• 1 Sur la guerre de Succession d’Espagne, voir Clément Oury, Les défaites françaises de la guerre de S (...)
• 2 SHD/GR, A¹ 2100, fol. 1, Villars à Chamillart, Oulx, 1^er juillet 1708.
• 3 SHD/GR, A¹ 2100, fol. 53, « État de l’armée savoyarde », joint à la lettre de Villars à Chamillart (...)
• 4 SHD/GR, A¹ 2099, fol. 236, Villars à Chamillart, à Vizille, 12 juin 1708.
• 5 SHD/GR, A¹ 2099, fol. 232, Catinat à Chamillart, Paris, le 12 juin 1709 « système de la guerre de D (...)
• 6 Jean Grézard, « Le fort d’Exilles », dans Vauban et ses successeurs en Briançonnais, Paris, Associa (...)
• 7 SHD/GR, A¹ 2099, fol. 81, La Boulaye à Chamillart, sur l’état de la place d’Exilles, 16 mai 1708.
• 8 SHD/GR, A¹ 2099, fol. 325, Villars à Chamillart, à Fenestrelles, 24 juin 1708.
• 9 SHD/GR, A¹ 2100, fol. 89, La Boulaye à Chamillart, Exilles, 11 juillet 1708.
• 10 SHD/GR, A¹ fol. 177, La Boulaye à Chamillart, Exilles, 22 juillet 1708.
• 11 SHD/GR, A¹ 2100, fol. 342, Villars à Chamillart, 12 août 1708, au camp de Saint-Sicaire.

1Le 11 juillet 1708, alors que la guerre de Succession d’Espagne oppose depuis 7 ans les troupes franco-espagnoles à une vaste coalition européenne, les troupes du prince Eugène et du duc de Marlborough battent l’armée commandée par le duc de Vendôme à Audenarde, en Flandres1. Cette défaite française permet aux coalisés de planifier les sièges de plusieurs places qui défendent la frontière nord-est du royaume. Les difficultés s’accumulent pour Louis XIV puisque dans le même temps les troupes du duc de Savoie menacent le Dauphiné et la Provence. Villars, qui y commande, ne dispose que de 52 bataillons éparpillés sur plusieurs centaines de kilomètres de front pour contrer l’offensive2. En face, le duc de Savoie serait en mesure de concentrer des effectifs comparables sur un seul point du dispositif français3. Le maréchal supplie en vain la cour de lui envoyer des renforts4. Sur ce front, considéré comme secondaire, la place forte d’Exilles occupe une position clé5. Située dans le Briançonnais, elle surveille la route qui relie le col de Mont Genèvre au pas de Suse, le long d’un petit affluent du Pô, la Doire ripaire6. Elle doit être le verrou qui tient l’un des principaux cols permettant de franchir les Alpes dans ce secteur. Conscient de l’importance de la forteresse, La Boulaye, qui commande à Exilles depuis 1706, a entamé, au début du printemps, d’importants travaux pour améliorer les défenses de la place. Mais l’argent et les ouvriers manquent et les ouvrages ont pris du retard7. La redoute casematée que le gouverneur appelait de ses vœux dès novembre 1707 n’est pas entamée. Malgré tout, le 24 juin 1708, Villars se montre optimiste : il a trouvé le château d’Exilles « fort bon » quoique « fort commandé à la vérité »8. Pourtant, l’état des ouvrages d’Exilles laisse à désirer. Le 11 juillet 1708, le chemin couvert de la nouvelle demi-lune n’est pas encore palissadé et, des hauteurs environnantes, ses défenseurs sont totalement à découvert9. Onze jours plus tard, le gouverneur d’Exilles alerte sur l’inachèvement des fortifications et la faiblesse de sa garnison seulement composée de quatre compagnies « faibles et mauvaises » renforcées par 200 grenadiers détachés de l’armée10. Or, le 5 août 1708, Exilles est investie. Les assiégeants installent leurs batteries sur les hauteurs qui surplombent la place et le canon ouvre le feu le 9. Quatre jours plus tard, le 12, les assiégés battent la chamade, se rendent prisonniers de guerre et remettent la place aux Savoyards, au moment même où Villars annonçait à la cour un maigre succès tactique contre l’avant-garde ennemie à Césane. Habile metteur en scène de sa propre gloire, le maréchal avait aussitôt dépêché un courrier à Fontainebleau pour avertir le roi de son succès, exagérant la portée de cette victoire11. Le 14 août 1708, l’heure n’est plus au triomphalisme et Villars écrit avec ironie au secrétaire d’État de la guerre :

• 13 SHD/GR, A¹ 2100, fol. 369, Villars à Chamillart, 16 août 1708, au camp du Puy en Pragelas.

2Cette reddition surprise, très précoce, menace de ruiner le crédit de Villars à la cour. Pour préserver sa réputation et son honneur, il a besoin d’un coupable. La Boulaye, le gouverneur malheureux apparait tout désigné. Deux jours plus tard, Villars accuse : « pour moi, Monsieur, je ne puis croire que la seule peur ait tourné la tête à cet homme-là et je soupçonnerais de la trahison13 ». L’ancien gouverneur serait donc un lâche ou un traître. Cette reddition suspecte met en branle la justice extraordinaire et retenue du monarque à l’encontre de La Boulaye. Elle déclenche une longue procédure qui s’achève 18 mois plus tard par la condamnation de l’ancien gouverneur à la prison à vie pour lâcheté. La sentence abandonne finalement la catégorie de trahison, crime d’État, pour ne retenir que la lâcheté, faute morale.

• 14 Paul Vo-Ha, Rendre les armes. Le sort des vaincus, xvi^e-xvii^e siècles, Ceyzérieu, Champ Vallon, 201 (...)
• 15 David Potter, « A Treason Trial in Sixteenth Century France : the Fall of Marsahl du Biez, 1547-155 (...)
• 16 Pour une réflexion sur l’objet lettre au xviii^e siècle, voir Sebastien Schick, Des liaisons avantag (...)

3Ce procès s’inscrit dans une longue généalogie de redditions criminalisées, depuis le xvi^e siècle. L’historiographie a souvent étudié ces affaires en analysant la procédure mise en œuvre par le pouvoir royal, qui illustre le basculement dans un système de l’extraordinaire judiciaire enclenché par la guerre14. Ces redditions judiciarisées ont alors pu être décrites comme des « procès politiques » à usage interne15. Or, le cas de la reddition d’Exilles permet d’appréhender deux autres aspects de ces affaires : le processus de construction sociale et judiciaire de la figure du traître ou du lâche d’abord, la réception publique de la sentence ensuite. Les sources variées qui documentent l’affaire mettent en lumière la procédure judiciaire hors normes mise en œuvre par le pouvoir royal, mais aussi les savoir-faire littéraires et sociaux mobilisés par les différents protagonistes pour en infléchir l’issue. La correspondance active et passive du secrétariat d’État de la guerre, ensemble de lettres qui mêlent dimensions « institutionnelles » et « formelles » d’une part, « personnelles » d’autre part16, la presse, les Mémoires des contemporains et les huit interrogatoires de l’accusé, embastillé entre janvier et mars 1709, donnent accès aux rouages de la procédure, restituent la parole de l’accusé et permettent de décortiquer la mécanique qui aboutit à la condamnation de l’ancien gouverneur.

• 17 Jürgen Habermas, L’espace public, Paris, Payot, 1997, traduit de l’ouvrage publié en allemand en 19 (...)
• 18 Patrick Boucheron, Nicolas Offenstadt, « Introduction générale : une histoire de l’échange politiqu (...)

4Cet article vise donc à comprendre comment Villars s’efforce de construire une figure du traître pour préserver ses intérêts et son honneur. Quelle stratégie argumentative, judiciaire, sociale mobilise-t-il pour obtenir la condamnation de son subordonné ? Et surtout, avec quelle efficacité ? Car si La Boulaye est effectivement condamné, c’est pour lâcheté et non pour trahison, une accusation moins grave qui lui permet d’échapper à la peine capitale. Une telle issue rappelle l’enjeu gravitant autour de ces assignations, de ces catégories tour à tour mobilisées par l’accusation, connexes mais non équivalentes. Cette sentence peine pourtant à convaincre l’ensemble du public. En effet, dans des mémoires, recomposés a posteriori, la distance offrant l’opportunité d’un regard critique plus acerbe, certains officiers et courtisans s’interrogent sur la culpabilité du gouverneur. Ces critiques attestent la formation, autour de ce procès, d’une opinion militaire et nobiliaire à défaut d’être publique qui s’émancipe de la tutelle des autorités et interroge l’opportunité d’une sentence dénoncée a posteriori comme une injustice. La reddition d’Exilles permet ainsi de contribuer au débat historiographique entourant les notions de « public », d’« espace public », de « sphère publique » ou d’« opinion publique », en réinterrogeant d’une part la chronologie et d’autre part les espaces sociaux dans lesquels émergent ces instances de jugement17. Sur le moment, personne n’ose critiquer la sentence et peu prennent la défense de l’accusé. Les effets conjoints de la guerre et de la surface sociale du maréchal de Villars étouffent, à court terme, les contestations internes à l’armée. Mais certains mémorialistes s’emparent ultérieurement de l’affaire d’Exilles pour critiquer un procès politique qui n’aurait visé, à les lire, qu’à fabriquer un bouc-émissaire. Cette reddition hâtive criminalisée, ouvrant un débat sur la qualification du crime, trahison ou lâcheté, érigerait-elle l’armée et la cour en espaces publics « occasionnels 18» d’exercice d’une raison critique dès la fin de la guerre de Succession d’Espagne, préfigurant les salons, les cafés, ou la rue du siècle des Lumières ?

• 19 Luc Boltanski, Élisabeth Claverie, Stéphane Van Damme, Nicolas Offenstadt, Affaires, scandales et g (...)

5Le procès de celui que certains décrivent comme un traître, d’autres comme un lâche ou au contraire une malheureuse victime de l’arbitraire, annonce ainsi, à la fin de la guerre de Succession d’Espagne, la forme affaire, qui brise l’unanimité de la dénonciation et voit l’émergence d’une voix dissonante pour prendre publiquement la défense de l’accusé devant le tribunal de l’opinion19.

• 20 SHD/GR, A¹ 2102, fol. 236, d’Angervilliers à Chamillart, au camp du Puy de Pragelas, le 16 août 170 (...)

6La reddition d’Exilles apparait d’emblée problématique. Quelques jours après cette capitulation, suivie de près par celle de La Pérouse, d’Angervilliers, intendant du Dauphiné, écrit à Chamillart : « Tout le monde est ici indigné de la faiblesse avec laquelle cette place, et celle d’Exilles, ont été défendues20 ».

• 21 Antoine de Ville, De la charge des gouverneurs des places, Paris, Mathieu Guillemot, 1639, p. 268.
• 22 Sebastien Le Prestre de Vauban, Traité de la défense des places, dans Michèle Virol (dir.), Les Ois (...)

7La reddition d’Exilles, hâtive, transgresse les normes coutumières et légales d’une « bonne défense ». Les places fortes doivent retenir le plus longtemps possible les assiégeants, leur coûter des hommes, des munitions, des ressources et du temps. Dans une perspective d’économie des moyens, c’est la fonction principale des places qui servent d’après Vauban à « tirer la guerre en longueur » et à consommer les ressources de l’adversaire. Un siège est en effet une question de moyens humains, matériels et financiers que l’assiégeant consent à immobiliser dans le temps et dans l’espace. La prise d’une place peut-être un échec stratégique si le siège a duré trop longtemps, car il aura coûté trop cher. Une bonne défense est donc d’abord, de ce point de vue, une longue défense, ainsi que le rappelle Antoine de Ville, dans son traité normatif De la charge des gouverneurs des places publié en 1639 : « L’ordre que l’on donne ordinairement est de soustenir trois assauts, mais on ne se doit point limiter à cela, mais soustenir tant qu’on peut21 ». Cet impératif de durée se retrouve dans le Traité de la défense des places de Vauban, dans lequel l’ingénieur imagine le siège théorique d’une ville modèle défendue par une citadelle, cinq bastions et 10 000 hommes de garnison assiégée par une armée de 50 000 hommes : la défense est alors censée durer 48 jours22. Le succès ou l’échec d’un siège se mesure à l’aune des moyens consentis par l’assiégeant d’un côté et par l’assiégé de l’autre. Seul le temps perdu par les assiégeants devant la place, les tonnes de poudre consommées et les pertes humaines des attaquants déterminent la valeur d’une défense. La durée d’un siège conditionne donc la perception sociale de ce qu’est une « bonne défense ». La reddition d’Exilles, intervenue en moins de 4 jours et presque sans combat n’a quasiment rien coûté aux vainqueurs. En ce sens, dans une perspective d’économie des moyens et d’arithmétique de la reddition, La Boulaye a manqué à ses devoirs.

• 23 Voir par exemple le brevet de gouverneur de Saint-Guilhain reçut par Catinat le 14 décembre 1677 : (...)

8Il a surtout transgressé les normes légales qui encadrent la reddition. Au xvii^e siècle, les brevets de gouverneurs de places portent l’obligation de se défendre aussi longtemps que possible, en attendant l’ouverture d’une brèche au corps de la place et en repoussant deux ou trois assauts23. En avril 1705, une circulaire royale adressée à tous les gouverneurs de places vient amender ces règles :

• 26 SHD/GR, A¹ 2100, fol. 380, Villars à Chamillart, 19 août 1708, au camp du Puy en Pragelas.

11Très vite les échanges entre Villars et la cour se focalisent autour de la question de la brèche. Le 19 août 1708, Villars charge La Boulaye : « ce qui est très certain est que l’on ne voit pas la moindre apparence de brèche » écrit-il à Chamillart, concluant que « nous avons de grands indices de trahison26 ».

• 27 BnF, Cangé, Rés. F. 167, fol. 32, Pour montrer que la Loy des armes veut que ceux qui commandent au (...)
• 28 Ceil W. Chilton, « The Roman Law of Treason under the Early Principate », The Journal of Roman Stud (...)
• 29 BnF, Cangé, Rés. F. 167, fol. 30, Raison de punir ceux qui rendent les places mal à propos.
• 30 BnF, Cangé, Rés. F. 167, fol. 30, Raison de punir ceux qui rendent les places mal à propos.
• 31 BnF, Ms. Fr. 18428, fol. 134, Places rendues par lâcheté ; Ibid., fol. 163-164, Des places fortes r (...)
• 32 BnF, Ms. Fr. 18428, fol. 141.
• 33 Ibid., fol. 142.
• 34 Ibid., fol. 142.

12L’affaire La Boulaye s’inscrit dans une longue succession de procès intentés à des gouverneurs de places malheureux accusés de lâcheté et trahison. L’équivalence problématique entre une faillite morale, la lâcheté, et un crime d’État, la trahison, est le fruit d’une longue jurisprudence en construction depuis le xvi^e siècle, non seulement en France, mais aussi dans toute l’Europe. En 1636, la reddition des trois gouverneurs de la Capelle, du Catelet et de Corbie avait donné lieu à un travail d’élaboration théorique du crime de lâcheté et trahison dans l’entourage de Richelieu et du chancelier Séguier. Sous la plume des jurisconsultes, ce glissement est rendu possible car les gouverneurs sont assimilés à des sentinelles de l’État, qui gardent les clefs des portes du royaume. En rendant les places que le roi leur confie, ils ouvrent aux ennemis l’entrée jusqu’au cœur du pays. La lâcheté équivaut à la trahison « pource qu’en matière d’État les fautes qui se commettent par lâcheté ne sont pas plus aisées à reparer que celles qui se commettent par trahison et par perfidie27 ». En se fondant sur un droit romain fantasmé et réinterprété, notamment la Lex Julia de Maiestatis, lâcheté et trahison sont assimilées au crime de lèse-majesté, catégorie aussi ancienne et imparable qu’imprécise et élastique28. Les juristes mêlent à ces considérations des arguments économiques : les mauvais gouverneurs « rendent inutiles et vaines tant de dépenses qu’il a fallu faire pour bastir et entretenir ces Places et mesmes ils rendent ces places nuisibles et dommageables d’autant que l’Ennemy s’en sert contre nous29 ». L’histoire antique, médiévale et moderne vient légitimer cette judiciarisation de la reddition en construisant une jurisprudence : « De tout tems et en tous les Estats la pratique est de chastier rigoureusement ceux qui commettent des lâchetés30 ». Polybe, Végèce, le De re militari sont mobilisés. Lorsque l’honnêteté intellectuelle des auteurs les force à concéder l’absence totale de législation antique concernant la reddition, ils invoquent des arguments douteux pour justifier cette carence. Dans le mémoire anonyme sur les « places rendues par lâcheté », la méconnaissance de la poliorcétique et l’absence de fortifications dans la Rome antique expliquerait qu’aucun châtiment n’ait été prévu pour punir la lâcheté d’un gouverneur. Sans siège, pas de reddition hâtive, ce qui explique l’absence de peine pour un crime qui ne pouvait advenir : « La raison en est manifeste pource qu’ils ne faisaient point état des places fortes et n’en bâtissaient aucune pour garder leur frontière »31. Se mêle à ce récit fantaisiste une histoire spartiate fantasmée pour construire une image de l’excellence martiale dans une Antiquité réputée ignorante de la guerre de siège. L’histoire est manipulée, tordue, mutilée et réécrite pour servir un argumentaire juridique fondé sur l’imitatio des Anciens32. Selon l’auteur, le fondement de la gloire romaine réside dans l’excellence des « règlements faits sur le sujet de la guerre », « plus sûr appui de la grandeur33 ». Suit une recension des châtiments réservés aux soldats lâches et désobéissants dans les armées romaines. L’histoire romaine est ainsi réinventée pour les besoins de la monarchie, afin de servir de fondations à une justice extraordinaire en construction. Selon le mémoire, amendes, dégradations, cassations, s’abattent sur les légionnaires lâches et rebelles. Franchissant les siècles, le mémoire mentionne ensuite des cas médiévaux de châtiments encourus par des défenseurs coupables de redditions criminelles. Les Guelfes de Gênes catapultent ainsi les corps des défenseurs d’une tour rendue aux Gibelins34. Cette casuistique vise à démontrer une continuité historique, une permanence factice dans le traitement des gouverneurs qui rendent leurs places aux ennemis, à forger une chaîne immémoriale des temps reliant en droite ligne l’Antiquité, le Moyen Âge et l’époque moderne. L’histoire plus récente est également mobilisée par une littérature théorique qui dresse un catalogue de toutes les punitions prononcées contre des gouverneurs coupables de reddition hâtive dans toute l’Europe depuis le xvi^e siècle.

• 35 Paul Vo-Ha, « Trahir le prince : la reddition de Naerden, 1673 », dans Laurey Braguier-Gouverneur, (...)
• 36 Saint-Simon (Louis de Rouvroy, duc de), Mémoires, édition d’Yves Coirault, Paris, Gallimard, Biblio (...)

13Cet héritage théorique est remobilisé pendant la guerre de Hollande, lorsque Dupas rend Naerden au prince d’Orange après seulement 4 jours de siège en 1673, mais également pour poursuivre le gouverneur de Goïto, arrêté et jugé à Mantoue en 1706, ou La Jonquière, gouverneur de Port Mahon, lui aussi accusé, en septembre 1708, de mauvaise défense de la place dont il avait la garde35. La guerre de Succession d’Espagne est marquée, comme la guerre de Trente Ans auparavant, par une multiplication de ces affaires de lâcheté et trahison, imputable à une situation militaire catastrophique. La monarchie, en criminalisant la reddition et la défaite, en mobilisant et en médiatisant une pédagogie de l’effroi, entend provoquer un sursaut moral parmi les combattants : la peur du châtiment doit servir d’aiguillon à l’honneur. Ce processus de criminalisation des redditions suspectes, à usage interne, destiné à sauver l’image du souverain de guerre et de gloire, se retrouve dans toute l’Europe : en 1704, d’Arco, qui commande dans Brisach pour l’Empereur, est décapité à la suite de sa reddition36.

• 37 SHD/GR, A¹ 2100, fol. 354, Villars à Chamillart, au camp d’Oulx, le 14 août 1708.
• 38 Ibid.

16Villars ne ménage pas ses efforts pour imposer l’idée d’une campagne ruinée par la trahison ou la lâcheté du gouverneur d’Exilles comme en témoigne le volume de la correspondance échangée entre le maréchal de France et le secrétaire d’État de la guerre au sujet de la reddition d’Exilles. Entre le 14 août 1708 et la fin du mois, il adresse à Chamillart six lettres dans lesquelles il charge La Boulaye. Ce feu épistolaire nourri ralentit ensuite sans cesser : quatre lettres en septembre, deux en octobre, d’autres plus épisodiques ensuite, dès lors que les réponses reçues de la cour le rassurent sur le fait qu’il a convaincu le roi et le secrétaire d’État de la guerre de la culpabilité de l’ancien gouverneur. Villars y martèle les mêmes éléments de langage : sans cette « infâme reddition », ses troupes, qui venaient de remporter un succès tactique à Césane auraient pu contraindre les savoyards à lever le siège. Dès le 14 août, il écrit à Chamillart « que l’affaire de Cézane les mettait dans le désordre si la garnison d’Exilles eut bien voulu se défendre seulement 5 ou 6 jours, ce n’était pas lui demander trop37 ». Dans le récit qu’il adresse à la cour, la garnison se serait rendue alors qu’elle ne déplorait pas le moindre blessé. En face, les assiégeants n’auraient pas perdu un seul homme. Lorsque la place s’est rendue « il y avait deux piques de hauteur de roc à ne pouvoir craindre ni assaut ni escalade38 ». À le lire, la reddition d’Exilles est injustifiée et injustifiable.

• 39 SHD/GR, A¹ 2100, fol. 369, Villars à Chamillart, au camp du Puy de Pragelas, le 16 août 1708

17Villars mobilise tous les témoignages disponibles pour accréditer sa version des événements. Le 16 août, dans une seconde missive à Chamillart, il convoque le récit de « deux soldats de la garnison d’Exilles qui se sont sauvés et disent que leurs camarades étaient tous étonnés que l’on se rendit39 ». À ses yeux, la lâcheté seule ne suffit pas à expliquer cette médiocre défense et il soupçonne la trahison.

• 44 SHD/GR, A¹ 2100, fol. 428, « Copie d’information faite par M. d’Angervilliers sur la manière dont l (...)
• 45 SHD/GR, A¹ 2100, fol. 428, « Copie d’information faite par M. d’Angervilliers sur la manière dont l (...)
• 46 SHD/GR, A¹ 2100, fol. 427, Villars à Chamillart, au camp du Puy de Pragelas, 30 août 1708.

22Le 30 août, Villars adresse à Versailles de « nouvelles preuves de la trahison du commandant d’Exilles » en joignant à sa lettre l’information faite par d’Angervilliers, l’intendant du Dauphiné44. Le témoignage d’un simple sergent de la garnison évadé des prisons savoyardes est invoqué afin d’établir une connivence entre le gouverneur et un prétendu déserteur, perçu comme un espion et un agent des savoyards venu négocier en secret la remise de la place, qui fonde l’accusation de trahison. Le gouverneur aurait ordonné de ne pas ouvrir le feu sur les assiégeants sous prétexte de ménager la poudre. Il aurait encore sciemment exposé les chevaux de frise, ultimes défenses en cas d’assaut, au feu de l’artillerie ennemie, tout en rationnant volontairement la garnison. Il aurait battu la chamade en l’absence de brèche et aurait quitté la place seul, trois quarts d’heure avant le reste de la garnison en emportant tous ses bagages, pris en charge par les vainqueurs45. Puisque La Boulaye est aux mains des Savoyards, Villars suggère à nouveau de lui faire son procès par contumace et de le condamner, ainsi que tous les officiers qui ont signé la capitulation, à être roué et dégradé. Il recommande enfin de les informer de l’ouverture de cette procédure pour qu’ils puissent envoyer les pièces « qu’ils s’imagineront pouvoir servir à leur justification ». Villars conclue : « jamais on n’a vu pareille infamie46 ».

• 47 SHD/GR, A¹ 2101, fol. 6, Villars à Chamillart, au camp de Césane, 2 septembre 1708.

23Le 2 septembre, le maréchal réclame encore « que l’on fasse un exemple de ces indignes redditions de place47 ». Il annonce alors travailler à l’échange de La Boulaye contre le colonel Hamilton, prisonnier de guerre à Toulon, afin de « faire un exemple de sa trahison, ou de sa lâcheté ».

• 48 SHD/GR, A¹ 2101, fol. 165, Villars à Chamillart, le 19 octobre 1708.
• 49 Louis-Hector de Villars, Mémoires du maréchal de Villars, publiés d’après le manuscrit original pou (...)
• 50 Ibid., p. 30, Mme de Maintenon à Villars, du 12 septembre 1708.

24Dans cette lutte pour imposer sa lecture des événements, Villars, duc et maréchal de France, dispose de soutiens et de relais à la cour bien plus efficaces et puissants que l’ancien gouverneur d’Exilles, qui ne peut compter que sur l’appui de son ancien colonel, Polignac, raillé par le maréchal de France qui convoque le souvenir du procès de Dupas, après la reddition de Naerden, en 1673 : « Les témoignages de M. de Polignac pour ce misérable-là ne peuvent pas être plus forts que ceux de feu M. de Turenne pour Dupas gouverneur de Naerden qui n’empêchèrent pas la justice qui en fut faite, et il était moins coupable que La Boulaye48 ». La bravoure est une valeur socialement construite soumise aux jugements du public et le brave est d’abord celui qui parvient à mobiliser les puissants et à les convaincre de son courage. De ce point de vue, la condamnation de La Boulaye signe, bien davantage que sa lâcheté, son échec à mobiliser le public en sa faveur, là où Villars excelle, grâce à ses réseaux et à son entregent. Outre ses missives répétées au secrétaire d’État de la guerre, le maréchal n’hésite pas à écrire à madame de Maintenon, l’épouse morganatique du roi, pour se disculper, blâmer son subordonné et atteindre directement l’oreille du roi. Dans sa lettre à madame de Maintenon, du 23 août, Villars est catégorique : « sans la trahison avérée du commandant d’Exilles », la campagne se serait achevée sans aucune perte pour le roi49. Là encore, le schéma narratif proposé par Villars s’impose et lorsque madame de Maintenon répond au maréchal, elle reprend à son compte l’accusation de trahison portée contre l’ancien commandant d’Exilles50.

• 51 Alain Niderst, « Le mercure galant (1672-1710) », dans Jean Sgard (dir.), Le dictionnaire des journ (...)
• 52 Mercure Galant, dédié à Monseigneur le Dauphin Aoust 1708, Paris, Michel Brunet, Août 1708, p. 324- (...)
• 53 Ibid., p. 332.

25La mobilisation de ses réseaux et son capital social lui permettent de diffuser largement sa version des faits via la presse imprimée. La médiatisation de la reddition d’Exilles, qui permet de toucher un public plus vaste s’opère dans les colonnes du Mercure Galant, le journal fondé par Donneau de Vizé au début de la guerre de Hollande, qui, en août 1708, relaie un récit de l’événement conforme à la lecture imposée par le maréchal de Villars51 : le 13 août 1708, « M. de Villars eut le soir la douleur d’apprendre qu’Exilles s’estoit rendu, quoyqu’il n’y eut point de brèche faite52 ». Le même numéro présente ensuite la fiction d’une relation anonyme écrite par un officier qui répète le scandale d’une défense courte et d’une reddition en l’absence de brèche en reprenant le canevas proposé par Villars : « Dès que nous fûmes à Oulx, nous apprîmes que Exiles venoit de se rendre sans brèche et sans qu’on eut ouvert la tranchée, n’ayant este battu que trois jours et demy53 ».

• 60 SHD/GR, A¹ 2101, fol. 49, Villars à Chamillart, 13 septembre 1708 et fol. 68, Villars à Chamillart, (...)
• 61 SHD/GR, A¹ 2100, fol. 417, Villars à Chamillart, 26 août 1708.
• 62 François Sourches, Mémoires du marquis de Sourches sur le règne de Louis XIV, Paris, Hachette, 1891 (...)

33Le maréchal ne ménage pas ses efforts pour obtenir sa libération afin de le juger60 et propose au duc de Savoie l’échange de l’ancien gouverneur contre un lieutenant-colonel61. La cour qui vient d’apprendre coup sur coup la reddition de Fenestrelles et de Port Mahon suit les développements de l’affaire. Cette accumulation de redditions suspectes sur un temps très court n’arrange rien pour La Boulaye. Le 23 septembre 1708, Sourches relaie les efforts déployés pour récupérer le gouverneur, preuve de l’écho que rencontre cette affaire à la cour. Le mémorialiste relaye les rumeurs de corruption et de trahison les plus graves. La Boulaye et ses subordonnés auraient échangé des présents avec des officiers savoyards et le duc de Savoie se serait vanté d’avoir acheté la place pour 40 000 écus62.

• 64 SHD/GR, A¹ 2100, fol. 427, Villars à Chamillart, 30 août 1708.
• 65 SHD/GR, A¹ 2101, fol. 165, Villars à Chamillart, le 19 octobre 1708.
• 66 SHD/GR, A¹ 2101, fol. 176, Villars à Chamillart, le 22 octobre 1708.
• 67 SHD/GR, A¹ 2101, fol. 165, Villars à Chamillart, le 19 octobre 1708.

35Contrairement aux pronostics de Villars, qui doutait que La Boulaye « soit assez fol pour revenir, à moins qu’il ne suivît le proverbe qui dit que le voleur va chercher sa corde », l’ancien gouverneur soucieux de défendre son honneur appuie la demande d’échange64. En octobre, il obtient sa libération pour venir se justifier en France65. Dans le même temps, l’intendant du Dauphiné, d’Angervilliers continue à recueillir les dépositions des témoins et à mener l’enquête66. Pour la première fois, Villars, désormais à l’abri, admet qu’à son avis « il y a eu plus de lâcheté que de trahison67 ».

• 68 Philippe Dangeau (de Courcillon, marquis de), Journal du marquis de Dangeau, avec les additions du (...)
• 69 Arlette Jouanna, « Recherches sur la notion d’honneur au XVI^e siècle », Revue d’histoire moderne et (...)
• 70 Paul Vo-Ha, Rendre les armes. Le sort des vaincus, xvi^e-xvii^e siècles, Ceyzérieu, Champ Vallon, 201 (...)

36Arrivé à Paris en décembre 1708, La Boulaye est embastillé le 1^er janvier 1709, « accusé de choses cruelles pour un homme jaloux de sa gloire » comme le rapporte Dangeau68. La volonté de défendre son honneur, ce capital social collectif et individuel, l’oblige à tenter de se justifier69. La procédure qui s’ouvre alors s’inscrit dans la tradition des procès extraordinaires intentés à des gouverneurs accusés de redditions hâtives70. Mais, alors que les procédures précédentes étaient jugées par des commissaires et des intendants sur place, et ne duraient que quelques semaines, le procès La Boulaye illustre la « révolution copernicienne » opérée par la justice extraordinaire et retenue du monarque. La procédure débute en effet par l’enfermement à la Bastille, le 1^er janvier 1709.

• 71 BnF, Arsenal, Archives de la Bastille, Procès de La Boulaye, MS 10586.
• 72 François Ravaisson, Archives de la Bastille, documents inédits, tome 11, p. 444, Chamillart à d’Arg (...)
• 73 BnF, Arsenal, Archives de la Bastille, Procès de La Boulaye, MS 10586, fol. 208.

37Commence alors une série de huit interrogatoires qui se déroulent du 14 janvier au 19 mars 170971. Preuve de l’importance politique de l’affaire, Louis XIV confie cette tâche à Marc-René de Voyer de Paulmy d’Argenson, lieutenant général de police de Paris, lequel s’appuie sur le dossier d’instruction monté par d’Angervilliers depuis la fin de l’été 170872. Le reproche principal adressé au gouverneur malheureux est « le peu de temps que le sieur La Boulaye a soutenu la défense de la place contre les ennemis73 ».

• 74 Ibid., fol. 218.
• 75 Ibid., fol. 224, fol. 247.
• 76 Ibid., fol. 213.

38La Boulaye, au fil des séances, répète le mauvais état des fortifications, le manque d’artillerie, l’absence de chevaux de frise, la béance de la brèche, le feu croisé meurtrier qui prenait la place en enfilade et le caractère désespéré de la situation, en tentant d’éviter les contradictions74. Il insiste également sur les défauts d’une place « commandée » de toute part, c’est à dire encaissée par rapport aux hauteurs environnantes. L’ennemi en surplomb pouvait tirer sur les défenseurs à découvert et les souterrains constituaient les seuls refuges75. Pour sa défense, l’ancien gouverneur récapitule ses arguments dans une lettre de justification adressée au roi76.

• 77 Ibid., fol. 220.
• 78 Ibid., fol. 219.
• 79 Ibid., fol. 220 v°.
• 80 Ibid., fol. 219 v°-220, fol. 233 bis, fol. 242 v°.
• 81 Ibid., fol. 228 v°- 229.
• 82 Ibid., fol. 228 v° ; fol. 236.
• 83 Ibid., fol. 235.
• 84 Ibid., fol. 234-234 v°.
• 85 Ibid., fol. 222 v°.
• 86 Ibid., fol. 223 v°-224 ; fol. 225 v°.

39Reprenant les grandes lignes des dépositions collectées par l’intendant du Dauphiné, d’Argenson lui reproche, outre un feu discontinu77, d’avoir tardé à remettre en batterie les pièces démontées par les tirs savoyards78, puis d’avoir interdit d’ouvrir le feu sur le village d’Exilles, pourtant investi par les assiégés afin d’épargner les non-combattants, cédant ainsi aux menaces savoyardes de le faire pendre s’il canonnait le village79. Preuve d’une instruction à charge, l’accusation mobilise le témoignage d’un simple sergent de la garnison nommé Vidal, décrivant une entrevue avec un prétendu déserteur savoyard qui aurait donné lieu à des tractations concernant la reddition de la place80. L’absence de consensus parmi les assiégés sur la nécessité de se rendre est soulignée : des grenadiers auraient refusé la reddition et parlé de reprendre les armes, ce qui leur auraient valu d’être frappés au visage par leur officier81. D’autres soldats et grenadiers au moment de la chamade, arguant de l’absence de brèche auraient été molestés à coup de bâton par leurs supérieurs82. Là encore, ces témoignages émanent de soldats du rang que ne retiendraient pas une procédure ordinaire, habituellement fort attentive à la surface sociale des déposants. Un lieutenant de la compagnie de Saint-Auban, dans le régiment de la Reine se serait opposé à la capitulation et à la reddition de la place83. De plus, le gouverneur est accusé d’une mauvaise gestion des vivres : il est suspecté d’avoir affamé la garnison afin de livrer ses réserves intactes au duc de Savoie84. Il aurait également exposé inutilement ses chevaux de frises aux bombes savoyardes, l’empêchant ainsi de résister à un éventuel assaut85. On lui reproche encore le fait qu’il n’ait pas tenté de contacter le maréchal de Villars autrement qu’en remettant deux lettres à des paysans du village voisin, alors qu’il comptait dans sa garnison des hommes du pays, connaisseurs des chemins86.

• 87 Ibid., fol. 249- 249 v° ; fol. 253-254.
• 88 Ibid., fol. 235 v°-236.
• 89 Ibid., fol. 236- 236 v°.
• 90 Ibid., fol. 250-252.
• 91 Ibid., fol. 249.
• 92 Ibid., fol. 237.
• 93 Ibid.

40Surtout, la question de l’existence ou non d’une brèche constitue le point nodal87. Pour l’accusé, il y avait bien « une bresche considérable et praticable ». Mais des témoignages de grenadiers suggèrent qu’il n’existait aucune brèche par où l’ennemi puisse donner l’assaut88. Les questions posées par d’Argenson laissent entendre qu’il dispose de dépositions de l’ingénieur de la place et de l’entrepreneur de fortifications, qui auraient inspecté la brèche et conclu au fait qu’au moment de la reddition, elle ne permettait pas l’assaut89. Il y aurait encore eu, au moment de la chamade, « deux à trois toises de roc » et « huit à neuf pieds de maçonnerie », de sorte qu’elle n’était pas « praticable », ce que nie l’accusé90. Une seconde brèche ouvrant un bastion aurait permis tout au plus l’escalade à deux hommes de front, lesquels auraient été aisément repoussés. Face à ces accusations, La Boulaye dénonce des calomnies91. On lui reproche ensuite de n’avoir pas ordonné de déblayer la brèche ; il répond qu’il eut été criminel d’exposer des ouvriers au feu de vingt canons92. D’après l’accusation, un tel déblai aurait pourtant retardé la chute de la place de deux ou trois jours, un délai suffisant pour contraindre les Savoyards à lever le siège93.

• 95 SHD/GR, A¹ 2170, fol. 203, M. de Medavy, à Chamillart, de Grenoble, 16 mars 1709.

42À l’issue des huit interrogatoires, La Boulaye est renvoyé en Dauphiné pour être jugé sur les lieux du crime. D’Angervilliers, l’intendant du Dauphiné, est chargé d’instruire l’affaire, qui échappe à la justice ordinaire. Le 26 mars, La Boulaye arrive à Grenoble, où l’intendant le retient jusqu’à la fin des informations95. Le récolement des témoins et la confrontation de ceux-ci avec l’accusé occupent le mois d’avril. Plus de vingt témoins, unanimes, chargent l’ancien gouverneur. Si la parfaite concordance des témoignages est remarquable, puisque tous conviennent que la « brèche n’était pas praticable », c’est d’abord la faible surface sociale de ces témoins qui frappe. Elle est très inhabituelle pour une justice d’ancien régime ordinairement si attentive au rang et à l’honorabilité des témoins :

• 97 SHD/GR, A¹ 2170, fol. 337, Medavy à Chamillart, Grenoble, 20 mai 1709.
• 98 SHD/GR, A¹ 2170, fol. 371-372, Chamillart à Medavy, Versailles, 29 mai 1709.
• 99 SHD/GR, A¹ 2171, fol. 132-133, Berwick à Voysin, au camp du Bés, 7 juillet 1709.
• 100 SHD/GR, A¹ 2171, fol. 150, Berwick à Voysin, au camp de Bés, 11 juillet 1709.
• 101 SHD/GR, A¹ 2172, fol. 92, Berwick à Voysin, au camp de Valoire, 29 septembre 1709.
• 102 SHD/GR, A¹ 2172, fol. 187, Medavy à Voysin, Grenoble, 5 novembre 1709.
• 103 SHD/GR, A¹ 2172, fol. 278, Medavy à Voysin, Grenoble, 17 décembre 1709.
• 104 SHD/GR, A¹ 2172, fol. 290, Voysin à Medavy, Versailles, 23 décembre 1709.

44Autre fait troublant, les officiers généraux qui doivent siéger dans le conseil de guerre chargé de juger La Boulaye ne paraissent pas pressés d’exécuter cette commission. Tout se passe comme si la criminalisation de cette reddition se heurtaient à la résistance passive d’officiers qui sans nécessairement être solidaires de l’ancien gouverneur, refusent de prêter leur concours à la procédure. Le 20 mai 1709, le comte de Medavy, qui sert en Dauphiné sous les ordres de Berwick annonce à Chamillart que tout est prêt pour juger La Boulaye : « il ne manque que les juges »97. La plupart des officiers généraux susceptibles de siéger au conseil de guerre sont déjà à leurs postes et ne peuvent se permettre de le quitter. À Versailles, Chamillart s’impatiente et le 29 mai, il répond à Medavy qu’il s’attend à recevoir bientôt le jugement du conseil de guerre98. Pourtant, Berwick refuse de détacher les officiers généraux qui servent sous ses ordres à Grenoble et réclame l’envoi de La Boulaye à Briançon, où l’accusé arrive début juillet 170999. Mais le 11 juillet, nouveau coup de théâtre : Medavy, destiné à présider ce conseil de guerre prétexte ne pas pouvoir quitter son poste à Grenoble, du fait du « mouvement des ennemis ». « Il faut de nécessité ou surseoir le jugement ou que le roi ordonne à quelqu’autre lieutenant général de tenir le conseil de guerre100 ». Les deux mois de campagne ne permettent pas de réunir ce conseil de guerre, dont la tenue est remise à l’automne, lors de l’entrée dans les quartiers d’hiver. Mais, fin septembre, les juges font toujours défaut. Le 29 septembre, Medavy invoque un problème de santé qui l’empêche « de passer le Galibier pour venir présider au conseil de guerre sur l’affaire du gouverneur d’Exilles101 ». Début novembre 1709, l’intendant, occupé à la répartition de la taille, n’est pas disponible pendant trois semaines102. Le 17 décembre, Medavy est enfin en mesure d’annoncer à Voysin que la neige qui ferme les cols permet enfin aux officiers généraux de quitter leurs postes et de s’assembler à Grenoble pour juger La Boulaye. Les lieutenants généraux Dillon et Cilly, les maréchaux de camp de Muret et de Guerchoix, les brigadiers Tricaud et du Montez sont convoqués pour composer le conseil de guerre, tandis que le major du régiment de la Chaste, d’Hauteville doit représenter le procureur du roi103 . Mais le 20 décembre, une querelle de préséance oppose l’intendant à Mrs de Cilly et de Muret qui refusent d’accorder au commissaire du roi la place à la gauche du président et surtout une voix délibérative. Voysin, le nouveau secrétaire d’État de la guerre hausse le ton et rappelle que l’intendant doit siéger à gauche de Medavy, participer aux débats et voter dans ce conseil de guerre104. Le 24 décembre 1709, Medavy se plaint du fait que certains des officiers désignés pour siéger au conseil de guerre refusent la convocation :

• 105 SHD/GR, A¹ 2247, fol. 4, Medavy à Voysin, Grenoble, 3 janvier 1710.
• 106 SHD/GR, 1M-1785, fol. 5, Hauteville, major de Chaste, à Voysin, 6 janvier 1710.
• 107 BnF, Cangé, Res. F. 181, fol. 22, Arrest du Conseil de guerre de l’armée du Roy commandée par les M (...)

45Les ordres de la cour arrivent et le conseil de guerre se réunit dans la foulée105. Guerchoix manque toujours à l’appel et du Montet prétexte une indisposition. Tout se passe donc comme si les juges rechignaient à participer à ce procès. La plupart multiplie les manœuvres dilatoires pour éviter de siéger au conseil de guerre comme s’ils désapprouvaient la criminalisation de cette reddition. Le verdict est enfin rendu le 6 janvier 1710, après trois sessions du conseil de guerre : le ci-devant gouverneur d’Exilles, convaincu du crime de lâcheté, est condamné à être dégradé des armes et de noblesse à la tête des troupes et à la détention à perpétuité, ses biens confisqués au roi106. La sentence, publique et infamante, est identique à celle qui frappe Dupas, le gouverneur de Naerden, en 1673. Mais l’accusation de trahison n’est pas retenue par les juges manifestement en proie au doute. L’accusé échappe ainsi à la mort. L’affaire a duré près d’un an et demi, un temps très long rapporté aux douze jours nécessaires, en mai 1635, pour prononcer une sentence de mort à l’encontre de François des Chapelles, lui aussi accusé de reddition hâtive107.

• 108 François Ravaisson, Archives de la Bastille, Paris, 1880, tome 11, p. 449, Villars à Voysin, Versai (...)

46En février 1710, La Boulaye est détenu au château de Pierre Encise, à Lyon. Sa sœur hérite de ses biens, à la suite de l’intercession de Villars, qui manifeste une forme de remord d’avoir « peut-être contribué plus qu’un autre au jugement qui vient d’être rendu […]108 ».

• 110 Jürgen Habermas, L’espace public : archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la s (...)
• 111 Luc Boltanski, Élisabeth Claverie, Stéphane Van Damme, Nicolas Offenstadt, Affaires, scandales et g (...)

48L’annonce du verdict du conseil de guerre suscite d’autres prises de positions dissonantes qui attestent une autonomisation de certains acteurs vis-à-vis du pouvoir souverain. Une voix en particulier, celle du chevalier de Quincy, qui servait alors en qualité de capitaine, défend le coupable et brise l’unanimité, démontrant l’émergence, au sein du microcosme de l’armée, d’un public qui revendique son indépendance et sa capacité à déjuger le pouvoir souverain et ceci plus précocement que ne le postule l’historiographie habermassienne, qui fait du mitan du xviii^e siècle le moment d’apparition de cette opinion publique110. Les opinions de certains observateurs divergent en effet au sujet de la reddition d’Exilles qui accède peut-être à la forme « affaire » en divisant un public qui s’affranchit de la tendance au consensus qui le caractérisait auparavant. Alors que le scandale implique une communauté unie dans l’accusation, réclamant le châtiment d’un accusé dont personne ne prend la défense, « l’affaire se distingue par l’engagement d’un médiateur qui prend sur lui de renverser l’accusation, désignant l’accusé comme la victime d’une injustice et par la saisie d’un espace public pris à témoin de cette injustice. L’accusation publique, une fois retournée, brise l’unanimité et divise l’opinion111 ».

• 114 Maurice Pinguet, La mort volontaire au Japon, Paris, Gallimard, 1984, p. 146.

51Quincy présente un La Boulaye soucieux du jugement du public, se livrant volontairement à la justice royale afin de laver son honneur. La mémoire de son procès débouche, pour une mince frange du public incarnée par Quincy, sur une contestation du verdict rendu par le conseil de guerre. Quincy réfute le bien-fondé de la sentence et présente un éloge du condamné. Sa marche jusqu’à l’échafaud transforme La Boulaye en victime de l’arbitraire qui se laisse mourir, rejouant une sorte de suicide de remontrance, destiné à prouver par sa mort sa valeur à son souverain et à racheter son honneur par son sacrifice114. L’officier chargé de dégrader publiquement l’ancien gouverneur s’effondre également face à une telle injustice et commet aussi un suicide de remontrance, désavouant une procédure inique dont il est l’instrument :

• 116 Ibid., note 2 p. 324.

52Quincy commet ici une erreur, dans la mesure où La Boulaye, d’abord enfermé à Pierre Encise, jusqu’en décembre 1714, est ensuite incarcéré à Chaumont-en-Bassigny et qu’on ignore l’époque de sa mort116. Mais ce récit qui met en scène deux suicides de remontrance, aussi faux soit-il, permet une réhabilitation de la mémoire du gouverneur déchu, dans un geste fort de contestation des « dérives » de la justice royale. Quincy se livre à un véritable éloge funèbre de La Boulaye, doutant de sa culpabilité, ce qui revient à le présenter comme la victime innocente d’une justice extraordinaire inique :

• 118 Paul Vo-Ha, Rendre les armes. Le sort des vaincus, xvi^e-xvii^e siècles, Ceyzérieu, Champ Vallon, 201 (...)
• 119 Pierre-Antoine Perrod, L’Affaire Lally-Tolendal, Paris, Klincksieck, 1976.
• 120 Vraies causes de la perte de l’Inde. Pour le comte de Lally contre M. le procureur général, Paris, (...)
• 121 Mémoire à consulter et consultation pour le sieur de Bussy,... au sujet du mémoire que le sieur de (...)
• 122 BnF, Cangé, Rés. F. 167, fol. 88, Relation véritable de tout ce qui s’est passé en l’affaire de Phi (...)
• 123 Arrest de la cour du Parlement qui prive Thomas Artur de Lally de ses Etats, Honneurs et dignités e (...)
• 124 Raymond Trousson, Voltaire, Paris, Tallandier, 2008, p. 622-623.
• 125 François-Marie Arouet, dit Voltaire, Siècle de Louis XIV. Nouvelle édition revue et augmentée à laq (...)

55L’accumulation de revers pendant la guerre de Sept Ans conduit à une multiplication des conseils de guerre chargés de juger des redditions hâtives118. La grande affaire de la guerre de Sept Ans est le procès intenté à Lally-Tolendal pour concussion et haute trahison, à la suite de la reddition de Pondichéry le 14 janvier 1761119. Enfermé à la Bastille par lettre de cachet en 1762, selon une manifestation traditionnelle de la justice retenue du roi, il publie, en 1766, un mémoire de justification et demande à être traduit devant un conseil de guerre120. Ce mémoire occasionne en réponse de nouvelles publications d’autres acteurs mis en cause par Lally qui démontent l’argumentaire du gouverneur. L’affaire, publique, devient une querelle littéraire, dans laquelle chacun publie pour se disculper121. Comme d’autres gouverneurs accusés de reddition hâtive, de lâcheté et trahison avant lui, tel Arnaud à Philipsbourg en 1635 ou Dupas à Naerden en 1673, Lally mise sur la publication et prend à parti le tribunal de l’opinion122. Mais là où ses prédécesseurs avaient échoué, sa stratégie de publication, appuyée sur le recours à l’imprimé fonctionne partiellement. Certes, le parlement de Paris le condamne à la décapitation en mai 1766, pour avoir « trahi les intérêts du roi, de son État et de la compagnie des Indes, d’abus d’autorité, vexations et exactions envers les sujets du roi et étrangers123 » et il est exécuté. Mais Voltaire, à la demande du fils de Lally qui bataille pour réhabiliter la mémoire de son père, se saisit de la cause et en appelle à l’opinion publique, transformant le procès en affaire124. La stratégie de publication et de publicisation mise en œuvre par le fils de Lally, aidé par le philosophe, porte cette fois ses fruits : le Précis du siècle de Louis XV, publié en 1768, les Fragments sur l’Inde, de 1773 et le Mémoire à consulter et consultation pour le comte de Lally-Tolendal, capitaine de cavalerie dans le régiment des cuirassiers, poursuivant la justification de la mémoire et la vengeance de la mort du feu comte de Lally, son père…, de 1778, permettent la réhabilitation partielle de Lally. Le conseil d’État casse le jugement du Parlement de Paris, renvoi l’affaire devant le Parlement de Rouen, qui en 1780 confirme la condamnation. Une seconde cassation en conseil du roi aboutit à une nouvelle condamnation par le parlement de Dijon, qui ne retient plus l’accusation de trahison125. Mais le tribunal de l’opinion est alors mûr et l’affaire a un coût politique élevé aussi bien pour le pouvoir royal que pour les Parlements, organes de la justice ordinaire déléguée qui maintiennent l’essentiel de leurs sentences au nom de la solidarité parlementaire dans le contexte de vives tensions qui opposent le roi à ses cours souveraines. L’ensemble du système judiciaire de l’Ancien Régime s’expose ainsi à la sanction d’un espace public qui dépasse désormais les microcosmes de la cour et de l’armée et n’hésite plus à critiquer une justice dénoncée comme arbitraire. L’accusation de trahison, si utile au renforcement de la prérogative royale jusqu’au milieu du xviii^e siècle sert alors la contestation de l’arbitraire et contribue au discrédit de la justice ordinaire déléguée des parlements comme à un lent travail de sape de l’autorité royale.