Une histoire de l’éducation sans Ferry
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- 1 François Furet et Jacques Ozouf, Lire et écrire. L’alphabétisation des Français de Calvin à Jules F (...)
- 2 Michel Vovelle, « Y a-t-il eu une révolution culturelle en Provence ? à propos de l’éducation popul (...)
- 3 Pour une présentation du dossier, avant même la publication de Lire et écrire, voir Roger Chartier, (...)
- 4 La pertinence de la signature comme indice d’alphabétisation, relevée dans d’autres pays sur divers (...)
- 5 En 1997 paraît l’Histoire de la lecture dans le monde occidental, dirigée par Guglielmo Cavallo et (...)
1Si j’ai intitulé ma communication « une histoire de l’éducation sans Ferry », c’est que je m’interroge sur l’évolution des recherches en histoire de l’éducation en constatant qu’elles remontent de plus en plus rarement en deçà de la iiie République. Or je continue de penser que les recherches sur l’Ancien Régime, justement parce qu’elles font pénétrer dans un monde scolaire en rupture avec le nôtre, permettent des questionnements susceptibles de bousculer la réflexion sur l’école au long cours. En effet, pour comprendre l’histoire des modalités pédagogiques de l’alphabétisation, il m’a fallu circuler dans le monde des petites écoles en franchissant sans cesse la « barrière » de la Révolution. J’avais appris, en lisant Lire et écrire. L’alphabétisation des français de Calvin à Jules Ferry1, publié en 1977, que la Révolution et les lois de Jules Ferry, ces deux pivots de l’histoire politique de l’école française, n’avaient pas modifié les courbes statistiques d’alphabétisation. La dynamique du « savoir lire » révélait des disparités territoriales (France du Nord vs du Midi), locales (ville vs campagne), genrées (hommes vs femmes), religieuses (protestants vs catholiques), mais une fois les données agrégées nationalement, les courbes « lissées » de la croissance traversaient imperturbablement les ruptures de régime et les ébranlements politiques (coups d’État, guerres, révolutions), comme si elles relevaient d’une trame historique continue. Ou plutôt, d’une trame où les changements souterrainement à l’œuvre étaient mal éclairés par des facteurs politiques. Ainsi, entre alphabétisés et analphabètes, Lire et Écrire avait mis au jour l’existence d’alphabétisés partiels, ceux qui savaient « lire seulement », témoins d’un ancien régime d’apprentissage, juridiquement aboli par le lire-écrire-compter des lois Ferry. De plus, si l’alphabétisation n’était pas l’effet inéluctable de la scolarisation (un fort analphabétisme pouvait persister dans des régions pourtant bien pourvues d’écoles2), se trouvait ouvert un espace d’interrogation sur la place de la culture écrite dans la société. La signature sur les registres de mariage, documentée par l’enquête Maggiolo3, semblait un indicateur simple, même si sa fiabilité avait alimenté des débats passionnés4 : la capacité à signer de son nom et non d’une croix était traitée comme un bon indice d’alphabétisation. À l’époque, on supposait encore que le « savoir lire » était une variable stable qui désignait (à peu près) le même « acte de lire » de l’Antiquité à nos jours5.
Années 1970 : Une « nouvelle histoire de l’éducation »
- 6 Joseph Leif, Georges Rustin, Histoire des institutions scolaires, Paris, Delagrave, 1954 ; Georges (...)
2L’enquête de Lire et écrire bousculait le mythe, solidement ancré dans l’école républicaine, d’un Jules Ferry « instituteur des Français », dont les trois lois (gratuité, obligation, laïcité) auraient sorti de l’ignorance une population restée massivement analphabète, du fait de l’échec des projets de la Révolution. Le décollage d’une alphabétisation de masse, européen et pas seulement français, coïncidait avec l’impulsion religieuse de la Réforme et ses efforts de catéchisation en langue vulgaire. Faire l’histoire de l’instruction populaire demandait dès lors une approche socio-culturelle globale, en décalage avec la tradition d’une histoire des idées ou des doctrines éducatives6, autant qu’avec une chronique de la législation scolaire. Malgré les partages disciplinaires entre historiens modernistes et contemporanéistes, les recherches sur l’éducation relevaient, en deçà et au-delà de l’époque révolutionnaire, des mêmes interrogations, des mêmes méthodes de travail et partageaient un même cadre épistémologique.
3En témoignaient deux manuels d’histoire de l’éducation parus en 1968 et 1976, qui l’un et l’autre avaient été écrits en réponse à des commandes institutionnelles. L’Enseignement en France 1800-1967, paru dans la collection U chez Armand Colin, répondait à la demande de René Rémond, désireux d’offrir aux étudiants de Sciences Politiques une synthèse actualisée sur un sujet fort débattu dans l’espace public de l’époque. Dans la préface, l’auteur, Antoine Prost, présentait ses choix d’objet, de méthode et les limites de son investigation :
« Nous n’avons pas voulu nous limiter à l’histoire institutionnelle, car cette histoire est faite et bien faite. Sans négliger les aspects politiques de son évolution, nous avons cherché à saisir dans son ensemble l’histoire du système éducatif. Cela supposait d’étendre les investigations dans des domaines mal connus. Les effectifs scolarisés aux divers degrés et leur répartition géographique sont indispensables pour préciser le champ réel d’influence du système éducatif ; pour en déterminer la nature, il faut connaître la vie scolaire, la pratique quotidienne de la classe, l’évolution pédagogique. Le recrutement, l’organisation, les idéologies de la société enseignante enfin commandent l’étude des rapports entre la société et l’institution scolaire. Ainsi entendu, le sujet est immense et nous ne prétendons nullement l’avoir épuisé : ce livre reste, dans notre esprit, un livre ouvert ».
- 7 Les autres volumes sont 1. Michel Rouche, Des origines à la Renaissance (ve av. J-C – xve siècle) ; (...)
4Le projet était clair : sortir de l’histoire politique et institutionnelle, documenter des « domaines mal connus » (les effectifs, la vie scolaire, la pratique quotidienne des classes) et surtout, s’intéresser aux rapports entre la société et l’école, point qu’Antoine Prost a repris dix ans plus tard dans L’école et la famille dans une société en mutation (depuis 1930), quatrième volume de l’Histoire générale de l’enseignement et de l’éducation en France7.
- 8 La SEDES (Société d’édition d’enseignement supérieur de la Sorbonne) est créée en 1955 pour éditer (...)
5La seconde synthèse, paru en 1976, intitulé L’éducation en France du xvie au xviiie siècle, était signé par Roger Chartier, Marie-Madeleine Compère et Dominique Julia. Il s’agissait d’une commande de la SEDES8 pour fournir aux étudiants en histoire une base de travail sur la question mise au programme de l’agrégation en 1976-77, « L’éducation en France à l’époque moderne ». Dans sa présentation, l’ouvrage se disait en rupture avec une « ancienne histoire de l’éducation » :
- 9 Le livre Les Héritiers de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron est paru en 1964, La Reproduction(...)
« L’histoire de l’éducation en France à l’âge moderne s’est longtemps moulée dans trois discours : polémique, avec l’impitoyable combat que se livraient tenants de l’école chrétienne et partisans de l’école sans Dieu, monographique et hagiographique lorsque quelque ancien élève célébrait les lustres passés dans l’établissement de sa jeunesse, idéologique car le terrain des projets et utopies pédagogiques était parmi les plus rebattus par des historiens distribuant de bons et mauvais points aux réformateurs d’antan. De là, une masse d’études, surtout entre 1870 et 1914, bourrées d’informations mais de moins en moins accordées avec l’histoire telle que la faisaient et l’aimaient les héritiers des Annales ou d’Ernest Labrousse. Comme souvent, un nouveau départ a pu être pris grâce aux interpellations des voisins, en l’occurrence les sociologues de l’éducation9 qui ont suggéré l’essentiel : un questionnaire neuf qui, avec précautions et adaptations, pouvait être appliqué aux sociétés anciennes. L’histoire de l’enseignement s’est retrouvée dès lors de plain-pied avec l’histoire tout court, s’efforçant de saisir par le chiffre et la mesure les pratiques sociales. L’acquis est maintenant tel qu’il autorise peut-être un provisoire bilan. Mais qu’on ne se méprenne pas, ce bilan n’a rien d’exhaustif, il est fait de choix et de partialités. Les choix : privilégier au risque de déséquilibres le moins connu par rapport au déjà classique ; les partialités : préférer la série à l’hapax, donner plus d’attention aux comportements vécus qu’aux théories échafaudées. Comme tel, cet ouvrage est donc fortement endetté, à l’égard de l’énorme information rassemblée, mais plus encore vis-à-vis de ceux qui ont su indiquer les problèmes d’une histoire renouvelée de l’éducation. »
- 10 Un des enjeux concernait alors les débats autour de la Révolution française, destructrice ou novatr (...)
6Pour mettre l’histoire de l’enseignement « de plain pied avec l’histoire tout court », il fallait dépasser les discours (les projets et utopies pédagogiques), pour aller, comme y incitait Antoine Prost, vers le « mal connu » à l’aide d’outils sociologiques (démographie, cartographie, origines sociales des élèves), et mettre en regard, à travers les pratiques scolaires, les « théories échafaudées » et les « comportements vécus ». Dans les deux cas, cela revenait à documenter, à côté des éducations privées ou informelles, l’emprise croissante des institutions d’enseignement, et donc à faire, en dépit des obstacles et conflits, une histoire au long cours des progrès de l’instruction10.
1970-2020 : bilan d’un demi-siècle
- 11 Rita Hofstetter et Solenn Huitric, « La carte et le miroir. Ancrages, enjeux et horizons de l’histo (...)
- 12 Pierre Caspard, « Vingt années d’Histoire de l’éducation », Histoire de l’éducation, 85, 2000, p. 7 (...)
- 13 En témoignent les publications de M.-M. Compère sur le latin et les Humanités, d’André Chervel sur (...)
- 14 Publiée à partir de 1979 par un Service d’histoire de l’éducation disparu en 2011, mais créé par le (...)
- 15 Pour une étude internationale sur les ABC-Catéchismes, Britta Juska-Bacher, Matthew Grenby, Tuija L (...)
7Quelle a été l’évolution depuis ces ouvrages fondateurs ? Plusieurs bilans récents ont montré l’importance quantitative des recherches conduites en histoire de l’éducation, en France et à l’étranger, même si « un contraste saisissant s’observe entre la vitalité de l’histoire de l’éducation et la précarité des structures académiques qui lui sont spécifiquement dédiées », écrivent Rita Hofstetter et Solen Huitric11 dans le numéro spécial d’Histoire de l’Éducation publié en 2020. Les revues, nombreuses, sont portées selon les pays par des départements ou des facultés d’éducation où enseignent des historiens, peu nombreux parmi leurs collègues philosophes, psychologues, didacticiens, sociologues, ou bien elles émanent d’associations de spécialistes dédiés à l’histoire de l’éducation. Elles confirment la prééminence des recherches en histoire contemporaine, déjà bien visible dans le bilan fait en 2000 pour les vingt ans de la revue Histoire de l’éducation par Pierre Caspard12. En effet, malgré l’intérêt porté à l’éducation d’Ancien Régime13, le Service d’histoire de l’éducation14 s’est fortement investi dans la publication d’instruments de travail : les répertoires de la presse pédagogique ou des manuels ont pour point de départ la Révolution française. Ainsi, la « Banque Emmanuelle » élaborée par Alain Choppin répertorie les disciplines présentes dans l’école de la Troisième République : les abécédaires-catéchismes, outils usuels de l’apprentissage de la lecture du xvie au xixe siècle, en sont absents15. Les textes officiels publiés par le SHE qui ont servi de source imprimée à de multiples thèses sur l’histoire des disciplines telles qu’elles ont évolué jusqu’à la situation actuelle, sont cités à partir de la Révolution, ou même seulement à partir de Ferry. Leurs auteurs, généralement non historiens de formation, enseignent le plus souvent dans les départements de sciences de l’éducation ou dans les instituts de formation des maîtres : pour leurs étudiants, l’histoire contemporaine commence à la Libération et Jules Ferry fait partie de l’histoire ancienne.
Jules Ferry, figure pivot des vulgates historiques sur l’éducation
- 16 Les départements de Sciences de l’éducation, créés en 1967, entrent au Conseil National des Univers (...)
- 17 Christine Szymankiewicz, Le Système éducatif en France, Paris, La Documentation française, 2014, 4e(...)
- 18 Jean-Noël Luc, Jean-François Condette et Yves Verneuil ont rédigé une nouvelle synthèse, Histoire d (...)
- 19 Pierre Albertini, L’École en France : xixe-xxe siècle : de la maternelle à l’université, Paris, Hac (...)
8Les travaux savants, issus de recherches (doctorales ou non), atteignent un public restreint, collègues chercheurs, acteurs de l’éducation, lectorat intéressé. Les étudiants, qu’ils soient inscrits en sciences de l’éducation16 ou préparant un concours (IUFM, inspection, sciences politiques), ont besoin en revanche de brefs ouvrages d’initiation. Les maisons d’édition abondent régulièrement un stock dont la pierre angulaire est toujours Jules Ferry, père fondateur du « système éducatif français17 ». Jusqu’en 202018, l’ouvrage de référence, plusieurs fois réédité, était celui de Pierre Albertini, L’école en France xixe-xxe siècle. De la maternelle à l’Université19. Les trois parties déroulent la fin de « l’ancien régime scolaire » au fil du xixe siècle, puis « le siècle de Ferry », idéal français d’acculturation et d’éducation citoyenne de 1880 à 1968 et enfin, « le temps des turbulences » (déboires de la massification, ébranlement des contenus scolaires, déclin de la société enseignante et, dans la réédition de 2014, déclin de la France dans la compétition internationale). Cette périodisation (avant, pendant et après l’école de Jules Ferry) se trouvait en phase avec l’actualité des discours politico-médiatiques qui dénonçaient à la fois les promesses non tenues de l’école et la course effrénée aux réformes, et réclamaient plus d’efficacité et plus d’effort pour « rétablir » les valeurs de la République : un récit cohérent, clair, facile à retenir et à évoquer dans les mémoires professionnels ou dans les épreuves de concours, bien loin du tableau composite des réalités de terrain que proposaient les ouvrages d’Antoine Prost. Il a construit un cadre de référence non questionné aussi bien aux sociologues qu’aux didacticiens, focalisés sur l’échec scolaire de masse des années 1970 et les limites statistiques de la démocratisation.
L’histoire de l’éducation dans la recherche historique
9À travers la profusion d’articles publiés par les revues d’éducation (sur les 82 répertoriées par les Sciences de l’éducation, 32 revues francophones comportent le mot « éducation » dans leur intitulé), on voit que l’histoire de l’éducation est une thématique transversale, « attrape tout », qui relie histoire récente et actualité autour de questions touchant les politiques scolaires (législations, luttes politiques, budgets, administration), l’économie (niveau de formation, débouchés, rendement de l’éducation), l’évaluation (sélection, examens, diplômes), la sociologie (curriculum, disciplines, réformes de programmes, origines et trajectoires d’élèves, réussites et échecs), les pratiques d’enseignement et la formation des maîtres (didactique, gestion de classe), sans oublier les environnements (famille, socialisation, culture de masse, nouveaux médias) qui impactent les évolutions de l’institution (finalités, normes, habitus).
10Lesquels de ces thèmes trouvent-ils place dans les revues historiques généralistes ?
Contentons-nous d’un exemple. Les Annales ont publié en 2020 (juillet-décembre) un volumineux numéro spécial intitulé « Autoportrait d’une revue », qui donne un aperçu quantifié des sujets abordés dans les 1100 articles publiés en 30 ans. À côté des inégales répartitions historiques (Antiquité 10 %, Moyen Âge 17 %, Histoire moderne 37 %, Histoire contemporaine 49 %, p. 587) ou géographiques (Europe occidentale 2/3, dont 1/3 France), les articles sont répartis en six grandes thématiques : histoire de l’économie, du social, de la culture, des sciences et techniques, de la politique et du droit, de la religion. Cinq thèmes « marginaux » complètent le tableau : histoire militaire, histoire urbaine, histoire nationale, histoire du genre et histoire des arts. Les analyses reconnaissent la place « sans doute trop faible » consacrée à l’histoire de l’art ou du genre (qui publient dans leurs propres revues spécialisées), mais l’histoire de l’éducation n’est nulle part mentionnée : elle ne constitue pas une « entrée » dans la liste des onze thématiques retenues. « L’orientation des Annales se laisse peut-être mieux déchiffrer dans ce qu’elle refuse que dans ce qu’elle propose », écrivait André Burguière en 1979 (p. 601), mais le numéro de 2020 n’a repris la citation que pour regretter la faible place laissée à l’histoire militaire, toujours marquée du stigmate attaché à « l’histoire historicisante » des batailles. Pourtant, la guerre est redevenue un sujet de recherche de premier plan, à en croire les lieux d’échange entre historiens. Ainsi, Clémence Cardon-Quint relève 152 occurrences du terme « guerre » dans une recherche en plein texte sur les archives des Rendez-vous de l’histoire de Blois (2015-2022), contre six occurrences du terme « éducation », ce qui la conduit à s’interroger :
- 20 Clémence Cardon-Quint, Dossier d’HDR en Histoire, Mémoire de synthèse, Institut d’études politiques (...)
« La guerre serait-elle à ce point plus structurante dans l’histoire des hommes ? Il faut sans doute plutôt voir là le signe d’un découplage des réseaux académiques et professionnels sanctionnant la marginalisation relative de l’histoire de l’éducation dans la communauté des historiens.20 »
11Boris Noguès fait le même constat :
- 21 Boris Noguès, « Des Trente Glorieuses à la quête d’un nouveau modèle. Quarante années de la revue H (...)
« Alors qu’à partir des années 1970 des postes parisiens prestigieux ont été investis par des figures comme Pierre Riché, Antoine Prost, Dominique Julia, Jacques Verger, Jean-Noël Luc ou Jean-François Chanet, on constate qu’en 2020, aucune chaire de professeur d’histoire à l’université n’est plus tenue par un spécialiste d’histoire de l’éducation [… ce qui] montre que l’histoire de l’éducation occupe aujourd’hui une place très secondaire dans les préoccupations de la communauté historienne française, surtout si on définit cette communauté de manière restrictive comme l’ensemble des universitaires rattachés à un département d’histoire.21 »
- 22 Georges Duby (dir.,) Histoire de la France rurale, avec Armand Wallon, Paris, Seuil, 1975 [1986-87, (...)
- 23 Bernard de Bonnard, Journal de l’éducation des princes d’Orléans, décembre 1777-janvier 1782, prése (...)
- 24 Daniel Fabre, capable de restituer les rituels ruraux des garçons des pays d’Oc autant que l’éducat (...)
12Tout se passe donc comme si les publications récentes, malgré leur abondance, n’apportaient que de quoi nourrir un cadre interprétatif d’ensemble assez bien fixé. C’est celui qui ressort des nombreux ouvrages de synthèse somptueusement illustrés, publiés à partir des années 197022, réédités en format réduit et toujours disponibles : la question de l’éducation affleure partout, qu’il s’agisse d’histoire rurale, urbaine, de vie privée, d’histoire des mères, des pères, de la jeunesse ou de l’enfance, mais les quatre volumes consacrés en 1981 à l’Histoire générale de l’éducation et de l’enseignement en France ont d’une certaine façon produit une vulgate consensuelle, même s’il est possible d’exhumer sans fin de nouvelles sources pour « enrichir » le tableau, aussi bien sur l’éducation des princes23 que sur celle du peuple, urbain ou rural24. Mais à part manifester l’insatiable libido sciendi d’historiens cherchant à attiser la curiosité de leurs lecteurs, quels problèmes ces rétrospectives permettent-elles de penser, quels conflits irrésolus permettent-elle de comprendre ? Celui qui suit ces fresques au long cours se trouve malgré lui prisonnier de la vision téléologique que produit tout récit de voyage dans le temps avançant vers son but : il parcourt le Moyen Âge allant des monastères des champs aux universités des villes ; il découvre l’humanisme et la Réforme, puis l’honnête homme des collèges jésuites et les ABC-catéchismes du peuple ; il se demande si le temps des Lumières, entre encyclopédie et liberté de parole, prépare ou non la Révolution, et Napoléon à peine exilé à Sainte-Hélène, il doit franchir les obstacles et résistances opposant les défenseurs de l’ordre ancien au « progrès en marche » vers l’école laïque et républicaine.
L’Ancien Régime, pour penser les discontinuités et la mise en cause des vulgates
- 25 Dans Histoire de l’enfance…, op. cit., dirigée par Egle Becchi et Dominique Julia, on trouve un bil (...)
13Pourtant, les profits du voyage dans ce « monde que nous avons perdu » se situe moins du côté de ce que l’on sait d’avance que de ce qui nous semble aujourd’hui presque incompréhensible. Comme aux missionnaires ethnologues découvrant les Amériques, les temps lointains de l’Ancien Régime font affronter une altérité résistant aux représentations continuistes spontanées sur la « nature humaine », surtout s’agissant d’éducation : qu’on se rappelle des remous suscités par la publication de L’Enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime de Philippe Ariès25 en 1960 : comment « penser » que l’amour des parents pour leurs enfants était une donnée historique ? Or, s’agissant de l’école, certains chantiers d’enquête ont fait s’interroger non sur les progrès, qu’ils soient réglementaires (lois, programmes, diplômes) ou quantitatifs (taux d’alphabétisation, de scolarisation), mais sur ce qui affecte la nature et la fonction des institutions, sans brusque rupture de surface, d’autant qu’on est leurré par la stabilité d’un lexique qui traverse les siècles : les noms des grades universitaires (baccalauréat, licence, maîtrise, doctorat) sont pérennes depuis le xiiie siècle.
L’apparition des concours
- 26 Aux sources de la compétence professionnelle. Critères scolaires et classements sociaux dans les ca (...)
- 27 Depuis, d’autres cas ont été travaillés, comme par exemple, Nicolas Schapira, Maîtres et secrétaire (...)
- 28 Steven Kaplan, La Fin des corporations, Paris, Fayard 2001 ; Id., Transmettre, soumettre, socialise (...)
14D’anciennes ou nouvelles archives ont pourtant permis de nouveaux questionnements. J’en ai retenu deux sur la formation des élites et deux sur l’école élémentaire. Le volume dirigé par Dominique Julia Aux sources de la compétence professionnelle26, paru en 1994, décrit comment les anciens modes de recrutement (achat d’une charge, patronage aristocratique, recommandation politique, privilège corporatif ou familial, certificat de bonne vie et mœurs) font peu à peu place à de nouvelles procédures de sélection, visibles dans toute l’Europe selon des calendriers variables. On peut ainsi comparer des professions que personne n’aurait, en leur temps, penser à rapprocher : secrétaires de chancellerie, officiers d’artillerie, ingénieurs du roi, pasteurs de l’église réformée, évêque, professeur de rhétorique ou maître d’école. Elles exigent toutes une qualification intellectuelle (pour parler de façon anachronique), relevant à la fois d’une culture générale et d’une culture spécialisée et d’autre part, leurs missions pourraient toutes être qualifiées (anachroniquement) de service public, qu’il s’agisse de servir un gouvernement, une armée, une église, une nation. Les modèles sont multiples : formations brèves ou longues, en internat ou externat, prérecrutant les adolescents ou au contraire de jeunes adultes. Dans les années 1970, on l’a vu, l’histoire de l’éducation quittait les théories éducatives pour s’interroger sur les publics (d’où viennent les élèves et les maîtres ?), afin de retrouver derrière les idéaux prescriptifs, les formes visibles des disparités sociales et celles, plus cachées, de l’inculcation scolaire. Vingt ans plus tard, le chantier ouvert par Dominique Julia n’est plus sur l’amont (de la vie familiale à la vie scolaire), mais sur l’aval (aller de l’école vers un « état »), autour de « professions » bien connues mais en cours de reconfiguration27. Celles-ci permettent de se figurer ce que serait une société des talents où la valeur d’un individu tiendrait à ce qu’il sait faire et pas à son réseau d’appartenance. Ce que cette nouveauté (banale dans notre monde scolaire balisé d’examens) rend perceptible, c’est ce de quoi elle s’écarte : comment un individu pouvait manifester et revendiquer publiquement son appartenance à un réseau qui le précédait – famille, affiliés, protecteurs, connaissances. On y verrait aujourd’hui ce sur quoi s’appuient toujours les mafias, mais sous omerta, ou les solidarités, aussi efficaces qu’inavouées, des réseaux sociaux. De fait, alors que les corporations des métiers vont être supprimées28, l’invention des concours ne supprime pas les anciennes dépendances, elle les rend invisibles ou marginales et en crée de nouvelles (les « corps d’appartenance » que Bourdieu analyse dans La Noblesse d’État). C’est pourquoi, pour introduire un impétrant dans le réseau de ses futurs maîtres et pairs, les inventeurs de concours ne confondent pas la valeur individuelle avec la valeur scolaire. Selon le temps dont on dispose pour former les novices, le partage varie entre formation académique auprès de spécialistes (pour apprendre le latin, le droit, la balistique, les mathématiques, la théologie) et la formation pratique auprès de professionnels (dans les chancelleries, l’armée, les chantiers, les paroisses). Au fil du temps, les exigences intellectuelles montent (les élèves ingénieurs doivent faire leurs preuves en mathématiques, les futurs pasteurs en théologie et exégèse) mais tous les jurys conviennent que seul un stage probatoire en milieu d’exercice permet une véritable mise à l’épreuve du candidat. Seule exception à la règle : dans la France méritocratique (postrévolutionnaire), la qualification universitaire des professeurs (laïcs) entérine durablement cette confusion entre réussite à des concours scolaires et aptitude professionnelle, ainsi que la règle égalitaire qui affecte un lauréat à un poste non choisi, hors de tout « réseau d’appartenance ». De quoi donner à « penser » certaines apories des débats contemporains sur la formation.
Cahiers d’élèves et appropriation des savoirs humanistes
- 29 Elizabeth Eisenstein, La Révolution de l’imprimé : à l’aube de l’Europe moderne, Paris, La Découver (...)
- 30 Sur le même thème, Anthony Grafton « Teacher, Text and Pupil in the Renaissance Class-Room : A Case (...)
- 31 Christine Bénévent et Xavier Bisaro (dir.), Cahiers d’écoliers de la Renaissance, Tours, Presses un (...)
- 32 Mary Carruthers, Le livre de la Mémoire, Paris, Macula, 2002 (éd. américaine, The Book of memory. A (...)
15La voie des concours a fait coexister l’ancien et le nouveau. De même, les enseignements médiévaux n’ont pas été « remplacés » par l’irruption d’un humanisme triomphant qui aurait « enterré une scolastique à bout de souffle » comme disaient bien des manuels. Que l’invention de Gutenberg ait créé une rupture, c’est un fait bien documenté29, mais quels ont été ses effets dans l’ordinaire des enseignements ? Comment a-t-elle changé la façon de « devenir savant » à l’orée du xvie siècle ? La question ne porte plus sur la multiplication des imprimés et l’élargissement du lectorat, mais sur la valeur d’usage d’une nouvelle technologie qui reconfigure silencieusement les façons d’enseigner et d’apprendre30 (question que tout le monde se pose à l’ère d’Internet). À suivre l’enquête dirigée par Christine Bénévent et Xavier Bisaro31, l’entrée des imprimés dans les études a produit une « révolution qui aboutira à un renversement complet du rapport entre oral et écrit à la fin du xvie siècle ». Les cahiers conservés (Florence, Paris, Sélestat, Leipzig) dévoilent la fabrique prosaïque du travail intellectuel, le poids respectif des « matières » (religion, civilité, auteurs anciens, commentateurs récents) et la dynamique des acquisitions. Dans l’ancien régime d’apprentissage, comme l’avait démontré Mary Carruthers32, la mémoire orale littérale était essentielle. Avec les « feuilles classiques », déjà repérées par M.-M. Compère, les étudiants ont sous les yeux la page à étudier, acquise chez l’imprimeur du coin, une sorte de « photocopie » qui n’a donc plus à être prise (et apprise) sous dictée. La disposition est stable (imprimé au centre, le texte ; à la main, les annotations entre les lignes – lexique, grammaire – ; dans la marge à droite, les commentaires dictés), mais les usages de cette « prothèse de mémoire » évoluent : entre 1470 et 1498, deux cahiers de Sélestat montrent ainsi que pour le même cours sur les Bucoliques, le repérage des tropes passe de 4 à 14, les notes interlinéaires font apparaître des mots en allemand, les auteurs antiques commentant Virgile (Donat, Servius, Macrobe) ne sont plus cités directement, mais à travers une multitude de références italiennes récentes ; dans la marge, on trouve de longs commentaires linguistiques et philologiques, ce qui fait du professeur « un humaniste » : un effet « Wikipédia » en quelque sorte, qui élargit l’éventail des sources, mais érode l’entrainement des mémoires vives.
- 33 Les études ont été conduites par L. Naas, I. Suzeau-Gagnaire, G. Freyburger, et B. Rissoan.
- 34 C’est ce qu’a permis de faire percevoir le remplacement des cahiers du jour par des classeurs dans (...)
16Ce travail sur des cahiers « savants »33 questionne fortement la méthodologie d’enquête sur la transmission et l’appropriation des savoirs. On se doutait que les stratégies des professeurs étaient infléchies par les technologies de l’écrit adoptées en classe, on découvre que les opérations intellectuelles des élèves le sont tout autant. L’usage de l’imprimé scolarisé met en lumière ce qui se gagne : du temps (moins de dictées et de copies), une culture d’actualité élargie (« l’avant-garde » n’est pas encore parisienne, comme ce sera le cas dans l’étude d’Anthony Grafton, mais italienne). Mais on voit aussi ce qui se perd : les anciens érudits possédaient leurs textes en mémoire, les nouveaux savants ne peuvent plus se passer de leurs livres. On est passé d’une « mémoire de rappel » à une « mémoire de reconnaissance », diraient les cognitivistes. Ainsi, là où les professeurs ne voient que des aménagements de surface qui ne remettent pas en cause les contenus visés, les dispositifs formels que sont les supports d’enseignement induisent de véritables mutations cognitives34. Repérer les contenus transmis ne dit rien donc de leurs modes d’appropriation, si on ne considère pas la tenue des supports d’apprentissage. Une leçon importante pour tous ceux qui réduisent souvent l’histoire des disciplines à celle des savoirs enseignés en termes d’avance ou de retard, c’est-à-dire de progrès orienté vers un présent supposé plus « scientifique » de la discipline.
17Il est évidemment inévitable d’interroger l’école du passé à partir de questionnements présents, mais cette approche n’est féconde que si elle reconstitue les environnements dans lesquels des pratiques jugées ultérieurement comme étranges, absurdes, fautives ou scandaleuses ont pu être considérées comme « normales », aux deux sens du terme : ordinaires et souhaitables. Les « vieilles » méthodes d’alphabétisation ont constitué un thème inépuisable d’étonnement et de critique à partir de la IIIe République. Sous le titre « Lecture », la contribution très érudite de James Guillaume dans le Dictionnaire de Ferdinand Buisson, se proposait de « résumer l’histoire des méthodes d’enseignement de la lecture à l’école primaire en France » et prévoyait que « de ce tableau des progrès accomplis en trois siècles dans ce domaine découleront naturellement, et sans que nous ayons besoin de les formuler en un corps de doctrines, les directions pédagogiques qu’il convient ». Puisant dans ses travaux, les très nombreuses études sur les « méthodes de lecture » qui ont suivi (prescriptions, progressions, contenus, illustrations) n’ont cessé d’ironiser sur la déficience des supports traditionnels, pour relever les indices des « progrès » initiés par des « grands pédagogues » (Comenius, La Salle, Pestalozzi, Jacotot, le Père Girard) qualifiés de « précurseurs ». Grâce à eux, l’alphabétisation avait progressé, mais dans un environnement bien sombre, du fait de la condition précaire des maîtres ruraux ignares, perpétuant l’archaïsme de l’apprentissage sur les prières en latin. C’était faire l’impasse sur les attentes sociales du temps concernant la lecture et l’écriture, autant que sur les fonctions dévolues aux maîtres d’école.
Le maître-chantre des campagnes
18Certes, on savait que le régent rural devait assister aux offices, sonner les cloches, faire chanter les enfants à la messe, mais aucun historien n’avait accordé d’importance à ces servitudes sous tutelle du curé que déplorait la vulgate républicaine. D’après elle, la trilogie du lire-écrire-compter n’avait rien perdu en perdant le plain-chant, au contraire.
- 35 Xavier Bisaro, Chanter toujours. Plain-chant et religion villageoise dans la France moderne (xvie-x (...)
- 36 Anne-Marie Chartier, L’école et la lecture obligatoire, Paris, Retz, 2007.
19L’enquête de Xavier Bisaro35 a déconstruit cette vision rétrospective qui projetait, d’Henri IV à la Révolution, des évidences « jules-ferrystes ». Il insistait sur le fait que c’étaient les villageois et non le curé qui choisissaient le maître et qu’ils le choisissaient d’abord pour sa voix. Partir du plain-chant modifiait à la fois l’histoire de l’instruction religieuse, des apprentissages scolaires et des sociabilités rurales. Le chantre laïc, issu du village ou d’un village voisin, représentait les paroissiens, partageait la vie des villageois : il se trouvait sur la frontière entre sacré et profane, entre « la religion des prêtres et la foi des simples », pour reprendre le titre de Dominique Julia. À la révolution, nombreux étaient devenus des sortes de « vicaires laïcs », adhérant au nouveau régime, mais considérant toujours le culte paroissial comme un service public : ce qui leur fit assurer, après la révocation des prêtres jureurs, les « messes blanches des années noires », ces offices sans prêtre, mais chantés, aussi suspects aux yeux du clergé exilé que des comités révolutionnaires. Même changement de perspective pour l’éducation : les prescriptions religieuses bien connues des écoles urbaines (Batencourt, Démia, La Salle) ne permettaient pas de décrire les pratiques des écoles de campagne pourtant bien plus nombreuses ; la persistance des Abécédaires en latin, toujours imputée à l’archaïsme paresseux de maîtres ignorants, devenait fonctionnelle s’il s’agissait de former les enfants au plain-chant. De plus, Xavier Bisaro donnait une assise documentée aux hypothèses que j’avais formulées sur la méthode épellative de lecture36, unanimement décriée comme absurde à partir de 1850 et que j’avais rapprochée d’une procédure de solmisation, d’un déchiffrage musical élémentaire. Si les apprentissages de la lecture et du plain-chant étaient conduits en parallèle, il devenait facile de décrire la construction du « savoir lire seulement » (identique pour la (re)lecture du catéchisme et des partitions du plain-chant), bien repéré depuis le livre de Furet et Ozouf, en un temps où certains collègues cognitivistes doutaient encore qu’on puisse apprendre à lire sans écrire. Le plain-chant de la France rurale, qui fut pourtant « partout et pour tous », n’avait jamais été traité par l’historiographie scolaire, trop soucieuse de l’histoire du lire-écrire-compter pour s’attarder sur la fonction musicale des instituteurs, cette tâche subalterne et sans avenir. Il ne faisait pas davantage partie de l’histoire du chant populaire, les folkloristes s’étant cantonnés aux chants profanes. Il a été dédaigné par les musicologues liturgistes, spécialistes de « la vraie musique » et plutôt enclins à partager le dénigrement urbain à l’égard du « chantre meuglant ou aboyant ». Or, cet attachement au plain-chant perdure bien au-delà de la Révolution. C’est ainsi qu’en septembre 1839, le Journal des chantres et des instituteurs justifie sa parution :
- 37 Journal des chantres et des instituteurs, Paris, chez Acart, 1839, p. 3-4.
« Nous avons déjà dit que grande est la mission d’Instituteur, puisqu’il est appelé à répandre l’instruction dans toutes les classes de la société ; et il faut pour cela qu’il donne des garanties non équivoques de la science qu’il doit posséder et enseigner. Mais encore une fois, nous sommes obligés d’en faire le pénible aveu, la science seule n’assure pas à l’Instituteur une position sociale. Que lui faut-il donc de plus ? Il faut qu’à la science il réunisse le talent de bien chanter... De bien chanter ! – Oui, oui : et si, de plus il n’a pas une voix bien ronflante, le plus souvent, il est répudié, lui et toute sa science. – Mais c’est à tort, dites-vous. – Sans doute, et mille fois à tort : toujours est-il cependant que, aux yeux du plus grand nombre des habitants des campagnes, un instituteur n’est bon à rien dès qu’il ne sait pas chanter. Voyez ce qui se passe quand une place vacante appelle plusieurs candidats au concours [...]. Souvent il sera préféré celui des candidats qui aura répondu à l’examen de la manière la moins satisfaisante, mais qui, pour le chant, se sera montré supérieur aux autres37. »
- 38 Émile Erckmann (1822-1899) et Alexandre Chatrian (1826-1890) ont publié sous le pseudonyme Erckmann (...)
20Dans L’Histoire d’un sous-maître, publié en 1870, mais situé au début de la Restauration, Erckmann-Chatrian38 donne la parole au vieux Maître Guillaume, au moment où son sous-maître Jean-Baptiste lui annonce sa réussite au brevet.
« J’ai donc fait mon possible pour vous contenter, Jean-Baptiste, parce que vous êtes un bon sous-maître ; et maintenant vous cherchez une place ailleurs ; je le sais, on me l’a dit. Dieu veuille que vous n’ayez pas à vous en repentir, car malgré vos connaissances, malgré vos fractions, vos règles de trois et de société, malgré votre belle écriture et votre orthographe, une chose vous manquera toujours, c’est la voix ! […] Quand un maître d’école sait son catéchisme et qu’il possède une belle voix tout le reste est inutile, on le demande pour la forme. Tenez, moi, Jean-Baptiste, sans brevet je trouverais une place mille fois plus tôt que vous, parce que je sais mon catéchisme par cœur et que j’ai de la voix. Sur mille curés, pas un seul ne voudra de vous, et tous seraient contents de m’avoir parce que quand je chante un Gloria in excelsis, ou bien un Te Deum et un Kyrie, ou n’importe quoi, ça s’entend, ça monte, ça remplit l’église comme un œuf, ça fait plaisir aux hommes et au Bon Dieu. Vous au contraire, c’est comme un pierrot qui piaille dans les orgues ; ça déchire les oreilles des fidèles, ça détourne l’esprit des choses saintes, enfin c’est contraire à la religion ; et tous les brevets du monde ne vous donneront pas de voix !... Voyons, qu’est-ce qu’un maître d’école sans voix ? Si vous étiez curé, est-ce que vous voudriez d’un maître d’école sans voix, quand il connaîtrait toutes les arithmétiques du monde et même les logarithmes, qui sont à la fin ? Répondez, la main sur le cœur, Jean-Baptiste ». J’étais tout étourdi, car M. Guillaume ne disait que la simple vérité ; je le savais. »
21Le roman des deux Lorrains, francs-maçons, républicains, dénonce l’emprise du clergé et plaide pour l’instruction obligatoire : les manuels de la IIIe République en ont extrait bien des pages stigmatisant l’école d’autrefois. Pourtant, en faisant revivre la culture d’enfance de leurs parents nés avant la Révolution, ils montrent de façon subtile ce qui unit le Père Guillaume, vieux maître-chantre recruté sans brevet, au jeune sous-maître bien plus instruit que lui, né « sous l’usurpateur » : l’un comme l’autre se savent exclus des grands livres (Rousseau aussi bien que Chateaubriand), qui sont « pour les grands seigneurs et les savants » et ils savent d’expérience que seul le chant d’église « qui fait plaisir aux hommes et au Bon Dieu » assure finalement leur prestige auprès des villageois.
La résistance des communautés villageoises aux pouvoirs urbains
- 39 Côme Simien, Le Maître d’école du village, au temps des Lumières et de la Révolution, Paris, Éd. du (...)
22Xavier Bisaro a ainsi fait surgir des archives un maître-chantre ignoré de l’historiographie : sa présence durable au cœur des villages conduit à « penser autrement » la culture populaire, mêlant religieux et profane. Côme Simien, en enquêtant sur Le maître d’école du village, au temps des Lumières et de la Révolution39, a poursuivi la « déconstruction » de la vulgate. L’échec scolaire de la Révolution, plus féconde en projets qu’en réalisations, semble incontestable : en 1800, les villages optent en majorité pour des écoles privées, preuve du rejet de l’école publique, civique et républicaine, par une population toujours attachée au catéchisme catholique. Pour Côme Simien, les premiers historiens de l’école, cléricaux ou républicains de l’époque Ferry, « avaient tous, au fond, le même intérêt à établir comme une vérité première l’étroite tutelle de l’Église sur l’école d’Ancien Régime », structurante pour les uns, étouffante pour les autres. Puisque ce n’est pas le curé mais que ce sont les habitants qui choisissent leur maître, il a choisi de situer l’école non entre religion et politique, mais dans son terroir, au moment « où les équilibres entre les différents pôles de pouvoir au village (communautés d’habitants, État, seigneurie, autorité ecclésiastique) entrent en recomposition ». En effet, alors que les campagnes représentaient 85 % de la population, on en sait bien plus sur les écoles urbaines et les initiatives pionnières de Batencourt, Démia ou La Salle. Rien de tel pour les villages : faute de séries, c’est à partir d’une documentation dispersée mais conséquente (709 maîtres identifiés) et de nombreuses sources règlementaires, fiscales et administratives qu’a été dressé un état des lieux ruraux à partir de la mi-xviiie siècle, pour mieux saisir les effets des décisions révolutionnaires à partir de 1789.
23Premier constat : l’indifférence des « puissants » (évêque, seigneur, intendant) à l’égard des campagnes a permis aux villageois de contourner, ignorer ou affronter les tutelles prévues par les textes qui contrariaient leurs usages. Bien des maîtres sont installés avant toute autorisation cléricale, ils sont exemptés de la taille bien que les intendants l’interdisent, sonnent les cloches en cas d’orage, alors que cette superstition (chasser les démons) est condamnée depuis le Concile de Trente. Issus du village ou du voisinage, on les connaît (parentèle, relations, mœurs, caractère) et eux-mêmes n’ignorent rien des coutumes des gens du lieu. Le dimanche avant ou après la grand-messe, a lieu le cérémonial électif de l’assemblée générale (souvent entre plusieurs candidats), mais le contrat devant notaire n’est signé que par certains membres de la sanior pars (laboureurs, vignerons, gros marchands) qui s’étaient déjà mis d’accord sur un nom.
24Un second constat : la légende misérabiliste. Les gages de 100 à 200 livres par an (1000 pour un laboureur) peuvent être presque doublés par les écolages, casuels et autres avantages (logement, froment, vin, quêtes en nature). Situé entre laboureurs et journaliers, il est à égalité avec les artisans, commerçants et « professions libérales » (notaire, médecin, apothicaire) qui doivent savoir comme lui, lire et écrire pour des raisons professionnelles, ce qui en fait aussi des membres de la sanior pars. Cependant, en tant que « domestique paroissial », le maître ne jouit pas de leur autonomie sociale et ressent souvent comme pesante la quête des produits en nature dont les riches donateurs escomptent en retour des faveurs pour leurs enfants (les mettre en tête des processions, les choisir comme enfants de choeur, soutenir leur entrée précoce en écriture et calcul, etc.), ce qui ne va pas sans heurts ni tensions.
25Troisième remise en cause : les heurs et malheurs des lois scolaires de la Révolution. Le pouvoir accru donné à la sanior pars à travers les conseils municipaux (décembre 1789) préserve les anciens usages et même le cérémonial de l’assemblée générale pourtant interdit par la loi. Le serment de fidélité à la constitution (mars 1791) désorganise les collèges et écoles urbaines tenues par des clercs, mais pas les écoles villageoises, tant qu’on n’est pas sûr que les maîtres soient concernés. Cela permet d’attendre, d’ignorer la loi ou de l’interpréter plus ou moins souplement selon les régions. La loi Bouquier (décembre 1793) rend l’école gratuite et obligatoire (3 ans) et tout citoyen muni d’un certificat de civisme peut ouvrir une école sous le contrôle de la municipalité et du comité de surveillance. Contre l’historiographie ayant conclu à son échec, Côme Simien montre que les communautés rurales ont réussi à « amortir et détourner la loi » (comme sous l’Ancien Régime) : le maître est censé négocier librement et directement avec les parents, mais bien des municipalités maquillent derrière « l’enregistrement » d’un candidat, la procédure habituelle de désignation collective. Après la chute de Robespierre, les Thermidoriens la disqualifie pour la faire abolir, mais les lois de 1794 et 1795 ôtent tout pouvoir aux communes pour le donner au district puis au département : leur carte scolaire préconise des « regroupements » inapplicables (elle éloigne trop les enfants de l’école), les jurys nommés pour recruter les maîtres n’ont pas de candidats (ils seraient payés en assignats, c’est-à-dire, presque rien). D’où une floraison d’écoles privées, qui permettent aux communes de garder « leur » école, par rejet de l’emprise étatique plutôt que par hostilité à la Révolution. Le 1er mai 1802, la loi Fourcroy abolit la distinction privé/public et confie aux communes la pleine gestion des affaires scolaires : contre le pouvoir central, les communes sortent gagnantes de la Révolution et l’instituteur (son nouveau nom) restera encore longtemps « un enfant du pays ». Rien à cette date, ne laisse augurer une marche inexorable vers le fonctionnaire de l’école Jules Ferry.
L’histoire des savoirs au prisme des transmissions scolaires
- 40 Outre le numéro d’Histoire de l’éducation, 154, 2020/2 (Regard sur l’histoire de l’éducation : une (...)
- 41 Histoire de l’éducation, 128, 2010/4, « L’enseignement dans l’empire colonial français xixe-xxe siè (...)
- 42 Histoire de l’éducation, 138, 2013, « Apprendre à lire aux débutants dans les pays de langue romane (...)
26Sélection par concours, cahiers d’étudiants humanistes, figure du maître-chantre, pouvoir du village contre l’état : quatre exemples suffisent-ils à montrer que l’éducation des temps modernes recèle des surprises qui bousculent nos représentations de l’histoire, et pas seulement de l’histoire de l’éducation ? Intitulée « Une histoire sans Ferry », cette contribution cherchait à souligner comment la « force des choses » (institutionnelle) qui définit les « bons objets » de recherche favorise une histoire de l’éducation centripète, où se perpétue en filigrane une vision téléologique au long cours. Les comparaisons internationales actuelles ont élargi cette vision hexagonale, en mettant à jour les variantes et les constantes des institutions éducatives nationales à l’échelle de l’Europe40 ou du monde colonial41, ou encore les modèles d’alphabétisation des pays latins en Europe et Amérique42. Cependant élargir le champ scolaire ne permet pas de percevoir le pouvoir de l’école dans l’espace national, local ou international. En revanche, les Cahiers d’écoliers de la Renaissance montraient une alliance réussie entre formes pédagogiques et culture savante pour éclairer les nouveaux modes de transmissions des savoirs. De même, le chantier ouvert par Dominique Julia interrogeait les tensions entre espace scolaire et monde du travail. Dans les deux cas, l’école était étudiée non comme une fin en soi, mais comme un acteur (et pas seulement comme un facteur) de mutations culturelles et sociales, pour les promouvoir, les aménager, leur résister.
- 43 Dominique Pestre (éd.), Histoire des sciences et des savoirs, 1. De la renaissance aux Lumières (St (...)
- 44 Luce Giard (éd.), Les Jésuites à la Renaissance, système éducatif et production du savoir, Paris, P (...)
- 45 André Chervel, Histoire de l’enseignement du français du xviie au xxe siècle, Paris, Retz, 2006.
- 46 Cf. les travaux de l’axe dirigé par Emmanuelle Picard, Histoire de l’enseignement supérieur, SHE/IN (...)
- 47 Renaud d’Enfert et Virginie Fonteneau (dir.), Espaces de l’enseignement scientifique et technique. (...)
- 48 Edmond Goblot, La Barrière et le niveau, Paris, Félix Alcan, 1925 ; Martine Jey, La Littérature au (...)
27L’histoire des savoirs peut-elle être séparée des institutions scolaires ? On aurait pu s’attendre à ce que les trois volumes de l’Histoire des sciences et des savoirs dirigés par Dominique Pestre43 ait réservé pour chaque période une prise en compte des modes de transmission institués : or elle a fait place aux modes de diffusion des nouveaux savoirs, mais hors des espaces scolaires. Si aucun regard sur l’enseignement n’a été intégré dans le programme éditorial, est-ce par refus des concepteurs ? par oubli ? ou parce que ceux qui font l’histoire des disciplines restent trop loin de ceux qui font l’histoire des sciences ? C’était pourtant une voie déjà bien tracée dans de nombreuses études sur les ordres religieux enseignants, jésuites, oratoriens autant que dans la mouvance janséniste44. Et contre une vision présupposant spontanément le retard des vulgates scolaires sur les savoirs universitaires, André Chervel a montré que la scolarisation pédagogique de la grammaire a pu imposer durablement ses catégories d’analyse contre les productions académiques45. Et comment comprendre, sans se référer aux disciplines scolaires, les luttes de pouvoir autour des filières scientifiques, la pérennité ou la disparition des intitulés des chaires46, la création de laboratoires hors université ? Les tensions, conflits ou alliances autour des contenus au programme et des procédures de travail qui sont décisifs dans la formation des élèves, définissent aussi l’identité de leurs enseignants47. Leurs répercussions sont à la fois sociales et politiques car en routinisant certaines pratiques d’exercice, les professeurs construisent, parfois à leur insu, une hiérarchie implicite et durable des savoirs, intériorisée par tous les anciens élèves. D’où les crises réitérées accompagnant les réformes. Une des plus emblématiques a sans doute été la défense du latin. Mythique pierre d’angle de toute « véritable » formation, l’enseignement du latin a mobilisé (de 1880 à 1970) nombre d’anciens lycéens, pourtant incapables de lire Cicéron après huit années de thèmes et versions48. L’histoire des savoirs, même les plus « scientifiques », est aussi une histoire des croyances et des conflits entre croyances.
- 49 Renaud d’Enfert, « L’école gratuite de dessin de Metz et la formation mathématique des ouvriers (18 (...)
- 50 Steven Kaplan, Transmettre, soumettre, socialiser…, op. cit. ; Vincent Troger (dir.), Une histoire (...)
- 51 Steven Kaplan, Le meilleur pain du monde : les boulangers de Paris au xviiie siècle, Paris, Fayard, (...)
28Les relations entre le monde de l’école et le monde du travail prennent également à revers le modèle prégnant des études secondaires et de « la culture générale pour tous ». Ce modèle a eu pour contrepartie la disqualification des formations « plébéiennes » auxquelles les pouvoirs locaux étaient d’autant plus attentifs qu’ils conduisaient à des métiers auxquels les milieux populaires étaient attachés49. Quand la revue Sociologie du Travail rend compte en 1970 du livre d’Antoine Prost (l’histoire de la massification démocratique des études), Michel Amiot commente « à l’envers » cette évolution : défaite des enseignements « dominés », victoire du modèle élitiste (analysé par Bourdieu dans La Distinction en 1979). Pour lui, « la victoire complète et tardive des Humanités, avec la place subordonnée qu’elles assignent aux autres ordres d’enseignement, signifie non pas le triomphe du savoir prétendument désintéressé sur une prétendue inculture utilitaire, mais bien plutôt l’hégémonie d’un appareillage mental adapté à la formation du personnel dirigeant » (à l’époque, un monde de « notables »). De quoi compléter le chantier ouvert par Dominique Julia « Aux sources de la compétence professionnelle ». Son approche comparatiste (européenne) ciblait les modes de recrutement inventées pour ces missions de service public qui deviendraient des « professions ». Non loin de ces « nobles » emplois, le monde des « métiers » était confronté à des débats similaires, autour des relations entre maîtres et apprentis, puis des conflits entre partisans et adversaires d’une formation par l’école ou par l’atelier, comme le montre le livre sur l’apprentissage de Colbert à la Loi Astier50 écrit par Steve Kaplan (apprenti boulanger chez Poilâne pour faire son Histoire du pain51). À la fin, l’école gagne, mais à quel prix ? Dans les deux cas, sont en question les contrats de stages et les modèles concurrentiels décrivant les collaborations tumultueuses entre professionnels et enseignants.
29Les historiens de l’éducation pourraient ainsi apporter leur connaissance des archives disciplinaires et administratives à des chantiers de recherche qui concernent des spécialistes du droit, de l’économie, des sciences sociales, des sciences et techniques. De quoi inciter (peut-être) les directeurs de programmes de recherches interdisciplinaires à ne pas laisser ce domaine dans la tour d’ivoire où il se trouve actuellement, mais à lui refaire une place dans l’histoire générale.
Notes
1 François Furet et Jacques Ozouf, Lire et écrire. L’alphabétisation des Français de Calvin à Jules Ferry, Paris, éd. de Minuit, 1977, 2 vol. J’avais pu assister, grâce à Marie-Madeleine Compère, à quelques séances du séminaire durant l’année universitaire 1973-1974. Le volume 1 de Lire et Écrire était suivi d’un volume 2, comprenant des études de cas à confronter aux données nationales du volume 1. M.-M Compère travaillait sur les archives scolaires du Languedoc. L’enquête Maggiolo avait été validée par Michel Fleury, Pierre Valmary, « Les progrès de l’instruction élémentaire de Louis XIV à Napoléon III », Population, XII, 1957, p. 71-92.
2 Michel Vovelle, « Y a-t-il eu une révolution culturelle en Provence ? à propos de l’éducation populaire en Provence », Revue d’Histoire moderne et contemporaine, XXII, 1975, p. 89-141.
3 Pour une présentation du dossier, avant même la publication de Lire et écrire, voir Roger Chartier, Marie-Madeleine Compère, Dominique Julia, L’éducation en France du xvie au xviiie siècle, Paris, SEDES, 1976, chapitre III : « Une culture élémentaire : la signature », qui propose un bilan des discussions sur l’enquête Maggiolo, l’indice signature et l’alphabétisation.
4 La pertinence de la signature comme indice d’alphabétisation, relevée dans d’autres pays sur divers types d’actes officiels ou civils, dont les actes notariés, confirmait les conclusions de Furet et Ozouf.
5 En 1997 paraît l’Histoire de la lecture dans le monde occidental, dirigée par Guglielmo Cavallo et Roger Chartier, Paris, Seuil, qui remet en cause cette « non-historicité ».
6 Joseph Leif, Georges Rustin, Histoire des institutions scolaires, Paris, Delagrave, 1954 ; Georges Snyders, La Pédagogie en France aux xviie et xviiie siècles, Paris, PUF, 1965 ; Jean Château, Les grands pédagogues, Paris, PUF, 1956 ; et plus récemment, Guy Avanzini, Histoire de la pédagogie du xviie siècle à nos jours, Toulouse, Privat, 1981.
7 Les autres volumes sont 1. Michel Rouche, Des origines à la Renaissance (ve av. J-C – xve siècle) ; 2. François Lebrun, Marc Venard, Jean Quéniart, De Gutenberg aux Lumières (1480-1789) ; 3. Françoise Mayeur, De la Révolution à l’école républicaine (1789-1930). Après l’édition grand format illustrée de 1981 rééditée en 1988, les quatre volumes sont parus en collection de poche chez Tempus en 2003-2004.
8 La SEDES (Société d’édition d’enseignement supérieur de la Sorbonne) est créée en 1955 pour éditer les cours et polycopiés à l’usage des étudiants préparant un diplôme ou un concours. Elle fusionne avec le CDU (centre de documentation universitaire) avant d’être rachetée par A. Colin en 2004.
9 Le livre Les Héritiers de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron est paru en 1964, La Reproduction en 1970.
10 Un des enjeux concernait alors les débats autour de la Révolution française, destructrice ou novatrice, selon qu’elle aurait déstructuré le réseau des écoles tenues par les ordres religieux (collèges et petites écoles) ou bien conçu de nouvelles formes de formation, pour les élites (grandes écoles, écoles centrales) et pour le peuple (maîtres laïques brevetés, écoles mutuelles de la Restauration, etc.)
11 Rita Hofstetter et Solenn Huitric, « La carte et le miroir. Ancrages, enjeux et horizons de l’histoire de l’éducation », Histoire de l’éducation, 240, 2020, Regard sur l’histoire de l’éducation. Une perspective internationale. Pour d’autres comparaison internationales, Marie-Madeleine Compère, L’Histoire de l’éducation en Europe. Essai comparatif sur la façon dont elle s’écrit, Paris, INRP/Peter Lang, 1995 ; Jean-Luc Le Cam, « L’histoire de l’éducation : discipline de recherche historique ou science auxiliaire de l’action pédagogique ? Les leçons d’une comparaison franco-allemande », Histoire de l’éducation, 137, 2013, p. 93-123.
12 Pierre Caspard, « Vingt années d’Histoire de l’éducation », Histoire de l’éducation, 85, 2000, p. 73-87 : « 11 % des articles concernent l’Antiquité, 6 % le Moyen Âge, 16 % la période moderne (avec une nette prédominance du xviiie siècle et de la Révolution), 59 % l’époque contemporaine, les autres s’inscrivant dans la longue durée, à cheval sur plusieurs périodes (8 %), ou n’ayant pas d’ancrage chronologique particulier (11 %) » Un tiers des articles traite de l’histoire institutionnelle de l’enseignement, un autre tiers des disciplines scolaires.
13 En témoignent les publications de M.-M. Compère sur le latin et les Humanités, d’André Chervel sur l’enseignement du français du xviie au xxe siècle, d’A. Bruter sur l’enseignement de l’histoire sous l’Ancien Régime, de Renaud d’Enfert sur écoles de dessin 1750-1850, de Boris Noguès sur histoire des enseignants aux xvie-xixe siècles, sélection des élites, grades, concours, de Bruno Belloste sur les grandes écoles scientifiques.
14 Publiée à partir de 1979 par un Service d’histoire de l’éducation disparu en 2011, mais créé par le Ministère de l’éducation nationale en 1977 dans un contexte politique de réformes, la revue Histoire de l’éducation est donc un « cas à part », bien étudié par Boris Noguès : « Des trente glorieuses à la quête d’un nouveau modèle. Quarante années de la revue Histoire de l’éducation (1978-2020) », Annali di Storia delle università italiane, 2021, n° 1, p. 31. Il remarque que « de 1978 à 1998, sur 179 auteurs qui ont publié dans Histoire de l’éducation, on ne compte que 6 contributeurs « appartenant aux sciences de l’éducation » (soit 3 %). Il montre aussi qu’à l’origine, « le caractère politico-administratif de la structure est contrebalancé par une commission permanente chargée de lui servir de caution et de guide scientifique, et qui compte dans ses rangs des historiens comme Alphonse Dupront, François Furet, Jacques Le Goff, Henri-Irénée Marrou ou Jacques Ozouf ».
15 Pour une étude internationale sur les ABC-Catéchismes, Britta Juska-Bacher, Matthew Grenby, Tuija Laine et Wendelin Sroka (eds), Learning to Read, Learning Religion. Catechism primers in Europe from the sixteenth to the nineteenth centuries, Amsterdam, John Benjamins Publishing Company, 2023 ; contribution pour la France : Anne-Marie Chartier, « Catechism primers in France », p. 218-233.
16 Les départements de Sciences de l’éducation, créés en 1967, entrent au Conseil National des Universités en 1969.
17 Christine Szymankiewicz, Le Système éducatif en France, Paris, La Documentation française, 2014, 4e éd. ; Jean-Louis Auduc, Le système éducatif français aujourd’hui. De la maternelle à la Terminale : un état des lieux, Paris, Hachette, 2015, 2e éd. ; Bruno Garnier, Les grands enjeux du système éducatif français, Paris, Dunod, 4e éd., 2022 ; Vincent Troger & Jean-Claude Ruano-Borbalan, Histoire du système éducatif, Paris, PUF, 2015, 4 e éd. ; Fabien Knittel & Benjamin Castets Fontaine, Le Système scolaire en France du xixe siècle à nos jours, Paris, Ellipses, 2015, etc. Rappelons que pour Antoine Prost, les multiples institutions d’enseignement ne se constituent en « système » qu’avec le collège unique qui abolit les CES, derniers legs du « primaire supérieur », en 1975.
18 Jean-Noël Luc, Jean-François Condette et Yves Verneuil ont rédigé une nouvelle synthèse, Histoire de l’enseignement en France xixe-xxie siècle, Paris, Armand Colin, 2020.
19 Pierre Albertini, L’École en France : xixe-xxe siècle : de la maternelle à l’université, Paris, Hachette, 1992 ; rééd. 1998, 2006, 2014.
20 Clémence Cardon-Quint, Dossier d’HDR en Histoire, Mémoire de synthèse, Institut d’études politiques de Paris, 21 février 2023, p. 93.
21 Boris Noguès, « Des Trente Glorieuses à la quête d’un nouveau modèle. Quarante années de la revue Histoire de l’Éducation (1978-2020) », Annali di Storia delle università italiane, 2021, n° 1, p. 41 [doi : 10.17396/100953].
22 Georges Duby (dir.,) Histoire de la France rurale, avec Armand Wallon, Paris, Seuil, 1975 [1986-87, 2018] ; Histoire de la France urbaine, 1980-1985 ; Philippe Ariès et Georges Duby (dir.), L’Histoire de la vie privée, Paris, Seuil, 1985-1987 [1999] ; Georges Duby et Michèle Perrot (dir.), Histoire des femmes en Occident, 4 vol., Paris, Plon, 1991-1992, rééd. 2002 ; Giovanni Levi et Jean-Claude Schmitt (dir.), Storia dei giovanni, Rome-Bari, Laterza, 1994 ; trad. française, Histoire des jeunes en Occident, 2 vol., Paris, Seuil, 1996 ; Egle Becchi et Dominique Julia (dir.), Storia dell’infanzia, Rome-Bari, Laterza, 2 vol., 1996 ; trad. fr., Histoire de l’enfance en Occident, Paris, Seuil, 1998 ; Louis-Henri Parias (dir.), Histoire générale de l’enseignement et de l’éducation en France, 4 volumes, Paris, G-V Labat, 1981, rééd. 1988, Tempus, 2003-2004.
23 Bernard de Bonnard, Journal de l’éducation des princes d’Orléans, décembre 1777-janvier 1782, présentation par Dominique Julia, Paris, Classiques Garnier, 2019.
24 Daniel Fabre, capable de restituer les rituels ruraux des garçons des pays d’Oc autant que l’éducation « oiselière » du futur Louis XIII et la vie des pages à Versailles, reste une exception : Passer à l’âge d’homme. Dans les sociétés méditerranéennes, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 2022.
25 Dans Histoire de l’enfance…, op. cit., dirigée par Egle Becchi et Dominique Julia, on trouve un bilan de la question.
26 Aux sources de la compétence professionnelle. Critères scolaires et classements sociaux dans les carrières intellectuelles en Europe xviie-xixe siècles, sous la direction de Dominique Julia, numéro spécial de la revue Paedagogica Historica, XXX, 1994, 1.
27 Depuis, d’autres cas ont été travaillés, comme par exemple, Nicolas Schapira, Maîtres et secrétaires (xvie-xviiie siècles), L’exercice du pouvoir dans la France d’ancien Régime, Paris, Albin Michel, 2020.
28 Steven Kaplan, La Fin des corporations, Paris, Fayard 2001 ; Id., Transmettre, soumettre, socialiser. Essai sur l’apprentissage de Colbert à la Grande Guerre, Paris, Fayard, 2023.
29 Elizabeth Eisenstein, La Révolution de l’imprimé : à l’aube de l’Europe moderne, Paris, La Découverte, 1991 (éd. américaine, The Printing Revolution in Early Modern Europe, Cambridge, Cambridge University Press, 1983) ; Ann Blair, Tant de choses à savoir. Comment maîtriser l’information à l’époque moderne, Paris, Seuil, 2020.
30 Sur le même thème, Anthony Grafton « Teacher, Text and Pupil in the Renaissance Class-Room : A Case Study From a Parisian College », History of Universities, 1, Universities and colleges, 1981, Avebury Publishing Company ; Laurence Brockliss, French Higher Education in the Seventeenth and Eighteenth Centuries : A Cultural History, Oxford, Clarendon Press, 1987 ; Elizabeth P. Archibald, William Brockliss, Jonathan Gnoza, Learning Latin and Greek from Antiquity to the Present, Cambridge, Cambridge University Press, 2015 ; Marie-Madeleine Compère, « Les "feuilles classiques", un support pour la prélection des textes latins et grecs (xvie-xviie siècles) », communication du 6 avril 2004 ; Marie-Madeleine Compère, Marie-Dominique Couzinet et Olivier Pédeflous, « Éléments pour l’histoire d’un genre éditorial : La feuille classique en France aux xvie et xviie siècles », Histoire de l’éducation, 124, 2009, p. 27-49.
31 Christine Bénévent et Xavier Bisaro (dir.), Cahiers d’écoliers de la Renaissance, Tours, Presses universitaires François Rabelais, 2019. Deux numéros d’Histoire de l’Éducation (n° spécial, mai 1990 et n° 54, mai 1992) ont ouvert la voie sur ces sources.
32 Mary Carruthers, Le livre de la Mémoire, Paris, Macula, 2002 (éd. américaine, The Book of memory. A Study of Memory in Medieval Culture, Cambridge, Cambridge University Press, 1990).
33 Les études ont été conduites par L. Naas, I. Suzeau-Gagnaire, G. Freyburger, et B. Rissoan.
34 C’est ce qu’a permis de faire percevoir le remplacement des cahiers du jour par des classeurs dans l’école primaire des années 1970-1980. Anne-Marie Chartier, « Un dispositif sans auteur : cahiers et classeurs dans l’école primaire », Hermès, Le dispositif, Entre usage et concept, 25, décembre 1999, p. 207-218 ; « Exercices écrits et cahiers d’élèves : réflexions sur des pratiques de longue durée », Le Télémaque, n° 24, novembre 2003, p. 81-110.
35 Xavier Bisaro, Chanter toujours. Plain-chant et religion villageoise dans la France moderne (xvie-xixe siècle), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2010.
36 Anne-Marie Chartier, L’école et la lecture obligatoire, Paris, Retz, 2007.
37 Journal des chantres et des instituteurs, Paris, chez Acart, 1839, p. 3-4.
38 Émile Erckmann (1822-1899) et Alexandre Chatrian (1826-1890) ont publié sous le pseudonyme Erckmann-Chatrian (entre 1847 et 1887) de nombreux feuilletons et des romans régionalistes, patriotiques : L’histoire d’un conscrit, L’Ami Fritz. L’histoire d’un sous-maître était connu de tous les instituteurs, du fait des extraits dans les livres de lecture.
39 Côme Simien, Le Maître d’école du village, au temps des Lumières et de la Révolution, Paris, Éd. du CTHS, 2023.
40 Outre le numéro d’Histoire de l’éducation, 154, 2020/2 (Regard sur l’histoire de l’éducation : une perspective internationale), déjà cité, le programme Histoires européennes de l’éducation : méthodes, approches et perspectives, a donné lieu à plusieurs échanges à la recherche d’un « modèle européen » d’éducation (rencontres de Genève, 22 septembre 2022). Un autre axe de recherche qui concerne les réformes du financement de l’éducation a donné lieu au numéro d’Histoire de l’éducation, 157, 2022/1, dirigé par Clémence Cardon-Quint et Johannes Wetsberg sur la comparaison France-Suède. « L’État et l’éducation en Europe » avait l’objet d’un numéro dirigé par Philippe Savoie (134, 2012/2).
41 Histoire de l’éducation, 128, 2010/4, « L’enseignement dans l’empire colonial français xixe-xxe siècles » (Pascale Barthélémy, dir.).
42 Histoire de l’éducation, 138, 2013, « Apprendre à lire aux débutants dans les pays de langue romane 1750-1950 » (Anne-Marie-Chartier, Elsie Rockwell, dir.).
43 Dominique Pestre (éd.), Histoire des sciences et des savoirs, 1. De la renaissance aux Lumières (Stéphane Van Damme, dir.) ; 2. Modernité et globalisation (Kapil Raj et H. Otto Sibum, dir.) ; 3. Le Siècle des technosciences (Christophe Bonneuil et Dominique Pestre, dir.), Paris, Seuil, 2015.
44 Luce Giard (éd.), Les Jésuites à la Renaissance, système éducatif et production du savoir, Paris, PUF, 1995 ; Antonella Romano, « Understanding the World : Knowledge and Disciplines in the Elaboration of the Ratio Studiorum », dans Education for New Times : Revisiting Pedagogical Models in the Jesuit Tradition, Macao, The Ricci Institute, 2014, p. 39-70 ; Jean Ehrard (éd.), Le Collège de Riom et l’enseignement oratorien en France au xviiie siècle, postface D. Julia, Paris, CNRS Éditions, 1991 ; Frédéric Delforge, Les Petites Écoles de Port-Royal, 1637-1660, Paris, éd. du Cerf, 1985 ; Fabien Vandermarcq, « Charles Rollin, héritier de l’humanisme et de Port-Royal », Chroniques de Port-Royal, no 56, Port-Royal et l’humanisme, Paris, Bibliothèque Mazarine, 2006, p. 193-209.
45 André Chervel, Histoire de l’enseignement du français du xviie au xxe siècle, Paris, Retz, 2006.
46 Cf. les travaux de l’axe dirigé par Emmanuelle Picard, Histoire de l’enseignement supérieur, SHE/INRP, 2004-2012, puis de l’axe Éducation et Savoirs en société, LAHRA-ENS/Lyon2, 2012-2017.
47 Renaud d’Enfert et Virginie Fonteneau (dir.), Espaces de l’enseignement scientifique et technique. Acteurs, savoirs, institutions, xviie-xxe siècles, Paris, Hermann, 2011 ; Renaud d’Enfert, « Jomard, Francœur et les autres… Des polytechniciens engagés dans le développement de l’instruction élémentaire (1815-1850) », Bulletin de la Sabix, n° 54, 2014, p. 73-86.
48 Edmond Goblot, La Barrière et le niveau, Paris, Félix Alcan, 1925 ; Martine Jey, La Littérature au lycée : invention d’une discipline (1880-1925), Metz, Université de Metz, 1998.
49 Renaud d’Enfert, « L’école gratuite de dessin de Metz et la formation mathématique des ouvriers (1814-1848) », in Olivier Bruneau, Laurent Rollet (éd.), Mathématiques et mathématiciens à Metz (1750-1870). Dynamiques de recherche et d’enseignement dans un espace local, Nancy, Éditions Universitaires de Lorraine, 2017, p. 89-108 ; « Entre formacion profesional y educacion popular : cursos publicos y escuelas de dibujo en Francia, 1815-años 1860 », in Jean-Louis Guereña, Alejandro Tiana Ferrer (éd.), Formas y espacios de la educación popular en la Europa mediterráne. Siglos xix y xx, Madrid, UNED/Casa de Velázquez, 2016, p. 131-146.
50 Steven Kaplan, Transmettre, soumettre, socialiser…, op. cit. ; Vincent Troger (dir.), Une histoire de l’éducation et de la formation, Auxerre, Sciences humaines éditions, 2006 ; Stéphane Lembré, Histoire de l’enseignement technique, Paris, La Découverte, 2016.
51 Steven Kaplan, Le meilleur pain du monde : les boulangers de Paris au xviiie siècle, Paris, Fayard, 1996.
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Référence électronique
Anne-Marie Chartier, « Une histoire de l’éducation sans Ferry », L’Atelier du Centre de recherches historiques [En ligne], 28 Bis | 2024, mis en ligne le 10 janvier 2024, consulté le 19 février 2025. URL : http://journals.openedition.org/acrh/28796 ; DOI : https://doi.org/10.4000/acrh.28796
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