• 1 Raoul Cabrol, « Le Cartel socialo-radical-nationalo-capitaliste », affiche pour le Parti Communiste (...)

1À l’approche des élections législatives d’avril 1928, les affiches à destination des électeurs parent toujours plus nombreuses les murs sur lesquels leurs yeux se posent quotidiennement. L’une d’elles, par son style graphique inspiré de la bande dessinée, a pu retenir particulièrement l’attention des passants. Produite par le Parti communiste (PC), elle amalgame les chefs radicaux, de droite et socialistes : tous s’accordent pour répéter la phrase prononcée l’année précédente par le ministre de l’Intérieur radical Albert Sarraut : « Le communisme, voilà l’ennemi ! ». Le bénéficiaire de cette symphonie est un homme qui rassemble les topoï classiques de la caricature du capitaliste. La conclusion de l’affiche est claire : « Ouvrier, paysan. Ils sont tous contre le communisme parce qu’il te défend. Sois avec lui, pour les combattre1 ». L’objectif des communistes est de se présenter seuls contre tous, notamment contre les socialistes. Ceux-ci sont incorporés à un vaste ensemble anticommuniste au service du capital, agissant contre les intérêts des classes populaires, et contre lequel le communisme devrait lutter.

• 2 Sur ces dynamiques, voir notamment : Malin Åkerström, Betrayal and Betrayers. The Sociology of Trea (...)

2Depuis leur séparation lors du congrès de Tours de décembre 1920, socialistes et communistes ont pourtant les mêmes prétentions : représenter la classe ouvrière, transformer radicalement la société, donner corps au marxisme. Cependant, leurs propositions et leurs ambitions politiques, malgré leur base commune, font plus que diverger : elles se heurtent. C’est là la condition d’émergence de la notion de trahison, qui ne peut naître que de ce qui est initialement en partage et qui ne peut souffrir qu’une seule forme de loyauté. En renvoyant implicitement à la duplicité supposée des socialistes, le matériel électoral précité en donne une illustration : malgré ce qu’ils affirment, ils ne sont plus dans le camp de ceux qu’ils prétendent servir, et que seuls les communistes défendent2.

• 3 Sébastien Schehr, « Sociologie de la trahison », Cahiers internationaux de sociologie, vol. 123, n^o(...)
• 4 Adeline Blaszkiewicz, « “Mieux vaudrait après tout se perdre avec Lénine que se sauver avec Albert (...)
• 5 Sur cette approche : Jean-Claude Lugan, La systémique sociale, Paris, PUF, 2009.

3Si la trahison est un objet intellectuel et idéologique, son évocation sur une affiche électorale témoigne aussi de son usage dans le champ l’action politique. Dès lors, parce qu’elle est une assignation utilisée comme argument, voire comme arme, elle irrigue le quotidien des socialistes et des communistes, participe de la définition de chacun et de l’autre, s’intègre dans une économie générale des identités partisanes. Il s’agit d’une notion qui imprègne les ethos politiques de acteurs, et dont les prolongements se manifestent concrètement dans des contextes spécifiques3. Parce qu’elle repousse l’autre hors d’un champ initialement partagé, la trahison se fait structurante et crée en retour un lien entre socialistes et communistes qui va se renforçant au fil des anathèmes : « une interdépendance idéologique se met en place, nécessaire à la légitimation de chacun des deux systèmes4 » et qui, de fait, en forme ensemble un troisième5.

• 6 Sur les travaux à la suite desquels s’inscrit ce travail : Serge Berstein, Jean-Jacques Becker, His (...)
• 7 Sur ces notions : Daniel Cefaï (dir.), Cultures politiques, Paris, PUF, 2001 ; Serge Berstein (dir. (...)

4Le motif de la trahison dans les relations entre socialistes communistes n’est pas un point aveugle de l’historiographie6. En revanche, le prisme de l’histoire sociale et culturelle du politique permet d’en offrir une approche renouvelée7. Au-delà d’une histoire intellectuelle, il s’agit d’envisager la notion de trahison comme un objet politique à part entière : un objet aux contours mouvants et dont les usages varient au gré des circonstances et des nécessités, un objet qui imprègne, qui relie et qui définit ceux qui l’utilisent comme ceux qu’il implique, un objet qui sert aussi de révélateur de moments bien particuliers, en fonction de la manière dont il est utilisé. L’objectif est donc de caractériser et d’analyser un marqueur central des identités politiques et militantes des socialistes et des communistes de l’entre-deux-guerres, en le reliant toujours aux dynamiques propres de ces deux familles politiques. Pour toutes ces raisons, il est nécessaire d’historiciser finement l’usage de la trahison par les acteurs concernés et de le mettre en regard de la chronologie communément acceptée pour pointer les coïncidences ou, au contraire, les décalages significatifs.

• 8 Yves Cohen, « Autorité première et autorités secondes », dans Emmanuel Droit, Pierre Karila-Cohe (...)

5Les instances dirigeantes des partis sont à l’origine de discours officiels qui se diffusent aux échelons inférieurs des organisations. De ce fait, les documents qu’elles produisent sont des sources de choix pour saisir ce qui se dit au nom des partis et qui est objet d’appropriation par la base militante. Ils permettent également de saisir les stratégies politiques et rhétoriques déployées dans le face à face qui se joue entre socialistes et communistes. Dans le même ordre d’idées, l’expression des dirigeants des deux partis est souvent parée d’une officialité que lui confère la position de ceux qui s’expriment8. À une autre échelle, les paroles de militants et les sources documentant leur quotidien offrent l’opportunité de saisir la place et la fonction qu’occupe l’autre dans les univers politiques de chacun. Il en va de même, de manière plus large, de toutes les traces de ce qui compose l’environnement des militants – presse, matériel de propagande, etc.

• 9 Sur l’inscription de cette rupture dans la guerre : Romain Ducoulombier, Camarades ! La naissance d (...)
• 10 Ci-après SFIO.
• 11 Madeleine Reberioux, « Le socialisme et la Première Guerre mondiale (1914-1918) », dans Jacques Dro (...)

6Dès la Première Guerre mondiale, la notion de trahison est prépondérante dans les controverses qui mènent à la séparation formelle entre socialistes et communistes lors du congrès de Tours de décembre 19209. La participation du Parti socialiste – Section française de l’Internationale ouvrière (PS-SFIO10) à la conduite ministérielle de la guerre (Jules Guesde, Marcel Sembat, Albert Thomas), ainsi que le soutien du parti à l’effort de guerre, font partie des reproches qui sont adressés à la direction, en interne, et qui s’exacerbent au fil du conflit et après son terme11.

• 12 Gilles Candar, Jean Longuet (1876-1938). Un internationaliste à l’épreuve de l’histoire, Rennes, Pr (...)
• 13 Madeleine Reberioux, art. cit., p. 616-620.
• 14 Romain Ducoulombier (dir.), Les socialistes français et la Grande Guerre. Ministres, militants, com (...)
• 15 Romain Ducoulombier, Régénérer le socialisme : aux origines du communisme en France (1905-1925), th (...)
• 16 Romain Ducoulombier, ibid.
• 17 Adeline Blaszkiewicz, « “Mieux vaudrait après tout se perdre avec Lénine que se sauver avec Albert (...)
• 18 Romain Ducoulombier, Camarades !…, op. cit.
• 19 « Les 21 conditions », L’Humanité, 8 octobre 1920, p. 1-2.
• 20 Sur l’année 1920 et le congrès de Tours lui-même : Romain Ducoulombier, Camarades !…, op. cit., p.  (...)

7Les critiques ont deux origines. Une première minorité menée par Paul Faure et Jean Longuet, qui finit par prendre la tête du parti en juillet 1918, souhaite ouvrir la voie à une paix négociée, face à une majorité décidée à soutenir la guerre jusqu’à la victoire12. Un autre groupe, plus radical dans ses conceptions de la paix et dans sa dénonciation de l’union sacrée, se structure progressivement au fil des événements : rencontres internationales de Zimmerwald (septembre 1915) et de Kienthal (avril 1916), révolution bolchevique (octobre 1917)13. À partir de 1919, ce groupe est le creuset de ceux qui militent ardemment pour l’adhésion de la SFIO à la III^e Internationale (Internationale communiste – IC) fondée par Lénine et ses camarades au mois de mars14. Ces minoritaires sont les chantres de la « régénération du socialisme15 » qui s’appuie sur une critique vigoureuse de la SFIO depuis 191416. Le ralliement des dirigeants socialistes à leur bourgeoisie nationale, la participation ministérielle, le soutien inconditionnel à la guerre, les critiques vis-à-vis de la révolution d’octobre ont acté non seulement l’échec du socialisme parlementaire, mais aussi une trahison – le terme est employé dès la guerre – des idéaux de la SFIO et de la classe ouvrière17. Dès lors, le bolchevisme apparaît comme un moyen de renouvellement profond – idéologique et humain – et d’effacement du stigmate fatal des choix de 191418. C’est dans ce contexte que s’opère le processus menant à Tours. Parmi les conditions posées par l’IC aux partis susceptibles d’y adhérer, bréviaire des futurs communistes, la nécessité de la rupture est clairement posée. Ceux qui ont trahi le socialisme pendant la guerre en se faisant les « complices » des « bourgeois » et les chantres du « social-patriotisme » sont fustigés : il faut rompre avec ceux « qui ont trahi le drapeau de la classe ouvrière19 ». À Tours, malgré les mises en garde exprimées à la tribune, la majorité des délégués décide d’adhérer à l’IC20.

• 21 Julien Chuzeville, op. cit., p. 233.
• 22 Par exemple : Compere-Morel, Socialisme et bolchevisme, Paris, Librairie populaire, 1921.
• 23 Manifeste rédigé par Paul Vaillant-Couturier et adopté le 30 décembre 1920, soit après le vote d’ad (...)
• 24 « Le Manifeste du Conseil National – Parti Socialiste (SFIO) – Aux travailleurs de France », Le Pop (...)
• 25 Le discours de Léon Blum à Tours met en avant l’opposition entre ces conceptions parti socialiste s (...)
• 26 Manifeste rédigé par Paul Vaillant-Couturier…, op. cit.
• 27 Paul Faure, La Scission Socialiste en France et dans l’Internationale, Paris, Librairie populaire, (...)
• 28 Parti communiste (section française de l’internationale communiste), Congrès national de Marseille (...)

9Après la scission, un conflit de légitimité s’ouvre entre les deux formations21. Chacune considère en effet que sa position est la seule fidèle au socialisme – à son histoire, à ses principes, à ses valeurs, à ses doctrines22. Les communistes estiment que le choix de la III^e Internationale leur a permis de ramener le socialisme français dans le droit chemin après ses errements, et fait d’eux les dépositaires de l’héritage de ses pères fondateurs23. Pour les socialistes maintenus pourtant, c’est l’adhésion qui, si elle avait eu lieu, les aurait « [contraints] à renier [leur] passé, [leur] foi et [leur] doctrine24 » : c’est en eux que s’incarne la continuité. Les points de divergences sont nombreux, qu’il s’agisse de la manière de concevoir le parti ou des moyens de parvenir à la transformation révolutionnaire de la société25. Des deux côtés, l’autre est présenté comme engagé sur la mauvaise voie26. Leur lecture même du socialisme diverge : d’un côté on accuse la « caricature de la doctrine marxiste apportée par Moscou27 », de l’autre le « reniement prolongé de la doctrine, des principes […] du socialisme moderne28 ».

• 29 Serge Berstein, Jean-Jacques Becker, op. cit., p. 143.
• 30 À l’exception de la référence à l’engagement de la SFIO durant la guerre, ce qui témoigne, comme le (...)
• 31 Thierry Hohl, art. cit., p. 122.
• 32 Pierrefitte-sur-Seine, Archives nationales (AN), Police générale, F/7/12893, commission administrat (...)
• 33 Adeline Blaszkiewicz, « “Mieux vaudrait après tout se perdre avec Lénine que se sauver avec Albert (...)

10Si réunification il devait y avoir, cela ne pourrait être que par « l’abjuration des hérétiques29 ». C’est donc essentiellement sur le mode du désaccord, et non pas sur celui de la trahison, qui postule – de la part de ceux qui la formulent – l’intentionnalité, que se conjugue la relation entre socialistes et communistes immédiatement après la scission30. En témoignent les qualificatifs utilisés alors, et qui renvoient surtout à l’idée d’erreur. Mauvaise analyse, mauvaise compréhension, mauvais choix : l’autre est celui qui se trompe en suivant ou non les bolcheviques, leurs conceptions, leur Internationale. Les communistes qualifient le plus souvent les socialistes de dissidents, un terme qui résume bien les premiers temps de la relation dans l’œil communiste : les socialistes ont refusé le vote de la majorité au congrès de Tours, mais ils défendent également des positions que le terme adopté renvoie du côté de l’hétérodoxie31. Dès lors, le virulent conflit de légitimité passe aussi, pour les socialistes, par la défense de la justesse de leur choix, martelée après Tours32. Pour eux, il s’agit aussi de ne pas se voir rejetés à droite par un nouveau parti qui, sur leur gauche, se construit en s’appuyant sur « l’alternative négative que lui offre son rival réformiste33 ».

• 34 Julien Chuzeville, Un court moment révolutionnaire. La création du Parti communiste en France (1915 (...)
• 35 Romain Ducoulombier, Camarades !..., op. cit., p. 250-257.
• 36 Julien Chuzeville, op. cit., p. 257-369 ; Romain Ducoulombier, Camarades !..., op. cit., p. 245-355
• 37 Tony Judt, op. cit., p. 17-68.
• 38 Julien Chuzeville, op. cit., p. 309-316.
• 39 Tony Judt, op. cit., p. 155-158.

11L’accusation de trahison, par la radicalité qu’elle porte et les portes qu’elle ferme entre ceux qui trahissent et ceux qui sont trahis, est un thème offensif dont l’usage répond à des particularités contextuelles. Motif de rivalité interne exacerbé par l’enjeu et finalement soldé à Tours, la trahison ne devient donc pas mécaniquement un objet de relation entre les deux formations une fois la scission advenue : les enjeux du moment ne s’y prêtent plus. Si pour les plus fervents partisans de l’adhésion ou de son refus, la différence entre les deux formations est irréductible, ce n’est pas un sentiment partagé par tous et à toutes les échelles du monde militant. Nombreux sont ceux qui pensent, dans un premier temps, pouvoir s’accommoder des directives moscovites, qu’il est possible que la rupture ne soit que temporaire, que les désaccords avec les socialistes pourraient être surmontés. De plus, la scission prend parfois du temps aux échelons locaux, et les habitudes militantes ne se transforment pas immédiatement et radicalement34. Au sein du PC cohabitent également des partisans de la première heure de l’adhésion et d’autres qui s’y sont ralliés plus tardivement. Ces derniers sont plus critiques vis-à-vis des conditions d’adhésion et des velléités bolchéviques sur le parti français35. La construction du nouveau parti et la définition de sa ligne, qui est déjà en soi une tâche d’ampleur, doit donc prendre en compte ces freins, entre autres, à une virulence trop exacerbée vis-à-vis des anciens partenaires36. À la SFIO, la priorité est également davantage à la reconstruction qu’à l’offensive, bien que l’autre joue un rôle important dans la définition de soi37. La dimension stratégique n’est pas non plus à négliger pour expliquer la modération. À partir du deuxième semestre 1921, l’IC enjoint aux communistes d’aller séduire les socialistes et de rechercher l’action commune localisée et ponctuelle, sur des mots d’ordres précis (stratégie du Front unique). Cela implique, on peut le penser, une forme de modération dans les accusations formulées38. Il en va de même dans l’autre sens : face à la rapide perte de vitesse des communistes, les socialistes ne veulent pas empêcher le retour des déçus à la « vieille maison ». Néanmoins, cela n’empêche pas, à l’échelon local notamment, des confrontations particulièrement virulentes39.

• 40 Romain Ducoulombier, Camarades !..., op. cit., p. 245-355.
• 41 Cela ne se fait pas sans longs et âpres débats internes : « Le XXI^e Congrès du Parti socialiste – L (...)
• 42 « Adresse du Congrès national du Parti Communiste (SFIC) au Congrès national du Parti Socialiste (S (...)
• 43 René Gallissot, « le parti communiste et la guerre du Rif », dans Abd-el-Krim et la république du R (...)
• 44 Robert Charvin, « Le Parti communiste français face à la guerre du Rif », dans Abd el-Krim et la ré (...)
• 45 Ahmed Koulakssis, op. cit., p. 193-194.

13À partir de 1924, la rhétorique communiste se durcit : le contexte s’y prête. La SFIO a retrouvé des couleurs et devient une menace politique réelle. Dans le même temps les clarifications internes au PC s’achèvent, et s’amorce la bolchevisation du parti. Celle-ci vise à son inféodation au grand frère soviétique et à l’affirmation de l’infaillibilité du dogme imposé par Moscou, rigidifiant d’autant les positions communistes40. Plusieurs événements rythment le regain de tension. Pour les élections législatives de mai 1924, la faveur socialiste va un accord électoral avec les radicaux, au détriment des propositions – aux conditions jugées inacceptables – de constitution d’un bloc ouvrier et paysan avec les communistes41. Cela encourage les critiques de ces derniers et confirme une de leurs prédictions récurrentes depuis 1921 : le glissement progressif de la SFIO vers la droite et son choix de la « collaboration de classes avec la bourgeoisie42 ». La guerre du Rif menée à partir de mai 1925 par le gouvernement participe de la même dynamique. Alors que les communistes sont farouchement opposés aux opérations et mènent contre la guerre une intense campagne, les dirigeants socialistes continuent, dans un premier temps, de soutenir le gouvernement43. Pour les communistes, c’est l’impérialisme, le colonialisme, la bourgeoisie capitaliste et la guerre qu’ils encouragent ainsi ouvertement et délibérément44. Pour les socialistes, le soutien des communistes au nationalisme d’Abd-el-Krim, comme leurs appels à la désobéissance des militaires et au défaitisme révolutionnaire, témoignent de leur antipatriotisme45. Ce que chacun reproche à l’autre révèle en creux ce qu’ils considèrent être – ou devoir être.

• 46 Manifeste rédigé par Paul Vaillant-Couturier…, op. cit.
• 47 Intervention de Pierre Sémard dans V^e Congrès national du Parti Communiste Français. Tenu à Lille d (...)
• 48 Intervention de Beron, dans ibid., p. 347.
• 49 Intervention de Renaud Jean, dans ibid., p. 113.
• 50 Intervention de Charles Rappoport, dans ibid., p. 194. Le terme de « social-traître », s’il est par (...)
• 51 Intervention de Pierre Sémard, dans ibid., p. 269.
• 52 « Le Congrès de Lille aux travailleurs de France – Seul un gouvernement ouvrier et paysan peut réso (...)
• 53 Par exemple : Procès-verbaux des réunions du Comité central du Parti communiste, interventions de J (...)
• 54 Michel Marty, « Sur le Parti socialiste », Cahiers du bolchevisme, n^o 60, 6 novembre 1926, p. 1968.
• 55 Tract reproduit dans Matthieu Boisdron, Joseph Paul-Boncour. Un itinéraire politique contrarié (187 (...)

14Avec cette séquence, un basculement s’opère. Jusque-là, les socialistes refusant Moscou étaient fustigés pour leur « collusion avec l’adversaire capitaliste » ou pour, « inconsciemment, [paralyser] l’œuvre d’affranchissement46 ». Désormais, les accusations postulent une attitude positive, élément nécessaire pour faire de la trahison une arme contre son adversaire. Ainsi, les dirigeants de la SFIO « [combattent] la révolution prolétarienne47 » et sont « les agents de la bourgeoisie48 ». Par leur action, ils détournent leur parti des intérêts qu’il est censé défendre. Celui-ci devient donc un parti « qui trahit la classe ouvrière49 », « le parti de social-trahison50 », et les « social-démocrates [ceux] qui trahissent le prolétariat dans tous les pays51 ». Il est nécessaire de les confondre car ils se retrouvent à « diviser et enrayer [le] mouvement [des travailleurs] » par « une opposition de façade52 ». Cette entreprise de disqualification est objectivée pour s’intégrer à des objectifs stratégiques : il s’agit de confondre les chefs socialistes pour détacher d’eux, en faveur du PC, les ouvriers qui les suivent encore53. Le congrès de Lille du PC (20-26 juin 1926) officialise cette direction ainsi que l’intensification des attaques, cette dynamique se diffusant ensuite aux échelons inférieurs de l’organisation54. Le matériel de propagande communiste distribué par les militants témoigne de cette nouvelle fortune de la notion : en 1927 par exemple, un tract communiste dénonce, sur la question militaire, une « trahison [qui] continue » de la part des socialistes55.

• 56 Jean Lebas, Sur l’ordre de Moscou Comment les Communistes ont brisé l’Unité, Lille, Imprimerie Ouvr (...)

15Les évolutions internes du PC expliquent aussi la remobilisation de la trahison. La dénonciation des socialistes participe, pour les communistes, de leur progressive définition. Dans une phase de construction, la trahison est loin de n’être qu’un instrument rhétorique : elle est partie prenante de l’identité du parti et d’un nouvel ethos marqué du sceau de la rupture et, de plus en plus, de la radicalité. Le rejet de l’autre crée le groupe, forge le lien, et la séparation stricte par l’assignation du stigmate prévient également toute possibilité de retour en arrière. Les éléments qui sont mobilisés sont ceux qui ont le potentiel le plus évocateur pour les militants face à une formation concurrente sur le plan des fondamentaux. La question de la légitimité est encore centrale, avec en ligne de mire le monopole de la représentation des intérêts du prolétariat. Les socialistes, quant à eux, ne cherchent pas à montrer qu’ils sont les seuls à gauche, mais qu’ils sont bien, eux-aussi, et plus rigoureusement, à gauche. De ce fait, ils ne mobilisent pas la rhétorique de la trahison – un élément absent de leur univers mental jusqu’à, au moins, la Seconde Guerre mondiale. Ils cherchent surtout à apporter la preuve de leur bonne foi face aux accusations, et restent fidèles à leur discours depuis 1921 : les communistes sont essentiellement dans l’erreur et, si trahison il y a de leur part, c’est par voie de conséquence, non par volonté56.

• 57 Roger Martelli, Jean Vigreux, Serge Wolikow, Le Parti rouge. Une histoire du PCF (1920-2020), Paris (...)

16À partir de 1928, à l’initiative du grand frère soviétique, le basculement du PC dans la période dite « classe contre classe », ou de la « troisième période », entraîne un approfondissement des attaques, toujours plus violentes, contre les socialistes. Dernier espoir de survie d’un capitalisme aux abois, le « social-fascisme » s’attache sciemment à tromper la classe ouvrière pour empêcher la révolution : les socialistes, et la « social-trahison », sont les cibles privilégiées des communistes. Le vocabulaire se fige et se stéréotype, répété à l’envi57. La trahison devient l’élément central de la considération communiste des socialistes. Jusqu’alors motif parmi d’autres, elle est désormais ce à quoi se réduisent les socialistes.

• 58 F. Chasseigne, « Le Congrès socialiste de Toulouse », Cahiers du Bolchevisme, n^o 4, 3^e année, juin (...)
• 59 Maurice Thorez, Nous accusons le parti socialiste, Paris, Bureau d’éditions, 1932 ; Le Parti Social (...)
• 60 Le Parti Socialiste et l’URSS…, op. cit., p. 2.
• 61 Par exemple : Lettre du secrétariat du PC aux bureaux régionaux, 9 mai 1929 ; Décisions du secrétar (...)

17Cette radicalité se doit d’être rapidement et massivement diffusée. Dans des productions communistes qui se multiplient, la critique est plus intense et plus précise. En plus d’une virulence exacerbée dans L’Humanité, les Cahiers du bolchevisme prennent la trahison comme point d’entrée de leurs propos vis-à-vis des socialistes à partir de 192858. Les grandes lignes de toutes ces attaques sont résumées dans une série de brochures publiée par le PC en 1932 et qui permettent d’aborder, lorsqu’on les envisage ensemble, la dimension totale de la dénonciation des traîtres socialistes59. Thuriféraires de la bourgeoisie et du capitalisme trompant volontairement la classe ouvrière et jouant contre elle, chauvins, bellicistes, colonialistes et impérialistes, calomniateurs de l’Union soviétique et « faussaires du marxisme60 » : le portrait est sans appel. L’appareil du parti est à la manœuvre : les manières d’appliquer cette orientation comme les mots d’ordres à mettre en avant sont définis par la direction du parti puis se diffusent verticalement. Sont pensés le matériau pour alimenter la dénonciation des socialistes, les angles d’attaques, les figures socialistes à attaquer particulièrement61. Il s’agit d’impulser, parmi les militants, de nouvelles pratiques sociales du militantisme.

• 62 Notons que les dirigeants syndicaux non-communistes ne sont pas épargnés, ainsi du leader de la CGT (...)
• 63 En 1932, la nécrologie du premier directeur du BIT dans L’Humanité témoigne de cette permanence et (...)
• 64 Jean Vigreux, « Léon Blum au regard des communistes, 1919-2000 », Recherche socialiste, n^o 10, mars (...)
• 65 Annie Kriegel, « Un phénomène de haine fratricide : Léon Blum vu par les communistes », dans Annie (...)
• 66 Thierry Hohl, « Des dissidents aux “trotskystes” : la gauche socialiste sous le regard communiste » (...)

18Si l’idée de la trahison des masses par les chefs socialistes n’est pas une nouveauté, les attaques contre eux sont désormais systématiques et plus violentes que jamais62. Depuis la guerre, les communistes ont plusieurs victimes de choix telles que Pierre Renaudel ou Albert Thomas, incarnations du socialisme de guerre et de l’Union sacrée63. La cible quotidienne des diatribes communistes reste néanmoins Léon Blum. D’abord considéré comme étant « dans l’erreur » à Tours et après la séparation, il pâtit de l’intensification progressive du PC : qualificatifs désobligeants, insultes, caricatures sont son lot quotidien64. La virulence à son égard s’explique par le double fardeau qu’il doit porter. D’une part, il est le véritable leader politique de la SFIO, et reçoit pour le compte de son organisation toutes les accusations à l’encontre des socialistes. D’autre part, il est à la fois « tenu pour le prototype du “social-démocrate” » et, socialement, représente le monde avec lequel le PC est en rupture65. Incarnation même du rejet, contre-modèle du militant communiste, Léon Blum est donc mobilisé à des fins de définition identitaire, témoignant à nouveau des enjeux culturels de la qualification de traître. Les accusations de trahison visent aussi particulièrement certains groupes au sein de la SFIO. La gauche socialiste (Jean Zyromski, Marceau Pivert, Bracke, Louis Lagorgette ou encore Maurice Maurin), vue comme une possible charnière entre SFIO et PC, est ainsi l’objet d’attaques du PC pour n’avoir pas cédé au charme qu’il lui avait fait. Dans le discours communiste, ce groupe aurait vocation à donner des gages illusoires de gauche à ceux qui, au sein du parti de trahison qu’est la SFIO, seraient tentés de rejoindre le PC66.

• 67 Eugène Gaillard, 22-29 avril 1928. À propos des Élections législatives d’avril 1928. Les Leçons qu’ (...)
• 68 Paul Faure, Le socialisme dans l’Action. Arguments et Ripostes, Paris, Librairie populaire, 1928, p (...)
• 69 Jean Zyromski, L’action socialiste dans l’agglomération parisienne, Paris, Librairie populaire, 192 (...)
• 70 Celles-ci jouent un rôle très important dans l’éducation des militants. Voir : Frédéric Cepede, « (...)
• 71 Léon Blum, Bolchevisme et socialisme », Paris, Librairie populaire, 1928 (3^e édition).
• 72 Léon Blum, Pour la vieille maison. Discours au Congrès de Tours, Paris, Éditions du Parti socialist (...)
• 73 Robert Verdier, « Socialisme et communisme en France (1920-1990) », dans Jacques Girault (dir.), Le (...)
• 74 Stéphane Sirot, Maurice Thorez, Paris, Presses de Sciences Po, 2000, p. 87-89.

19La réponse des socialistes ne s’opère pas sur le même mode. Sur le fond, les évolutions communistes n’influencent pas leur rhétorique. Ils refusent « d’assimiler bolchevisme et réaction », car ils continuent de penser que les deux partis sont encore dans le même camp, l’un se trompant simplement dans ses analyses et ses manières d’agir, avec des conséquences néfastes67. Le moyen d’action privilégié est donc l’usage de la raison68 – sans rentrer dans le jeu des anathèmes, et sans se confondre avec l’anticommunisme de la droite69. Il s’agit de donner aux militants toutes les armes dont ils auraient besoin, notamment pour porter la contradiction. Cela implique une intensification du matériel de propagande et de formation, au premier chef les brochures70. À cet effet, Léon Blum est particulièrement convoqué. Sa brochure pédagogique Bolchevisme et socialisme, tirée d’articles parus dans Le Populaire et publiée en 1927, en est déjà en 1928 à sa troisième édition (elle en connaîtra 9 en tout), et reste dès lors systématiquement au catalogue des éditions du Parti socialiste71. Cette mobilisation de la pensée de Léon Blum se manifeste également par le langage, en 1934, de son discours du congrès de Tours, construit de la même manière que Bolchevisme et socialisme : une réfutation point par point dans le domaine des idées72. Parmi celles-ci, les accusations qu’il porte à l’endroit des « moscoutaires73 » témoignent de deux rapports différents à la question nationale et au patriotisme, un sujet central pour les socialistes. Néanmoins, à l’image de leurs anciens camarades, eux aussi s’attaquent – avec une virulence moindre – à certaines figures, notamment Maurice Thorez : en discréditant les prétentions ouvriéristes de ce dernier, c’est à la revendication du PC de représenter seul la classe ouvrière qu’ils s’attaquent74.

• 75 Gilles Vergnon, L’antifascisme en France de Mussolini à le Pen, Rennes, Presses universitaires de R (...)
• 76 « Le pacte », Le Populaire, 28 juillet 1934, p. 1. Les tensions ne disparaissent toutefois pas enti (...)
• 77 Annie Kriegel, « Léon Blum et le Parti communiste », dans Pierre Renouvin, René Remond (dir.), Léon (...)

20Durant la première moitié de l’année 1934, la politique de l’IC et de sa branche française s’infléchissent du fait des événements internationaux – installation durable du nazisme au pouvoir en Allemagne – et nationaux – choc des émeutes du 6 février. Pour le PC, la SFIO passe progressivement d’ennemi principal à partenaire : la victoire de mai-juin 1936 marque l’aboutissement de ce revirement75. Du fait de cette donne nouvelle, le ton s’apaise entre les deux formations : c’est même une des dispositions du pacte d’unité d’action signé en juillet 193476. Durant ces années, la rhétorique de la trahison connaît un réel crépuscule. Cela témoigne d’une situation déjà mise en lumière : les relations entre socialistes et communistes, ainsi que la nature de ce qui les lie, évolue en même temps que les options politiques choisies par l’IC et par le PC. Sans revenir aux outrances précédentes, la tension monte progressivement entre socialistes et communistes à partir de la victoire électorale et jusqu’en 193977.

• 78 Jean Vigreux, op. cit., p. 66-72.
• 79 Cité dans Jean-Pierre Azéma, « Anticommunismes et anticommunistes », dans ibid., p. 34.
• 80 Annie Kriegel, « Un phénomène… », art. cit., p. 236-239.
• 81 Pour une approche synthétique de la période 1938-1941 du PCF : Stéphane Courtois, « Action – L’acti (...)

21Avec la signature du pacte germano-soviétique le 23 août 1939, le vocable de la trahison de la patrie est largement utilisé par toute la classe politique pour dénoncer l’attitude communiste. Les socialistes ne sont pas en reste pour dénoncer, avec le même vocabulaire, leurs anciens partenaires78. Après avoir approuvé les mesures répressives du gouvernement vis-à-vis du PC, le groupe parlementaire socialiste adopte à la majorité, en janvier 1940, un ordre du jour accusant les communistes de trahison « envers la France, envers la République, envers la classe ouvrière et le socialisme79. » De l’autre côté, la violence communiste reprend ses droits à l’égard des socialistes, Léon Blum restant leur principale cible80. Ce n’est qu’à partir de juin 1941 que les communistes entament une nouvelle page de leur histoire et qu’ils changent d’attitude vis-à-vis de leurs camarades socialistes…et résistants81.

• 82 Annie Kriegel, « Les communistes français… », art. cit., p. 102-104 et p. 118 ; Gilles Morin, « La (...)

22Cette dernière séquence permet de voir les ressorts de l’appropriation de la trahison par les socialistes. Pour les communistes, elle se situe de manière centrale dans l’identité ouvrière, alors que les socialistes sont à ce niveau plus ouverts à la coexistence. En revanche, le choix opéré contre la France en août 1939 est, pour les socialistes, un Rubicon. Ils témoignent de l’importance de leur intégration nationale affirmée depuis au moins 1914, alors que les communistes se définissent comme une contre-société et pensent à l’échelle du monde82. À nouveau, la trahison est un révélateur pluriel : de la relation entre ses protagonistes certes, mais également de chacun d’entre eux.

• 83 Jean-Pierre Rioux, « Lectures posthumes de Jaurès », dans Madeline Reberioux, Gilles Candar, Jaurès (...)
• 84 Par exemple, une Société des amis de Jean Jaurès fondée en 1916 par les majoritaires de guerre : Th (...)
• 85 Jean Rabaut, 1914, Jaurès assassiné, Bruxelles, Complexe, 2005 [1984], p. 71-134.
• 86 Tony Judt, La reconstruction du Parti socialiste, 1921-1926, Paris, Presses de la Fondation nationa (...)
• 87 Ibid., p. 106-110 ; Avner Ben Amos, « La “panthéonisation” de Jean Jaurès. Rituel et politique sous (...)
• 88 Jacqueline Lalouette, Jean Jaurès. L’assassinat, la gloire, le souvenir, Paris, Perrin, 2014, p. 17 (...)
• 89 Jean-Pierre Rioux, art. cit., p. 237-243 ; Vincent Duclert, op. cit., p. 114-118. Pour une approche (...)

24Issues d’un même tronc, les deux branches socialiste et communiste cherchent à s’approprier des racines communes pour justifier la spécificité de leur pousse. Le communisme continue-t-il le socialisme français abandonné par ses chefs en 1914, ou marque-t-il une rupture avec celui-ci ? Cette question s’incarne dans la figure de Jean Jaurès, revendiquée de part et d’autre, dont l’œuvre et la pensée seraient prolongées ou trahies, c’est selon, par l’une ou l’autre des formations83. La figure jaurésienne occupe dès lors une double fonction : elle est mobilisée pour se définir en même temps que pour disqualifier l’autre. Dès la guerre, Jaurès est mobilisé par les différentes sensibilités socialistes afin de légitimer leurs engagements84. À partir de 1920, la figure du grand ancêtre est à nouveau sollicitée dans les passes d’armes qui opposent différentes conceptions du socialisme et de son unité, et qui mènent à Tours85. Si socialistes et communistes évitent de se croiser lors des commémorations, Jaurès est de plus en plus âprement disputé et évoqué86. Un premier apogée est atteint lors du transfert de ses cendres au Panthéon en 1924 – cérémonie qui a surtout pour fonction de cimenter le Cartel – où deux cortèges, l’un socialiste, l’autre communiste, revendiquent son héritage et le dénient à l’autre87. Dans la deuxième moitié de la décennie et la première moitié de la suivante, les évolutions du PC l’éloignent d’un héritage jaurésien qu’il laisse aux socialistes – du moins à l’échelle des sphères dirigeantes. Les socialistes multiplient les références dans le matériel militant du quotidien (épingles de cravate, bustes, rééditions, etc.) et jusque dans l’espace public : baptême de rues et d’écoles, érection de statues88. La trahison de Jaurès, corolaire de la volonté de chaque camp de se l’approprier, n’est progressivement plus un lien entre les membres des deux formations : les communistes finissent par dénoncer le réformisme poussiéreux du député de Carmaux. Ils tâchent néanmoins de reconquérir Jaurès à partir de 1934, le Tarnais martyr faisant figure de père politique sous les auspices duquel le rassemblement des forces de gauche pourrait s’opérer89.

• 90 Marcel Cachin, « Jaurès, le Maroc et la guerre », L’Humanité, 2 août 1925, p. 1.
• 91 Pierre Renaudel, « Les socialistes et le Maroc », Le Populaire, 3 juin 1925, p. 1-2. On retrouve ég (...)
• 92 Marcel Bidoux, « Le “guêpier marocain” – Seule notre politique est conforme à la pensée de Jaurès » (...)

26Rejoue alors, comme en écho, le motif de la trahison du combat pour la paix de Jaurès par les socialistes majoritaires de guerre. La suite témoigne de l’utilité politique de Jaurès pour les communistes : « Mais ils [les communistes] savent désormais qu’ils ne vivifieront, qu’ils ne réaliseront l’idéal pacifique sentimental de Jaurès que par la stricte application du Léninisme90. » Lénine continuateur de Jaurès : la chaîne des héritages et des renaissances est renouée. De l’autre côté, les socialistes se défendent en louant un Jaurès internationaliste, opposé au nationalisme, ici des populations locales, et qui aurait vu d’un œil inquiet pour la paix un départ français du Maroc91. Cette rhétorique, de part et d’autre, revient ponctuellement par la suite lorsqu’il est question du protectorat92. L’accusation de trahison de Jaurès est donc une ressource mobilisable dans un moment de rivalité précise. La question de l’héritage jaurésien se situe à mi-chemin entre culture et pragmatisme politiques. Jaurès est également un faire-valoir du léninisme mobilisé au gré des évolutions internes du communisme. Dès lors, le choix des référents culturels apparaît particulièrement dépendant de ce que les formations souhaitent dire d’elles.

• 93 « Ce soir, à 20h30, au gymnase Japy », L’Humanité, 19 août 1933, p. 1.
• 94 Lettre de Mardon à Paul Faure, 2 décembre 1929, reproduite dans Cahiers et Revue de l’OURS, n^o 87, (...)
• 95 « L’élection de Seine-et-Oise – Les réunions », Le Populaire, 21 juin 1923, p. 2 ; « La bataille él (...)
• 96 Paul Faure, « Après le drame de la rue de la Grange-aux-Belles – Qui sème le Vent… », Le Populaire, (...)
• 97 Matthias Bouchenot, Tenir la rue. L’autodéfense socialiste, 1929-1938, Montreuil, Libertalia, 2014, (...)
• 98 « Convocations – Parti socialiste », Le Populaire, 13 janvier 1922, p. 4 ; « Convocations – Fêtes e (...)
• 99 « La vie du Parti », Le Populaire, 22 novembre 1927, p. 4.
• 100 Par exemple : « Thèses sur la situation nationale et les tâches du parti », dans 6^e Congrès nationa (...)

28La trahison se niche dans les événements qui jalonnent la vie militante. Les communistes organisent ainsi un « grand meeting international […] face à la banqueroute et à la trahison de l’Internationale socialiste » en août 193393. Des débats contradictoires sont également organisés, comme au Puy, fin 192994. Le cadre n’est pas toujours clairement posé : lors des réunions publiques socialistes, des contradicteurs communistes viennent régulièrement porter la parole de leur parti et exprimer leurs reproches aux socialistes, notamment leur trahison de la classe ouvrière et leur supposée alliance avec la bourgeoisie95. Ces événements sont même marqués par l’intimidation et la violence physiques de la part des communistes96. On relève deux morts socialistes en mars 1930 à Lille97. Les réunions ordinaires sont d’autres moments essentiels de la vie militante. Par leur régularité, elles sont à la fois vectrices de sociabilités et d’identification par la constitution d’une culture politique commune. Dans les sections socialistes, on parle des relations avec les communistes, on organise des causeries afin de sensibiliser les militants au discours officiel du parti à ce sujet, on prépare les congrès et les conseils nationaux dans lesquels la question est régulièrement à l’ordre du jour98. En 1927, c’est dans le cadre de l’École socialiste, un cycle de formation pour militants, que Paul Faure, le secrétaire général du parti, donne une conférence sur « Socialisme et bolchevisme99 ». De leur côté, les communistes investissent également les moments collectifs pour qu’infuse la politique du parti vis-à-vis des socialistes, réunions de cellule ou préparation des congrès100.

• 101 Par exemple : intervention de Jean-Louis Garchery, JORF. DP. CD, séance du 19 juin 1924, p. 2353 ; (...)
• 102 Par exemple, sur leur politique coloniale : intervention d’Adrien Pressemane, JORF.DP.CD, séance du (...)
• 103 « Le 8 septembre [1938], Marceau va tenir un meeting à la sortie des usines Farman, à Boulogne. I (...)

29La trahison marque également spécifiquement le quotidien des dirigeants socialistes. Les grandes figures honnies, certes, mais également les parlementaires socialistes sont confrontés, à la chambre des Députés, aux attaques de cet ordre de leurs collègues communistes101. De leur côté, les socialistes ne sont pas en reste pour pointer les erreurs et les incohérences communistes afin de se défendre102. Les dirigeants socialistes qui sont d’anciens communistes revenus à la « vieille maison » sont aussi particulièrement mis au pilori. Dans L’Humanité, on parle par exemple souvent du « renégat Frossard » pour désigner l’ancien secrétaire général du PC après Tours, démissionnaire en 1923 et revenu à la SFIO l’année suivante. À nouveau, la violence n’est pas que verbale : après son départ de la SFIO en 1938 et la fondation de sa nouvelle organisation, le Parti socialiste ouvrier et paysan (PSOP), l’ancien leader de la gauche de la SFIO Marceau Pivert ne bénéficie plus de la protection que lui conférait son statut de socialiste « officiel », et il est violemment agressé à plusieurs reprises par les communistes103.

• 104 Lettres de A. Chauve à Paul Faure, 13 novembre 1929 ; Lettre de E. Barthes à Paul Faure, 13 février (...)
• 105 Tony Judt, La reconstruction du Parti socialiste, 1921-1926, Paris, Presses de la Fondation nationa (...)

30De tout cela résulte l’omniprésence de l’autre dans les univers mentaux socialistes et communistes. Lorsque les militants socialistes écrivent à leurs dirigeants et cherchent à définir les pires travers dans lesquels pourrait tomber leur parti – duplicité, mensonges, autoritarisme – c’est immédiatement le PC qui est utilisé comme référentiel104. Et lorsqu’il s’agit de s’opposer à la participation ministérielle, les communistes sont encore un argument : en plus d’aller à l’encontre de ses principes fondateurs, cela achèverait de disqualifier la SFIO comme représentante du mouvement ouvrier révolutionnaire français et donnerait des armes à ses accusateurs105.

• 106 Jean Vigreux, « Le Comité d’entente socialiste-communiste », dans Serge Berstein, Frédéric Cepede, (...)
• 107 Sur ce tournant : Serge Berstein, Pierre Milza (dir.), L’année 1947, Paris, Presses de Sciences Po, (...)
• 108 Un certain nombre d’affiches socialistes illustrent d’ailleurs ces accusations : Philippe Buton, La (...)
• 109 Philippe Buton, « La SFIO vue par le Parti communiste. Partenaires et adversaires », dans Serge Ber (...)

32Malgré un rapprochement à la fin de la guerre et immédiatement après la fin du conflit, l’année 1947 voit les relations entre socialistes et communistes se dégrader rapidement106. Leur rupture est consommée au début de l’année 1948107. En plus des critiques anciennes sur la démocratie ou le socialisme qui refont surface, le contexte international joue désormais à plein. Pour les socialistes, c’est la nature de l’Union soviétique et ses ambitions géopolitiques qui sont fortement présentes dans leur dénonciation du PC108. De leur côté, c’est le ralliement des socialistes au bloc atlantique que fustigent, maintenant, les communistes109. Dans le cadre d’une nouvelle séquence chronologique marquée par des enjeux politiques nationaux et internationaux nouveaux, la dénonciation de la trahison ne prend plus nécessairement les mêmes atours. Instrument politique conditionné par un contexte spécifique, sa mobilisation doit en plus être envisagée en fonction de sa capacité d’évocation. Ce qui parle aux socialistes et aux communistes de l’après-guerre n’est pas exactement ce qui parlait à ceux qui les ont précédés : la trahison est bien un instrument au service d’enjeux politiques qui varient mais qui puise néanmoins à un fond commun toujours remobilisé.

• 110 Jacques Girault (dir.), Les héritages du Congrès de Tours (1920-1990), Le Mans, les Carrefours de l (...)
• 111 Marc Sadoun, « Les socialistes : des faux frères qui mènent double jeu », dans Jean-Pierre Azema, A (...)
• 112 Annie Kriegel, « Les communistes français… », art. cit., p. 105-107 ; Michel Dreyfus, PCF. Crises e (...)

33Ce travail l’a montré : la trahison doit être appréhendée comme un vecteur de construction et d’identification qui relie socialistes et communistes. Si Jacques Girault parle de « l’histoire parallèle des deux rameaux sectionnés en 1920110 », il est nécessaire de penser ces deux branches comme entrelacées, voire comme soumises à une anastomose sur une partie de leur surface – ne serait-ce que parce que la trahison s’inscrit dans ces « rapports de force […] où chaque acteur ne concède jamais à l’autre que sa propre image inversée111 ». Néanmoins, la trahison n’occupe pas la même fonction dans les deux formations, car elle ne vient pas faire écho, par ailleurs, aux mêmes caractéristiques politiques. En particulier, les spécificités de l’appréhension communiste du parti, de la société et du monde favorisent grandement l’émergence de la figure du traître – qui peut revêtir des attributs variés – ainsi qu’une attention particulière à son identification et sa répression, ce qui n’a pas son équivalent dans la SFIO112.

• 113 Un exemple parmi d’autres, cette manifestation pacifiste organisée conjointement, entre autres, par (...)

34En faisant varier les focales, l’approche des relations interpartisanes et des définitions identitaires par l’angle de la trahison gagne en complexité. Ainsi, à l’intérieur des partis, les échelons inférieurs ne sont pas exactement le décalque des propos tenus au sommet. Les situations locales, les personnalités qui y agissent, les champs d’expérience partagés et les interactions qui s’y inscrivent peuvent venir approfondir ou, au contraire, nuancer la place occupée par la trahison113. Le sentiment unitaire peut perdurer, et perdurera d’ailleurs longtemps. Il en va de même des individualités : chez les socialistes par exemple, si certains font montre d’un anticommunisme farouche, comme le secrétaire générale Paul Faure, d’autres veillent à ne pas franchir le Rubicon d’une rupture irréversible – Léon Blum, pour ne citer qu’une figure de proue, est sur cette ligne. Enfin, la trahison entendue comme élément identitaire individuel favorise davantage de fluidité par rapport à la chronologie : diffusion, appropriation, restitution ne se font ni d’un bloc, ni d’un coup, et ce pour chaque militant dans lequel elle infuse. Cette invitation au prolongement témoigne à nouveau de la complexité, mais aussi de l’intérêt, de l’histoire sociale et culturelle du politique.