• 1 Guy Bois était né au Maroc où son père était directeur des affaires politiques à Rabat. Ayant obten (...)
• 2 Sur Altan Gokalp, voir la notice nécrologique : http://lettre.ehess.fr/index.php?762. Il faut lire (...)
• 3 Claude Gauvard, Altan Gokalp. « Les conduites de bruit et leur signification à la fin du Moyen Âge  (...)

L’idée appartient à Guy Bois [1934-2019]1, et j’ai avant tout aidé à la mettre en pratique. Tout ceci s’est fait dans l’atmosphère intellectuelle d’après 1968, avec le désir de faire avancer le travail historique. La première idée a été de s’ouvrir à l’interdisciplinarité. Parmi les jeunes historiens de la Sorbonne, une première approche avait consisté à former un groupe de travail qui permette de prendre connaissance de tout ce qui se passait alors dans le domaine des sciences humaines et sociales. Le premier à avoir lancé l’idée était André Vauchez à son retour de l’École française de Rome à la Sorbonne, c’est-à-dire quand moi j’en suis parti pour faire mon service militaire – où j’ai connu Altan Gokalp [1942-2010]2 et passé de longues matinées à discuter avec lui de son travail d’ethnologue – puis pour aller à Oxford ; aussi ne suis-je guère au courant de cet épisode. André Vauchez est très vite parti pour Nanterre, si je me souviens bien, et nous avons repris l’idée avec Claude Gauvard [née en 1942]. J’étais encore au CNRS, mais je faisais un temps plein d’assistant à la Sorbonne, c’était un faux CNRS, mais il fallait bien chauffer la place … Les séances avaient lieu à la bibliothèque byzantine, et l’on voulait mettre l’accent sur la méthodologie et les sciences sociales. Et donc, avec Claude Gauvard, on a lancé un groupe de travail entre collègues qui a marché pendant un ou deux ans dans les années 1973-1974. Sur le plan scientifique, il en reste d’ailleurs un beau témoignage, l’article de Claude et d’Altan Gokalp sur les charivaris3. Cet article a contribué à faire bouger beaucoup de choses sur l’introduction de l’anthropologie en histoire.

• 4 Claude Gaignebet n’est devenu professeur des universités qu’en 1984 (à Nice), après avoir donné des (...)
• 5 Éric de Dampierre, ethnologue africaniste, était professeur à Paris X, où il a fondé en 1967 le Lab (...)
• 6 Agrégée de philosophie, elle a été assistante à Alger, où elle a commencé son travail d’anthropolog (...)

Dans le même temps, j’avais réussi à faire accepter l’introduction dans le parcours de la Licence d’Histoire d’une UV « sciences humaines ». Les étudiants pouvaient choisir entre quatre UV, une UV d’anthropologie, une de linguistique, et puis une de mathématiques pour les sciences humaines, en fait de l’analyse des données statistiques. Plus tard, il y a eu aussi une UV d’informatique pour l’histoire. L’UV d’anthropologie était partagée entre deux spécialistes : d’une part, Claude Gaignebet4 [1938-2012], qui n’avait pas de véritable poste mais qui était déjà célèbre pour sa thèse de 3^e cycle sur Le folklore obscène des enfants, et qui a depuis donné de merveilleuses études sur le carnaval, Bosch et surtout Rabelais, et dont les cours, centrés sur le folklore, avaient un succès formidable, bloquant l’accès au 2^e étage de l’escalier C ! Et, d’autre part, Altan Gokalp qui était alors au laboratoire d’Éric de Dampierre [1928-1998]5 à Nanterre et proposait une approche plus classique mais tout aussi haute en couleur, fondée sur sa formation d’ethnologue. Il travaillait sur des tribus turques qui, parce qu’elles s’étaient opposées aux Osmanlis, avaient été reléguées dans un coin perdu d’Anatolie, si bien qu’elles étaient devenues un vrai conservatoire des traditions turques. Plus tard, Gaignebet a été remplacé par Jeanne Favret-Saada [née en 1934]6, qui travaillait alors sur les sorcières paysannes de la Mayenne et du Perche. Ces trois anthropologues ont eu un succès énorme et ont beaucoup fait pour ouvrir les étudiants d’histoire à leur discipline. L’UV de linguistique, assurée par Denise François-Geiger [1934-1993] et son mari Fréderic François [1935-2020] a eu un succès moins spectaculaire, mais stable et durable. Une vingtaine de personnes venaient s’y initier à la sémantique et à la linguistique structurale – j’ai personnellement suivi ces cours, ce qui m’a beaucoup aidé par la suite. Quant à l’UV de traitement des données, elle était moins suivie – la peur des maths ! – mais l’enseignement dispensé par un statisticien de l’INSEE, Le Kim Chi, était de haut niveau.

• 7 Ethnologie et histoire ; forces productives et problèmes de transition : hommage à Charles Parain, (...)
• 8 Agrégé d’histoire, il a été assistant à la Sorbonne et maître-assistant à Paris I avant de devenir (...)
• 9 Maître de conférences en histoire moderne à Paris I, spécialiste de l’économie maritime méditerrané (...)
• 10 Historien moderniste polonais, spécialiste d’histoire économique. Professeur à l’université de Vars (...)

Voilà pour vous situer l’ambiance de ces années 1970. Mais Guy Bois – s’il était intéressé par ces activités, y a participé et les a soutenues – restait insatisfait et ne s’en cachait pas : il regrettait le manque d’une réflexion théorique dans le cadre marxiste. Il regrettait surtout que l’on se contente d’une sorte de marxisme diffus et banalisé qui servait surtout à se dispenser d’un travail théorique de fond appuyé sur les textes de Marx et les débats historiographiques qu’ils avaient entraînés. Il avait travaillé au Centre d’Études et de Recherches Marxistes [CERM] – un institut qui publiait une revue, je dois avoir des numéros ici, qui était dans le xiii^e arrondissement, on a dû y aller plusieurs fois pour des rencontres – où officiaient des collègues comme Charles Parain [1893-1984]7 –qu’il détestait – et Jean Bruhat – qu’il aimait bien, même s’il était loin d’être d’accord avec lui – mais reprochait au Centre son dogmatisme et cherchait à créer une structure plus libre, d’autant qu’il était alors engagé dans les luttes internes du Parti communiste et proche de Pierre Juquin – dont il s’éloignera plus tard. On a donc commencé à creuser l’idée de faire quelque chose de plus théorique, et nous avons été très vite rejoints par quelques collègues de Paris I, comme Jean-Claude Hocquet [né en 1936]8 et Michel Fontenay9 [1935-2021]. Guy Bois a également attiré la participation de Daniel Tollet, qui était doublement intéressant pour nous, par sa personne d’abord, mais aussi parce qu’à l’époque, ingénieur universitaire, il était le secrétaire de l’Institut d’études polonaises, et, par la Pologne, il avait beaucoup de contact avec l’Europe de l’Est, d’où la forte participation polonaise à la Société. L’une des raisons pour lesquelles Guy Bois tenait à ce contact était son intérêt pour Witold Kula [1918-1988]10, l’un des rares historiens marxistes qui trouvaient grâce à ses yeux ….

• 11 Séance du 13/12/1975 (« Discussion collective sur l’œuvre de Witold Kula »).

2Le premier invité d’ailleurs11…

• 12 Historienne médiéviste franco-grecque, spécialiste de Byzance, militante au PC, attachée de recherc (...)
• 13 Historien moderniste français, spécialiste d’histoire économique et sociale du bassin méditerranéen (...)
• 14 Professeur à l’université de Clermont-Ferrand puis à celle de Paris XII, ce spécialiste de l’histoi (...)

3Oui, c’était vraiment la personnalité recherchée. Bois avait des raisons pour cela qu’il n’a pas vraiment dites, mais que je crois avoir subodorées, c’est qu’il était dans les cadres du Parti communiste, mais déjà en froid avec les instances supérieures. Et une de ses bêtes noires était Charles Parain, un type qui avait la haute main sur les études historiques marxistes et qui est un peu oublié aujourd’hui. Le grand truc de Charles Parain, c’était l’outillage, les problèmes de technologie, et Bois trouvait que Parain était nul, qu’il racontait toujours la même chose depuis des années... Et, du coup, il s’était mis à lire Kula, et il avait vu qu’effectivement les choses pouvait être bien différentes et que l’on pouvait faire sur la technologie des réflexions qui allaient beaucoup plus loin. Et donc il avait aussi dans son agenda le fait de vouloir damer le pion aux gens du CERM. D’autres collègues devenus très critiques à l’égard du CERM, comme la byzantiniste Hélène Antoniadis-Bibicou  [1923-2017]12. Donc il y a eu un côté un peu « scission » du groupe des historiens marxistes qui en avaient marre et qui voulaient rompre avec cela. Cela a été sûrement l’origine de beaucoup de gens qui sont venus aux réunions de la Société d’étude du féodalisme, avec parmi eux un certain nombre de collègues issus de l’École des hautes études en sciences sociales, qui sont tout de suite venus aux réunions de la Société d’étude du féodalisme. Parmi les modernistes, Maurice Aymard [né en 1936]13 et Michel Morineau [1929-2007]14, en particulier, ont vite adhéré au projet.

• 15 Historien médiéviste français, spécialiste d’histoire économique et sociale et de l’Angleterre. Pro (...)
• 16 Surtout connu en France pour sa théorie du bastard feudalism, il est l’un des historiens anglais le (...)
• 17 Historien moderniste allemand, spécialiste d’histoire culturelle, cofondateur du courant de l’Allta (...)
• 18 Voir en particulier la séance du 11/02/1978, (Pierre Jeannin, « A propos de la proto-industrialisat (...)
• 19 « Économie et société rurale en Angleterre au xv^e siècle d’après les comptes de l’Hôpital d’Ewelme  (...)
• 20 Historien médiéviste français, spécialiste d’histoire politique et culturelle. Assistant à la Sorbo (...)
• 21 Il deviendra ensuite maître-assistant à Paris I et secrétaire-général du Haut Conseil de la francop (...)

Non, elle est antérieure. C’est en khâgne – initialement, je devais faire Sciences Po, ayant été reçu au concours, mais mon père m’avait obligé à faire hypokhâgne parce que, comme j’avais eu le bac à 16 ans, il me trouvait trop jeune – que j’ai commencé à lire Marx et à réfléchir sur ce que sa vision historique signifiait. Quand j’ai décidé d’être historien, je me suis passionné pour le problème de la transition du féodalisme au capitalisme, surtout après avoir suivi les cours d’Édouard Perroy [1901-1974]15 en licence, et passé une année à Oxford à travailler sous la direction de Kenneth Bruce Mac Farlane [1903-1966]16. Mon hypothèse de départ était qu’il ne pouvait y avoir une naissance du capitalisme en tant que mode de production à partir du développement commercial, cela me paraissait contradictoire avec ce qu’était la société occidentale, qui était d’abord une société rurale, et qu’il fallait partir d’une accumulation du capital entre les mains des membres de l’aristocratie ou des couches supérieures de la paysannerie. C’était d’ailleurs une idée à l’époque partagée par des gens qui sont venus à la Société d’étude du féodalisme et travaillaient sur quelque chose qu’on a un peu oublié aujourd’hui, ce qu’on appelait la proto-industrialisation – Hans Medick [né en 1939]17, Peter Kriedte, Jürgen Schlumbohm, et l’américain David Sabean18… C’est une idée un peu abandonnée aujourd’hui, on voit les débuts du capitalisme autrement, mais je ne pense pas qu’elle soit fausse, en tout cas pour l’Angleterre. Pour le cas français, le gros problème est la définition de la noblesse à la française, qui fait que la noblesse française n’a pas pris le même chemin que l’aristocratie anglaise – la gentry plus la noblesse –, ou l’a pris par des intermédiaires. Quand on travaille sur les emprunts d’État on s’aperçoit que les nobles sont bien là, ils sont derrière, leur argent circule grâce aux hommes d’affaires, aux banquiers, aux Italiens qu’ils utilisent. En tout cas, voilà, c’était mon plan de départ et je voulais travailler pour cela sur les grands domaines de l’aristocratie anglaise, de la noblesse anglaise. Et le travail fait à Oxford sous la direction de McFarlane sur les domaines de l’hôpital d’Ewelme19 ont été une première application de cette idée-là. Je voulais faire ma thèse là-dessus mais je n’ai pas pu : ayant passé l’agrégation, j’ai enseigné au lycée Corneille à Rouen, puis ai été nommé assistant à la Sorbonne à la rentrée 1967, avant de partir faire mon service militaire, et je ne suis revenu à Oxford qu’à l’automne 1969, ayant été élu au CNRS. Mais, entre-temps, Bruce McFarlane était mort, et le sujet que j’avais envisagé de faire sous sa direction sur les domaines et la fortune des grandes familles de l’aristocratie anglaise n’était plus possible, ne serait-ce qu’à cause des structures des fonds d’archives anglais. M’étant marié, je ne pouvais pas non plus envisager de m’établir en Angleterre. Je me suis donc orienté vers une thèse sur les idées sociales et politiques sous la direction de Bernard Guenée [1927-2010] 20. Toujours est-il que mon enracinement au marxisme est ancien. Il n’a été que renforcé par l’année que j’ai passée à la Sorbonne et par mes discussions avec Guy Bois, sur le plan du marxisme mais aussi sur le plan syndical – il s’était défaussé sur moi du secrétariat de la sous-section « histoire » du Snesup, m’assurant que je n’aurais que quelques timbres à coller, c’est dire si l’on était loin d’avoir prévu mai 68… Guy Bois était très engagé dans les débats sur l’union de la gauche. On allait manger dès qu’on pouvait, au moins deux fois par semaine, avec un collègue, Stélio Farandjis [né en 1937]21, qui était alors assistant et travaillait avec Alphonse Dupront [1905-1990].

• 22 Historien anglais, spécialiste d’histoire économique et sociale de la fin du Moyen Âge. Militant au (...)
• 23 Comme Albert Soboul, il a travaillé sur les sans-culottes, mais sur la guerre. Comme Soboul, il s’e (...)
• 24 Il faisait des études de droit à Rennes après avoir été démobilisé. Appartenant au mouvement Défens (...)

Aucune, parce qu’aucun des camarades que j’ai eus à ce moment-là n’était marxiste, ni de près ni de loin. À Oxford, il y en avait très peu. McFarlane, socialiste fabien, passait pour un quasi-gauchiste. En fait, ma bourse était pour Lincoln College, et mon supervisor était donc à Lincoln College – c’était le Dr John Owen, fort sympathique, que je n’ai jamais vu sans sa pipe, mais il était une éminent spécialiste de Burke. Il a été un peu surpris que je veuille travailler avec McFarlane, puisque celui-ci était fellow de Magdalen College et il a fallu que je produise une lettre de Perroy, qui était un ami de McFarlane. On ne parlait pas encore beaucoup de Rodney Hilton [1916-2002]22, mais c’est à ce moment-là que je l’ai lu – je l’ai rencontré ensuite, d’ailleurs en partie grâce à Guy Bois, et j’ai plusieurs fois dîné avec lui, soit chez Bois, soit chez nous, mais c’est plus tardif. À Oxford, il y avait quand même un marxiste, j’ai été d’ailleurs suivre ses séminaires plusieurs fois, c’était Christopher Hill [1912-2003], mais le grand homme était Sir Richard Southern [1912-2001], dont j’ai d’ailleurs suivi régulièrement et avec le plus vif intérêt le séminaire, tant en 1963-1964 qu’en 1969-1970. S’il était tout sauf marxiste, je n’en ai pas moins été influencé par sa vision de l’histoire ecclésiastique et de l’histoire culturelle, alors très différente de ce qui se faisait en France. Eric Hobsbawm [1917-2012] a aussi donné quelques conférences auxquelles j’ai assisté. J’étais également entré en relation avec un ami de mon père, Richard Cobb [1917-1996]23, éminent spécialiste de la Révolution française, qui – bien qu’il se soit toujours vanté de n’avoir jamais lu une ligne de Marx – passait pour marxiste du fait de sa longue amitié avec Albert Soboul et les historiens communistes. Mais en quittant la France et en revenant à Oxford il était devenu violemment antimarxiste et ouvertement réactionnaire. Une autre caractéristique d’Oxford qui m’a beaucoup frappé était l’importance donnée à ce que nous appelions avec mépris les « sciences auxiliaires » : la paléographie et la diplomatique, que j’ai pu étudier avec Pierre Chaplais [1980-2006]24, un homme extraordinaire qui m’a beaucoup aidé, et la codicologie, qu’enseignait Neil Ker, en utilisant directement les manuscrits de la Bodléienne …

• 25 Voir notamment les séances du 5/03/1977 (Michel Cartier, « Le féodalisme vu par les historiens chin (...)
• 26 Robert Boutruche, Seigneurie et féodalité. Le premier âge des liens d’homme à homme, Paris, Aubier, (...)
• 27 Historien français spécialiste de l’histoire du Japon, maître de conférences à l’INALCO (1985-1999) (...)
• 28 Historien franco-japonais, spécialiste de l’histoire du Japon, auteur notamment de Meiji-1868 : rév (...)
• 29 Historienne française spécialiste de l’histoire du Japon, professeur à l’Inalco jusqu’en 1981, puis (...)
• 30 Historien français spécialiste d’histoire sociale et de démographie de l’Extrême-Orient, directeur (...)

9Cette dimension a tout de suite été prédominante, et l’idée de partir du marxisme conduisait à cela. Je parlais à l’instant du mode de production asiatique, quand on parle de la transition au capitalisme, c’est une question qu’il faut évidemment se poser pour toutes les aires considérées : on ne parlait pas encore de « globalisation », mais on a très vite voulu travailler sur la Chine, sur le Japon, sur l’Inde25. Cela faisait partie du plan d’origine. Bois était très intéressé par cette ouverture. Quand il était assistant à la Sorbonne, il était l’assistant de Robert Boutruche [1904-1975] qui a fait dans son livre sur le féodalisme26 toute une partie sur les féodalismes extraeuropéens, sur l’Égypte lagide ou le Japon… Des collègues comme Pierre-Francois Souyri [né en 1952]27, Paul Akamatsu [1928-2020]28, japonais d’origine, et Francine Hérail29 [née en 1928] pour le Japon, et, pour la Chine, Michel Cartier30 [1934-2019], sont venus très vite et ont été très assidus tout au long de la vie de la Société.

• 31 Maître de conférences en histoire moderne à l’Université Paris I, spécialiste de l’économie maritim (...)
• 32 Karl Marx, Friedrich Engels, Correspondance, traduite et éditée par Gilbert Badia et Jean Mortier a (...)

J’en ai pris beaucoup. Daniel Tollet et moi prenions les notes et après on les utilisait avec Jean-Claude Schmitt pour relire le travail de Jeanine Fontenay. Michel Fontenay [1935-2021]31, son époux, était là et faisait aussi ce travail. On donnait à Jeanine soit les bandes, soit les notes, ou les notes et les bandes, et à partir de là elle a fait tout le travail de saisie, en dépit de l’énorme travail qu’elle faisait par ailleurs pour les Éditions sociales, pour les volumes de la correspondance de Marx32 – c’est à elle que l’on doit la survie de la mémoire de la Société.

• 33 Georges Duby, L’économie rurale et la vie des campagnes dans l’Occident médiéval (France, Angleterr (...)

Oui. C’était un vrai travail, il n’y a rien de plus pénible que de saisir des bandes. Je l’ai fait avec Claude Gauvard pour le cours de Perroy sur le paysan au xii^e et xiii^e siècle en 1963-1964, transcrit mot à mot pour le GEH [Groupe des étudiants d’histoire de la Sorbonne, tenu alors par l’UNEF] et qui mériterait être édité ; c’est un cours sensationnel, commentaire un peu critique mais admiratif du manuel de [Georges] Duby [1919-1996] qui sortait à ce moment-là33.

• 34 Benoit Grévin, Aude Mairey (dir.), Le Moyen Âge dans le texte. Cinq ans d’histoire textuelle au LaM (...)

C’était destiné à circuler et à être envoyé aux membres de la Société comme un bulletin. On se disait qu’on en ferait quelque chose d’autre quand on aurait quelques séances d’avance. C’est un peu ce qui s’est fait au LaMOP, quand Aude Mairey et Benoit Grévin ont fait leurs séances sur les textes au LaMOP, qu’ils ont ensuite publié en volumes, en prenant les meilleurs papiers ou ceux qui n’ont pas été publiés ailleurs34.

• 35 Historien médiéviste français, spécialiste de l’histoire économique et sociale de l’Italie centrale (...)

Ils venaient pour garder le contact avec la jeune génération certainement, je pense par exemple que Pierre Toubert [né en 1932]35 est venu un peu pour ça, et cela l’intéressait aussi. Encore une fois, c’était un lieu de parole très libre et de réflexion théorique et, franchement, ça n’existait pas. Où aurait-on pu faire cela à l’époque ?

• 36 Sa thèse, soutenue en 1965 parait chez Flammarion en 1969 dans la collection « Nouvelle bibliothèqu (...)
• 37 Historien moderniste français, spécialiste d’histoire urbaine et d’histoire de l’économie politique (...)
• 38 La Catalogne du milieu du x^e siècle à la fin du xi^e siècle : croissance et mutations d’une société, (...)

Tout à fait. Ceux de la génération 68 qui essayaient de faire bouger les choses. Mais il y avait aussi des gens plus âgés, des économistes comme Pierre Dockès [né en 1939]36, qui a participé dès le début et avait des idées intéressantes ; des historiens comme Jean-Claude Perrot [1928-2021]37, qui est venu assez fidèlement ; Christiane Klapisch [née en 1936] ; Pierre Bonassié [1932-2005]38 ; Jean-Louis Biget [né en 1937]… J’ai gardé le meilleur souvenir de ces discussions, c’était très ouvert.

• 39 La réforme de l’université, lancée par Christian Fouchet pour les accueillir, est importante : créa (...)

Pas nécessairement à l’université. Par exemple au début, Alain Guerreau était encore professeur de lycée jusqu’à ce qu’il entre au CNRS en 1978, et il en allait de même pour beaucoup d’autres. On a commencé en 1975 à un moment où les recrutements dans le supérieur étaient complètement bloqués. Alors qu’en 68 on vous suppliait à genoux pour aller à la fac. Moi quand j’ai été pris à la Sorbonne, Claude Gauvard est allée à Rouen et Jean Favier m’a téléphoné juste après que la Sorbonne m’avait appelé. Ils cherchaient, ils avaient des places à distribuer. Il faut dire qu’on avait des masses d’étudiants, sans commune mesure avec avant, y compris au lycée. Quand ma fille me dit : « Oh, j’en ai 30 », moi j’en avais entre 50 et 60. C’était à l’époque du fameux plan Fouchet39 et tout ça – 68 n’est pas né du hasard, il y avait vraiment une situation matérielle qui était terrible et après 68, il y a eu une énorme bouffée d’air, donc de juin 1968 à début 1973, qui voulait aller à la fac avait un poste. Et puis évidement après, « clac », ça s’est fermé. Il a fallu attendre les années 1990 pour que ça s’ouvre un petit peu.

• 40 Anthropologue franco-roumain, spécialiste d’ethnologie rurale, cofondateur avec Georges Duby et Dan (...)

Oui bien sûr, c’était des visions théoriques complètement différentes. L’analyse économique de Bois était totalement récusée par Guerreau, qui pour le coup était sur un versant beaucoup plus idéologique du marxisme. Le problème était de les faire fonctionner ensemble, il ne faut pas les opposer. Alain Guerreau a été formé par Jacques Le Goff [1924-2014], avait suivi les cours d’anthropologie d’Isaac Chiva [1925-2012]40 et participé aux séminaires de Maurice Godelier et il avait cette vision anthropologique, dans laquelle évidemment le christianisme et la religion jouent un grand rôle. Bois était encore dans la vieille tradition marxiste presque exclusivement matérialiste : même s’il avait beaucoup contesté lui-même l’orthodoxie, cela n’allait pas aussi loin que cela. Pour lui, l’économie était la source de tout, du changement de mode de production comme de la crise du mode de production. Mettre de la religion là-dedans était pour lui carrément réactionnaire.

• 41 Citroën (voiture qui a remplacé la 2CV).

Le colloque de Trêves a coïncidé très exactement avec l’élection de Mitterrand. Je suis rentré en voiture avec quelques collègues dans ma Dyane41, qui n’avait évidemment pas de radio et, comme j’habitais à l’époque boulevard Beaumarchais, j’ai voulu me garer comme à l’habitude rue Amelot. Arrivé place de la République, les flics, barrage, « non impossible, vous ne pouvez pas passer », mais je dis : « J’habite la, il faut bien que je me débarrasse de la voiture et des bagages », donc après discussion ils m’ont autorisé à rentrer dans la rue Amelot … Elle était noire de monde : c’était le soir de l’élection de Mitterrand, les gens allaient à la fête à la Bastille. C’est absolument daté !

• 42 Historien médiéviste allemand, spécialiste d’histoire économique et sociale de la fin du Moyen Âge (...)

J’ai voté par procuration. Les dates avaient été fixées par Franz Irsigler [né en 1941]42.

• 43 Historien médiéviste allemand, spécialiste d’histoire sociale de la fin du Moyen Âge et du début de (...)
• 44 Séance du 30/05/1981 (Neithard Bulst, « Main d’œuvre et coercition. Les mesures économiques et démo (...)
• 45 Agrégée d’histoire et de géographie, ancienne élève de l’École française de Rome. Chercheur en anth (...)
• 46 Historien médiéviste américain, spécialiste d’histoire économique de la Sardaigne, professeur à l’U (...)
• 47 Directeur de recherche au CNRS, auteur notamment de Seigneurs et paysans dans l’ouest du Pays de Ca (...)
• 48 Directrice de recherche émérite au CNRS, spécialiste d’histoire ancienne
• 49 Historien médiéviste. Docteur en histoire (Paris X, 1994). Professeur à l’université de Reims. Dire (...)

On a essayé de continuer. Mais vous voyez … le 13 juin 1981, c’était Neithard Bulst [né en 1941]43 qui parlait44, Bois n’était pas venu, pourtant il connaissait bien Bulst. Peut-être qu’il ne pouvait pas. [Il lit une liste de participants à la Société] Jean-Claude Hocquet, Marie-Louise Pelus, Daniel Tollet, Michèle Delacourt, Martine Boiteux45, quelqu’un qui venait souvent, John Day [1924-2003]46, Jacques Bottin [né en 1946]47, Mireille Corbier48 [née en 1943], des piliers ; Charles Vulliez [1938-2021]49, qui était tout sauf marxiste…

• 50 Ancien directeur de recherche au CNRS, spécialiste de l’Italie méridionale au Moyen Âge.

De l’extérieur, on était vu comme des marxistes. Mais beaucoup de gens venaient par simple intérêt intellectuel : par exemple, ici pour la séance du 28 mars 1981 [Pierre Guichard, « Les communautés rurales en Al-Andalus »], je vois le nom de collègues comme Jean-Marie Martin [1938-2021]50 ou Dominique Barthelémy [né en 1953], qui n’ont rien de marxiste. Il y avait aussi des liens personnels : Renée Musso avait été l’assistante de Boutruche, Bois était l’ancien assistant de Boutruche, donc voilà…

• 51 Histoire du climat depuis l’an mil, Paris, Flammarion, 1967.
• 52 The Great Transition: Climate, Disease and Society in the Late-Medieval World, Cambridge, Cambridge (...)
• 53 http://www.econsoc.hist.cam.ac.uk/podcast-campbell.html

Je considère Bourdieu comme marxiste. Marxisme ne veut pas dire allégeance à un groupe ou un parti politique, c’est une forme de réflexion, ce sont des bases structurelles, théoriques, que l’on trouve complètement chez Bourdieu comme chez Godelier. Mais cela ne provoquait à Paris I aucune rupture. Bernard Guenée en discutait très volontiers, cela ne le choquait pas, il était au contraire très favorable à ce que ses disciples s’ouvrent aux sciences sociales, si cela ne conduisait pas à une baisse de la rigueur critique. Il en allait de même avec Robert Fossier [1927-2012], dont, significativement, Alain Guerreau admirait le travail, alors que Guy Bois le considérait comme un simple malthusien, dans la mesure où il s’intéressait au climat et à la démographie. Si Fossier ne se disait pas marxiste, il avait une vision globale de l’insertion humaine dans le monde naturel, une vision écologique, dirait-on aujourd’hui, où le changement des conditions climatiques est un facteur essentiel, et ce, avant la démographie. C’est aussi un aspect du travail d’Emmanuel Le Roy Ladurie [né en 1929]51 sur lequel Bois a eu une analyse trop réductrice. Pour lui les tensions sociales restaient le principal moteur de l’évolution, alors que pour Fossier, cela existait mais c’était marginal, et le vrai facteur de changement, c’était les conditions climatiques, pédologiques, que l’on appellerait aujourd’hui écologiques. Une thèse que reprend aujourd’hui un Bruce Campbell [né en 1949] dans son dernier livre52. On peut aussi regarder ses cours d’histoire économique à Cambridge, dont le livre est tiré ; ils sont encore plus utiles parce qu’il y a toutes les présentations des diapositives et des PowerPoint qui sont filmées53.

• 54 Patrick Boucheron, Laura Gaffuri, Jean-Philippe Genet (dir), Valeurs et systèmes de valeurs (Moyen (...)
• 55 Max Weber, Economy and Society. An outline of interpretative sociology, éd par Guenther Roth et Cla (...)
• 56 Max Weber, La Domination (1914), traduction inédite par Isabelle Kalinowski, Paris, La Découverte, (...)
• 57 Max Weber, Le Savant et le politique (1917/1919), traduction par Catherine Colliot-Thélène, Paris, (...)
• 58 David D’Avray, Rationalities in History. A Weberian Essay in Comparison, Cambridge, Cambridge Unive (...)

Personne n’en parlait parmi les historiens, y compris les collègues italianisants ou italiens. Moi-même, je disais des choses dont j’ai réalisé qu’elles venaient de Gramsci, mais par recoupement, pas par connaissance directe. De manière plus générale, il y a deux auteurs qui ne sont absolument pas bien compris ou pas bien utilisés en France, ça je m’en suis aperçu avec le volume sur la valeur, au moment où j’en ai fait l’introduction54. Le premier c’est Max Weber : quand j’ai voulu travailler sur Max Weber, je l’ai fait et le fais toujours à partir d’une édition américaine, qui est une traduction commentée, parce que je lis mal l’allemand55. Après, je vérifie certains termes dans l’édition originale, mais, pour le lire, je le lis dans la version anglaise. De son grand travail, en français, à ma connaissance, il n’y a que le premier tome qui est traduit, et encore tout récemment56, et le reste n’est pas encore sorti. Et puis il y a le travail de Catherine Colliot-Thélène, qui ne donne que des extraits57. Il y a des choses fondamentales qui manquent, notamment tout un passage sur la Common Law, sur les juges et le problème particulier posé pour l’Angleterre, problème très important pour comprendre pourquoi bizarrement l’État moderne anglais a pris à partir du xvii^e et du xviii^e siècle un tournant très diffèrent des autres États européens, et l’idée que la classe des juges, enfin des hommes de lois, est une classe totalement indépendante de l’appareil d’État. C’est le seul système de ce type, un système qui fonctionne sur la jurisprudence – ce n’est pas tout à fait vrai –, où la loi pendant très longtemps intervient finalement de façon marginale, sinon mineure. Une partie bien particulière de la classe dirigeante est ainsi complètement indépendante et exerce sa domination en dehors même de l’État. Pourtant, cela est dans Max Weber : il compare dans cette analyse les juges anglais avec les sénateurs romains. Je suis parti du travail sur le concept de valeur de David D’Avray58 pour ma propre réflexion sur la valeur, un bon travail, mais qui ne posait pas l’ensemble des problèmes car, pour cela, c’est effectivement de Gramsci qu’il fallait repartir. Les historiens ignorent la valeur. Alors que c’est évidemment au nom de valeurs que les gens se projettent dans l’action, que ce soit au xii^e siècle ou aujourd’hui. Simplement, les sociologues acceptent d’utiliser le terme et de faire une analyse de la valeur, pour eux c’est un mot du jargon professionnel, alors que pour les historiens il est trop souvent dénué de toute signification conceptuelle, alors qu’il devrait être central dans la réflexion historique.

• 59 Séance du 20/05/1978 (Guy Bois, « Introduction au débat sur les concepts de mode de production et d (...)

34Vous vous souvenez de la séance avec Balibar59, qui est assez frappante, puisqu’on a un philosophe qui vient faire la leçon aux historiens en leur disant que, globalement, ils n’ont rien compris à Marx ?

• 60 Lionel Jospin, ministre de l’Éducation nationale de mai 1988 à avril 1992.
• 61 Claude Allègre, ministre de l’Éducation nationale, de la Recherche et de la Technologie de juin 199 (...)

C’est l’idée de faire venir les gens compétents sur un sujet, de les écouter et de discuter avec eux. À l’époque, les séminaires étaient magistraux, et l’on n’avait pas de moyens pour faire des colloques, donc on faisait des sociétés. Les choses ont perdu de leur nécessité à partir du moment où on a eu ces moyens. À partir du moment où je me suis lancé dans Genèse de l’État moderne, le nombre de colloques et de réunions qu’on a organisés fut beaucoup plus important. Là, c’était quatre séances par an, ce n’était pas énorme. Mais encore une fois, les colloques français de l’époque, c’était soit les sociétés savantes qui choisissait un thème, tant mieux s’il vous convenait, soit les commémorations. Le CNRS donnait de l’argent pour des colloques, mais les commissions à l’époque ne donnaient de l’argent qu’à deux ou trois colloques par an, des commémorations – Philippe Auguste, saint Bernard… – ou des congrès internationaux – des byzantinistes, des céramologistes etc. – quand c’était à la France de les organiser. On avait peu de moyens. Dans les universités, les séminaires étaient ceux des professeurs, du moins pour ceux qui en faisait. Robert Fossier par exemple, n’a jamais voulu en faire. Quand nous sommes devenus laboratoire CNRS, on a eu un peu d’argent et puis, à partir des années 1997-1998, il y a eu une nette augmentation des crédits recherche des universités, quand Lionel Jospin60 a été ministre de l’Éducation nationale, et surtout avec son gouvernement, où Claude Allègre était ministre61… Les crédits « recherche » de la sous-section d’histoire médiévale ont longtemps été de 1000 francs, pour acheter des bouquins ! Heureusement, la bibliothèque Halphen a reçu pas mal de dons. Une fois le LaMOP créé, l’université a donné la même somme que le CNRS, et à partir de là on a pu organiser nos colloques, nos séminaires, et se doter de moyens informatiques. Avant cela, on ne pouvait rien faire à l’étranger et le colloque de Trêves a été financé en grande partie par les Allemands.

• 62 Historien moderniste allemand, spécialiste d’histoire économique et sociale. Formé à Heildeberg sou (...)

Ça a été tout un travail avec Franz Irsigler. C’est une idée qu’on avait eue quand Irsigler était venu assister à une séance, il avait trouvé cela très bien. Et Neithard Bulst, avec qui nous avions déjà travaillé sur la prosopographie, est aussi beaucoup intervenu dans l’affaire, comme Jochen Hoock [1939-2019]62, qui est devenu professeur à Paris VII. On a eu tout un groupe de travail là-dessus, avec je crois aussi Marie-Louise Pelus et Jean-Pierre Hirsch, qui était professeur de lycée à Luxembourg …

• 63 Le Comité des travaux historiques et scientifiques (CTHS) est une institution française de recherch (...)

Encore une fois, on ne pouvait pas faire des choses bilatérales comme ça, c’était impensable. Il n’y avait que le Comité des travaux historiques63 qui organisait des rencontres bilatérales : le premier colloque auquel j’ai participé, en 1974-1975, était un colloque franco-britannique organisé à Lyon par cette société. Mais je ne sais pas si l’Allemagne de l’Est figurait dans leurs partenaires. Même pour Irsigler, cela n’a pas été si facile, et d’ailleurs je ne sais pas si tous les collègues allemands de l’Est pressentis ont pu venir.

• 64 Géographe et vice-président de l’université de Caen, il est directeur scientifique de 1982 à 1984 a (...)
• 65 Guy Bois, La Mutation de l’an mil. Lournand, village mâconnais, de l’Antiquité au féodalisme, Paris (...)
• 66 Alain Guerreau, « Lournand au x^e siècle. Histoire et fiction », Le Moyen Âge, 96, 1990, p. 519-531. (...)
• 67 La grande dépression médiévale xiv^e-xv^e siècles : le précédent d’une crise systémique, Paris, PUF, (...)

Bois avait une pratique militante : il a été membre des étudiants communistes puis du Parti et membre des instances dirigeantes jusqu’à sa rupture et son ralliement à Chevènement, qui n’a pas duré. Il a aussi été membre d’ATTAC et conseiller municipal d’Antony. Il avait travaillé en 1981 dans la mission Godelier, qui aboutit au gros rapport Les sciences de l'homme et de la société en France : analyses et propositions pour une politique nouvelle. Il a présenté le rapport pour les sciences humaines, critiquant d’ailleurs les options dirigistes de Chevènement. Quand la direction des Sciences de l’homme et de la société au CNRS a été créée, il espérait y jouer un rôle mais Chevènement a fait nommer Godelier, qui a coupé complètement avec Bois et s’est accommodé du dirigisme de Chevènement. Il a été flanqué du géographe Armand Frémont (1933-2019)64, qui avait une solide expérience administrative, et depuis le cabinet du ministre, Philippe Barret [né en 1945] contrôlait tout cela. Godelier n’a probablement pas pu faire tout ce qu’il voulait, même s’il a quand même fait beaucoup de choses. En revanche, Bois, tout en poursuivant son travail d’enseignant, dont peuvent témoigner mieux que moi ses élèves, s’est replié sur sa réflexion théorique. Pour autant que je sache, il semble avoir pratiquement cessé tout travail de terrain, même s’il a cherché à se recentrer sur le Mâconnais, où il avait acheté une maison, et a écrit, certes un peu vite, son livre sur Lournand65, où il expose beaucoup d’idées intéressantes, mais ne s’embarrasse pas trop de preuves, n’utilisant pratiquement que les chartes de Cluny. En somme, il est allé sur les terres de Guerreau dont le travail d’archive portait précisément sur le Mâconnais, où il est né, et qui l’a cloué avec un papier dévastateur66. Personne, ou presque, n’a volé au secours de Bois, même si la violence de l’attaque a choqué. Il a continué ses recherches théoriques, et publié deux livres importants67, mais si l’on veut vraiment apprécier son importance comme historien, il faut revenir à sa thèse. Elle est vraiment percutante, il n’y a pas un mot de trop, c’est un travail qui reste fondamental. Il aurait dû écrire ses Mémoires, elles auraient été riches d’enseignement ! Ce n’était pas un homme du milieu universitaire du tout. Il avait absolument l’esprit Science Po quand il construisait ses cours et ses plans. Il avait un esprit de synthèse impressionnant, tout était impeccablement en ordre en trois minutes. Les gens l’estimaient parce qu’ils voyaient bien que c’était un cerveau qui fonctionnait vite et bien, mais ils redoutaient son ironie. Bois avance ses hypothèses de façon très claire, mais cela s’est retourné contre lui avec cette affaire où il n’avait pas fait un vrai travail sur ses sources, face à l’excellent érudit chartiste qu’est Guerreau. Donc il y avait beaucoup de divergences, de différences, de tensions entre ceux qui participaient à la Société, parfois on s’affrontait, mais à mon avis c’était relativement fécond. Et beaucoup des médiévistes ont participé. Aujourd’hui on a plus de lieu comme ça où on peut s’engueuler, effectivement cela n’existe plus. À l’époque, l’autre lieu où on allait tous, c’était chez Duby, mais là, on ne s’engueulait pas. Les grands noms étaient là, Le Goff, [Jean-François] Lemarignier [1908-1980], Karl-Ferdinand Werner [1924-2008], [Jean] Batany [1928-2012] pour la littérature, et chacun parlait à son tour. Quand ils n’avaient pas été trop longs, les « jeunes » pouvaient prendre la parole librement et discuter. Duby était très ouvert, il nous a parlé de la Société d’étude du féodalisme, ça l’intéressait. Il est venu une fois.

• 68 Séance du 11/12/1976 (Jean-Claude Schmitt, « Religion, économie et société féodale »)

48Une séance où Jean-Claude Schmitt parle des enjeux idéologiques de l’Église68, suscite des critiques assez fortes de la part d’autres participants, mais un net intérêt de Duby…

• 69 S. Epstein, An Island for Itself: Economic Development and Social Change in Late Medieval Sicily, C (...)

Je le redis dans les volumes de Genèse de l’État moderne : ma vision est une vision marxiste, c’est-à-dire que, si on parle en termes de féodalisme, la genèse de l’État moderne correspond à ce que j’appelle le féodalisme d’État, l’un des stades du féodalisme, et – je rejoins là mes premières amours – la création de l’État moderne est une condition importante pour l’établissement du capitalisme. Ce qui est une chose qui est dite aussi, d’une autre façon et à partir d’autres bases, par l’école des économistes institutionnalistes : Douglass North [1920-2015], Stephan R. Epstein [1960-2007]69, qui travaillait sur la Sicile médiévale ; et Jean-Yves Grenier, je pense, est assez dans cette ligne-là aussi. À savoir qu’à partir du moment où les États instaurent un système d’ordre économique qui fait qu’on sait ce qu’est un prix, une monnaie, que tout cela est institutionnalisé et fonctionne, eh bien, le capitalisme peut se développer sur des bases qui permettent une réelle accumulation et la naissance d’une classe dirigeante faite par le capitalisme lui-même, hommes d’argent, banquiers etc., qui du coup prennent une part essentielle, ne serait-ce que par ce que ce sont eux qui alimentent les finances de l’État. J’ai beaucoup insisté, je pense d’ailleurs à raison, sur l’importance de l’impôt. Mais cela ne veut pas dire que l’impôt alimente directement l’État : il permet l’emprunt avec les mécanismes capitalistes. C’est l’emprunt qui alimente l’État et permet la guerre. Le roi d’Angleterre a un avantage décisif au départ parce qu’il a des douanes qui fonctionnent depuis 1275, sur le revenu desquelles il emprunte aux banquiers italiens. Le roi de France lui, a des domaines, il est riche, pendant un temps, cette richesse suffit mais au bout d’un certain temps il ne peut plus mobiliser assez rapidement ses ressources. Et quand ce qu’on appelle la guerre de Cent Ans, qui a débuté en fait bien avant, commence, quand arrive le moment crucial où le roi d’Angleterre prend les armes de France, le roi de France, qui a un pays qui est trois fois plus peuplé et quatre fois plus étendu que l’Angleterre, a en fait moins d’argent à sa disposition que son adversaire et donc il se fait battre.

• 70 Jean-Philippe Genet et Michel Le Mené (dir.), Genèse de l’État moderne. Prélèvement et Redistributi (...)
• 71 Anita Guerreau-Jalabert, « Occident médiéval et pensée analogique : le sens de spiritus et caro », (...)
• 72 Jean-Philippe Genet (dir.), L’État moderne : Genèse, Paris, Éditions du CNRS, 1990.

Bois, j’ai essayé de le faire venir à la rencontre sur « Prélèvement et redistribution », à Fontevraud70, en 1984, dont beaucoup de participants étaient des fidèles de la Société – Mireille Corbier, Georges Depeyrot, Neithard Bulst, Jacques Bottin, Michel Morineau, Jean-Claude Hocquet, Jean-Marie Constant, Michèle Fogel… même Rodney Hilton ! Guerreau est venu à la dernière rencontre du programme Signs and States, mais n’a pas donné son texte… En revanche, son épouse Anita Guerreau-Jalabert a donné une remarquable contribution lors du premier colloque de Rome du programme ESF71. On retrouve aussi beaucoup de membres de la Société dans le volume qui tire le bilan de l’ATP Genèse de l’État moderne en 198972.

• 73 Voir son intervention dans le dernier colloque du programme ESF : Jean-Marie Le Gall, « Les réforme (...)

Oui, il reconnaissait un fait patent, à la fois le changement de mode de production et la fin de l’emprise absolue du religieux. La périodisation traditionnelle résulte de découpages d’historiens qui, dès qu’on y regarde de près, ne tiennent absolument pas la route. Pour un médiéviste qui travaille exclusivement dans le domaine français, on voit que le phénomène de la Renaissance est relativement bien marqué chronologiquement, et l’on peut dire qu’à partir du moment des guerres d’Italie il y a une rupture, même si c’est en partie une reconstruction, parce que justement les travaux d’Ezio Ornato et de toute l’équipe qui l’entoure ont bien montré que la Renaissance, comme partout, en France, débute en 1350-1360, il y a un premier démarrage, mais, après, la guerre de Cent Ans fait que la France s’effondre, et il faut attendre la fin du xv^e siècle. Mais ceux qui travaillent sur l’Italie ne peuvent accepter cette coupure, puisqu’en Italie cela commence plus tôt, dès la fin du xiii^e siècle, si on s’en tient à la définition classique de la Renaissance comme renouveau des arts et des lettres, mais même cette définition italienne ne tient pas très bien non plus. Le travail fait sur la Renaissance du xii^e siècle par les Américains montre qu’en réalité il y a déjà fin xi^e-début xii^e siècle le renouveau des écoles, l’aristotélisme, le passage à l’art gothique, tout un faisceau de phénomènes qui est lié à la renaissance de la civilisation urbaine. Donc il y a un énorme changement à ce moment-là. Peut-être pas un brutal changement mais une inflexion importante. Et après si on fait de l’histoire anglaise, la Renaissance n’existe pas en Angleterre, il y a un mouvement continu, qui ne change qu’au xvii^e avec les révolutions politiques, les débuts de la révolution industrielle, voire même au début du xvii^e siècle avec la révolution scientifique, la découverte du vide, la Royal Society, toutes ces choses qui sont bien connues. Les historiens s’en tiennent trop souvent à des chronologies nationales, refusant toute vision globale. Le Goff avait bien compris la nécessité d’un cadre plus large, mais il pouvait le faire car il avait une culture historique véritablement européenne. Quant au long Moyen Âge je ne comprends même pas qu’aujourd’hui on se pose encore cette question. Mais c’est encore une bataille, et avec Jean-Marie Le Gall [né en 1961]73, qui reste un champion de la Renaissance, on a encore des débats là-dessus.

• 74 Sa thèse portait sur la Gascogne : M.G.A Vale, English Gascony 1399-1453. A Study of War, Governmen (...)
• 75 La Bretagne ducale. Jean IV de Montfort (1364-1399) entre la France et l’Angleterre, 1998 (traducti (...)
• 76 The Three Edwards: War and State in England, 1272-1377 (1980)
• 77 London in the Later Middle Ages: Government and People 1200-1500. Oxford, Oxford University Press, (...)
• 78 John Ferguson, English Diplomacy, 1422-1461, Oxford, 1972.

Il l’a lue, mais la partie rédigée de la thèse n’était pas énorme, elle correspondait au livre publié, c’était lisible. La plus grosse partie de la thèse était la prosopographie, un dictionnaire de 6000 pages. Il ne l’a peut-être pas ouverte, mais il la connaissait car lorsqu’il avait des questions sur un historien anglais, je lui fournissais le contenu des fiches. Il savait que c’était à peu près bien. Je suspecte que Bourdieu n’a probablement pas lu toute la thèse. À la fin, il m’a dit : « Qu’est-ce que c’est compliqué l’histoire anglaise ! », c’était son seul commentaire. Mais en dehors de la soutenance, on a eu des échanges. En fait, pour Bourdieu, le rapport a été compliqué parce que c’était Marie-Claude [Genet] qui suivait régulièrement son séminaire ; je ne pouvais pas y aller pour des raisons d’horaires et si je connaissais le contenu des séminaires, c’était grâce à elle. Et j’étais ami avec Remi Lenoir depuis le lycée : il était le bras droit de Bourdieu, beaucoup de choses sont passées par lui. Encore une fois, on n’allait pas voir les gens pour parler avec eux comme ça. Ou bien on allait au séminaire et on avait l’occasion de parler, ou bien non. La parole, les rapports étaient moins libres qu’aujourd’hui. J’avais d’ailleurs été choqué à mon retour, parce qu’en Angleterre, à Oxford, cela se passait d’une façon très différente. J’allais voir McFarlane et Chaplais et j’avais de vraies conversations avec eux ; McFarlane m’avait invité à diner et m’avait fait visiter Ewelme et l’un de mes manoirs, Mersh Gibbon. Le Dr Owen parlait peu, mais il écoutait. C’était normal d’aller voir les professeurs à Oxford, et de parler avec eux, quitte à boire leur infâme sherry. Et les collèges avaient une sociabilité : dans la Middle common room on faisait des séances entre nous où on s’expliquait sur ce que l’on faisait. En France, ça commence seulement à exister : il y a au LaMOP un séminaire des doctorants. D’où l’idée de faire ce genre de sociétés comme on a essayé de le faire. L’expérience d’Oxford pour moi a été aussi relativement déterminante, pour pousser à ce genre de réunion. Mes camarades Malcom Vale [né en 1982]74, Michael Jones [né en 1940]75, Michael Prestwich [né en 1943]76, Caroline Baron [née en 1940]77, l’Américain John Ferguson78, qui est mort trop jeune, tous les gens que j’ai connus en Angleterre, c’est parce qu’on avait un groupe des médiévistes, on se voyait, on se parlait, et on se connaissait. Cela existe dans d’autres pays. J’ai participé en Hollande, aux Pays-Bas, à Deventer, à une rencontre des jeunes doctorants médiévistes de toutes les universités hollandaises, rencontre qui a lieu chaque année dans une ville différente. Les étudiants y viennent tous et invitent une série de professeurs qui leur font des conférences : ils discutent et mangent avec eux. Cela crée une sociabilité des étudiants, des historiens, des chercheurs, qui n’existait pas du tout en France.

• 79 Le Concours National de la Résistance et de la Déportation (CNRD), créé en 1961.
• 80 En fait en 1961 : le texte de Jean-Philippe Genet a été édité lors du Cinquantenaire du CNRD. Il es (...)
• 81 Voir son interview sur http://museedelaresistanceenligne.org/media10289-TA.

Familiales, mais aussi personnelles. Il se trouve que j’ai été le premier lauréat du concours de la Résistance79, en 196280 je crois. J’ai été assez récemment contacté par Jean Gavard [1923-2016]81, qui avait fondé l’Association des fédérations de lauréats du Concours général et en était le président. Quand il était lycéen, il était messager pour la Résistance : ses parents habitaient de l’autre côté de la ligne de démarcation et comme il allait au lycée à Bordeaux, il la franchissait très fréquemment, portant des messages ou faisant passer des agents. Dénoncé, il s’est retrouvé à Mauthausen. Après la guerre, il a fait carrière dans l’Éducation nationale, finissant Inspecteur général de l’Administration. Des gens qui ont cette expérience-là, moi j’avoue que je trouve cela absolument admirable. De tels parcours de vie, c’est une chose que l’on doit rappeler et faire connaître dans la société française, et qu’on ne rappelle peut-être pas assez. Et faire travailler les jeunes sur la Résistance, c’est les amener à réfléchir non plus sur l’histoire mais sur les valeurs, à quoi on attache de la valeur. Et l’enseignement qui permet encore le mieux de réfléchir sur les valeurs, c’est l’enseignement de l’histoire, parce que sans arrêt on est confronté à ce genre de choses, avec une réflexion qui pour un enfant est basique : « Qu’aurais-je fait si j’avais été là ? » Jean Gavard voulait que je prenne sa suite quand il est mort en 2016, ce que j’ai fait mais cette société est malheureusement totalement bloquée, et je ne sais comment la réanimer.