• 1 Georges Duby, Féodalité, Paris, Gallimard, Quarto, 1996.
• 2 Annie Bleton-Ruget, Marcel Pacaut et Michel Rubellin (dir.), Georges Duby, regards croisés sur l’œu (...)
• 3 Ce n’est donc pas une surprise de voir Robert Fossier ouvrir sa contribution au colloque de 1998 en (...)
• 4 Georges Duby, Qu’est-ce que la société féodale ?, Paris, Flammarion, 2002.

1En 1996, la collection Quarto, alors récemment créée, fait paraître l’ouvrage Féodalité de Georges Duby1. Premier grand recueil de ses livres les plus célèbres, publié l’année de sa disparition, Féodalité représente la consécration et la reconnaissance de l’unité de son œuvre. Unité placée tout entière autour d’une problématique centrale, elle-même inscrite sous le signe d’un seul maître-mot : la féodalité. À peine quelques années plus tard, en 2000, paraît l’ouvrage issu d’un colloque en son hommage, Femmes et féodalité – regards croisés sur l’œuvre, avec les deux mots du titre compris comme emblèmes de ses principales lignes de recherche2. À la disparition de Georges Duby, son œuvre close, la notion de féodalité semblait s’être ainsi convertie en une sorte de mot-clé à même non seulement de définir son cheminement et son apport, mais aussi de leur donner le sceau d’une cohérence thématique3. Ainsi, après Gallimard, lorsque les éditions Flammarion rassemblent à leur tour d’autres ouvrages de Duby dans un nouveau recueil, le titre alors choisi, Qu’est-ce que la société féodale ?4, n’est qu’une variation, à peine déguisée, de celui du Quarto. Ce titre attire, une fois de plus, l’attention. Une interrogation, posée à bon droit. Nécessaire. Mais qui pourtant semble discrètement s’effacer, presque jusqu’à devenir rhétorique, de manière à mettre davantage en valeur l’image principale que les lecteurs sont invités à retenir, celle d’un terrain de recherche : la « société féodale ». En effet, le titre de ce nouveau recueil repose tout entier, moins sur l’interrogation censée interpeller le lecteur, que sur l’adjectif « féodal » présenté comme signe, là encore, d’une cohérence thématique. L’image que l’on se fait alors de l’œuvre de Duby transparaît cristalline dans les titres de tous ces grands recueils : il serait l’historien de la féodalité et de la société dite « féodale », le continuateur d’une vénérable tradition. Pourtant, en sommes-nous aujourd’hui aussi sûrs ?

• 5 Cf. Jacques Dalarun, « Georges Duby », in Benoît Pellistrandi (dir.), La Historiografia francesa de (...)

2Une telle promotion du terme « féodalité », hissé au-devant de l’œuvre vaste de Georges Duby nous en dit long sur le regard qu’au cours des années 1990, les pairs médiévistes et les éditeurs portaient sur le travail de l’auteur du Temps des cathédrales. Nous sommes pourtant aujourd’hui en droit de nous interroger sur la pertinence du choix du vocable « féodalité » comme terme représentatif de l’ensemble de ses travaux. Il ne peut en effet que laisser les lecteurs de Duby mal à l’aise, tant son œuvre s’est de toute évidence bâtie contre cette notion de « féodalité » qui finit par lui coller à la peau. Alors, pourquoi l’avoir mise en avant à travers le titre de ces ouvrages publiés en son hommage ? Visée commerciale des éditeurs, choisissant un mot qui résonne facilement auprès du public ? Probable. D’après Jacques Dalarun, le titre Féodalité pour le recueil Quarto n’a été retenu qu’avec beaucoup de difficulté et après débats5. Et s’il a été accepté par Duby lui-même, alors gravement malade, laissant beaucoup de latitudes aux éditeurs, cela ne fait que compliquer le problème, au lieu de le résoudre. Car avec du recul, nous pouvons à présent nous demander, au contraire, si ce vocable n’est finalement pas le moins approprié pour désigner les écrits de Duby.

• 6 Cf. Hélène Débax, « Duby, les juristes et la féodalité », in P. Boucheron, J. Dalarun (dir.), Georg (...)

3Faut-il alors contester le bien-fondé des titres de ces recueils qui ont chacun eu du succès il y a deux décennies ? Que peut avoir la notion de « féodalité » d’aussi inapproprié par rapport au travail de Duby ? N’a-t-il pas été l’auteur, en 1970, de l’entrée « Féodalité » de l’Encyclopédia Universalis, s’emparant de la notion pour en consacrer l’usage au moment même où il intégrait le corps des professeurs du Collège de France ? Plus récemment, Hélène Debax n’a-t-elle pas montré, en puisant dans les archives du médiéviste, que le premier projet de bourse que Duby sollicite en 1946 au CNRS pour son doctorat avait bel et bien pour titre : « La Société féodale en Mâconnais »6 ? N’avons-nous pas, dans ces deux exemples, des indices qui, à première vue, témoigneraient de l’inscription forte, incontestable, de l’œuvre de Duby dans le terrain de la « féodalité » ? Or, cette présence de l’adjectif « féodale » dans l’intitulé de son projet de bourse en 1946 ne peut nous laisser indifférents. Elle est éloquente. Les archives des écrivains et des historiens réservent souvent des surprises de ce genre, curieuses et amusantes. Pourtant, si ce titre de projet de bourse nous interpelle aujourd’hui, ce n’est pas tant parce qu’on y découvre que Duby aurait au départ songé à accoler l’adjectif « féodale » au titre de son premier grand travail, mais bien au contraire parce qu’on y voit comment Duby a tenu à l’en écarter en intitulant finalement sa thèse La Société aux xi^e et xii^e siècles dans la région mâconnaise. Le rapport de Duby à la notion de « féodalité » et à l’usage de l’adjectif « féodal » est donc, contrairement à ce que l’on imagine, beaucoup moins simple qu’il n’y paraît. Peut-être, sa décision de rédiger l’entrée « Féodalité » de l’Encyclopédia Universalis témoigne-t-elle moins d’une volonté d’accueillir et de consacrer le vocable que d’un effort, au contraire, pour l’apprivoiser, c’est-à-dire pour s’en emparer de manière à le décanter à sa guise, en transformant du dedans une notion qu’il juge depuis longtemps insatisfaisante.

• 7 Georges Duby, La Société aux xi^e et xii^e siècles dans la région mâconnaise, Paris, SEVPEN, Armand C (...)
• 8 Id., p. X (= p. 8, pour l’éd. de 1971). Nous soulignons.
• 9 Id., p. 305 (= 244).
• 10 Id., p. 469 (= 358).

5Gommé du titre de sa thèse, l’adjectif « féodal » abonde pourtant dans les pages de La Société aux xi^e et xii^e siècles dans la région mâconnaise. La toute première phrase de sa thèse circonscrit, d’entrée de jeu, le champ de l’enquête aux xi^e et xii^e siècles, définis comme « les deux grands siècles féodaux » ; et quelques lignes plus loin, toujours dans le premier paragraphe, c’est bien en « historien de la société féodale »7 que Duby tient à se présenter à ses lecteurs, en exprimant d’emblée son désir de s’inscrire dans le sillage de Marc Bloch. Toutefois, ce qui est à nos yeux tout à fait décisif, c’est le fait de voir apparaître, toujours dans les pages de l’introduction, une tournure de phrase promise à un grand avenir sous la plume de Duby, lorsqu’il fait mention de « la structure communément appelée féodale »8. Ce tour de phrase n’est pas un fait isolé. Il est repris au milieu de la thèse, soit pour parler de la « société que l’on est convenu d’appeler féodale »9 (celle où l’alleu prédomine), soit à propos de « la structure sociale que l’on appelle féodale »10 (celle dont le pivot est le château) et sera réemployé à profusion dans ses écrits ultérieurs. La présence régulière de cette tournure dans les écrits de Georges Duby nous conduit par conséquent à prendre ce renvoi constant au langage convenu des historiens pour un trait significatif. Il marque sa volonté ferme d’attirer l’attention de son lecteur sur l’usage conventionnel qu’on en fait, tout en signalant sa propre distance vis-à-vis du sens commun de sa discipline.

• 11 Id., p. 301 (= 242).

6Le foisonnement de l’adjectif « féodal » au fil des pages de La Société suffit cependant pour attester que ce terme s’impose, qu’on le veuille ou non. Signe de l’imprécision même de leur langage, les historiens finissent par utiliser un terme courant lié à une longue tradition d’études qui ne s’est pourtant pas réellement consacré à le préciser. Dans sa thèse, Georges Duby parle, en effet, de « l’ordre économique, féodal et politique », de « système féodal » à maintes reprises, plus souvent encore d’« époque féodale » et de « rapports féodaux », d’« institutions féodales », ou encore de « principautés féodales ». On repère aussi, bien que plus rarement, « géographie féodale », « supériorité féodale », ainsi que « féodalisation » et le verbe, à la forme pronominale, « se féodaliser ». Mais tout l’éventail de circonstances où l’épithète « féodal » est employée ne doit pourtant pas faire oublier le souci permanent de l’auteur de renvoyer toujours à un nouvel examen la faculté même qu’a cette abstraction de rendre pleinement compte de la réalité historique qu’elle serait censée désigner, comme lorsque, évoquant le progrès de l’alleu durant la période qui va de 1075 à 1160, Duby tient à employer les guillemets pour la qualifier de « temps “féodaux” »11, indiquant ainsi à son lecteur l’origine conventionnelle de cette expression.

• 12 Georges Duby, « Histoire/ société/ imaginaire », (entretien avec Marc Abeles), Dialectiques, n^o 10- (...)

11Dès son premier livre, Georges Duby présente donc l’instauration de la seigneurie banale comme celle d’un nouveau système d’exploitation. À ses yeux, elle équivaut, comme il l’écrira noir sur blanc un quart de siècle plus tard, à la mise en place d’un nouveau « mode de production » au sens propre de l’expression ; c’est-à-dire, d’un nouvel agencement des groupes sociaux – des « classes », dit-il – en fonction de la position respective que chacun d’eux occupe par rapport à la propriété des moyens de production. L’usage de la terminologie marxiste est délibéré et sans équivoque dans son ouvrage, de 1978, Les Trois Ordres ou l’Imaginaire du féodalisme. Un quart de siècle plus tôt, lors de la préparation de son doctorat, le jeune médiéviste ne s’autorise certes pas une telle greffe conceptuelle, mais toute la démonstration de sa thèse recèle les premiers linéaments de cette lecture marxienne que Duby se permettra bien plus tard de faire de son propre modèle de départ. En effet, alors que chez Marc Bloch il existe une dissociation nette, réitérée à plusieurs reprises, entre ce qu’il appelle la « société féodale » et la seigneurie, Georges Duby va de son côté soutenir que la grande erreur de ses prédécesseurs aurait été d’avoir voulu penser la chevalerie sans considérer la seigneurie12. Dans son interprétation, la seigneurie et, en son centre, le château, demeure du sire, servent bel et bien de cadre à l’appropriation des ressources et à l’obligation des individus de travailler pour autrui. La pièce centrale de son modèle est, par conséquent, l’institution seigneuriale ; c’est-à-dire, la potestas, l’autorité politico-juridique que les seigneurs exercent sur l’ensemble de la société. En dernière analyse, Georges Duby décrit comme un système d’extorsion cette société que, de longue date, les médiévistes sont convenus d’appeler « féodale ».

• 14 Georges Duby, Les Trois Ordres ou l’imaginaire du féodalisme (Paris, Gallimard, 1978), in Œuvres de (...)

12Comme on peut le voir, tout le modèle initial de Duby, avec son accent sur la mise en place de ce qu’il appellera plus tard le « mode de production seigneurial »14, le mène, d’entrée de jeu, à s’écarter de la tradition forte des études sur la féodalité, la vassalité et le fief. En fait, la notion même de « féodalité » n’a qu’une place très réduite à l’intérieur de La Société aux xi^e et xii^e siècles dans la région mâconnaise, et elle y subit, elle aussi, une remise en question. Cet usage modéré et prudent que Duby fait, dans sa thèse doctorale, d’un vocable aussi répandu et largement accrédité au sein des études médiévales est lui-même fort éloquent. Il nous en dit long sur la conscience qu’a Duby de combien cette notion, qui avait fait et faisait alors toujours florès au sein des travaux des historiens du droit, s’ajustait mal, à plus d’un titre, à ses vues et à l’approche d’histoire sociale qui était la sienne. En fait, Duby ne le dit nulle part expressément, mais les pages de son premier travail laissent transparaître son embarras devant une notion aussi générique que « féodalité », qui tend à estomper les différences et les spécificités locales, à l’intérieur d’une monographie régionale classique comme le fut son étude sur la société mâconnaise. En outre, cette notion, du fait même de son association avec l’étude du fief et de l’hommage vassalique chez les juristes, s’avérait être une entrave pour un modèle d’histoire sociale tout entier bâti pour mettre l’accent sur l’institution seigneuriale en tant que système global de domination.

• 15 Georges Duby, La Société aux xi^e et xii^e siècles, op. cit., p. 330 (= 262 pour l’éd. de 1971).

13Dans les pages de sa thèse, le terme « féodalité » fait une entrée tardive, bien qu’éclatante, dans la conclusion de la première partie. La féodalité, dit Georges Duby, c’est « l’avenir » du passé carolingien. Voilà la toute première définition qu’il nous en donne. Elle résonne fort. Mais tenons ce passage pour ce qu’il est : avant tout, une formule d’impact, éloquente, esthétisante. Pour Duby, la notion de « féodalité », telle qu’il l’emploie la plupart du temps et depuis son premier travail, reste intimement associée à un bouleversement politique, marqué par l’effondrement de la puissance publique et par l’atomisation du pouvoir en un réseau serré de clientèles organisé autour des chefs locaux. Mais à cette première dimension politique, s’ajoute une seconde, non moins décisive, qui associe la féodalité à la mise en place d’un nouveau système d’exploitation : « Exploitation plus poussée des non-nobles, enrichissement des prévôts et des châtelains, telles furent en définitive les conséquences de l’installation de la féodalité et de la seigneurie banale sur la structure économique de la société laïque »15.

• 16 Id., p. 644 (= p. 482).
• 17 Id., p. 645 et n. 1, p. 644-645 (= p. 483 et n. 2).
• 18 Cf. le Colloque International organisé par l’École Française de Rome et le CNRS, Rome, 10-13 octobr (...)

14Les dernières apparitions du vocable « féodalité » dans sa thèse contribuent à renforcer cette double acception. À l’avant-dernière page, Duby s’empare de la notion, lorsqu’il situe son Mâconnais « dans une province particulière de la féodalité »16, mais son but ici est de toute évidence moins d’y inscrire son modèle que de placer, au contraire, le champ de son enquête à l’écart du cadre que l’on imaginait alors correspondre à ce que l’on entendait par « féodalité ». Et c’est sous cet angle que la notion revient à la dernière note de bas de page. « Féodalité » prend alors finalement le trait d’une étiquette convenue, représentant le compartimentage obsolète d’une tradition savante solide mais mal aérée, axée sur le juridisme dominant et par rapport à laquelle il sied au jeune médiéviste de se positionner, et ainsi de se distinguer. À ce moment précis, à la fin de sa thèse, Georges Duby s’écarte de l’idée courante d’une « féodalité classique », selon laquelle système « féodal » se serait « réalisé » dans ses formes les plus pures et les plus achevées entre la Loire et le Rhin. Il affirme, de son côté, que la géographie de la féodalité « reste à faire », et clôt sa thèse en invitant les historiens à tourner leurs regards sur les « particularités régionales »17. Cette prise de position est significative. La « féodalité » canonique finit par être, ainsi, projetée hors du cadre de son modèle, jusqu’à figurer comme ce dont ce modèle lui permet de s’affranchir en s’y opposant. À travers une telle prise de position, Georges Duby parvient à présenter son Mâconnais comme une zone médiane, qui, sans obéir au paradigme de la « féodalité » des régions septentrionales de l’Europe, aurait, entre autres, pour principal apport d’ouvrir une voie alternative pour pointer le regard des médiévistes vers les variations des formes de féodalité dans les pays méridionaux. Voilà entamé le mouvement qui, dans les années à venir, va porter les médiévistes français à battre en brèche l’hégémonie du modèle juridique bâti pour les régions d’entre Loire et Rhin, et à explorer les formes plurielles des « féodalités méditerranéennes »18.

• 19 Cf. Marc Bloch, « Le régime du travail en Provence », Annales d’histoire économique et sociale, t.  (...)
• 20 Marc Bloch, « Féodalité, vassalité, seigneurie : à propos de quelques travaux récents », Annales d’ (...)
• 21 Ibid.

16Dès ce moment, l’utilisation du terme chez Duby témoigne d’une volonté de sa part d’attirer l’attention sur son inadéquation et sur son caractère conventionnel, comme une étiquette savante fort arbitraire quoique consacrée par l’usage. Or, Georges Duby ne serait pas, d’ailleurs, le premier à exprimer ouvertement son mécontentement à l’égard de « féodalité » et de l’adjectif « féodal ». Rappelons comment Marc Bloch tenait, à plusieurs reprises, à exprimer toutes ses réserves à l’égard de ces notions entrées dans le lexique des médiévistes. En fait, dès le début des années 1930, le terme « féodal » apparaît déjà comme un « mot équivoque » et « bien envahissant » aux yeux du futur auteur de La Société féodale19. En 1931, lorsqu’il se dispose à accueillir « féodalité », Marc Bloch donne clairement le signe d’une acceptation hésitante : « La création, il faut l’avouer, était médiocrement heureuse, car le fief, dont la féodalité tire son nom, n’était, en somme, qu’une forme de droit réel, entre plusieurs autres, et n’avait rien d’un caractère dominant, propre à servir de signe distinctif à tout un réseau, fort complexe, de relations humaines »20. Pourtant, Bloch sent déjà, comme Duby un quart de siècle après lui, que ce terme « équivoque » est parvenu à bien s’imposer, faute d’une plus grande finesse du vocabulaire historien, souvent imparfait et imprécis. Il faut se résigner à l’accueillir. Mais alors, si l’on veut, à tout prix, lui reconnaître droit de cité, c’est à condition, ajoute Bloch, de « ne voir en lui qu’une étiquette avant inventaire scientifique, que nous appliquons, tant bien que mal, à une réalité encore insuffisamment explorée »21. Voilà pourquoi Marc Bloch s’attelle tant de fois à épurer les notions de « féodal » et de « féodalité » des résonnances passionnées que depuis la Révolution elles éveillent dans l’esprit des français, dans l’espoir d’écarter tant soit peu le vocabulaire de l’historien de ce qui reste vivant de l’imaginaire du xviii^e siècle et des révolutionnaires. Quelques années plus tard, lorsqu’il publie La Société féodale, Bloch fait bon accueil à ces deux notions, mais il tient à mettre en garde son lecteur. Les deux extrémités de sa synthèse sont consacrées à une discussion sur ces vocables et leur histoire. Et c’est là qu’il avoue que ces mots, « promis à une si belle fortune », demeurent nonobstant fort mal choisis.

• 23 Georges Duby, Histoire de la Civilisation Française, tome premier, Paris, Armand Colin (1958) 2^e éd (...)

17Proférées au tournant des années 1940, ces déclarations de Marc Bloch ont bien été entendues par ses contemporains et par la génération de ses disciples. Elles donnent le ton de ce qui sera, dans l’avenir de la médievistique française, l’assimilation méfiante, problématique, vacillante de ces vocables pourtant « promis à une si belle fortune ». À notre connaissance, Georges Duby ne s’est jamais ouvertement exprimé sur ces propos de Marc Bloch, mais l’accueil un peu contraint qu’il fait à la notion de « féodalité » et à l’adjectif « féodal » témoigne, lui aussi, de son insatisfaction à leur égard. Dans ses écrits à partir de la seconde moitié des années 1950, Duby se soucie, nous l’avons dit, de faire ressortir ce que ces vocables ont de conventionnel. Et il le fait, d’une double manière, soit en les plaçant entre guillemets, soit en se servant d’une tournure de phrase, à peu près fixe : « ce que l’on a/les historiens ont coutume d’appeler la féodalité ». Trois écrits de 1958 en rendent un excellent témoignage. D’abord, il y a l’Histoire de la civilisation française, que Duby signe avec son ami Robert Mandrou et qui paraît à la fin du premier trimestre. Ouvrage de synthèse, adressé aux étudiants et au grand public, l’Histoire de la civilisation française accueille à différentes reprises le vocable « féodalité ». Pourtant, Duby tient à placer en évidence ses réserves à l’égard du terme, comme en atteste l’ouverture du chapitre intitulé « Les féodaux », qui commence en déclarant haut et fort : « Féodalité, l’expression est critiquable, – le fief n’est en effet qu’une des articulations, et non la plus importante, du nouvel agencement des rapports entre les hommes – mais elle est consacrée par l’usage : gardons-la, en essayant de préciser ce dont il s’agit »23. En mettant ainsi en garde son lecteur, ce passage semble confirmer le désir de Duby de laisser transparaître à quel point, à ses yeux, la notion reste d’un usage impropre et abusif. Tout au long du livre, en effet, le vocable est employé, à l’instar de sa thèse, sans guillemets, comme un terme accepté. Mais d’autres passages mettent en évidence les réserves de Duby à l’égard d’une « expression critiquable » mais entrée dans le jargon – notamment lorsqu’il se sert des guillemets pour parler, plus bas à la même page, de la « société “féodale” ».

• 24 Parue en été 1958, la commande du texte pour la Carte des Communes préparée par les Annales date de (...)
• 25 Cf. Lettre de Georges Duby à Robert Mandrou du 26 mars 1958, Archives Nationales, « Fonds Robert Ma (...)
• 26 Georges Duby, « Le point de vue du médiéviste », Annales ESC, XIII, n^o 3, « La Carte des communes d (...)

18Cet usage des guillemets n’est pas anodin. Il est loin d’être un fait isolé dans les écrits de Duby. Cette même année 1958, cela se répète dans le court texte que, commandé par Mandrou24, Duby prépare pour accompagner la Carte des communes de France publiée dans les Annales. Son texte déjà envoyé à la revue, il écrit à Robert Mandrou25 pour lui demander de remplacer son dernier paragraphe par un autre, qui figurera dans la version publiée, où il exprime son vœu de voir les médiévistes pouvoir un jour profiter, eux aussi, d’une « carte des limites cantonales », qui serait à peu près, dit-il, celle des châtellenies, « donc de la “féodalité”, c’est-à-dire de la structure politique profonde des pays français »26. Cette définition qu’il avance et cet usage entre guillemets du terme sont dignes d’intérêt. Duby parvient, à travers les guillemets, à faire ressortir ce que la notion a de conventionnel, tout en lui accordant un sens qui, dans le sillage direct des vues qu’il avait avancées dans sa thèse, la rapproche du pouvoir seigneurial en tant que noyau des nouveaux rapports politiques et sociaux qui s’instaurent autour de l’an mille. Une fois de plus, si Duby accepte d’accueillir « féodalité », c’est pour en faire l’image de la fragmentation politico-juridique instaurée par l’avènement des seigneuries.

• 27 Georges Duby, « La féodalité ? une mentalité médiévale », Annales ESC, XIII, n^o 4, 1958, p. 765-771
• 28 François-Louis Ganshof, Qu’est-ce que la féodalité ?, Bruxelles, Office de Publicité, 1944 (2^e éd. (...)
• 29 Georges Duby, « La féodalité ? Une mentalité médiévale », op. cit., p. 765 (= p. 104, dans sa repub (...)
• 30 K.-J. Hollymann, Le Développement du vocabulaire féodal en France pendant le haut Moyen Âge. Étude (...)
• 31 Georges Duby, « La féodalité ? Une mentalité médiévale », op.cit., p. 768 (= 107, dans Hommes et st (...)
• 32 Id., p. 766 (= 104).

19Cette même année 1958, un troisième et dernier texte mérite notre attention. Il fut le lieu d’une remise en cause encore plus vigoureuse à l’égard de la « féodalité ». Intitulé « La féodalité ? une mentalité médiévale » et paru immédiatement après la Carte des communes de France, il s’agit d’un nouvel article des Annales qui fera date et occupera une position importante au sein de la vaste bibliographie de Duby27. Cette fois, la « féodalité » figure dans le titre même de l’article et au premier de plan de son enquête. Prenant pour point de départ l’interrogation qui avait servi de titre au célèbre manuel du grand historien belge, François-Louis Ganshof, Qu’est-ce que la féodalité ?28, Duby commence par s’attaquer au problème de la géographie de la féodalité, en stricte fidélité avec les pages finales de la conclusion de sa thèse. Il salue la « place plus grande » que la troisième édition du livre de Ganshof, récemment parue en 1957, accorde à présent aux « formes originales » que la féodalité a revêtues « dans ces pays si longtemps négligés par les études médiévales »29. Et spécialement dans le Midi. Ce même compliment, Duby le retourne contre K. J. Hollymann30, dont l’étude du vocabulaire ne tient pas compte des « variations régionales » et des « nuances géographiques »31. Au bout d’à peine sept pages, Duby revient aux grands thèmes autour desquels tournent à l’époque les débats sur la « féodalité », mais ce n’est là que l’occasion pour lui d’amorcer la déconstruction de la notion : un « état d’esprit »32.

• 33 Les termes sont de Martin Aurell, « Appréhensions historiographiques de la féodalité anglo-normande (...)
• 34 Georges Duby, « La féodalité ? Une mentalité médiévale », op. cit., p. 765 (= 103).

20L’impact de l’article « La féodalité ? une mentalité historique » est largement dû au renversement de perspective qu’il promeut. En effet, son article commence par une remise en cause de la « simplicité » excessive avec laquelle Ganshof livrait sa compréhension de la « féodalité ». D’emblée, Duby conteste la « rigueur cartésienne » dont la notion est revêtue chez le professeur de l’Université de Gand, et qu’il croit difficilement transposable à la réalité sociale et historique que celle-ci est censée signifier. Or, s’attaquer directement à l’interrogation de départ qui a rendu célèbre le travail de Ganshof représente, pour Georges Duby, une action stratégique. Elle lui permet de repousser l’idée longtemps prédominante « d’une féodalité à l’état chimiquement pur dont les formes les plus achevées se seraient épanouies, au Moyen Âge, dans le Nord de la France et en Allemagne »33. Au tournant des années cinquante, l’ouvrage de référence de Ganshof avait déjà fait de lui le champion de la « féodalité classique » à dominante juridique, assise sur les problèmes de la vassalité, en tant que mode d’organisation des relations entre dominants laïcs, et du fief, comme base du lien qui se noue entre le seigneur et le vassal. Tel est l’imposant statut du professeur de Gand dans le champ de la médievistique européenne au moment où Georges Duby décide de décrire la « féodalité » comme une « mentalité médiévale ». La troisième édition de son manuel venait de paraître. Une place moins étriquée y est alors accordée aux formes méditerranéennes. Duby le reconnaît très volontiers, et s’en félicite. Pourtant, il sait que, pour secouer l’autorité d’une conception qu’il juge abstraite et réductrice du système féodal et faire avancer le fait que cette construction éclate lorsqu’on s’éloigne de l’espace septentrional pour regarder de plus près les particularités régionales, c’est à l’emblème le plus prestigieux et le plus actuel du juridisme, bâti tout entier sur une solide érudition et sur des « textes parfaitement commentés »34, qu’il lui faut s’attaquer.

• 35 Cf. Felipe Brandi, « Histoire des mentalités », in G. Duby, Œuvres, op. cit., p. 1858-1863.
• 36 Georges Duby, « La féodalité ? Une mentalité médiévale », op. cit., p. 765-766 (= 103-104).
• 37 Martin Aurell, « Appréhensions historiographiques de la féodalité anglo-normande et méditerranéenne (...)
• 38 Georges Duby, « La féodalité ? Une mentalité médiévale », op. cit., p. 771 (= 110).

21Il fait alors appel à la notion de « mentalité », qu’il est avec Mandrou en train de promouvoir en ces mêmes années35, et s’en sert comme d’un outil pour indiquer les fissures dans le formalisme de l’historien belge, de manière à introduire l’optique de l’histoire sociale au cœur même de ce domaine jusqu’alors principalement occupé par les spécialistes de l’histoire du droit. Un double renversement a lieu. En convertissant la féodalité en un « complexe psychologique formé dans le petit monde des guerriers peu à peu devenus nobles »36, en une « disposition mentale » propre au milieu chevaleresque, son petit texte publié dans les Annales va rendre finalement manifeste son intention de tourner à rebours cet objet noble au sein du juridisme des médiévistes et de proclamer la faillite du présupposé sous-jacent « de la supériorité d’une Europe continentale et septentrionale »37, en mettant à bas cette construction formelle, l’idéal théorique d’une « féodalité classique », existant dans ses formes pures dans les pays d’entre Rhin et Loire. Car, qu’est-ce au fond que cette prise de position de la part de Duby, sinon déjà la dénonciation du fait que le terme accrédité ne rend peut-être compte que d’une sorte de superstructure (juridique) propre à l’image que les membres de la classe dominante se faisaient alors d’eux-mêmes, en laissant échapper ce qui réellement structurait les rapports sociaux et les pouvoirs de commandement (en l’occurrence, la seigneurie) ? Aux yeux de Georges Duby, les progrès dans la compréhension de ce temps de l’histoire européenne vont dépendre de l’aptitude des historiens à s’écarter du formalisme des règles, afin de relever « l’ensemble de coutumes et d’habitudes mentales qu’on appelle la féodalité ». C’est pourquoi il termine son article sur « cette évidence : qu’est-ce que la féodalité ? Ce fut d’abord une disposition d’esprit »38.

• 39 Pour reprendre l’expression utilisée par Marc Bloch, La Société féodale, op. cit., p. 337.

22Ces trois publications de 1958 constituent, nous semble-t-il, le meilleur point de départ pour suivre l’évolution de l’usage que Georges Duby fait du vocable « féodalité » dans ses écrits. Ce que l’on voit se dessiner derrière ces différents passages où il approche le thème de la « féodalité » depuis sa thèse, c’est bien un assaut (plus ou moins direct) contre la dominante juridique des cadres d’analyse de la médievistique de son temps. Certes, il se sait obligé d’accepter le terme « féodalité », mais il ne s’en sert alors qu’en le vidant de toute référence au « monde de l’hommage et du fief »39, de manière à le diriger du côté – il y insiste – du drame paysan aggravé par l’institution seigneuriale. Pour l’heure, l’emploi du terme ne s’est pas trop éloigné du registre de sa thèse. Hormis son texte sur la Carte des communes de France, Georges Duby n’a pas encore recours aux guillemets. Pourtant, avec du recul, on peut voir déjà se préparer sa future prise de distance. Dans son Histoire de la civilisation française, l’adoption du terme semble résolue, mais elle y est aussi contrebalancée par une mise en garde explicite, placée d’ailleurs très en évidence en ouverture du chapitre. Et si l’article « La féodalité ? une mentalité médiévale » pouvait faire croire à une intention d’adopter ou d’entériner le vocable, force est de reconnaître que l’élément primordial de son texte réside, comme son titre l’indique très bien, moins dans l’emploi de la notion que dans l’interrogation qui l’accompagne. Ce qui, en apparence, pouvait être pris pour un effort de définition, traduit au contraire la conscience qu’a Georges Duby du besoin de remettre en question la notion. Dans les trois textes de 1958 que nous avons exposés, on remarque comment deux attitudes se dessinent : soit Duby accueille la notion, mais non sans laisser transparaître une distanciation plus ou moins ténue ; soit il exprime ouvertement ses réserves à son égard, fût-ce pour en justifier l’usage.

• 40 Robert Boutruche, Seigneurie et féodalité, Paris, Aubier, 1959.
• 41 Cf. « Les villes du Sud-Est de la Gaulle du viii^e au xi^e siècle », La Città nell’alto Medioevo. Att (...)
• 42 Cf. « La noblesse dans la France médiévale. Une enquête à poursuivre », Revue historique, LXXXV, t. (...)
• 43 Cf. « Saint-Germain-des-Près au xi^e siècle », Annales ESC, XVII, n^o 2, 1962, p. 383.
• 44 Cf. L’Économie rurale et la vie des campagnes dans l’Occident médiéval, Paris, Aubier, 1962, p. 543

23Après 1958, les guillemets tendent à proliférer, signalant un accueil plutôt méfiant, en contraste très marqué avec la manière dont la notion gagnait à cette même époque la faveur de ses pairs. En 1959, en effet, alors même que Robert Boutruche publie le premier tome de Seigneurie et féodalité40, la prise de distance de Duby à l’égard de la notion commence à se faire de plus en plus sensible. L’usage des guillemets pour encadrer le vocable se répand dans ses écrits. Dans son texte sur « Les villes du Sud-Est de la Gaulle du viii^e au xi^e siècle »41, de 1959, le terme « féodalité » est placé entre guillemets, comme il le sera aussi, deux ans plus tard, dans l’important article « La noblesse dans la France médiévale » que Duby publie dans la Revue Historique42. En 1962, le recours aux guillemets se maintient. Georges Duby s’en sert à nouveau, notamment, dans un court compte-rendu publié dans les Annales, où la notion apparaît de nouveau guillemetée43. Signe de distance métalinguistique, marque de l’hétérogénéité dans le discours, les guillemets, utilisés avec autant de parcimonie dans les écrits de Duby, deviennent maintenant récurrents lorsqu’il est question de la « féodalité ». Ils laissent ainsi transparaître sa gêne devant le vocable, dont témoigne sa présence on ne peut plus discrète dans les pages de L’Économie rurale et la vie des campagnes dans l’Occident médiéval. Presqu’oubliée, c’est à peine si la notion de « féodalité » parvient un instant à émerger dans l’introduction du livre IV44, et là encore guillemetée et aussitôt corrigée, redéfinie de manière à se rapprocher, une fois de plus, du modèle de sa thèse (« l’effondrement de la “féodalité” – entendons, de l’exploitation seigneuriale »).

• 45 « De façon générale, mettre un guillemet sur un mot permet, alors même que l’on fait usage du mot d (...)

24Pourquoi, alors, ce recours aux guillemets au moment de parler de la féodalité ? Quiconque connaît le travail de Georges Duby sait qu’il ne fait pas une utilisation erratique des guillemets dans ses écrits. Au contraire, son usage s’avère être très modéré et plutôt méthodique puisqu’il s’en sert le plus souvent pour marquer que le terme employé est celui utilisé par les contemporains, ou alors qu’il s’agit d’une expression convenue, aussi critiquable fût-elle, notamment pour l’anachronisme qu’elle peut impliquer. C’est ainsi qu’il utilisera les guillemets pour parler de ces « jeunes » de l’aristocratie du xii^e siècle, ou d’autres catégories de l’époque, telles les « pauvres », les « vilains » ou encore les « ordres ». De même, il tient à guillemeter quelques expressions qui proviennent du lexique des historiens et des sciences de l’homme – « sources », « populaire », « mode de production », ainsi que « féodalité » –, pour souligner que ces notions relèvent du jargon en vogue et que ce sont, au fond, des façons de parler. Or, lorsqu’il s’agit d’une notion aussi centrale dans le champ des études médiévales que le terme « féodalité » (ou encore « société féodale »), le souci qu’a Duby de la guillemeter à plusieurs reprises ne peut, à coup sûr, nous laisser indifférents. Ne peut-on pas penser qu’il y a là un effort conscient, réfléchi, d’attirer l’attention de son lecteur sur le fait que, dans ce cas précis, le terme convenu chez les pairs historiens ne s’accorde que mal avec la réalité à laquelle on songe quand on l’utilise ? S’agit-il alors, pour Duby, de tenir le terme à distance et d’indiquer qu’il ne prend pas à son compte l’expression45 et de se démarquer de ceux qui s’en servent comme d’un mot savant et rigoureux ? Les guillemets ont cette portée polyvalente. Ils manifestent un commentaire tacite de l’écrivain. On y a recours pour indiquer un changement de registre de la voix, pour marquer une ambigüité, pour signaler que le mot est un emprunt, voire pour laisser passer une lueur d’ironie. Lorsque Duby les utilise aussi fréquemment pour la notion de « féodalité » (et aussi, bien que dans une moindre mesure, pour l’adjectif « féodal »), on est en droit de s’interroger sur son intention. N’est-ce pas une manière pour lui de marquer qu’il s’agit d’une notion qui ne s’ajuste, après tout, que très mal à sa propre vision des nouveaux rapports de pouvoir qui s’instaurent au tournant du xi^e siècle, ceux marqués par l’implantation des seigneuries banales et par la contrainte croissante que l’aristocratie militaire fait peser sur l’ensemble des non-nobles, pliés toujours plus violemment au travail ? Sans doute.

• 46 Georges Duby, « Les laïcs et la paix de Dieu », I laici nella « societas christiana » dei secoli xi(...)
• 47 Cf. « La vulgarisation des modèles culturels dans la société féodale » et « Structures de parenté e (...)
• 48 Georges Duby, Adolescence de la Chrétienté Occidentale, op. cit., p. 57.

25En effet, au cours des années 1960, Duby tend à incorporer à ses récits, outre les guillemets, des tournures qui, comme des incises de glose, s’empressent d’avertir le lecteur qu’une expression donnée est utilisée parce que c’est bien celle qui, proprement ou improprement, fut accueillie par la communauté historienne : « la société dite féodale »46 ; « ce qu’on nomme la féodalité »47. Ces tournures de phrase deviennent dorénavant courantes sous sa plume. Ainsi, l’adjectif « féodal » apparaîtra à plusieurs reprises tenu à une distance critique, tantôt à travers l’usage des guillemets, tantôt à travers le recours à cette tournure renvoyant aux conventions du langage des pairs. Pourtant, tous ces emplois « critiques » de « féodal » et de « féodalité » coexistent, dans son œuvre, avec tout un ensemble d’autres passages où ces mêmes notions apparaissent, en revanche, comme des vocables admis. Et c’est ce double registre, ce flottement dans son usage qui rend particulièrement difficile, pour l’analyste, de saisir la systématique de son emploi de ces termes. Car y a-t-il au fond une systématique dans l’usage que Duby en fait et quelle serait-elle ? En effet, en 1966-1967, au moment même où il commence à utiliser les tournures « la société dite féodale » et « ce qu’on nomme la féodalité », voilà que Georges Duby publie, dans les éditions Skira, les trois volumes qui, devenus plus tard Le Temps des Cathédrales, marquent son premier véritable effort pour élargir son audience au-delà du cercle des historiens universitaires. Dans Adolescence de la Chrétienté occidentale, le premier volume du triptyque, on retrouve, par exemple, la tournure « ce que nous appelons la féodalité »48 ; pourtant, au fil du livre, le terme apparaît débarrassé pour de bon des guillemets, comme un mot crédité. En fait, cette incorporation de la notion s’inscrit tout à fait dans le registre de sa synthèse sur l’Histoire de la civilisation française, mais elle marque un éclatant contraste avec tous ses textes précédents destinés aux publications spécialisées (au sein desquels les guillemets, à une seule exception, l’emportent). Audience visée : on peut effectivement affirmer que, chez Duby, l’emploi du terme « féodalité » semble varier selon qu’il s’agit d’un texte réservé aux spécialistes, ou d’un écrit dirigé vers un public plus large. Si, dans ce dernier cas, « féodalité » apparaît comme un vocable agréé, c’est lorsqu’il s’adresse à ses confrères que le recours aux guillemets et l’évocation du langage convenu des historiens se font, l’un et l’autre, plus marqués. Pour n’en donner qu’un seul exemple, si nous prenons tous ses écrits publiés dans les Annales, de 1952 à 1980, la seule occasion où le terme n’apparaît pas placé entre guillemets est l’article sur la « mentalité médiévale » de 1958, celui-là même où, nous l’avons vu, la féodalité apparaît elle-même, du début à la fin, mise en procès.

• 49 Les Structures sociales de l’Aquitaine, du Languedoc et de l’Espagne au premier âge féodal, colloqu (...)
• 50 Jacques Le Goff, Les Lundis de l’histoire, France Culture, le 17 janvier 1972.

27En l’année 1970, Georges Duby publie, dans l’Encyclopædia Universalis, l’entrée « Féodalité ». Cette publication est, à sa façon, emblématique. Car, en concédant une notice à la notion, l’intention de l’Encyclopædia Universalis rend manifeste la consécration de « féodalité » au sein du vocabulaire historique de base (spécialiste et grand public). Comment alors expliquer le fait que, subitement, Duby serait ainsi passé d’une prise de distance critique à l’égard de la notion de « féodalité » à l’acceptation de prendre en charge l’entrée censée entériner cette même notion via l’Encyclopædia Universalis ? Est-ce à dire qu’il serait revenu sur ses idées et que toutes ses hésitations à l’égard de la notion sont, comme on serait prêt à le croire, pour de bon révolues ? Cette entrée « Féodalité » de l’Universalis et le fait que Duby ait été celui qui s’en est occupé sont d’autant plus intéressants qu’à cette date, en 1970, on constate que la compréhension stricto sensu de la féodalité comme institution dont les formes les plus pures se seraient réalisées dans les pays entre Loire et Rhin, celle-là même qui avait rencontré en Ganshof son champion et qu’a des années durant remis en cause Georges Duby, avait alors perdu beaucoup de son attrait aux yeux des médiévistes français, comme en témoigne notamment le colloque de Toulouse en mars 1968 sur les structures sociales des régions méridionales (l’Aquitaine, le Languedoc, l’Espagne)49. Raison de plus de s’étonner de découvrir Duby signer cette entrée « Féodalité » au moment même où, semble-t-il, la notion qu’il jugeait contestable se trouvait déjà profondément ébranlée et que l’approche des structures féodales comme un système global de domination tendait désormais à l’emporter. À vrai dire, malgré les successives remises en cause qui avaient récemment fait vaciller le schéma classique de la féodalité institutionnelle bâti pour l’Europe du Nord, la notion semblait rester à l’ordre du jour dans les débats historiens. En 1968, par exemple, le colloque de Toulouse et la réédition de La Société féodale, de Marc Bloch, et de Seigneurie et féodalité, de Robert Boutruche, assuraient à la notion toute son actualité, au cœur du débat. En effet, le colloque à Toulouse, s’il est l’occasion de contestation de l’idée canonique de féodalité, ne va pas jusqu’à la remise en cause de la notion de féodalité elle-même. Au contraire, cette notion revient au centre des discussions, lesquelles proposaient de l’élargir et de l’adapter aux résultats apportés par les nouvelles recherches notamment de jeunes chercheurs. En 1971, c’est au tour de la thèse de Georges Duby sur le Mâconnais d’être rééditée par les soins de l’EPHE. Pour nombre de collègues médiévistes à cette époque, ce travail était considéré, pour reprendre l’expression de Jacques Le Goff, comme « l’une des sources de cette réflexion et des études sur la féodalité »50, et sa nouvelle édition était vue comme l’une des expressions de l’incontestable actualité de tous les débats autour de cette notion. Aux yeux de Duby, pourtant, la réédition de son premier travail s’inscrit dans un tout autre mouvement, propre à son œuvre, et dans une nouvelle étape qui s’ouvre pour cette dernière. En effet, la période qui va de 1970 à 1973 est bien celle où Duby s’engage dans une révision de son grand modèle, celui de son premier ouvrage. En 1970, il est à l’apogée de sa carrière et il entend bien mettre en valeur toute l’actualité de son modèle. Cette révision à laquelle Duby se lance couvre l’ensemble de ses écrits en ces années, mais on peut très bien dire qu’elle est cernée chronologiquement par deux publications majeures : en amont, la réédition de La Société aux xi^e et xii^e siècles dans la région mâconnaise (1971) et, en aval, la parution de Guerriers et Paysans (1973).

• 53 Id., p. 1013.

30Une fois de plus, Duby cherche à reprendre son modèle pour l’affermir davantage. Bien que critiquable, puisque le fief lui-même n’est qu’un élément secondaire par rapport au château, le vocable vaut du moment qu’on s’en sert pour se référer au morcellement du pouvoir, comme le voulurent Montesquieu et Voltaire, et au type de système d’exploitation qui se met alors en place, selon les vues jadis avancées par Marx et ses disciples. Voilà Duby s’emparant de l’entrée « Féodalité » pour lui faire dire, avec d’autant plus d’assurance, ce qu’il avançait déjà en 1958, voire en 1953. Mais à présent, cette référence à « Marx et ses disciples » vient enrichir davantage son propos. Elle soutient, bien qu’indirectement, ses propres vues, selon lesquelles l’« établissement de la féodalité » se trouve, précise-t-il, « conditionné par l’existence de la seigneurie, c’est-à-dire d’un système économique livrant la plupart du surplus de l’activité productrice à une élite de possesseurs fonciers, dont les plus riches détenaient dans leur patrimoine, avec les débris de l’autorité publique, le pouvoir de juger, de condamner et de punir »53.

• 54 Sur le féodalisme, C.E.R.M., Paris, Éditions Sociales, 1971.

32Ce glissement vers la notion de féodalisme ne se réduit nullement à une simple nuance conceptuelle. Il implique également une double tentative, de la part de Duby : d’une part la volonté de présenter une assise théorique sur laquelle faire reposer le grand modèle de sa thèse qu’il est à ce moment en train de mettre à jour ; d’autre part celle de mieux se situer par rapport à l’héritage marxiste. En ce sens, la référence faite à « Marx et ses disciples » dans l’entrée de l’Encyclopédia Universalis n’est pas sans rapport avec l’inflexion qu’à cette époque, Duby entend faire subir à la manière même de comprendre la notion de « féodalité ». Un bel exemple, moins connu de ses lecteurs, est sa participation, le 17 janvier 1972, à une émission spéciale des Lundis de l’histoire consacrée à la réédition de sa thèse en 1971 et à la publication des actes d’un colloque, organisé par le C.E.R.M en avril 1968, « sur le féodalisme »54. Vue avec du recul, l’occasion est idoine pour qu’il affiche la reformulation qu’il entend à présent donner à son premier modèle. Il s’appuie sur la définition que Charles Parain et d’autres historiens marxistes du C.E.R.M. avaient donnée de la « société féodale », avec un accent très fortement porté sur le dynamisme de l’exploitation agraire, sur le destin donné au produit du travail paysan et sur le profit fixé par les droits de prélèvement ; et c’est à ce moment qu’il intervient en livrant une anticipation directe de la démonstration qu’il venait d’achever pour son prochain ouvrage, bientôt chez les libraires, Guerriers et Paysans :

• 57 L’épreuve de Guerriers et Paysans, avec quelques corrections manuscrites, se retrouve dans le carto (...)

35Placé à l’ouverture du chapitre « L’ordre féodal », ce court passage est l’un de ceux qui ont été soigneusement médités par Duby. Dans l’épreuve de Guerriers et Paysans, il parlait encore de « [l]’emploi par les disciples de Karl Marx du mot féodalisme » (en écho aux mêmes mots qu’il avait utilisés dans l’article « Féodalité »). Ce n’est donc que dans une version très avancée de la rédaction qu’il change d’avis, et juge bon de remplacer « les disciples de Karl Marx » par l’emploi « que firent [au passé] les historiens marxistes »57. Cette réécriture est porteuse de sens, à plus d’un titre. Elle atteste le poids accordé à ce passage au sein du récit, travaillé et réélaboré jusqu’à la dernière épreuve, et la manière par laquelle il est en fait investi du pouvoir d’entériner le rapprochement sur lequel Duby entend travailler, entre sa propre lecture du système seigneurial et l’appareil conceptuel marxiste. Ce qu’il nous donne à voir, c’est le déplacement, désormais entamé, de « féodalité » vers « féodalisme ».

• 58 Georges Duby, Guerriers et Paysans, op. cit., p. 187.
• 59 Id., p. 191.

36Voyons ce transfert conceptuel de plus près. Dans Guerriers et Paysans, la « féodalité » est d’abord présentée, jusqu’à ce passage au centre du livre, comme une transformation à la fois politique et sociale, soutenue par l’amélioration d’une économie agraire et encadrée par la domination d’une élite auréolée par son action militaire. Elle apparaît donc articulée au rapport entre, d’une part, les effets économiques qu’engendre la dispersion du pouvoir de commandement et, d’autre part, l’aménagement des relations humaines selon la fonction de chacun des groupes dans le procès de production et dans le contrôle du produit social. En d’autres termes, elle apparaît rapportée à l’agencement de l’état des « forces productives » et des conditions qui assurent la stabilisation des « rapports de production » – donc, à l’instauration effective d’un nouveau « mode de production ». C’est en fait à partir de là que Georges Duby puise dans le rapprochement entre son modèle et la lecture marxiste. Il décrit la fin des pillages, l’institution de la paix de Dieu et l’idéologie des « trois ordres », et aboutit à la mise en place, écrit-il, des « relations de subordination […] qui commandent les mécanismes d’un système économique que l’on peut, en simplifiant, appeler féodal »58. Avec la fin des excursions de pillage, l’aristocratie guerrière cesse de reposer sur les guerres tribales et sur le butin qu’elle rapporte de ses expéditions. C’est dans les cadres de la seigneurie qu’elle s’assure désormais les bénéfices que lui procuraient autrefois les prises de guerre. L’idéologie de la paix de Dieu intervient en ce point, moralisant la conduite des gens de guerre et légitimant l’exploitation seigneuriale. Voilà comment Georges Duby, toujours fidèle à son propre modèle de départ, parvient, par petites touches, à rattacher la féodalité à « l’institution seigneuriale » : « Au plan de l’économie, la féodalité n’est pas seulement la hiérarchie des conditions sociales […], c’est aussi – et d’abord sans doute – l’institution seigneuriale »59.

• 60 Id., p. 192.

37Véritable avant-goût des Trois Ordres, ces pages centrales de Guerriers et Paysans préparent la transformation subséquente du sens de la féodalité en « mode de production seigneurial ». En ce point exact du livre de 1973, on voit en effet disposés tous les rouages de son modèle, en mettant davantage en relief la fracture primordiale, la grande ligne de clivage qui sépare les membres de l’élite bicéphale (religieuse et laïque) des strates inférieures. Georges Duby avertit : la schématisation des « représentations sociologiques », dont l’idéologie tripartite, n’est pas en mesure d’éclairer valablement l’historien sur la frontière réelle qui « place d’un côté les seigneurs, de l’autre les sujets de l’exploitation seigneuriale », puisque l’essentiel de la « société féodale » tient, à ses yeux, à la dualité fondamentale qui l’organise véritablement. Deux classes seulement, « dont l’une, celle des seigneurs, englobe la catégorie des ecclésiastiques et celle des chevaliers »60. Le portrait du système féodal que Georges Duby met à nu aux yeux du lecteur dénote un clair durcissement du modèle développé depuis sa thèse. La ligne de partage entre l’élite et le peuple et la polarité des deux classes antagoniques constituent à présent le dispositif fondamental de son interprétation.

• 61 Id., p. 12.

38Guerriers et Paysans, son titre même l’indique : en-deçà des représentations ternaires qui ont fait croire à une solidarité triangulaire de la société médiévale, il existe la fracture brutale qui sépare les hommes en deux groupes superposés, selon qu’ils ont la propriété des moyens de production, ou qu’ils sont obligés de céder aux premiers l’usage de leur force de travail. Hommes de guerre ou rustres : les deux catégories qui donnent son titre au livre sont, non pas tant les deux agents principaux du premier essor de l’économie européenne, mais les deux ressorts d’un système dont le fonctionnement repose, tout entier, sur la « tension de l’intérieur du corps social », i.e., sur ses contradictions intrinsèques et originaires. Leur affrontement – c’est-à-dire, l’effet de la contrainte des premiers sur les seconds –, qui conduit ceux-ci à puiser, pour l’amortir, dans les faibles marges de manœuvre à leur disposition, est finalement ce qui va succéder à la guerre en tant que principal facteur parmi « les bases et les moteurs de l’économie »61.

• 62 Id., p. 197.

40Rédigé entre 1969 et 1972, Guerriers et Paysans est bien, de tous ses livres, celui qui rend le mieux compte de ce moment où s’opère l’infléchissement de sa compréhension de la « féodalité ». En fait, si Duby semble avoir adopté, au cœur de son ouvrage, le vocable, il ne le fait qu’après avoir tracé un parallèle explicite avec l’acception marxiste, pour mieux marquer, quitte à créer des malentendus, qu’il ne s’agit que d’une expression convenue pour dire « institution seigneuriale ». En ce sens, on est en droit de tenir ce passage de Guerriers et Paysans comme une espèce de préambule au choix de « féodalisme » pour le titre d’une prochaine enquête. Beaucoup plus fermement qu’il ne l’avait fait jusqu’à présent, Georges Duby va insister dorénavant sur le lien indissoluble existant entre la formation de l’aristocratie (laïque et aussi religieuse) et l’évolution d’un ensemble de représentations du monde social qui ont concouru à légitimer le partage potentes/pauperes et à creuser le fossé entre ceux qui commandent et ceux qui obéissent. Voilà la bipartition fondamentale, structurante, qui a fait de la société que nous appelons « féodale » ce qu’elle fut. C’est pourquoi sa nouvelle enquête sera consacrée à la maturation des systèmes de classification, dont la théorie des ordines, en tant que support immatériel de la ligne primordiale de partage de la société « féodale » : milites vs. rustici ; « puissants » vs. « pauvres » ; guerriers vs. paysans. Ce qui intéresse Georges Duby, c’est de saisir la manière dont une représentation du monde social s’est ajustée aux structures objectives de l’exploitation seigneuriale, en sanctionnant la ligne de partage entre ceux qui sont soustraits et ceux qui sont soumis à la « machine fiscale »62 de la seigneurie, donc le fossé qui sépare la « classe dominante », constituée par les deux « ordres privilégiés » (l’Église et la noblesse), du plus grand nombre. Le schéma des « trois ordres » agit précisément ici, encadrant, dans une vision simplificatrice, mais cohérente de la société chrétienne, la répartition des tâches dont dépend le bon fonctionnement du système seigneurial.

• 63 Pour reprendre le titre d’un autre écrit publié en ces mêmes années, G. Duby, « Les structures médi (...)
• 64 Georges Duby, Les Trois Ordres ou l’imaginaire du féodalisme, in Œuvres de G. Duby, édition établie (...)
• 65 Cf. Manuscrit des Trois Ordres ou l’imaginaire du féodalisme, « Fonds Duby », IMEC, DBY4, chemise « (...)
• 66 Georges Duby, Les Trois Ordres ou l’imaginaire du féodalisme, op. cit., p. 849.
• 67 Id., p. 852.

41Proposée au centre de Guerriers et Paysans, la notion de « féodalisme » fait, bien sûr, directement écho aux débats autour de « féodalité », mais pour marquer que les « structures médiévales »63 se définissent dans l’antagonisme des classes et dans l’agencement des rapports de production. Or, c’est précisément ce que Duby explicite au cœur, cette fois, de son livre Les Trois Ordres ou l’imaginaire du féodalisme. Aux alentours de l’an mil, tout un système d’extorsions qui opprime les masses paysannes déborde la sphère privée et pénètre dans le droit, forçant les vieilles formules à s’ajuster à une nouvelle classification sociale au point de révéler aux yeux de tous une réalité jusqu’alors masquée, celle que l’on nommera – et Duby fait à nouveau appel exprès aux guillemets – la « société “féodaleˮ »64. Ce passage est au cœur de son ouvrage de 1978 et il constitue bien le lieu où Duby, rassemblant tout ce qu’il avait déjà dit à ce sujet au fil de sa carrière, entreprend une dernière fois la déconstruction de la notion. Ses archives à l’IMEC gardent le témoignage des différentes campagnes d’écriture qui ont préparé ce passage. Dans une première version manuscrite, Duby ajoute : « Révélation, qu’est-ce à dire ? Qu’est-ce donc que la féodalité ? »65. Il hésite un instant, décide de simplifier, mais aussi d’enlever « féodalité » – de toute évidence, ce vocable n’avait que faire ici – et de le remplacer par « Qu’est-ce donc que la “société féodaleˮ ? »66. Cette fois, l’expression « société féodale » tout entière, renvoyant au titre du célèbre ouvrage de Marc Bloch, est encadrée par les guillemets. Ici, Duby est formel : cette expression qui a fait fortune, il ne s’agit que d’une construction théorique, une « étiquette ». Rien de plus. Et encore problématique et peu convenable. Non seulement sa géographie – i.e., le cadre d’une féodalité archétypale entre Loire et Rhin – a été contestée par les recherches les plus modernes, mais c’est surtout un changement dans la nature du pouvoir et dans l’idée que l’on s’en fait qui va caractériser, d’après lui, la signification profonde du phénomène que des expressions telles que « féodalité » et « société féodale » peinent à traduire convenablement. Cette transformation des rapports de pouvoir dont il parle, elle s’est produite à l’intérieur du cadre de la seigneurie, là où les gens de guerre contraignaient les cultivateurs à peiner sur les champs en vue d’intensifier la production agricole. C’est pourquoi Duby tient à déclarer que ce qui se révèle sous les décombres de l’État carolingien, « c’est une nouvelle forme du “mode de productionˮ, comme certains disent ». Et il ajoute, une dernière fois : « Mieux vaut ne pas l’appeler féodal – le fief n’a rien à voir ici – mais seigneurial. Il se construit en effet sur la seigneurie, la potestas, le droit de prendre dans une aire d’occupation militaire »67.

• 68 Marc Bloch, La Société féodale, op. cit., p. 337.
• 69 Cf. Robert Fossier, compte rendu de Les Trois Ordres ou l’imaginaire du féodalisme, Revue Historiqu (...)

42Force est de reconnaître que son propos est ici d’une grande limpidité, et l’on peut se demander si nombre des controverses – à l’origine de mornes enthousiasmes dans un débat entre médiévistes français en manque de piquant – autour du chapitre « La révolution féodale » ne reposent pas sur des lectures volontairement pressées de ce même passage. Ici s’achève le mouvement que le chapitre « L’ordre féodal » de Guerriers et Paysans avait entamé cinq ans auparavant : celui où l’on voit s’opérer, dans les pages de Georges Duby, le glissement qui va déplacer la société « féodale » du « monde de l’hommage et du fief »68 vers le « mode de production seigneurial ». On comprend dès lors comment le choix que fait Duby du terme « féodalisme », placé au titre et au-devant de son enquête, n’a pas été uniquement motivé par une simple volonté de provoquer ses collègues antimarxistes qui, à l’instar de Robert Fossier, s’en prennent au choix de « ce vocable erroné et désuet »69. Ce choix témoigne, au contraire, d’une volonté consciente de Georges Duby d’inscrire son modèle, à la vue de tous, dans un cadre parfaitement adapté au schéma de la lutte des classes et, ensuite, de mettre en avant tout ce que son enquête sur les systèmes idéologiques doit à une problématique fécondée au sein de la pensée marxiste.

• 70 Georges Duby, « Interview » (avec Harbans Mukhia), republié dans Études rurales, « Georges Duby », (...)

43Cette notion de « féodalisme », Duby la propose comme étant la mieux ajustée à la réalité du nouveau système qui s’instaure au lendemain de l’an mil. Certes, mais le choix de ce terme, fortement identifié au marxisme, nous échapperait complètement, si nous ne reconnaissons pas qu’il a été également motivé par le fait que cette notion met mieux en évidence sa propre nature d’élaboration savante, comme Duby le reconnaît lui-même lorsqu’il répond à Harbans Mukhia qui lui interrogeait sur ce choix, avouant avoir retenu ce terme « [b]ecause the word feudalism in French is closely related to the language of Marxism »70. Le mot « féodalisme » est donc accueilli, parce que, profondément associé au marxisme, son usage vient, d’une part, proclamer une analogie avec son propre modèle, mais aussi expliciter, d’autre part, que le regard que l’historien porte sur la « société dite féodale » est toujours déterminé par une grille théorique. Voilà comment, chez Duby, « féodalisme » se pose vis-à-vis de « féodalité ». Il se substitue à cette dernière notion, non seulement par sa capacité à mieux rendre compte de la manière dont les « structures médiévales » reposent sur le « mode de production seigneurial », mais aussi parce qu’il rend explicite ce qui demeurait, dans « féodalité », dissimulé : son aveu en tant que construction savante.

• 71 Georges Duby, Les Trois Ordres ou l’imaginaire du féodalisme, op. cit., p. 837.
• 72 Georges Duby, Dialogues, Paris, Flammarion, 1980, p. 65.

44Il nous paraît possible de clore ces pages consacrées à la notion de « féodalité » dans l’œuvre de Georges Duby avec cette adoption de « féodalisme » comme mot-clé de son enquête sur l’image que l’on se fait, – que les médiévistes se font –, de ce qui aurait été la « structure », c’est-à-dire la trame des relations sociales et économiques aux lendemains de la chute du pouvoir carolingien. On se méprendrait grandement de tenir la place que Duby réserve au marxisme et au « féodalisme » dans Les Trois Ordres uniquement pour l’expression d’une volonté de bâtir sa démonstration sur le modèle de la lutte des classes71. Au sein de l’ouvrage, le rôle du terme « féodalisme » est de rendre explicite le point de vue de l’observateur, c’est-à-dire les choix théoriques implicites qui inéluctablement façonnent la manière dont on pense, dont on aborde et dont on se représente la réalité de ce système historique qu’il est convenu d’appeler « société féodale ». Tel est l’effet que « féodalisme » parvient admirablement à produire dans Les Trois Ordres : il permet à Duby d’énoncer formellement cela même qu’il reprochait aux partisans de la « féodalité » de taire – en l’occurrence, la conscience que l’usage de tout concept en histoire s’inscrit dans un héritage intellectuel, qu’il crée forcément un écran déformant façonné par la tradition savante qui l’a légué et qu’il ne cesse par conséquent de contraindre, qu’on le veuille ou non, le regard que les historiens portent sur le passé. Alors que Duby dénonçait la notion de « féodalité », qui s’ignorait en tant que construction théorique, il a trouvé dans « féodalisme » un concept qui n’est peut-être ni moins à l’écart de la « réalité objective »72, ni moins déformant, mais qui rend tout de même explicite sa nature d’artefact savant, au lieu de la voiler. Voilà l’action idoine pour une approche d’histoire des idéologies qui sait ne pouvoir oser prétendre démystifier les formations idéologiques du passé sans se reconnaître d’emblée elle-même aux prises avec les idéologies de son propre présent.

• 73 Georges Duby, Les Trois Ordres ou l’imaginaire du féodalisme, op. cit., p. 690.

46En effet, le terme « féodalisme » fut choisi exprès par Duby pour figurer dans le titre de son maître-ouvrage parce qu’il s’agit précisément d’un vocable qui renvoie, cette fois, à l’imaginaire des historiens, en défiant l’image que ces derniers se sont longtemps faits de la structure sociale aux xi^e et xii^e siècles. Et nous pouvons à bon droit nous demander si, en plaçant ainsi ce vocable au titre même de son enquête, Georges Duby n’entend finalement pas nous faire comprendre que, de son point de vue, la réalité de ces « trois ordres » n’appartient, elle, qu’à la représentation que les historiens se font d’une société qu’ils s’obstinent à appeler « féodale ». En fait, cette interrogation, c’est Georges Duby lui-même qui l’a posé d’entrée de jeu, dans l’ouverture de son livre, juste après avoir cité les phrases de l’évêque Adalbéron de Laon et de l’évêque Gérard de Cambrai : « Si la “société féodaleˮ nous paraît constituée de trois ordres, n’est-ce pas d’abord parce que les deux phrases que j’ai tout à l’heure citées nous obsèdent après avoir obsédé nos maîtres ? »73. Les interrogations que Georges Duby soulève dans Les Trois Ordres ou l’imaginaire du féodalisme valent pour son enquête sur les xi^e et xii^e siècles comme elles valent aussi pour réfléchir à l’imaginaire qui hante son présent à lui. Elles témoignent de sa conviction profonde que toute recherche historienne reste déterminée en amont par la grille d’analyse qu’elle choisit, et que nulle histoire des idéologies ne serait possible sans que l’historien n’explicite la conscience qu’il prend du fait de n’être lui non plus pas à l’abri des idéologies qui l’assaillent.