. La comparaison du texte du manuscrit de Marx avec l’édition d’Engels du 3^e livre ne fait apparaître aucune variante significative ni aucune divergence. Il semble donc acceptable, ici, de suivre le texte de l’« édition » d’Engels. Ceci en tenant compte du fait qu’Engels n’a pas signalé ses compléments syntaxiques au texte original, si bien que l’on ne peut pas parler d’édition critique du manuscrit de Marx.205

• 206 Il est intéressant d’observer comment Marx dans le chapitre sur Le Capital marchand s’en prend à la (...)
• 207 MEW, t. 25, p. 3 607 ; voir aussi p. 339, 346, 610, 623. (Le Capital, VII, p. 253 ; VI, p. 336, 342 (...)
• 208 . Il s’agit là de l’explication des formules A-M-A et A-A’.
• 209 . I1 s’agit là du lien entre production de valeur d’usage, production simple de marchandise et circ (...)
• 210 Ibidem, p. 623 (Le Capital, VII, p. 269) [MEGA, II/3, 4, p. 599].
• 211 Ibidem, p. 610, 338, 343. (Le Capital, VII, p. 256 ; VI, p. 334, 339) [MEGA, II/3,4, p. 586, 318, 3 (...)
• 212 Ibidem, p. 339, 344. (Le Capital, VI, p. 336, 340) [MEGA, II/3, 4, p. 319, 325].
• 213 Ibidem, p. 339. P. 344 (Le Capital, VI, p. 340) [MEGA, II/3, 4, p. 319] de manière plus développée  (...)
• 214 Ibidem, p. 609, 610, 623 (Le Capital, VII, p. 255, 256, 269) [MEGA, II/3, 4, p. 585 ss, 599].
• 215 Ibidem, p. 611. (Le Capital, VII, p. 256) [MEGA, II/3, 4, p. 587].
• 216 Ibidem, p. 613 ss. (Le Capital, VIL, p. 259 ss) [MEGA, II/3, 4, p. 589 ss].
• 217 Ibidem, p. 347 ss. (Le Capital, VI, p. 342 ss) [MEGA, II/3, 4, p. 327 ss]. Marx considère ce proces (...)
• 218 Ibidem, p. 345 (Le Capital, VI, p. 341) [MEGA, II/3, 4, p. 325]. Voici la phrase qui suit : « Dès l (...)
• 219 C’est la conclusion qu’on tire d’une observation comparative de passages situés aux pages 337 ss, 3 (...)

99Selon Marx, les déterminations historiques du capital marchand-marchandise et argent s’articulent clairement aux principes énoncés précédemment. Ce n’est qu’après que la forme spécifique du gain par le commerce et le crédit au sein du mode de production capitaliste a été expliquée, que les formes précapitalistes de gain par la circulation sont analysées dans une perspective comparative et génétique, en opposition à de nombreux concepts anhistoriques ayant cours dans l’économie politique et l’histoire206. Engels, avec les titres de ces chapitres (« considérations historiques sur le capital marchand » et « à propos des réalités précapitalistes »), a bien signifié que le Moyen Âge et le féodalisme sont subordonnés à un rapport plus général. Marx justifie cette ordonnance par des raisons de contenu : « le capital portant intérêt – ou, comme nous pouvons l’appeler dans sa forme ancienne, le capital usuraire – appartient, avec son frère jumeau, le capital marchand, aux formes antédiluviennes du capital qui précèdent (depuis très longtemps) le mode de production capitaliste et qu’on trouve dans les formations économico-sociales les plus variées »207. Par conséquent, on ne rencontre aucune indication concernant spécialement le Moyen Âge et le féodalisme parmi les éléments se rapportant à la structure de la formation de gain capitaliste marchand ou usuraire208, et à ses conditions socio-économiques de réalisation209. De telles indications ne sont fournies que lorsqu’il s’agit des effets des deux formes du profit d’aliénation sur le « mode de production existant »210 – dans le cadre de la comparaison avec l’Antiquité et les « formes asiatiques »211. Une concentration claire de l’attention sur les rapports féodaux européens n’est décelable qu’à propos de la genèse du capitalisme, ou, plus précisément, de la dissolution des rapports féodaux comme « préalable historique au développement du mode de production capitaliste »212. Dans ce contexte, le capital commercial et le capital usuraire réclament la concentration du pouvoir monétaire, la généralisation de l’argent comme moyen de paiement, la dépossession des producteurs de leurs moyens de production (en tant que destruction des formes de propriété traditionnelles), la généralisation de la production de marchandises. Mais, et ceci revêt une grande importance, ces effets sur le mode de production féodal ne sont que des causes secondaires de sa dissolution. À propos de l’effet du capital commercial, Marx remarque : « son développement, pris en soi […] n’est pourtant pas suffisant pour établir et expliquer le passage d’un mode de production à un autre »213. De même l’usure, « prise en soi », ne fait que ruiner et paralyser les rapports qui la permettent214. Mais « ce n’est que là où (et lorsque) les autres conditions préalables du mode de production capitaliste sont remplies que l’usure apparaît comme un moyen de constitution du nouveau mode de production par la ruine des seigneurs féodaux et du petit producteur d’un côté, de l’autre par la centralisation des conditions de travail du fait de leur transformation en capital »215. Parmi ces « autres conditions », on compte : la « rationalisation » de l’usure par le système bancaire et de crédit216, et le lien du capital marchand avec la production artisanale217. L’un et l’autre phénomènes se produisirent justement dans l’Europe médiévale-féodale. Pourquoi le passage fut-il seulement possible à partir du mode de production féodal ? Pourquoi est-on parvenu uniquement en Europe « à faire éclater les entraves féodales à la production »218 ? On ne peut répondre à ces questions, si l’on suit Marx, que par l’analyse du « caractère » du mode de production féodal. Mais pour cela, l’explication du « rôle historique » du capital usuraire et commercial n’est pas le lieu approprié. On aura saisi au passage que Marx ne subsume pas, conceptuellement et objectivement, le capital commercial et usuraire sous les « modes de production » dans les « pores » desquels il se niche, qu’il ait pensé ici aux « formes asiatiques », à l’esclavage (antique) et au féodalisme européen, mais bien sous les « formations économico-sociales » correspondantes219.

• 220 Ibidem, p. 627-652, 790-821 (Le Capital, VIII, p. 8-31, 164-192) [MEGA, II/3,4, p. 602-62, 757-88. (...)
• 221 Ibidem, p. 627 (Le Capital, VIII, p. 8) [MEGA, II/3, 4, p. 602 ss] Cette transformation signifie «  (...)
• 222 Ibidem, p. 647 (Le Capital, VIII, p.  25-26) [MEGA, II/3, 4, p. 647]. « Quelle que soit la forme sp (...)

101Il s’agit ici des chapitres 37 (« introduction ») et 47, si célèbre et maltraité (« Genèse de la rente foncière capitaliste »)220 à l’intérieur de la 6^e section (« métamorphose du profit en rente foncière »). D’emblée Marx circonscrit son dessein : 1. « L’analyse de la propriété foncière dans ses diverses formes historiques n’entre pas dans le cadre de cet ouvrage. Nous ne nous occupons d’elle que pour autant qu’une partie de la plus-value produite par le capital échoit au propriétaire foncier […]. La forme de propriété foncière que nous considérons n’en est qu’une forme historique spécifique, la forme, métamorphosée par l’effet du capital et du mode de production capitaliste, soit de la propriété foncière féodale, soit de la petite exploitation paysanne, dans laquelle la possession du sol apparaît comme une condition de production pour le producteur direct et sa propriété du sol comme la condition la plus avantageuse, la condition de l’épanouissement de sa manière de produire »221. 2. La rente, quelle qu’en soit la forme, est toujours la réalisation économique de la propriété foncière et est toujours « produit du surtravail »222.

• 223 Ibidem, p. 791 (Le Capital, VIII, p. 165) [MEGA, II/3, 4, p. 758].

102Dans quelle mesure la rente foncière capitaliste doit « être analysée comme excédent du profit agricole sur le profit moyen »223, cette question ne nous concerne pas ; c’est la genèse de cette rente qui nous occupe ici. Marx conçoit celle-ci comme une série de formes rangées dans leur ordre de développement, série constituée par la triade rente en travail, en produits, en argent, et par les « formes de transition » de la métairie, du domaine esclavagiste ou du grand domaine et de la propriété parcellaire. La perspective dans laquelle ces formes sont examinées est constituée par le rapport entre rente et profit dans le cadre du rapport du travail nécessaire au surtravail, ou, en d’autres termes, la formation de profit « sous le couvert » de la rente ou « à côté » d’elle.

• 224 Il est remarquable que ces qualificatifs surviennent lorsqu’il est question de formes de transition (...)
• 225 Coïncidence de la rente et de l’impôt en Asie (p. 799 ; Le Capital, VIII, p. 172) [MEGA, II/3, 4, p (...)
• 226 Brève explication très insuffisante dans l’apparat critique de MEGA II/15, p. 1246. Le chapitre 47 (...)

103Ayant ainsi mis en lumière la fonction globale qui oriente cette recherche sur les formes de rente, on doit encore évaluer sa portée concrète. L’absence d’épithètes telles que « médiéval » ou « féodal »224, la prise en considération de réalités extra-européennes225, la composition même du texte montrent à l’évidence qu’il s’agit à nouveau des rapports précapitalistes en général. Bien que des références directes manquent, on admettra que Marx utilise ici les résultat de sa controverse avec Richard Jones, dont j’ai parlé plus haut et qu’Engels a systématiquement remanié ces résultats, car ils manquent dans le manuscrit de 1866-1867.226 Ici, comme pour L’idéologie allemande, une distinction philologiquement fondée entre les auteurs Marx et Engels est impossible.

• 227 MEW, t. 25, p. 798-802 (Le Capital, VIII, p. 170-174) [MEGA, II/3, 4, p. 764-769].
• 228 Les essais les plus approfondis d’interprétation se trouvent, à ma connaissance, chez Étienne Balib (...)
• 229 MEW, t. 25, p. 798 ss (Le Capital, VIII, p. 171) [MEGA II/15, p. 766 ss] : « Le présupposé ici est (...)
• 230 Ibidem [MEGA II/15, p. 765 ss] : « En outre, il est clair que, dans toutes les formes où le product (...)
• 231 Ibidem, p. 801. (Le Capital, VIII, p. 174) [MEGA, II/15, p. 768 ss].
• 232 Ibidem, p. 800. (Le Capital, VIII, p. 173) [MEGA, II/15, p. 768].
• 233 Ibidem, p. 798, 800 ss, 802 (Le Capital, VIII, p. 170 ss, 172 ss, 174.) [MEGA, II/15, p. 766, 768 s (...)

104Les quatre pages et demie sur la « rente en travail »227 sont un morceau dur à avaler pour quiconque ne veut pas se contenter de la problématique propre de Marx, c’est-à-dire l’analyse des conditions précapitalistes de la formation paysanne du profit, avec identité de la corvée, de la rente et du surtravail228. L’argumentation procède par bonds et par entrelacs, rappelant beaucoup le style des Grundrisse. Ce n’est pas sans hésitation que j’essaie ici de décortiquer le noyau de l’argumentation : 1. Marx définit le rapport du producteur direct à ses conditions de production comme « possession » ; la possibilité qu’il a d’en disposer dans le procès de production comme « autonomie »229. 2. L’appropriation de la rente, ici sous forme de corvée, c’est-à-dire la réalisation de la revendication de « propriété » n’est possible que par la « contrainte extra-économique » ; le rapport entre « possesseur » et « propriétaire » des conditions de production doit apparaître comme « politique » : l’un est le maître, l’autre le dépendant230. 3. Le développement de ces deux rapports (appropriation de la nature et rente) est limité à la reproduction simple, et soumis à la forme normative de la « tradition » et de la « coutume »231. 4. Le potentiel de développement des rapports de production déterminés par la rente en travail varie selon « les conditions naturelles subjectives et objectives » du travail232 et selon le rapport entre le travail destiné à assurer la subsistance et le surtravail, c’est-à-dire selon le taux de la rente233.

• 234 Dans le texte, Marx utilise les termes de « mode de production » (p. 798 [MEGA, II/15, p. 765]), «  (...)
• 235 Ibidem, p. 799-800 (Le Capital, VIII, p. 172) [MEGA, II/15, p. 766 ss].

105Pour caractériser la rente en travail comme rapport socio-économique, Marx emploie donc des traits fondamentaux de la sphère de la production, de l’appropriation et de leur reproduction commune ; on pourrait considérer ces traits comme définition d’un « mode de production », dont les paysans produisant de manière autonome seraient la « base »234. Le degré de généralité de cette construction a ensuite poussé Marx à la digression qui est devenue la citation royale pour sa conception du rapport général entre la production et l’appropriation, et la forme de société et d’État, d’une part ; et du rapport entre théorie et empirie, d’autre part. Rappelons donc ce texte : « La forme économique spécifique, dans laquelle un surtravail non payé est extrait des producteurs immédiats, détermine le rapport de domination et de dépendance tel qu’il naît immédiatement de la production elle-même, et agit sur elle en retour en la déterminant de son côté. Là-dessus repose toute la configuration de la collectivité économique naissant des rapports de production eux-mêmes, et simultanément sa structure politique spécifique. C’est, chaque fois, dans le rapport direct des propriétaires des conditions de travail avec les producteurs directs – un rapport dont chaque forme correspond toujours naturellement – à un degré déterminé de développement des modalités du travail et donc de sa force productive sociale – que nous trouvons le secret le plus profond, la base cachée de toute la construction sociale, et donc aussi de la forme politique des rapports de souveraineté et de dépendance, en un mot de chaque forme spécifique d’État. Cela n’empêche pas que la même base économique (la même quant à ses conditions principales) puisse présenter, du fait de circonstances empiriques variées à l’infini, conditions naturelles, rapports de races, influences historiques extérieures etc. des variations et des gradations considérables que seule peut expliquer l’analyse de ces circonstances empiriques »235.

• 236 Ibidem, p. 799 (Le Capital, VIII, p. 172) [MEGA, II/15, p. 766]. Voir aussi Karl Marx, Resultate, o (...)
• 237 Il y a là une extension conceptuelle qui mériterait d’être discutée (cf. – critiques ! – B. Hindess(...)
• 238 MEW, t. 25, p. 798 ss (Le Capital, VIII, p. 170 ss) [MEGA II/15 p. 765 ss].

106On peut être à peu près sûr que des éléments fondamentaux du mode de production « féodal » sont « contenus » dans les définitions principales de ce chapitre. Mais sont-ils explicitement développés ? Marx introduit lui-même, entre deux instances d’appropriation, correspondant à la même « base économique », une distinction qui peut être considérée comme un renvoi à une spécification : « Si ce ne sont pas des propriétaires privés, mais, comme en Asie, l’État qui se dresse face à eux (les producteurs NDT) directement comme propriétaire foncier en même temps que souverain, alors la rente et l’impôt coïncident, ou plutôt il n’existe pas d’impôt différent de cette forme de rente foncière »236. Puisque chez Marx, comme de nombreuses citations l’ont déjà montré, la propriété privée précapitaliste et le féodalisme entretiennent des rapports étroits, on pourrait conclure de ce passage que la combinaison de la rente et de 1’impôt est constitutive du concept de prélèvement spécifiquement féodal de surtravail237. De même, dans l’éventail des formes de « non-liberté » des producteurs paysans, on peut glaner des éléments spécifiquement « féodaux » : « servage avec corvée », « enchaînement au sol en tant qu’accessoire de celui-ci, dépendance au sens propre », cela en opposition à la (forme asiatique de la) « sujétion » ou au « caractère tributaire »238. Ces indications ne suffisent cependant en aucune manière pour étayer la thèse selon laquelle Marx, dans cette section, aurait traité à proprement parler de la forme féodale de la rente. La section offre un point de départ pour la construction de telles formes au sens de Marx, rien de plus.

• 239 Ibidem, p. 802-804 (Le Capital, VIII, p. 174-176) [MEGA, II/15, p. 769-772].
• 240 Ibidem, p. 804 (Le Capital, VIII, p. 176) [MEGA, II/15, p. 771].

107Dans les sections suivantes portant sur la rente en produits et la rente en argent, Marx s’en tient plus nettement à sa problématique. Je me borne ici à résumer : la métamorphose de la rente en travail en rente en produit239 ne modifie ni l’essence de la rente comme surtravail, ni le rapport entre possesseur et propriétaire des conditions de production, si ce n’est que le rapport de contrainte (« le fouet ») « s’adoucit » en un rapport de droit. Une pure rente en produit suppose toujours une « économie naturelle » (i.e. sans marché) et l’unité de l’agriculture et de l’industrie domestique. Avec le déplacement du surtravail vers l’exploitation paysanne s’accroît la marge de manœuvre permettant la production d’excédents propres dans le dos de la rente, s’accroît la différenciation des exploitations paysannes. Compte non tenu de l’indication selon laquelle des systèmes de pure rente en produit, comme en Asie, ont peu de potentialités de développement créateur de profit et que ce potentiel peut même être bloqué par des taux de prélèvement suffisamment élevés, comme ceux pratiqués par les Anglais aux Indes, Marx ne s’intéresse pas aux « combinaisons infiniment variées dans lesquelles les diverses formes de la rente peuvent se lier, se corrompre, s’amalgamer »240. Cette attitude dispense évidemment du devoir de chercher ici quelque chose de spécifiquement féodal.

• 241 Ibidem, p. 805-810 (Le Capital, VIII, p. 177-182) [MEGA, II/15, p. 772-777].
• 242 Ibidem, p. 808 (Le Capital, VIII, p. 180) [MEGA, II/15, p. 775].
• 243 Cette « rente » est l’étape qui précède la rente foncière capitaliste (comme profit en surplus), el (...)

108Avec la transformation de la rente en produit en rente en argent241, toujours comprise comme « forme normale de la plus-value et du surtravail »242, le caractère du mode de production se modifie, quoique sa base demeure la même : le producteur paysan, toujours possesseur des conditions de production, doit payer comme rente le prix des produits vendus. Cela suppose : marché, commerce, artisanat urbain, circulation monétaire. Le rapport au maître de la terre se change en contrat, le rapport de possession du producteur immédiat « s’économise », se transforme en ferme. Cette monétarisation du rapport d’appropriation crée aussi la possibilité que le rapport des paysans à leurs conditions préalables de production soit monétarisé : la vénalité du sol recèle les deux possibilités de l’expropriation et de l’accumulation. En d’autres termes : la relation stable entre propriétaire et possesseur est dissoute ; d’une part naît, à côté du propriétaire parcellaire, le journalier sans terre ; d’autre part, le fermier lié au marché et orienté vers le profit qui paie la rente au propriétaire, qu’il soit encore « féodal » ou « déjà bourgeois »243.

• 244 Ibidem, p. 807 (Le Capital, VIII, p. 178-179) [MEGA, II/15, p. 774] : « La transformation de la ren (...)
• 245 Ibidem [MEGA, II/15, p. 774]. « En outre : dès que la rente prend la forme de rente en argent, et q (...)
• 246 Ibidem, p. 808-809. (Le Capital, VIII, p. 180) [MEGA, II/15, p. 775 ss] : « Le profit moyen et le p (...)

109Les références historiques à ce processus sont empruntées par Marx exclusivement à l’Europe « féodale », que ce soit la forme anticipatrice du salariat rural244, la pénétration du capital urbain dans les rapports de propriété ruraux245 et le rapport des taux de profit ruraux et urbains246. On observe donc ici encore la focalisation de la perspective historique sur le moment où l’auto-paralysie du féodalisme est analysée en tant que condition préalable de la genèse du capital moderne.

• 247 Préface de Friedrich Engels, ibidem, p. 14 (Le Capital, VI, p. 12) [MEGA, II/15, p. 10].
• 248 Ibidem, p. 822-839. (Le Capital, VIII, p. 193-209) [MEGA, II/15, p. 789-806].
• 249 Ibidem, p. 838-39. (Le Capital, VIII, p. 208-798). 209) [MEGA, II/15, p. 838 ss].

110Dans la 7^e section (demeurée à l’état de projet247), « Les revenus et leurs sources », Marx exerce une critique synthétique à l’encontre de la « formule trinitaire » de l’économie bourgeoise : « Capital-intérêt ; sol-rente foncière ; travail-salaire ; d’où le profit, qui est la forme de plus-value caractérisant spécifiquement le mode de production capitaliste, est heureusement écarté »248, en tant qu’expression théorique d’une société dont la structure fondamentale des relations sociales est « entièrement réifiée ». Cette mystification « correspond en même temps à l’intérêt de la classe dominante ». À cela Marx oppose par contraste, manière tout à fait typique qu’il a de procéder avec l’histoire dans Le Capital, les rapports au sein de diverses sociétés précapitalistes : « dans les formes anciennes de société, cette mystification économique ne concernait guère que l’argent et le capital portant intérêts ; elle se trouve exclue par la nature des choses, premièrement, là où l’emporte la production pour la valeur d’usage, pour le besoin propre immédiat ; deuxièmement, là où, comme dans le monde antique et au Moyen Âge, l’esclavage ou le servage forment la base large de la production sociale : la domination des conditions de production sur les producteurs est ici dissimulée par les rapports de domination et de servitude, qui apparaissent visiblement comme les ressorts immédiats du procès de production. Dans les collectivités primitives, où règne le communisme naturel, et même dans les collectivités urbaines antiques, c’est cette collectivité elle-même avec ses conditions qui se présente comme base de la production, de même que sa reproduction apparaît comme sa fin dernière. Même dans le système corporatif médiéval, le capital et le travail ne sont pas sans liens : leurs relations sont déterminées par le système corporatif, les rapports qui lui sont attachés et les représentations correspondantes de morale professionnelle, maîtrise, etc. »249.

• 250 Première publication en 1933. Voir les remarques de l’éditeur, Karl Marx, Resultate, op. cit., p. I (...)
• 251 Ibidem, p. 51-60 (Un chapitre inédit, p. 191-217) : 1. sur l’économisation des rapports de producti (...)

112Cela vaut également pour le second complément. Dans le manuscrit rédigé entre 1863 et 1865, Résultats du procès de production immédiat, que Marx, dans la version originelle du premier livre du Capital, prévoyait comme 6^e chapitre (après celui sur l’accumulation primitive), mais écarta de la version publiée en 1867250, on observe des points de vue analogues, avec la même fonction contrastive, sur la « subsomption formelle du travail par le capital »251.

• 252 Il est peut-être utile d’attirer l’attention sur le fait que subsiste une lacune importante dans la (...)

114Dans ce cadre, « Moyen Âge » et « féodalisme » sont utilisés de plus en plus souvent lorsqu’il est question de la dissolution de rapports précapitalistes et des différentes formes de transition au mode de production capitaliste. Ces processus se produisent en Europe. De telle sorte que « Moyen Âge » et « féodalisme » sont ici un phénomène européen dont apparaît au premier plan la capacité spécifique à l’auto-paralysie. C’est ce phénomène qui cause un entrelacement, d’une densité supérieure à la moyenne, des rapports de production et de circulation : le fait que la propriété privée soit la forme générale sous laquelle apparaissent tant la production (on doit ici rappeler les précisions apportées par Marx sur la « forme germanique » de la propriété dans les Grundrisse) que l’appropriation (lien, mais pas fusion de la rente et de l’impôt), et l’influence de toutes les fonctions fondamentales de l’argent sur la production et l’appropriation, ces caractères constituent – en tant qu’unité – le concept du féodalisme européen. Mais ce concept n’est nulle part développé ainsi par Marx ; tout au plus peut-on admettre qu’il soit peut-être implicitement « disponible », car les éléments analysés de manière « décentrée » ne sont pas mis en rapport avec les concepts de « mode de production » et de « formation sociale » seuls susceptibles de les articuler et de les intégrer en un tout cohérent252.

• 253 J’utilise l’édition de 1882, MEGA, II/8, Berlin 1989.

115De février 1866 à avril 1867, Marx mit au net le premier livre du Capital, qui parut la même année. Les années suivantes furent en partie occupées par des travaux liés aux éditions successives en allemand et aux traductions, particulièrement en français et en russe253. Ce livre est la dernière œuvre scientifique de Marx publiée de son vivant. Aussi revêt-il une importance spéciale.

• 254 MEW, t. 23, p. 91-92 (Le Capital, I, p. 89) [MEGA, II/8, p. 105 ss. Comparer avec les formulations (...)

118Le passage se trouve dans le chapitre sur le « fétichisme » et sert, avec d’autres, d’exemple contradictoire pour illustrer la transparence des rapports sociaux là où ne s’inversent pas les représentations sous l’influence du caractère de valeur d’échange du travail : « Transportons-nous à présent de l’Île ensoleillée de Robinson dans le sombre Moyen Âge européen. Au lieu de l’homme indépendant, nous trouvons ici chacun dépendant : serf et maître, vassal et bailleur de fief, laïcs et prêtres. La dépendance personnelle caractérise autant les rapports sociaux de la production matérielle que ceux des sphères de l’existence bâties au-dessus. Mais précisément parce que les rapports de dépendance personnelle forment la base sociale donnée, travaux et produits n’ont pas besoin de revêtir une figure fantastique distincte de leur réalité. Ils entrent dans le mouvement social comme services et prestations naturels. La forme naturelle du travail, sa particularité, et non pas – comme sur la base de la production de marchandise – sa généralité, sont ici sa forme sociale immédiate. La corvée est mesurée en temps aussi bien que le travail destiné à produire des marchandises, mais chaque serf sait que c’est une portion déterminée de sa force personnelle de travail qu’il dépense au service de son seigneur. La dîme à fournir au curé est plus claire que la bénédiction du curé. Quelle que soit la manière dont on juge les masques avec lesquels les gens ici se font face, les rapports sociaux des personnes dans leurs travaux apparaissent nettement comme leurs rapports personnels propres et ne sont pas déguisés en rapports sociaux des choses, des produits du travail »254.

• 255 Ibidem. (Le Capital, I, p. 90) [MEGA, II/8, p. 106]. Marx donne cet exemple pour illustrer ce qu’on (...)

119On reconnaît, dans cette description, des éléments qui figuraient dans les premiers écrits, dans les Grundrisse et le chapitre sur la rente foncière. Si Marx n’utilise pas ici le concept de rente, c’est que, dans ce contexte, il s’agit de la forme sous laquelle le travail en tant que tel, et non pas seulement le surtravail, est socialisé dans le cadre de la collectivité. Pour la socialisation, se produisant pour ainsi dire à l’intérieur de l’exploitation, Marx donne immédiatement un exemple dans lequel sont contenues caractéristiques fondamentales de l’économie paysanne. Il considère ici « l’industrie rurale et patriarcale d’une famille paysanne produisant pour ses besoins propres du grain, du bétail, du fil, de la toile, des vêtements, etc. Ces diverses choses sont, pour la famille, des produits divers du travail familial, mais ne sont pas échangeables réciproquement comme des marchandises. Les divers travaux qui fournissent ces produits, culture, élevage, filage, tissage, couture, etc. sont dans leur forme naturelle des fonctions sociales, parce que ce sont des fonctions de la famille, qui possède, aussi bien que la production de marchandises, sa propre division naturelle du travail. Les différences de sexe et d’âge, et les variations des conditions naturelles suivant le cycle des saisons règlent la répartition des travaux dans la famille et le temps de travail de chaque membre de la famille. La dépense des forces de travail individuelles, mesurée en temps, apparaît ici, vue de la maison, comme détermination sociale des travaux eux-mêmes, parce que les forces de travail individuelles n’agissent, vues de la maison, que comme organes de la force de travail commune de la famille »255. Cela ne nous dit cependant rien de spécifique sur l’économie paysanne « féodale ».

• 256 Ibidem, p. 96, rem 33 (Le Capital, I, p. 93) [MEGA, II/8, p. 110, note 33].
• 257 MEW, t. 13, p. 8-9 (Contribution à la critique de l’économie politique, p. 4).

120Le passage souvent cité sur le rapport du catholicisme et de l’économie au Moyen Âge, vers la fin de ce chapitre, apporte peu : « il est clair que le Moyen Âge ne pouvait pas vivre du catholicisme ni le monde antique de la politique. La manière dont ils assuraient leur subsistance éclaire à l’inverse pourquoi ici le catholicisme, là la politique, jouaient le rôle principal »256. Ces phrases sont, surtout pour le jeune Marx, de typiques inversions des propos parus dans « une feuille germano-américaine » selon lesquels les formulations de Marx dans la préface à sa Critique de l’économie politique de 1859257 seraient à relativiser. Selon ces propos, « le fait que le mode de production de la vie matérielle conditionne en général le procès de l’existence sociale, politique et intellectuelle », serait vrai pour le monde d’aujourd’hui où règnent les intérêts matériels, mais faux pour le Moyen Âge, où c’était le catholicisme qui dominait, pour Athènes et Rome, où c’était la politique ». Marx inverse donc ici des combinaisons de concepts qu’il n’a pas constituées lui-même. L’inversion sert un dessein très général : elle doit élucider la portée historique de la thèse du rapport de conditionnement entre la « base » et la « superstructure ». Cette élucidation est formulée comme inversion du contenu de la critique, comme rhétorique de la critique critique (kritische Kritik). Objectivement, cela revient à poser une hypothèse : la raison pour laquelle le catholicisme jouait « le rôle principal » doit d’abord être expliquée.

• 258 Il n’est fait une brève allusion au Moyen Âge qu’à trois reprises : à propos de la fonction de sign (...)
• 259 Ibidem, p. 251 (Le Capital, I, p. 232) [MEGA II/8, p. 241. Premières formulations de 1861/63 dans M (...)
• 260 Le passage entier couvre les pages 250-253 (Le Capital, I, p. 232-234) [MEGA II/8, p. 241-245]. Mar (...)

121En exposant le procès d’échange, les fonctions de l’argent et la métamorphose de l’argent en capital, Marx avance sans digression ou remarques importantes pour nous258. Avec la mise en évidence, la définition du surtravail, il recourt de nouveau à des précisions qu’il avait développées à propos de la « genèse de le rente foncière capitaliste ». Il choisit ici, avec l’exemple des boyards valaques, le rapport de corvée, où le surtravail « possède encore une forme autonome, perceptible par le sens »259, pour expliquer le rapport du travail salarié, dans lequel se fondent « l’un et l’autre le surtravail et le travail nécessaire »260.

• 261 Ibidem, p. 326 ss. (Le Capital, I, p. 302) [MEGA II/8, p. 308 ss].

- sur la taille des entreprises de l’artisanat médiéval dans le chapitre sur « taux et masse de la plus-value »261 ;

• 262 Ibidem, p. 352, 354 note 24 (Le Capital, II, p. 25, 27) [MEGA II/8, p. 330-332 note 24]. Voici la p (...)

- sur « la petite exploitation paysanne et l’entreprise artisanale indépendante, qui l’une et l’autre constituent la base du mode de production féodal », dans le chapitre sur la « coopération »262.

• 263 Ibidem, p. 534, 562, 593 ss [MEGA II/8, p. 485, 510, 535] (référence à Richard Jones) (Le Capital, (...)
• 264 Ibidem, p. 620 [MEGA, II/8, p. 557 ss] ; Luther : p. 619 [556] (Le Capital, III, p. 33-34).

124Exception faite de quelques reprises éparpillées, à propos du surtravail263 et de l’attitude de consommateurs des « seigneurs féodaux prodigues »264, seul le 24^e chapitre sur la « prétendue accumulation primitive », avec son abondance d’indications, mérite encore une analyse approfondie. Cette abondance correspond à la logique de la construction d’ensemble de ce premier livre. Marx en est arrivé au point où la structure du concept d’accumulation du capital a été développée ; alors se pose la question de l’origine, de la préhistoire de ce rapport. Ce chapitre rejoint donc celui des « formes qui précède la production capitaliste » dans les Grundrisse. La méthode de présentation, analogue, est cependant organisée concrètement de manière différente : Marx se limite à l’exemple anglais, mais l’étudie plus en détail. Par rapport aux Grundrisse, ce rétrécissement du champ produit en même temps quelque chose de plus complet ; la présentation elle-même a ici un autre thème : il s’agit de la dissolution des éléments du féodalisme « anglais » en tant que préalable à l’accumulation primitive du capital. Un aperçu sur les détails rassemblés ici par Marx n’équivaut évidemment en rien à une théorie du « mode de production féodal », au sens de Marx.

• 265 Ibidem, p. 743 (Le Capital, III, p. 155) [MEGA, II/8, p. 669].

128Les capitalistes industriels, ces nouveaux potentats, durent de leur côté, non seulement déloger les maîtres-artisans des corporations, mais aussi les seigneurs féodaux détenteurs des sources de richesse. De ce côté, leur ascension se présente comme le fruit d’un combat victorieux contre la puissance féodale et ses privilèges révoltants, aussi bien que contre les corporations et les entraves que celles-ci opposent au libre développement de la production et à la libre exploitation de l’homme par l’homme. Les chevaliers d’industrie parvinrent cependant à déloger les chevaliers d’épée en exploitant des événements dont ils n’étaient nullement responsables »265.

• 266 Ibidem, p. 744-791 (Le Capital, III, p. 157-205) [MEGA, II/8, p. 670-713]. Les exposés sont truffés (...)

129Suivant à peu près le plan de cette introduction, sont présentés d’abord l’expropriation des paysans de leurs moyens de production, le rôle de la contrainte étatique dans l’orientation des dépossédés vers le salariat ; puis on s’interroge sur la provenance des capitalistes (à la campagne) ; les conséquences de ces deux processus pour la division sociale du travail (la séparation de l’agriculture et de la manufacture ; et la formation d’un marché intérieur) sont à nouveau le préalable au « dernier » acte du scénario d’ensemble : « la genèse du capitaliste industriel » et la « tendance historique à l’accumulation capitaliste »266.

• 267 Ibidem, p. 745 note 191 (Le Capital, III, p. 157) [MEGA, II/8, p. 673 note 191]. Hérédité : p. 749 (...)
• 268 Sur les communaux, voir p. 746, 752 (Le Capital, III, p. 158, 164) [MEGA, II/8, p. 674, 679] : « un (...)
• 269 On voit très clairement ici comment la perspective de la « dissolution » conduit à citer et à utili (...)
• 270 Ibidem, p. 773 note 229, 789. (Le Capital, III, p. 186, 203) [MEGA, II/8, p. 696 rem 229, p. 711].
• 271 Ibidem, p. 774 ss. (Le Capital, III, p. 188 ss) [MEGA, II/8, p. 695 ss].
• 272 Ibidem, p. 744-745 $ (Le Capital, III, p. 157) [MEGA, II/8, p. 670].
• 273 Ibidem, p. 745 [MEGA, II/8, p. 673] (liste de censitaires) ; 751 [678] (redevances ; 773 note 229 [(...)
• 274 Ibidem, p. 771, 774 ss. (Le Capital, III, p. 184, 188 ss) [MEGA, II/8, p. 694, 670 ss].

1301. L’événement décisif étant l’expropriation des producteurs immédiats à la campagne, la paysannerie féodale est très abondamment caractérisée. C’est sans doute en raison de l’aspect narratif de la section que les producteurs ruraux sont décrits de manière très variée : serfs, dépendants, subordonnés, manants, sujets, paysans indépendants, et autres épithètes ; cette énumération suffit. Au premier plan de la caractérisation se place l’autonomie économique, qui résulte du lien avec les moyens de production. Elle n’est pas définie ici (comme dans le manuscrit du livre III) comme rapport de « possession », mais comme « propriété ». Mais cette propriété est « scindée » : « on ne doit jamais oublier que même le serf n’était pas seulement propriétaire, quoique tributaire, des parcelles liées à sa maison, mais aussi copropriétaire du terroir communal »267. Les fonctions de cette « copropriété » sont précisées : pacage du bétail, usage de la forêt etc268. Ce point de vue est « nouveau ». Sans doute arrive-t-il dans le champ d’observation de Marx parce qu’il fallait présenter le processus d’enclosure, c’est-à-dire de privatisation des communaux, en tant qu’aspect de l’expropriation des producteurs ruraux269. Marx souligne également la structure en petites exploitations270 et le lien entre agriculture et industrie (domestique) d’appoint271. Ces deux points sont de nouveau importants en tant que « rapports de départ » pour l’accumulation de propriété foncière capitaliste ou la structure d’exploitation du fermier capitaliste et pour la séparation de l’agriculture et de l’industrie. La non-liberté est traitée assez cavalièrement. Cela aussi est cohérent par rapport à la logique de présentation : « en Angleterre, le servage avait de fait disparu à la fin du xiv^e siècle. L’immense majorité de la population consistait alors, et plus encore au xv^e siècle, en paysans libres, économiquement autonomes ; par quelque enseigne féodale que leur propriété fut toujours couverte »272. De même, les rapports de surtravail et d’exploitation des paysans ne sont mentionnées qu’en passant (cette analyse était faite dans le chapitre sur la « genèse » de la rente foncière moderne)273. Dans la perspective de la dissolution, le problème de la différenciation interne de la paysannerie était également important, il en est donc tenu compte en proportion274.

• 275 Ibidem, p.  745 note 192 (Le Capital, III, p. 158) [MEGA, II/8, p. 673 rem 192].
• 276 Dans le volume d’apparat critique II/8 manque toute indication. Le 13 février 1866, Marx écrit à En (...)

131Pour finir, encore une « nouveauté » qui n’est pas sans (quelque) intérêt pour la discussion sur l’étendue spatiale du féodalisme275. Marx critique les « livres d’histoire dictés par les préjugés bourgeois » sur le Moyen Âge européen, avec la référence au « Japon, avec son organisation purement féodale et son économie développée de petites exploitations paysannes » : ce pays fournirait « une image beaucoup plus fidèle du Moyen Âge européen » que les livres. Il est ici question du féodalisme au Japon – à ma connaissance pour la première et unique fois ; sur quelles sources s’appuie cette remarque de Marx ? Je n’ai pas pu le découvrir ; mais Marx ne semble s’être informé que peu de temps auparavant276.

• 277 MEW, t. 23, p. 789 (Le Capital, III, p. 203) [MEGA II/8, p. 711].
• 278 Ibidem, p. 749 (Le Capital, III, p. 158) [MEGA II/8, p. 673].
• 279 Ibidem, p. 746, 749, 760, 761 (Le Capital, III, p. 158, 161, 174, 175) [MEGA II/8, p. 674, 676, 687 (...)

1322. Des précisions sur la structure et la fonction de la « noblesse féodale » sont plus rares. Elles touchent – le plus souvent par simple désignation, sans fournir d’éclaircissement – le caractère de la forme de propriété277, la position politique (souveraineté)278 et la structure sociale (royauté, Église, noblesse, suites)279.

• 280 Ibidem, p. 766 (Le Capital, III, p. 179) [MEGA II/8, p. 690].
• 281 Ibidem, p. 777 ss (Le Capital, III, p. 192-193) [MEGA II/8, p. 701 ss].

1333. De même, la position des entreprises des maîtres-artisans et des corporations d’un côté, du capital commercial et usuraire, de l’autre, n’est qu’effleurée : rapport de « proximité » sociale entre le travailleur et le maître280, limites des possibilités d’épanouissement des deux formes de capital au Moyen Âge281. Ces remarques, comparées au 3^e livre et aux Résultats, sont très brèves et ne contiennent en fait rien de neuf.

• 282 Ibidem, p. 743 (Le Capital, III, p. 155) [MEGA II/8, p. 669].

134On a donc pu constater une nouvelle fois comment le contenu et la position des énoncés sur le « féodalisme » et le « Moyen Âge » sont déterminés par le mode d’exposition du thème principal. Même la section sur « la prétendue accumulation primitive du capital » ne contient que des détails insérés de manière décentrée, qui, même additionnés, ne forment en aucune manière une théorie du féodalisme ni un concept du mode de production féodal. On est surtout renseigné sur les producteurs immédiats, puisque le thème principal de cette section est la genèse du salariat, du « changement de forme de cet asservissement » des producteurs, du paysan formellement non-libre à l’ouvrier formellement libre282.

• 283 Des matériaux sur les dernières années et sur la « question russe » : Late Marx and the Russian Roa (...)
• 284 MEW, t. 24. Préface d’Engels, p. 7 ss (Le Capital, IV, p. 9 88) [MEGA II/13, Berlin 2008, p. 5-9. L (...)

135Bien que Marx, pressé par son éditeur Meissner, eût commencé le travail sur le 2^e livre immédiatement après la parution du 1^er, il n’est pas parvenu à confectionner une version satisfaisante pour la publication des 2^e et 3^e livres. L’instabilité de son état de santé, le déplacement vers l’Allemagne de la dynamique politique du mouvement ouvrier, l’effervescence politique en Russie, et les réorientations consécutives dans le combat politique quotidien ainsi enfin que la croissance de la masse de littérature scientifique utile, empêchèrent la poursuite régulière et l’achèvement du travail sur Le Capital. Dès la fin de 1867 Marx interrompit le travail sur le 2^e livre. À partir de 1869283, il se mit à apprendre le russe pour pouvoir étudier intensivement l’évolution économique en Russie depuis la libération des paysans. En 1877 il entreprit une nouvelle version du 2^e livre et rassembla en même temps des matériaux pour la révision du 3^e ; il devait, comme on l’a noté, réécrire entièrement le chapitre sur la rente foncière en fonction des rapports observables en Russie. En outre, il élargit notablement ses connaissances sur les rapports sociaux germaniques et allemands par la lecture des ouvrages de Georg Ludwig von Maurer et entreprit, à partir de 1879, des études d’histoire comparative de la propriété foncière. Le fruit de ce travail nous est parvenu, à côté du manuscrit du 2^e livre mis au net par Engels284, uniquement sous forme de lettres ou de brouillons de lettres et de notes que Marx prenait en lisant. Parmi cela, tout ce qui peut donner lieu à interprétation témoigne surtout de la démarche de recherche de Marx, correspond à une première approche et doit donc être considéré avec la plus extrême prudence.

• 285 Ibidem, p. 42 ; p. 118 ss. [MEGA, II/13, p. 38, p. 107 ss] Critique de la doctrine selon laquelle s (...)
• 286 Ibidem, p. 385 (Le Capital, V, p. 40) [MEGA, II/13, p. 358].
• 287 Ibidem, p. 113 (Le Capital, IV, p. 101-102) [MEGA, II/13, p. 102].
• 288 Ibidem, p. 39 (Le Capital, IV, p. 35) [MEGA, II/13, p. 35].

136Que Marx ait pu procéder presque sans références, occasionnelles ou systématiques, aux « sociétés précapitalistes », tient à l’objet même du livre : métamorphoses et rotations du capital, reproduction simple et élargie, constituent le cadre qui conditionne l’histoire du capital même, son histoire contemporaine. Il s’agit d’un processus en soi qui n’appelle pas de perspective diachronique. Les quelques remarques pertinentes pour notre thème se rapportent de manière très générale au concept de mode de production285, et en particulier au servage. Ce faisant, Marx se fonde sur des éléments déjà développés dans le manuscrit du 3^e livre, comme pour le 1^er livre286. À deux reprises, Marx cite ces des rapports sociaux en Russie avec une fonction comparative : « la production étatique », « fondée sur le servage », de marchandises destinées au marché (mondial) « dans des époques précédentes de l’histoire russe »287 est mentionnée à côté de l’esclavage et d’autres rapports sociaux extra-européens, pour démontrer le caractère indifférent de la provenance des marchandises sur le marché. À un autre endroit, « et à propos des propriétaires fonciers russes qui, à la suite de la prétendue émancipation des paysans, pratiquent à présent l’agriculture avec des salariés à la place des serfs travailleurs forcés », Marx montre les difficultés qui surgissent au sein du circuit d’ensemble du capital-argent lors du passage de l’argent dans la partie variable du capital productif (le salariat), lorsque les rapports ne sont pas encore pleinement « capitalisés »288. Marx, c’est ici évident, emploie, pour les rapports sociaux en Russie avant le passage au capitalisme, le concept de servage, lié dans les époques anciennes à l’État, puis aux propriétaires fonciers ; l’épithète de « féodal » manque.

• 289 Il s’agit des quatre ouvrages suivants : Einleitung zur Geschichte der Mark-, Hof-, Dorf- und Stadt (...)
• 290 Références dans ibidem, p. 246.
• 291 Ibidem, p.  124.
• 292 MEW, t. 32, p. 42 ss, 51 ss. Voir aussi Karl Marx über Formen, op. cit., p. XI XVII ss.
• 293 Corrigé par rapport au point de vue de Möser, selon lequel « les Allemands se sont d’abord installé (...)
• 294 Le plus important ici : Marx se souvenait d’indications de son père qui, disait-il, avait lui-même (...)

137En mai 1868 et mai-juin 1876, Marx prit des notes très abondantes sur les écrits tardifs de Georg Ludwig von Maurer (plus de 250 pages dans les cahiers correspondants)290. Hans-Peter Harstick – sans doute sur la base de ses recherches d’archives – pense que la lecture de Maurer a eu « une influence considérable sur la vision de l’histoire de Marx »291 ; on ne peut dès lors que regretter que ces cahiers de notes n’aient été jusqu’ici ni exploités ni édités. On doit, pour le moment, se contenter des témoignages très limités qu’offre l’œuvre éditée de Marx. Les plus détaillés sont constitués par deux lettres à Engels du 14/03 et du 25/03/1868292. Marx était impressionné par les thèses de Maurer sur le développement de la propriété collective germanique (communauté de marche) en propriété privée ; il se trouvait, pour certaines de ses remarques formulées antérieurement, autant corrigé que confirmé293 et joignait des considérations complémentaires294. Le jugement de Marx sur la présentation de l’histoire médiévale par Maurer est important pour notre thème : « Quant à Maurer : ses livres sont extraordinairement importants. Non seulement pour les temps primitifs ; toute l’évolution ultérieure des villes libres d’empire, des propriétaires fonciers possesseurs d’immunités, de la puissance publique, de la lutte entre la paysannerie libre et le servage reçoit une figure entièrement nouvelle ». On ne trouve malheureusement aucune autre indication relative à l’influence de cette estimation sur l’image que Marx se faisait du Moyen Âge européen et du féodalisme.

• 295 Voir le très bref complément apporté dans la seconde édition du 1^er livre du Capital (1873) (MEW, t (...)
• 296 Ce que l’on voit déjà nettement dans les notes (tirées du cahier 122a) (que cite H. P. Harstick dan (...)

138Certes, dans les notes et les brouillons des dernières années, on rencontre assez souvent des renvois à Maurer, mais ceux-ci sont de peu d’intérêt pour notre thème295 ; on observe seulement que Marx pense à Maurer à propos de quelques sujets comme communauté villageoise, communauté agraire, colonisation, poésie du sol, aristocratie et royauté. Cette présence de Maurer permet de supposer que les notes de Marx sur Maurer contiennent de nombreuses indications importantes sur l’évolution de la vision du Moyen Âge chez Marx296. Il apparaît en tout cas, dans l’état actuel de nos connaissances, que le point de vue de « l’associativité » des producteurs ruraux pénètre largement dans le champ d’observation de Marx.

• 297 Maxime Maximovitch Kovalevsky, La possession foncière communautaire ; ses causes, son évolution et (...)
• 298 Harstick et Krader poursuivent des recherches sur le rapport de ces travaux avec l’œuvre entière de (...)
• 299 Cela est particulièrement vrai du problème de la lecture de Morgan par Marx et Engels : l’ont-ils c (...)

139D’octobre 1879 jusqu’à peu de jours avant sa mort [14/03/1883 N.D.T.], Marx prit des notes sur les livres de Maxime Maximovitch Kovalevsky, Lewis Henry Morgan, John Budd Phear, Henry Sumner Maine et John Lubbock297. Ces notes sont en rapport très étroit avec d’autres travaux sur l’histoire des sociétés sans classes ni propriété privée, et en particulier avec de vastes dépouillements de la littérature spécialisée. On peut présumer que ces études se trouvaient aussi en rapport avec son travail sur le développement des structures agraires russes, et, par-là, avec la refonte de la section sur la rente dans le 3^e livre du Capital298. Les analyses des éditeurs de ces notes, Hans-Peter Harstick et Lawrence Krader, montrent tout le bénéfice que l’on peut tirer de la difficile exploitation de ces nouvelles sources de la recherche sur Marx299.

140Je ne peux pas prétendre ici à un tel niveau de raffinement et de précision dans l’interprétation. Cela requerrait au moins la lecture parallèle des auteurs annotés et des notes, car ce n’est qu’ainsi que l’on pourrait mettre en évidence quels détails Marx jugea utile de noter, et dans quelle langue il le fit, celle de l’auteur ou la sienne. Ici, je ne pourrai que m’en tenir aux remarques des éditeurs sur les modalités de lecture, totalement différentes d’un extrait à l’autre, et examiner ces notes en m’arrêtant aux aspects conceptuels et concrets concernant le Moyen Âge et le féodalisme.

• 300 L. Krader (ed.). The Ethnological, op. cit., p. 285-336.
• 301 Voir aussi la synthèse des commentaires de Marx : ibidem, p. 53-57.
• 302 Sans une analyse personnelle directe du livre de Maine, je ne peux pas trancher. L. Krader ne donne (...)
• 303 Accumulation de détails : L. Krader (ed.). The Ethnological, op. cit., p. 292 ss, 301 ss, 309 ss, 3 (...)

142On est confronté à la difficulté maximale en présence du mode de lecture des matériaux concernant le Moyen Âge et le féodalisme dans les notes sur l’ouvrage de Maine, Lectures on the early history of the Institutions300, dans lequel, outre des aperçus sur l’Inde, il est question de l’Irlande, sur la base des livres de lois irlandais médiévaux. Tandis que Marx polémiquait constamment contre les vues de Maine sur la collectivité primitive, la naissance de l’État et le rôle qu’y joua la propriété, en s’appuyant d’ailleurs fréquemment sur Morgan, il s’abstint presque de tout commentaire sur la masse des détails donnés par Maine à propos du procès de féodalisation en Irlande301. De là, on ne peut tirer que deux conclusions : soit il approuvait ces indications et la terminologie dans laquelle elles étaient exprimées, soit il n’était pas préoccupé à ce moment-là par leur critique, parce que d’autres objets, la communauté primitive et l’origine de l’État, étaient alors plus importants à ses yeux302. Ce qu’il a pu apprendre concrètement entraîna probablement un élargissement substantiel de son savoir sur le processus de féodalisation en Europe303.

• 304 Dans les notes sur Lubbock ne se trouve aucune indication intéressante pour notre thème.
• 305 Particulièrement dans les notes sur Kovalevsky : Karl Marx über Formen, op. cit., p. 27, 28, 65, 66 (...)
• 306 Ibidem, p. 133 ; de même p. 192-196 passim.

143Les ouvrages de Morgan, Phear et Kovalevsky304 dans lesquels il n’est pas question du Moyen Âge ou du féodalisme européens suscitent une attitude moins uniforme. D’un côté, Marx reproduit sans commentaire la terminologie « féodale » des auteurs susnommés305. D’un autre côté, une première distanciation se produit lorsque Marx met en évidence que la terminologie des sources utilisées par ces auteurs était marquée par un horizon d’expériences européen. Dans les notes sur Morgan, Marx écrivait : « les auteurs espagnols ont laissé le problème de la tenure foncière chez les tribus méridionales dans une inextricable confusion. Dans le terroir commun inaliénable appartenant à une communauté de personnes, ils ont vu un domaine féodal ; dans le chef, le seigneur féodal et dans le groupe, ses vassaux »306.

• 307 Ibidem, p. 283.
• 308 Ibidem, p. 256. Indirectement (contre l’identification du receveur d’impôt aux Indes – le zamindar (...)
• 309 Karl Marx über Formen, op. cit., p. 65 ss, 98, 307. Ces termes désignent des institutions musulmane (...)
• 310 Karl Marx über Formen, op. cit., p. 9, 13, 149. L. Krader, Ethnologie und Anthropologie, op. cit., (...)

144La critique des sources était suivie de la critique de la science qui s’interdisait la connaissance de l’originalité de situations étrangères par l’usage d’une « phraséologie empruntée à l’Europe féodale »307. Ce reproche visait en particulier Phear et Kovalevsky : Phear parce qu’il qualifiait de féodale la structure du village indien308, Kovalevsky parce qu’il « baptisait féodales » en bloc les diverses formes de l’iqta, et la zmala en général309. Il est donc clair que Marx, dans ces textes, s’opposait à une extension du concept de féodalisme, marqué par la situation européenne, à l’Inde, à l’Algérie et à l’Amérique précolombienne. Ceci a été bien vu par les éditeurs des extraits310.

• 311 Voici le passage dans son intégralité (Karl Marx über Formen, op. cit., p. 76 ; cf. p. 149-150): «  (...)
• 312 Ibidem, p. 77, 99.
• 313 Par exemple dans une note marginale, ibidem, p. 298. À la fin des notes sur Phear, on lit (Lawrence (...)

145Cette critique de projections européocentriques mérite un intérêt particulier lorsqu’aux restrictions s’ajoute, en contrepartie, la description de ce qu’il y avait de spécifique dans le féodalisme européen. Ce que Marx a fait également. Dans une glose des notes sur Kovalevsky, Marx montrait que, malgré l’iqta et les waquf, formes de revenus attribués à des militaires et à des religieux comparables au fief européen, malgré la ferme des fonctions, le système du bénéfice et de la commende, des conditions décisives pour un « féodalisme au sens de l’Europe occidentale » manquaient : le servage et la juridiction patrimoniales ainsi que le système des prévôts et la « poésie du sol », c’est-à-dire les « qualités sociales et les qualités juridiques correspondantes », comme accessoires de la propriété foncière311. La « prétendue féodalisation », comme Marx le dit en prenant ses distances312, ne touche, aux Indes, que la structure de répartition du surproduit, sans « féodaliser » la situation des producteurs immédiats ; au féodalisme doit correspondre le servage313, – c’est-à-dire la dépendance personnelle, et non pas collective, des producteurs immédiats par rapport aux propriétaires du sol, – aussi bien que son complément « logique », le contrôle privé exercé par la juridiction patrimoniale.

• 314 MEW, t. 19, p. 572 (Sur les sociétés précapitalistes, p. 341). Les extraits pris par Marx dans ses (...)

147Le 16 février 1881, Marx reçut une lettre de Vera Zassoulitch, révolutionnaire russe, qui lui demandait d’exposer aux camarades de pensée russes ses « vues sur le destin possible de notre communauté de village […] et, sur la théorie de la nécessité historique obligeant tous les pays du monde à parcourir toutes les phases de la production capitaliste »314. Cette demande incita Marx à tenter de découvrir une orientation générale au rapport de la propriété collective et de la propriété privée dans le contexte de l’histoire universelle. Ses réflexions contenues dans quatre brouillons, depuis qu’elles sont connues, ont beaucoup gêné tous ceux qui voulaient voir dans la « Préface » à la Critique de l’économie politique de 1859 la forme canonique d’une périodisation de l’histoire universelle.

• 315 Voir Wolfgang Kuttler, « Inhaltsbestimmung und Periodisierung von Gesellschaftsformationen in Marx’ (...)

148Ce n’est qu’à une époque très récente que , par l’intermédiaire des Grundrisse, des éclairages ont été possibles, qui permettent d’intégrer de manière raisonnable la nouvelle orientation de Marx relative aux développements en Russie315. Je laisse ici de côté les problèmes généraux de théorie des formations.

• 316 MEW, t. 19, p. 242 ss, 397, 401 (Sur les sociétés précapitalistes, p. 319, 330, 335, 341).

149Pour nous, il est important de voir comment sont produits des énoncés sur le féodalisme et le Moyen Âge au travers de définitions indirectes. Le premier énoncé est contenu dans la définition de la forme caractéristique, pour l’Europe, de passage au capitalisme : « l’expropriation des cultivateurs » comme « métamorphose d’une forme de propriété privée en une autre forme de propriété privée »316. La propriété privée paysanne est donc caractéristique de l’Europe occidentale.

• 317 Ibidem, p. 387 ss, 403 (Sur les sociétés précapitalistes, p. 321, 337).
• 318 Ibidem, p. 402 ss (Sur les sociétés précapitalistes, p. 321,337). Marx se fonde là explicitement su (...)
• 319 Ibidem, p. 404 (Sur les sociétés précapitalistes, p. 338).
• 320 Ici la catégorie de « Eigentum » (propriété) devrait être remplacée par le terme de « Besitz » (pos (...)

150Cette précision est renforcée d’une distinction : Marx, en effet, distinguait la forme tardive de la « communauté primitive », la « communauté agraire » (typique aussi de la situation russe), de son « opposé », la « communauté germanique » ; si, dans la « communauté agraire », seules la maison et la ferme sont propriété privée, les champs étant au contraire propriété collective317, inversement dans la « nouvelle » communauté germanique ; le moyen de production principal, les champs, appartiennent « aux agriculteurs en tant que propriété privée […], tandis que les forêts, landes, friches, etc. sont toujours propriété collective »318. Cette communauté fut « pendant tout le Moyen Âge le seul asile de la liberté et de la vie du peuple ». Marx considérant la « communauté agraire » comme « phase finale de la formation sociale primitive », c’est-à-dire comme dernière forme dans laquelle le principal moyen de production est encore propriété collective, on est en droit de conclure que, dès lors, la « forme germanique » appartient aux « formations dérivées », c’est-à-dire à cette « série de sociétés qui reposent sur l’esclavage, le servage »319. Conclusion : la propriété privée du sol et le servage sont constitutifs du concept de paysannerie dans le Moyen Âge occidental et de féodalisme. Cette caractérisation, comparée à ce que l’on trouve dans les Grundrisse et le Capital, ne comporte rien de vraiment nouveau320.

• 321 Marx exclut-il fondamentalement la Russie du féodalisme ? C’est un sujet notoirement très controver (...)
• 322 MEW, t. 19, p. 387 ss, 398ss, 402 ss. Plus quelques éléments dispersés dans les notes sur Kovalevsk (...)

151Ce que la fréquentation des écrits de Maurer, Kovalevsky, Morgan, Phear et Maine a apporté à Marx se repère bien dans ces brouillons de lettre. Marx, d’abord, s’était informé au moins indirectement sur l’originalité du féodalisme européen321 ; en outre, il pensait désormais le concept de « producteurs immédiats » précapitalistes comme un tout complexe, constitué de force de travail, moyens de travail et objet de travail. L’économie paysanne familiale avait donc aussi sa place dans le féodalisme européen322. Marx cependant s’en tenait fermement au point de vue de la « propriété », c’est-à-dire sur le plan de la répartition sociale des conditions de production. N’aurait-il pu en arriver au point où la fonction de production et de reproduction de cette répartition fût devenue objet de l’analyse ? Si l’on conçoit – au sens de Marx, à mon avis – le concept de mode de production comme le couple appropriation de la nature et appropriation du (sur)produit, Marx se serait trouvé ici confronté à l’obligation de rechercher et de définir le caractère spécifique du procès de production féodal.

• 323 Mon exigence d’une « réception théorique » appropriée au niveau conceptuel du « mode de production  (...)

158Le travail dans ces trois secteurs est en plein essor comme l’a montré le colloque consacré au féodalisme, qui s’est tenu à Trêves en mai 1981. Lorsqu’un collègue, à la question « qu’est-ce que le féodalisme ? » répondait : « c’est à nous de le dire »323, cette prise de position résonnait moins comme un adieu que comme une exigence du penseur auquel cette étude a été consacrée.