1Le contexte de travail et de vie a été fortement marqué ces dernières années par de profondes modifications des cadres de travail : la mise en œuvre du télétravail a modifié notre rapport à l’espace, et aux temps de travail ; la multiplication des nouvelles formes d’organisation managériale dans les entreprises a modifié les collectifs de travail ; la promotion de l’auto-entreprenariat s’est traduite par un cumul d’activités complexifiant le rapport au travail entre d’un côté le travail « alimentaire » et de l’autre « les métiers passions » ; le développement rapide de l’IA a rendu possible l’utilisation de compétences expertes en supprimant les emplois qui les détenaient (traducteurs, infographistes, mais aussi recruteurs), etc. Face à ces changements rapides de la prescription, les salariés essaient de maintenir leur activité, d’en percevoir le sens, et de tenir cohérent un système d’injonctions organisationnelles et de moyens de travail parfois contradictoires avec leur éthique de travail, leurs valeurs ou leur engagement.
2La prescription peut contribuer à la cohérence de l’activité, si elle est conçue dans cette perspective (Yeoman, 2014). La situation de travail peut alors devenir capacitante, si elle soutient le développement de l’activité (Arnoud et al., 2022). Mais c’est dans l’activité quotidienne de travail que le travail de cohérence et donc de construction de sens est éprouvé par les salariés. Nous proposons donc dans cet article d’examiner les différentes approches du sens du travail pour les comprendre dans l’activité. Nous pensons qu’il est possible par l’analyse du travail de rendre visible ce travail de cohérence qui soutient le sens. Le travail d’analyse cherche ainsi à comprendre les liens entre trois pôles du sens dans l’activité : l’engagement du corps-vivant dans l’action à travers sa sensibilité, l’interprétation de l’environnement et les valeurs engagées dans l’action à travers la signification de l’activité et enfin la finalité de l’activité à travers la direction donnée par l’opérateur à celle-ci (l’activité dirigée, adressée). Lorsque l’analyse du travail examine les liens entre ces trois pôles et les déterminants socio-organisationnels qui les cadrent, il est alors possible d’accompagner par l’intervention ergonomique la re-prescription, de lui donner du sens, celui de l’activité.
3Après avoir introduit les différentes « crises de sens » et leurs conséquences sur la santé, nous présentons en deuxième partie différentes approches du sens du travail, et comment celles-ci s’articulent avec les approches de l’activité. Nous proposerons un cadre d’analyse du sens de l’activité en troisième partie. La quatrième partie propose de mettre à l’épreuve du réel ce cadre d’analyse à travers un exemple de recherche-action, où il a été utilisé, pour conclure sur son usage pour l’accompagnement d’un cadre de travail qui fait sens, c’est-à-dire qui soutient la cohérence des activités.
4Le nombre d’emplois vacants depuis la crise sanitaire, de changements d’orientations professionnelles et de bilans de compétences témoigne de l’importance de retrouver du sens à son travail, plus que de trouver un emploi (RH Partners, 2021). « Le sens du travail se présente pour chaque salarié, sous la forme d’une auto-interrogation : mon travail est-il un travail digne de ce nom ? » (Favereau, cité par Conrath & Ouazzani, 2022) Cet auto-questionnement nous interroge sur ce que pourraient être les caractéristiques d’un travail « digne » : assurant un revenu, au contenu intéressant, créateur de relations avec les autres. À travers la crise de sens du travail se posent les questions du rapport à soi et aux autres, son engagement dans le travail, son appartenance à un métier et à une entreprise, l’accomplissement par le travail, le sentiment d’être utile, de s’épanouir par l’activité de travail, tout en préservant un ou des équilibres entre vie professionnelle et vie personnelle.
5Les crises de sens dans le travail émergent dans un contexte où des évolutions notables dans les modes de prescription sont constatées : mise en place du télétravail (Stéphan, Bobillier Chaumon, & Gaudart, 2022), développement des espaces de travail partagé et des outils technologiques nécessaires à ces évolutions ; changements d’organisation hiérarchique avec des initiatives d’entreprises libérées ; ou encore prise en compte des enjeux écologiques dans les pratiques de travail (Tran et al., 2023). Tous ces changements produisent des éclatements spatiaux, temporels de l’activité et renforçant les interrogations sur le sens du travail, comme le souligne Sznelwar, (2020, p. 10) : « Les scénarios de production seront-ils propices au développement professionnel, c’est-à-dire basés sur des connaissances, des pratiques, des traditions respectant l’utilité sociale et un travail de qualité permettant la construction de sens et un engagement prometteur aux sujets et aux groupes professionnels ? »
6Les questionnements des opérateurs sur le sens de leur travail ne sont pas nouveaux. En effet, on peut les observer depuis plusieurs années chez chaque salarié, dont le travail a laissé des traces durables ou non sur sa santé. Morin (2008), dans son étude sur le bien-être psychologique chez les cadres et les infirmières, a montré que ceux qui trouvent dans leur situation de travail de la « reconnaissance » et du « sens du travail » sont ceux qui se sentent en meilleure santé psychologique. Coutrot et Perez (2022) ont également repris les données des enquêtes Sumer pré-Covid et constaté que le sens du travail repose sur trois dimensions : le sentiment d’utilité, la cohérence éthique et les possibilités de développer et d’apprendre des choses nouvelles. Celles-ci influencent positivement la santé au travail et réduisent l’absentéisme ou les démissions. Du point de vue des effets du travail sur la santé physique, les troubles musculo-squelettiques peuvent être vus comme la manifestation d’une crise de sens (Derriennic, Pezé, & Davezies, 1997 ; Bourgeois & Hubault, 2005). Ils s’expliquent certes par une exposition à des facteurs de risques biomécaniques, mais aussi par une exposition à des facteurs de risques dits psychosociaux en lien avec le sens du travail. Clot (2015) montre que les gestes empêchés, retirés (car jugés non productifs par la hiérarchie) sont tout autant pourvoyeurs de TMS que les gestes réalisés. On retrouve les mêmes constats pour expliquer à la fois le bore-out et le burn-out, pathologies caractéristiques de la crise de sens au travail (Maslach, Schaufel, & Leiter, 2001).
7La psychologie existentielle (Frankl, 1959, cité par Bernaud et al., 2019) étudie depuis longtemps les liens entre sens de la vie et sens du travail et les effets d’un sentiment d’une « vie pleine de sens » sur la santé mentale. Ces travaux mettent en évidence l’importance pour l’individu de s’engager dans une activité où il pourra faire preuve de créativité, pourra vivre des rencontres via notamment les relations de travail mais aussi ajuster sa situation face aux bouleversements inévitables. Le travail est donc une opportunité de donner du sens à notre existence : c’est la « valeur existentielle du travail », position défendue en ergonomie notamment par Cazamian (Heddad & Morais, 2022).
8Les sources de sens du travail évoluent en même temps que la société. On peut donc observer des différences entre les générations et les individus et tout au long du parcours professionnel (Rosso, Dekas, & Wrzesniewski, 2010 ; Morin, 2008). Les sources de sens pour chacun favorisent un sentiment subjectif de « travail plein de sens », appelé « travail signifiant » (Arnoux-Nicolas et al., 2017). Ces chercheurs expliquent qu’un travail signifiant – c’est-à-dire qui contribue au sentiment d’avoir une vie pleine de sens – repose sur la perception, par celui qui le réalise, de l’importance de son travail (enrichissant, incluant des sources d’apprentissage et de satisfaction), de la compréhension de l’utilité de son travail, de la direction de son travail (buts poursuivis, responsabilités) et enfin de la finalité de son travail.
9Enfin, le sens du travail repose sur la perception de cohérence, c’est-à-dire une comparaison subjective entre la situation réelle actuelle vécue par le sujet et ce que l’individu souhaite y trouver (Morin, 2010). La proposition en psychologie du travail et des organisations de Hackmann (1980) place les sources de sens du travail dans les caractéristiques de la tâche. Pour ces auteurs, une tâche qui mobilise une variété de compétences, à laquelle il est possible de s’identifier et dont on comprend l’utilité (signification) favorise le sens du travail. Il est ainsi possible de travailler sur les conditions favorables au sens du travail dès la conception de la prescription. Nous reviendrons sur les liens entre sens du travail ressenti et sens en situations de travail, replacés dans un système de déterminants socio-organisationnels dans la section 2. Les approches que nous venons d’aborder se positionnent par rapport à un ressenti global vis-à-vis du travail, et ne questionnent pas assez spécifiquement l’activité. La méthode de recueil de données sur le sens s’appuie en effet sur des questionnaires dont les questions ne peuvent aborder que le sens du travail ressenti, éprouvé par les salariés, et non son lien avec l’activité réelle ou empêchée.
10On observe aussi des crises de sens du travail chez les salariés dont la situation de travail est amenée à évoluer par la mise en œuvre de « projets », où l’introduction de « changements » est loin de la prise en compte de leur travail réel. Que ce soient des restructurations, organisationnelles ou techniques, des projets d’amélioration continue ou non, toute modification de la situation existante génère chez les salariés un ensemble de questionnements pouvant expliquer parfois les réticences à accepter, les difficultés à se projeter et le sentiment de « faire avec » la nouvelle situation de travail (Bobillier Chaumon, 2023). Ces changements viennent interroger le travail passé et ce qu’il restera de ce travail « après le changement » (Bobillier Chaumon, 2021). Lorsque les salariés s’engagent dans les démarches de conception participative, ils cherchent à préserver ce qui leur tient à cœur dans leur métier et à maintenir ce qui leur paraît essentiel dans leur situation de travail (Cippelletti et al., 2023 ; Karsenty, 2012). L’introduction des technologies émergentes n’échappe pas à provoquer ces questionnements sur le sens du travail. L’enjeu est donc de soutenir les possibilités de développement de l’activité et d’accomplissement des individus (Bobillier Chaumon, 2021). Ainsi, dans un contexte de prescription changeante, où le rapport au travail est sans arrêt remis en cause, notamment avec la multiplication des technologies émergentes, il apparaît indispensable de comprendre comment le sens du travail peut être pris en compte par l’analyse de l’activité pour accompagner la mise en œuvre de conditions favorables au travail décent et soutenable (Gollac, Guyot, & Volkoff, 2008).
11Nous exposerons dans cette partie comment le sens du travail prend place dans l’activité. Puis nous décrirons les sources de sens du travail dans le contexte socio-organisationnel où l’activité se déroule.
12Cette partie cherche à replacer le « sens du travail » dans l’activité à travers une mise en liens de plusieurs approches théoriques.
13La première proposition considère que le « sens » fait référence à la sensibilité au milieu dans lequel l’humain évolue. Tout d’abord, les organes sensoriels permettent l’accès au monde et sont donc « les instruments sensibles de l’Humain au travail » (Hubault, 2001). L’analyse des sens impliqués dans une activité de travail permet de saisir d’une part l’engagement du corps de l’opérateur dans la situation et d’autre part les conditions du milieu qui génèrent ou entravent cet engagement. « La manière dont les fonctions physiologiques sont sollicitées au profit de la mise en scène du sens » révèle l’agir au travail (Sznelwar & Hubault, 2015). L’engagement de l’opérateur dans l’activité permet donc d’accéder à ce qui est fait ou ce qui n’est pas fait dans l’activité quotidienne pour se construire / se développer en tant que sujet de son activité. Dejours (2001) développe un modèle à deux corps : un premier considéré par les prescripteurs comme une « simple force énergétique de travail », et un second habité par le sujet et dans lequel réside l’intelligence du travail, rudement mis à l’épreuve par la prescription. Ce second corps est pour l’auteur le creuset de l’habilité, façonnée par la confrontation répétée à la « résistance du monde réel », cette confrontation est d’ailleurs nécessaire pour développer la sensibilité du corps dans l’activité. « En devenant plus habile dans mon travail, je me transforme moi-même, je m’enrichis, peut-être même que je m’accomplis » (Dejours, 2001, p. 4). La répétition des actions du travail permet le développement de la sensibilité à travers la sélection des informations et leur interprétation régulière.
14En effet, dans un contexte donné à un moment précis dans l’espace et le temps, le travail s’organise autour du sens donné, « sensemaking », par les sujets (Weick, 2009). En agissant, le sujet, acteur, construit le réel, énacte le réel (Récopé et al., 2013 ; Varela, Bourgine, & Dumouchel, 1989). Plus l’environnement est complexe, changeant, plus il est nécessaire d’y mettre du sens pour organiser l’action individuellement ou collectivement. Donner du sens à un environnement complexe ou changeant nécessite une sélection d’indices et de signaux à privilégier, qu’il convient d’interpréter. « Évaluer la qualité d’un matériau du plat de la main, identifier à l’oreille un moteur défaillant, visualiser, dès l’incision, la déchirure d’un tendon, “sentir” l’angoisse du patient sont autant de situations de travail mobilisant des données perceptives, mais aussi, derrière l’information sensitive présente, toute l’histoire de notre corps, personnelle et professionnelle » (Grenier-Pezé, 2009, p. 17). Le sujet au travail est donc sensible à certains traits de la réalité qui l’entoure, sélectionne les informations saillantes parmi l’environnement complexe, les interprète et construit un répertoire de connaissances. Ainsi, la prise d’information sensorielle fait pleinement partie des sources de sens. Cependant, ce ne sont pas toutes les informations sensorielles qui sont pertinentes pour le travail, mais seulement celles qui « font sens » pour mener l’action ou gérer une situation qui s’éloigne du fonctionnement normal. On peut parler alors de « régulations sensorielles » (Grosjean & Bonneville, 2020).
15Ces interprétations de l’environnement peuvent être partagées au sein d’un groupe, et ce partage de normes confère également un sentiment d’appartenance au groupe, « construire du sens » est une activité à part entière, transmissible au sein d’un même collectif métier. En activité, le sujet devient « sensible à », ce qui est important pour lui et pour le collectif ou encore l’organisation (Schwartz & Echternacht, 2009). Cette sensibilité s’exprime pleinement par le corps agissant (Caroly, 2022) où les régularités des actes et celles des contextes dans lesquels ils sont manifestés à partir des verbalisations et ressentis a posteriori lors d’entretiens d’autoconfrontation permettent d’accéder à cette sensibilité de l’agir. C’est par sa sensibilité que le sujet a accès au monde, agit et met du sens à ses actions (Récopé, Fache, & Viard, 2011).
16Le sens du travail est ainsi un construit subjectif, qui s’éprouve dans les possibilités de développer dans l’activité ce qui compte vraiment pour le sujet, ce à quoi « il est sensible » (Tomás & Clot, 2019). Le sens du travail est ainsi le fruit de régulations réalisées par le sujet à partir de conflits/contradictions vécues dans l’activité de travail, mais aussi dans tout le système d’activités du sujet (Curie et al., 1990), car l’activité de l’opérateur s’inscrit dans une pluralité de milieux de vie dont le travail fait partie. L’imbrication des sphères de vie polarise la sensibilité, l’engagement du corps vers ce qui est important pour le sujet, il oriente l’interprétation des signaux de l’environnement, met en évidence l’importance de certains gestes par rapport à d’autres au regard des valeurs de celui qui agit, ainsi sensibilité et signification (la deuxième définition du mot « sens ») sont imbriquées dans l’activité.
17Sensibilité au monde et signification sont deux composantes liées dans l’activité, le travail est donc la résultante de prises d’informations sensorielles sélectionnées dans l’environnement complexe de travail, qui ont été sélectionnées parce qu’elles sont nécessaires et pertinentes pour réaliser l’activité. Ces informations sont interprétées, et mises en lien dans le système de référence de l’activité considérée, dont on peut observer le résultat à travers les gestuelles de travail. Quelle que soit la méthode mobilisée, l’analyse de l’activité permet un accès à la signification de l’activité, révèle l’importance du geste réalisé ou au contraire non réalisé, mais aussi les raisons derrière ces gestes professionnels et leur importance pour le sujet qui les réalise. Ces raisons sont bien souvent liées au troisième pôle : la direction. Les activités qui signifient quelque chose pour l’opérateur dans l’activité sont significatives en rapport à la direction qu’on lui donne.
18Le « sens du travail » réfère ainsi aussi à la direction prise par une activité. Clot, (2006) propose trois directions à l’activité : soi, autrui et les objets. En effet, toute activité est un engagement personnel dans le travail, où il sera plus ou moins possible de s’exprimer en tant que sujet dans un contexte de règles et d’instruments, c’est la première direction. « L’activité est dirigée par la conduite du sujet, au travers de l’objet de la tâche vers les autres » (Clot, 2006, p. 91). La deuxième direction concerne donc les objectifs de la tâche et les moyens mis à disposition du sujet pour atteindre l’objet du travail. Enfin, la troisième direction concerne les autres, l’activité du sujet fait écho à celle des autres. « L’activité dirigée » est pour Clot (2006) la plus petite unité d’analyse où peuvent s’exprimer des contradictions entre les différentes directions, mais aussi des possibilités de développement. Dans notre approche de l’analyse du sens du travail dans l’activité, nous proposons d’étudier les cohérences et incohérences parmi cette triade de directions ramenées dans le système d’instruments et de règles où l’activité se déroule (Engeström, 1999).
19Coutrot et Perez (2022) utilisent une série de questions de l’enquête Conditions de travail pour mesurer trois dimensions constitutives du sens de l’activité de travail (l’utilité sociale, la cohérence éthique et la capacité d’agir). Ils constatent que « les professions qui trouvent le plus de sens à leur travail présentent la particularité, quel que soit leur niveau de qualification, d’être en relation avec le public ou les clients ». La première condition d’un travail qui fait sens concerne ainsi la direction du travail et l’impact concret qu’a l’opérateur sur le monde et les autres. D’après Coutrot et Perez (2022), le travailleur éprouve le sentiment que son travail a du sens, s’il ressent un « jugement d’utilité » (Gernet & Dejours, 2009) quand il voit que le produit concret de son travail permet de satisfaire les besoins de ceux à qui il l’adresse.
20Mais ce « jugement d’utilité » ne suffit pas si le travail concret occasionne des « effets secondaires indésirables ». C’est ainsi que la cohérence éthique intervient comme deuxième dimension de la construction du sens de l’activité de travail. En effet, dans certaines situations, la satisfaction des besoins de clients ou d’usagers a lieu au détriment de normes professionnelles : les salariés sont alors empêchés de ressentir le sentiment du « travail bien fait », le « jugement de beauté », la reconnaissance de la qualité du travail (Gernet & Dejours, 2009). La logique du travail abstrait (la prescription parfois) peut ainsi porter préjudice à des tiers ou à la nature : la logique du vivant (Cazamian, Hubault, & Noulin, 1996) créant un sentiment de discordance dans l’activité. De même, des tensions peuvent être ressenties entre les trois directions de l’activité telles que proposées par Clot (2006) : atteindre les objectifs au détriment de soi-même, rester soi au détriment des autres, ou encore dépersonnaliser les autres pour rester soi-même en vue d’atteindre les objectifs, comme dans les manifestations du burn-out (Maslach, Schaufel, & Leiter, 2001).
21Enfin, la troisième dimension proposée par Coutrot et Perez (2022) rejoint la conception du sens du travail par la clinique de l’activité ou celle d’une activité capacitante : un travail qui a du sens permet le développement, l’épanouissement. C’est une des caractéristiques du travail pourvoyeur de sens proposé par Isaksen en 2000 dans son étude auprès d’ouvriers. Isaksen (2000) décrit le sens du travail comme la perception d’un état de satisfaction engendré par un sentiment de cohérence entre l’individu et le travail qu’il effectue. Il recherche la cohérence perçue dans les gestes professionnels réalisés. Dans cette perspective, le sens du travail serait tributaire de la cohérence entre les attentes, les valeurs d’un travailleur et les gestes professionnels qu’il effectue quotidiennement dans son milieu de travail (Clot, 2001). La cohérence permet d’aborder le sens comme une perception d’équilibre, parfois temporaire entre les ressources issues de l’activité et les contraintes s’y trouvant (Bakker & Demerouti, 2017).
22Ces conditions proposées par Coutrot et Perez (2022) rejoignent aussi celles développées par Morin (2008) où le sens du travail est vu comme un équilibre perçu entre ce que l’individu cherche dans le travail et ce qu’il y trouve. On peut alors définir des caractéristiques favorables au sens du travail en lien avec la direction du travail : « l’utilité du travail », « les relations de travail », la « reconnaissance au travail » ; et d’autres en lien avec la signification du travail : la « rectitude morale », « les occasions d’apprendre et de se développer ». Enfin, la possibilité de développer et maintenir sa sensibilité au travail repose sur « l’autonomie au travail », qui permet d’assumer des responsabilités, d’exercer son jugement pour résoudre des problèmes, de prendre des décisions, et de travailler efficacement.
23Si certaines caractéristiques du travail sont favorables à la perception du sens du travail et si les sources de sens du travail sont énactées, alors on peut analyser dans le travail des activités porteuses de sens et des activités discordantes, c’est-à-dire où le sujet ne trouve pas dans la situation de travail ce qui est nécessaire, ce qui compte pour atteindre la direction à laquelle il est sensible.
24De ce cadrage théorique pluridisciplinaire, nous retenons qu’il est possible d’analyser les sources et les conditions du sens du travail, tant du côté de la tâche que du côté de l’action, par la recherche de ce qui est ou n’est pas « cohérent » dans l’activité. On peut alors tourner l’analyse vers la cohérence vis-à-vis de la possibilité ou non d’exprimer dans la situation sa sensibilité, cohérence vis-à-vis de la signification de l’activité, par exemple parmi les sphères d’activité, ou encore cohérence vis-à-vis de la direction de l’action. On pourrait donc parler « des » sens du travail, puisque les sources sont multiples et que ces sens évoluent tout comme l’environnement de travail évolue ou se complexifie. L’expérience de cohérence peut ainsi être un indice du bon « couplage Homme-Tâche » (Leplat & Cuny, 1977). Modifier la tâche, la faire évoluer est pour les salariés une occasion d’éprouver les sens de l’activité.
25L’objectif de cet article est de proposer un cadre d’analyse des sens de l’activité et des caractéristiques socio-organisationnelles favorables à son développement. Le modèle explicatif suivant vise à articuler les trois pôles du sens de l’activité : « la sensibilité » comme la possibilité d’une mise en œuvre de ses capacités sensorielles et de son corps dans l’activité ; « la signification » comme la possibilité de maintenir les activités essentielles, d’exprimer pleinement les gestes de métier dans le respect de sa propre éthique du travail et enfin « la direction » comme la possibilité de diriger son activité vers soi, le collectif et les destinataires de l’action.
26Si le sens de l’activité de travail repose sur trois composantes que nous avons définies précédemment : Utilité, Satisfaction & Apprentissage et enfin Cohérence éthique (Coutrot et Perrez, 2022), et que l’activité est le résultat d’une résolution temporaire de tensions entre différents pôles qui la composent, nous proposons alors de placer les sens de l’activité au sein d’un système de trois pôles en interaction : la sensibilité à, la signification et la direction (Figure 1).
Figure 1 : Les trois pôles du sens de l’activité.
Figure 1: The 3 poles of activity meaning
27L’opérateur est sensible à ce qu’il a appris, ce qu’il comprend de la situation, ce qu’il peut réellement faire dans le monde réel qui est celui de l’activité. Dans l’activité, il a la possibilité d’exprimer ses gestes professionnels, de faire un plein usage de son corps et d’en tirer satisfaction. Cette sensibilité s’affine par rapport à l’importance que l’opérateur accorde à certains gestes, et ce qu’il perçoit comme significatif pour sa réalisation. De plus, sa sensibilité est guidée par le soin qu’il souhaite accorder à son travail, par ce qui a été construit et transmis par le collectif de travail, dans un contexte de règles de métiers et de règles organisationnelles, la sensibilité dans l’activité est fonction de la finalité de son action : pour un usage de soi par soi, pour un usage de soi par et pour les autres (Schwartz & Echternacht, 2009). La sensibilité à est en interaction avec la signification et la direction de l’activité, déployer sa sensibilité pour ce qui est important (significatif) permet l’accomplissement et déployer sa sensibilité dans une ou des directions supporte l’utilité.
28L’activité de travail est signifiante pour l’opérateur, elle engage son corps, sa sensibilité en fonction de ce qu’il a compris du monde réel et de la possibilité de mettre en œuvre ses compétences, ses savoir-faire, d’y exprimer ses gestes professionnels, de les développer, d’avoir des occasions d’apprentissage. Les activités « significatives » sont fonction de l’importance que l’opérateur accorde à son travail : la valeur qu’a le travail dans ses sphères de vie, et d’un accord entre les résultats de son travail et son éthique professionnelle. La signification de son travail est liée à l’utilité qu’il en perçoit et à « la beauté » qu’il souhaite lui donner. La signification de l’activité est ainsi en interaction avec la sensibilité à et la direction de l’activité, de ses possibilités de déploiement dépend le déploiement de l’éthique professionnelle du sujet en activité.
29Enfin, la direction du travail, sa finalité, concrétisée par le résultat de l’activité, résultat plus ou moins concret et matériel, est dépendant de la mobilisation du corps de l’opérateur sous toutes ses dimensions, de l’expression de ses gestes professionnels et des règles de métier. C’est par l’engagement de sa sensibilité que l’opérateur dirige l’activité vers un ou plusieurs buts à la fois personnels, et organisationnels (ceux de la tâche). La direction donnée à l’activité est ensuite comprise, interprétée par l’opérateur, celui-ci lui donne une signification qui prendra plus ou moins d’importance en fonction des valeurs que celui-ci accorde à son activité et de ce que son environnement de travail va à son tour valoriser. La direction de l’activité est elle aussi à son tour en interaction avec la sensibilité à et la signification.
30Pour conclure, analyser le sens de l’activité repose sur la compréhension de la nature des trois pôles du sens de l’activité et de leurs interactions, mais aussi sur les régulations mises en œuvre par l’opérateur dans l’activité pour maintenir la cohérence entre ces trois pôles, qui peut être plus ou moins en décalage avec l’activité idéale souhaitée. Pour cela, il est important de caractériser les déterminants sociaux organisationnels qui jouent un rôle dans les possibilités de construire des sens dans l’activité.
31Maintenir la cohérence entre les trois pôles du sens de l’activité ou gérer les tensions entre ces trois pôles n’est possible que lorsque le cadre socio-organisationnel est soutenant, c’est-à-dire favorable au déploiement de l’activité. Ceci repose sur la présence dans la ou les prescriptions de caractéristiques favorables au sens du travail. Les travaux précédemment cités ont mis en évidence qu’il est possible de construire du sens dans son travail, de l’éprouver, lorsque la tâche est conçue dans cette perspective (Yeoman, 2014).
32Parmi les caractéristiques organisationnelles propices à la perception de l’utilité de l’activité, il a été mis en évidence la « relation avec les destinataires de l’activité » (Coutrot & Perez, 2022), et un « retour sur les résultats de son travail » : le feed-back ou la reconnaissance (Hackman, 1980 ; Loriol, 2006). Les relations de travail avec les destinataires, les collègues de travail ou encore la hiérarchie ont été révélées par Morin (2008) comme favorables au sentiment de « sens du travail ». Il existe aussi « les valeurs affichées » par l’entreprise, mais aussi celles « réellement mises en œuvre par l’encadrement » (Morin & Cherré, 1999). Enfin, assez classiquement portés par les modèles de l’activité, le conflit ou la cohérence éthique prennent leur origine dans l’écart entre la tâche reflet des règles et l’activité réelle. Ainsi, toute forme de prescription comporte en germe un antécédent à la cohérence ou au conflit éthique. Situer ce conflit dans l’activité permet de déceler pourquoi, dans une situation de travail, un salarié peut ressentir simultanément conflit et cohérence éthique, en fonction des sous-activités qui composent son action.
33Le développement de l’activité, l’accomplissement de la sensibilité du travail reposent sur la possibilité des opérateurs de se saisir de marges de manœuvre situationnelles (Coutarel et al., 2015) prévues ou non par la prescription. L’autonomie laissée aux salariés est donc une occasion de rendre les tensions entre les trois pôles du sens de l’activité cohérentes. Il apparaît aussi que l’opportunité des démarches de gestion prévisionnelle des emplois et des compétences (GPEC) et l’organisation de la formation tout au long de la vie (FTLV) comme leviers permettent d’institutionnaliser les occasions d’apprentissage dans les organisations. Enfin, bien que les études citées précédemment ne mentionnent pas l’impact du matériel, des moyens concrets mis à disposition des opérateurs sur le sens de l’activité, nos travaux sur l’introduction de technologies émergentes (Cippelletti et al., 2023 ; Fournier et al., 2022) rejoignent les travaux de Karsenty (2012) et les dimensions de l’acceptabilité située (Bobillier-Chaumon, 2023), qui montrent que les moyens de travail peuvent nuire au développement de l’activité ou entraver les occasions de la développer et d’en tirer satisfaction (Baudin, 2017) même si dans certains cas, les technologies émergentes développent l’activité. Ce constat sur les impacts des moyens de travail sur le déploiement de l’activité est aussi partagé dans d’autres travaux sur la santé des artistes du spectacle vivant (Landry & Laneyrie, 2023 ; Landry, Hilaire, & Laneyrie, sous presse) où les moyens concrets offerts par les programmateurs de spectacle ne permettent pas toujours aux artistes de procurer un moment d’évasion au public, générant alors un sentiment d’incohérence entre la direction souhaitée et les possibilités de déployer son activité pour atteindre cette direction.
34Ainsi, dans certaines conditions socio-organisationnelles : autonomie dans la répartition du travail, relations de travail constructives, vitalité du collectif de travail, proximité avec les destinataires du travail, retour sur les résultats, reconnaissance des résultats, participation aux décisions et aux changements, perspectives professionnelles claires, équilibre des sphères de vie, valeurs de l’entreprise cohérente avec l’éthique professionnelle, matériels et moyens adaptés (Figure 2), l’opérateur peut construire du sens, c’est-à-dire éprouver un sentiment de cohérence dans la situation de travail réelle, c’est-à-dire l’activité (Coutrot & Perez, 2022 ; Isaksen, 2000 ; Morin, 2008).
Figure 2 : Les pôles du sens de l’activité déterminés par les caractéristiques socio-organisationnelles des situations de travail et leur lien avec le sens du travail éprouvé par les opérateurs.
Figure 2: The poles of activity meaning determined by the socio-organizational characteristics of work situations and their links with the meaning of work perceived by the operators
35D’après nous, l’objet de l’analyse de l’activité est de comprendre les tensions entre les trois pôles du sens de l’activité, ainsi que les régulations mises en œuvre dans l’activité pour gérer les tensions et tenir une certaine cohérence entre les trois pôles du sens de l’activité dans les situations où les opérateurs perçoivent du sens à leur travail, ou un travail signifiant (cadran haut de la Figure 2). Le sens vécu, exprimé par les opérateurs, n’est pas l’objet direct de l’action ergonomique, mais plutôt visé par des modifications des situations de travail, c’est-à-dire par des actions au niveau des déterminants de l’activité. Notre approche de l’analyse des sens de l’activité se situe dans l’articulation des niveaux macro-méso-micro de l’activité (Garrigou et al., 2023). Favoriser le sens vécu passe par favoriser la cohérence des sens de l’activité en transformant les déterminants socio-organisationnels de l’activité. Cette proposition s’inscrit également dans l’approche de l’action de l’ergonome ou de l’intervenant en santé au travail pour prévenir les TMS (Bellemare et al., 2002 ; Bourgeois & Hubault, 2005 ; Buchmann & Landry, 2010) ou les RPS (risques psychosociaux) (Gollac, 2008).
36L’approche en ergonomie vise à modifier une situation de travail, afin d’en favoriser l’adaptation à l’humain qui y travaille (Dul et al., 2012), en ce sens, l’intervention ergonomique vise à remettre « dans le bon sens » la situation en quelque sorte. L’intervention vise à réduire les tensions et à construire un milieu de travail favorable à l’accomplissement des gestes professionnels dans un objectif de cohérence éthique et d’utilité à autrui.
37Les ergonomes peuvent alors analyser le travail de cohérence existant dans l’activité et accompagner son développement ou le favoriser dans la situation d’activité future. Pour illustrer cet accompagnement, nous allons nous appuyer sur un exemple de recherche-action (Cippelletti et al., 2023).
- 1 La demande porte sur la mise en place d’un « cobot » c’est-à-dire un robot qui sera en collaboratio (...)
38Lors d’une recherche-action financée par l’ANR, visant à formuler des recommandations pour concevoir un robot1 capable d’assister des opérateurs dans une tâche de contrôle et de manutention, la direction de l’entreprise engagée dans le projet ANR nous a demandé de diagnostiquer les activités pour lesquelles le cobot serait le plus adapté et pour lesquelles il contribuerait le plus à soutenir les salariés dans leurs tâches. La demande consistait à pouvoir alimenter des décisions de conception à propos des tâches qui devaient être déléguées au cobot pour diminuer les risques professionnels tout en améliorant la performance du travail. Il était donc nécessaire d’impliquer les opérateurs à cette définition, dans la mesure où certaines activités actuellement réalisées par les opérateurs allaient se transformer par l’assistance cobotique.
39Afin de répondre à cette demande d’accompagnement d’une nouvelle forme de prescription, ici un moyen de travail issu des technologies émergentes, nous avons mis en œuvre une démarche participative s’appuyant sur un diagnostic préalable (analyse de l’activité, Guérin et al., 1997, puis entretiens d’autoconfrontation, Clot & Faïta, 2000) et l’organisation de plusieurs séances de simulation des situations futures de travail autour d’une maquette à propos de scénario incluant ou non le collaborateur robot (Barcellini, 2020 ; Van Belleghem & Guerry, 2016). Alimentés par une analyse sur les pôles de l’activité, il est ainsi possible d’orienter les scénarios de simulation vers la prise d’informations sensorielles (visuelles et tactiles dans notre situation), la facilité d’accès à ces signaux et leur usage pour l’atteinte des objectifs (Grosjean & Bonneville, 2020).
40Dans la situation de travail existante, le travail de contrôle et de manutention se décompose en quatre postes spatialement et temporellement dépendants les uns des autres (Figure 3).
Figure 3 : Positionnement des quatre postes de contrôle, emballage, palette et cartons.
Figure 3: Positions of the 4 workstations: control, packing, pallet and box
41Au premier poste de contrôle qualité, l’opérateur récupère des brocs sérigraphiés qui arrivent à lui sur un convoyeur, il vérifie le décor avant de le faire passer au second poste par un convoyeur. Au second poste, l’opérateur effectue un deuxième contrôle rapide des décors avant de les mettre en carton et de les passer à un troisième opérateur. Au troisième poste, l’opérateur ferme le carton puis le positionne sur une palette. Un quatrième poste, un peu moins dépendant, vise à former les cartons nécessaires à l’emballage. C’est le seul poste où l’opérateur peut travailler à son rythme, c’est-à-dire prendre de l’avance en début de poste et ralentir au cours de la journée, il vient également en renfort des deuxième et troisième postes. L’organisation du travail permet une rotation entre les postes selon une organisation interne à l’équipe, mais il y a peu de rotation, chacun travaillant au poste où il est le plus à l’aise et où il se sent le plus en capacité de gérer les demandes de l’activité. En effet, du point de vue des trois pôles du sens du travail, ce que l’activité demande (Figure 4) est une forte sensibilité aux défauts, impliquant une attention soutenue et un engagement visuel important, ainsi que de nombreux gestes de manutention, rapides et précis.
Figure 4 : Caractéristiques des différents pôles du sens de l’activité.
Figure 4: Characteristics of the different poles of activity meaning
42La capacité à identifier des défauts dans les décors et à reconnaître des impressions dépend de la qualité attendue et d’un repérage suffisamment tôt, pour ne pas augmenter la charge de travail, ce qui nuirait aux relations entre collègues de travail. En effet, un défaut oublié amène les opérateurs à défaire la palette, réouvrir des cartons pour vérifier si des défauts n’ont pas été négligés dans les produits précédents et emballés. Comme défaire le travail qui a déjà été fait augmente considérablement la charge de travail, la détection de défauts n’est pas seulement tournée vers les clients, l’encadrement, mais aussi vers les collègues. L’activité est aussi dirigée vers les clients afin qu’ils reçoivent des produits de qualité, non endommagés dans le transport en montant une belle palette. Les opérateurs ont à cœur de donner une image de haute qualité de cette entreprise française vis-à-vis de clients souvent à l’autre bout du monde. L’activité est dirigée également vers les autres, par surveillance visuelle des postes amont et aval, afin d’apporter de l’entraide en cas de débordement. Enfin, l’activité est dirigée vers l’encadrement, qui vérifie la qualité du travail de contrôle. Diriger son activité vers les clients, l’encadrement ainsi que vers ses collègues est soutenu dans cette situation par les mêmes normes professionnelles et un même engagement du corps et des ressources sensorielles, il y a une forme de cohérence dans la situation. La situation de travail analysée ici collectivement fait sens pour les opérateurs.
Figure 5 : Comparaison entre les deux groupes d’opérateurs des tensions vécues entre les trois pôles du sens de l’activité.
Figure 5: Comparison between the two groups of operators in terms of perceived tensions between the 3 poles of activity meaning
43À l’occasion de l’accompagnement du projet de modernisation, nous avons pu constater que les opérateurs de cette situation de travail n’envisageaient pas de manière identique les activités qui pourraient être déléguées au cobot. Certains opérateurs souhaitaient déléguer toutes les activités plutôt physiques au cobot (fermer le carton, faire la palette), alors que d’autres souhaitaient déléguer les activités plutôt cognitives (contrôler les défauts). Les opérateurs sont donc prêts à répartir une partie de leurs activités au robot, celles concernant le pôle « sensibilité à ». Dans tous les cas, les tâches étant perçues comme les plus demandeuses en termes de charge étaient celles pour lesquelles le robot était perçu comme le plus utile en termes d’assistance. Mais nous avons constaté que les tensions entre les différents pôles différaient entre les opérateurs (Figure 5).
44Pour certains opérateurs, la peur d’envoyer aux clients des brocs mal sérigraphiés, c’est-à-dire de ne pas respecter la qualité du produit, est au cœur de leur activité, c’est cette activité qui constitue une charge du travail bien plus que l’engagement physique au travail. La charge physique est en effet perçue comme agréable et comme une possibilité de se maintenir en bonne santé y compris en dehors du travail (ici la cohérence de l’engagement physique est imbriquée avec d’autres sphères de vie, notamment la sphère personnelle). De plus, d’après eux, laisser passer un défaut a non seulement une conséquence sur l’utilité du travail de contrôle, c’est-à-dire les clients, mais aussi comme conséquence une augmentation de la charge de travail des collègues du collectif engendrant des tensions dans le collectif, alors que l’entraide est une ressource pour l’activité. Pour d’autres opérateurs, les gestes et postures engagés pour toute autre activité que le contrôle sont perçus comme répétitifs et monotones, engendrant des douleurs qui vont empiéter sur leur vie personnelle. L’intérêt de leur travail repose sur la responsabilité qui leur est confiée à travers la détection de défauts dans les décors. Au sein du collectif, les tâches sont réparties assez équitablement entre ceux qui ne veulent pas effectuer le contrôle qualité, en maintenant un engagement physique au travail, et ceux qui ne veulent pas de la répétitivité et de la monotonie du travail, et assurer la surveillance des défauts. Il apparaît que la première catégorie d’opérateurs est constituée plutôt de salariés en inaptitudes professionnelles, usés pour certains par un burn-out dans un métier précédent, pour eux la possibilité de commettre une erreur dans le travail est alors particulièrement redoutée. La deuxième catégorie d’opérateurs a moins de 30 ans, exprimant clairement s’être retrouvés par hasard à ce poste, dans un métier qu’ils n’aiment pas et qui est « juste alimentaire ». Chacun des groupes a construit un vécu de cohérence dans la situation de travail et mis en œuvre des moyens de réguler les tensions entre les différents pôles de l’activité. Il est à noter que le collectif de travail s’est organisé pour que les préférences de chacun puissent s’exprimer, et le projet d’introduction d’un cobot risque alors de perturber cet équilibre établi. Enfin, dans ce collectif, il y a une grande attention apportée au travail des autres et de nombreuses activités de régulations mises en œuvre pour qu’un collègue ne se retrouve pas débordé (surcharge physique principalement) dans ces postes très dépendants les uns des autres (entraide ou stockage tampon).
45Cette situation illustre bien qu’un moyen de travail peut venir perturber une situation de travail qui a trouvé sa cohérence dans le contexte socio-organisationnel existant. On peut tout à fait retrouver ce type de résultats dans d’autres exemples de situations en mutation technologique où l’introduction d’un outil va générer des troubles de santé alors qu’il est introduit pour favoriser la santé au travail. L’approche par le sens permet de montrer que l’introduction d’un cobot qui doit soit aider au contrôle, soit aider à la manutention peut appauvrir le contenu de l’activité d’une partie des opérateurs du collectif concerné. S’essayer en simulation à vouloir trouver un consensus entre les opérateurs pour qu’ils s’accordent collectivement sur les tâches où le cobot serait plus pertinent peut mettre à mal la vitalité du collectif, certains opérateurs pouvant se sentir incompris par les autres. Mais dans la situation étudiée, la forte dépendance des postes, qui ne serait pas améliorée dans la situation future, a permis de maintenir la cohérence du collectif. En effet, les simulations du travail futur ont permis de faire émerger le questionnement suivant : le cobot sera-t-il capable de tenir compte du rythme de travail des postes amont et aval ? S’il est introduit en situation future dans les premiers postes sur la chaîne, le cobot ne peut pas tenir compte des situations de débordements des postes suivant ou précédent, même doté d’un programme suffisamment intelligent pour percevoir en situation l’état des postes lui succédant. Il ne peut pas, contrairement aux opérateurs humains, adapter son rythme, réaliser un stockage tampon pour réguler la charge de travail. Les limites techniques du cobot ne peuvent pas non plus le positionner sur la tâche de contrôle visuel, la sensibilité des opérateurs aux défauts les dote de compétences et savoir-faire uniques. Le seul endroit où le cobot peut aider tout en respectant l’entraide est le dernier poste, le poste de montage de la palette, notamment pour aider l’opérateur dans les niveaux de cartons les plus bas et les plus hauts, les plus durs physiquement, le libérant ainsi pour apporter de l’aide au poste d’emballage souvent en situation de débordement.
46Ainsi, en tenant compte de l’importance des activités d’entraide dans la situation, de l’absence de consensus collectifs sur les sens de l’activité, hormis autour de l’entraide, l’accompagnement de l’introduction d’un cobot a permis aux opérateurs d’éprouver les sens de leur travail, de le mettre en débat à l’occasion des simulations et de le renforcer autour de l’entraide et de l’utilité de leur travail pour l’entreprise et les clients. L’essentiel de l’activité du collectif est ici tourné vers les collègues de travail, comme régulation de la forte charge physique (manutention), et aussi de la monotonie et des relations temporellement dépendantes (voir Cippelletti et al., 2023 pour le détail).
47L’objet de cet article est de proposer un cadre d’analyse de l’activité centrée sur les pôles du sens de l’activité, afin de diagnostiquer ou d’anticiper les effets d’un changement de prescription et notamment les effets des implantations de technologies émergentes en situation de travail. Approcher l’activité par les trois pôles du sens permet de rendre visible le travail quotidien de mise en cohérence réalisé par les opérateurs entre différents pôles qui peuvent être individuellement ou collectivement « en tension ». Les équilibres trouvés par les opérateurs entre les trois pôles du sens de l’activité sont dépendants de déterminants socio-organisationnels « encadrant » l’activité. À partir de la compréhension du travail existant du point de vue du sens, il devient possible de développer la cohérence entre les trois pôles de l’activité, ou de la conserver en reconcevant les déterminants du cadre de travail.
48Nous avons proposé plusieurs déterminants socio-organisationnels favorables à la construction de cohérence entre les trois pôles du sens de l’activité. Cette proposition repose sur les travaux s’intéressant aux caractéristiques du travail favorables à la construction de sens au travail (Hackman, 1980 ; Isaksen, 2000 ; Morin & Cherré, 1999). Ces déterminants ne sont pas exhaustifs, et il n’est pas nécessaire qu’ils soient tous présents dans les situations de travail afin de favoriser le sens de l’activité. Ils sont similaires aux différents facteurs de risques psychosociaux mis en évidence par le collège d’expertise sur les RPS (Askenazy et al., 2011). Ils constituent un faisceau de ressources (Clot, 2015) et de charges jouant sur l’activité qui ont alors des conséquences sur les tensions vécues par les opérateurs entre les trois pôles de l’activité. Il apparaît que le « travail de la prescription » par les ergonomes peut alors mettre en débat au sein du collectif les trois pôles du sens de l’activité ou chercher à réduire les tensions entre les trois pôles du sens de l’activité.
49Il peut être aussi pertinent d’aider les opérateurs à se projeter vers l’activité future, en replaçant dans les scénarios de simulation le sens de l’activité et sa cohérence souhaitée (Isaksen, 2000). Ces occasions de pouvoir faire évoluer la situation de travail vers une situation future sont également pourvoyeuses de sens, elles soutiennent l’accomplissement au travail, un des principes de la situation de travail capacitante (Arnoud et al., 2022 ; Compan et al., 2022). L’approche des sens de l’activité rend compte de la part humaine du travail qu’il n’est pas possible de médiatiser par une technologie émergente, elle replace le corps de l’opérateur et son engagement dans la situation (Caroly, 2022), et le rôle de sa sensibilité sensorielle qui est inégalée par les technologies, alors que nécessaire à la réalisation du travail. Elle remet au centre de l’activité l’expression des gestes professionnels (Simonet & Caroly, 2020), ainsi que leurs directions (pour qui et pour quoi ils sont réalisés), leurs significations (comment ils sont construits, transmis, remodelés, importants, empêchés) et leurs sensibilités (ce qu’il est nécessaire de sentir, percevoir, contrôler dans l’exécution). La simulation du travail futur peut être l’occasion de travailler la question du devenir du sens, de proposer des arbitrages où chacun pourra maintenir ou développer la cohérence existante. À travers la mise en circulation de diagnostics autour des pôles du sens de l’activité, on peut aussi accompagner les prescripteurs, les concepteurs des technologies à se projeter d’une part dans l’activité existante, mais surtout dans l’activité future probable où le produit de leur activité de conception viendra aussi s’insérer. Les concepteurs peuvent aussi produire des technologies qui « font » sens et contribuer alors au développement de l’activité de l’opérateur.
50Enfin, l’analyse des sens de l’activité permet d’approcher l’activité individuelle et de la développer par la mise en débat des différences de sens et de compétences qui existent entre les opérateurs. Le sens de l’activité peut aussi être une construction collective comme le propose Weick (2009) et comme nous avons pu l’illustrer dans la recherche-action présentée. Accompagner le développement de la cohérence entre les trois pôles de l’activité peut permettre d’alimenter ce qui fait ressources et contraintes dans l’activité de travail située, de mettre en débat les normes professionnelles et le genre (Clot & Faïta, 2000) afin de développer d’abord l’activité individuelle et ensuite l’activité collective. Cela permet également de comprendre ce qui, dans la prescription, maintient la cohérence entre plusieurs activités individuelles, et quelles sont les régulations collectives qui supportent cette mise en cohérence.
51En conclusion, lorsque les ergonomes ou les psychologues du travail accompagnent les évolutions de prescriptions, une analyse de l’activité portée sur le sens de celle-ci permet de favoriser la conception d’une situation de travail plus « cohérente » individuellement, et collectivement, et de soutenir la projection dans la situation future en incluant tous les pôles significatifs de l’activité. En premier, cela permet de comprendre et de développer la sensibilité de l’opérateur. En second, cette approche permet de comprendre le développement des gestes de travail, leur transmission et les activités qui ont de l’importance qu’il convient de soutenir par l’accompagnement du changement. Enfin, cette approche permet de mettre en débat la direction de l’activité, et de créer des conditions favorables à l’atteinte des objectifs visés par les opérateurs. Ainsi, lorsque l’analyse du travail examine les liens entre les trois pôles de l’activité et les déterminants socio-organisationnels qui les cadrent, il est alors possible d’accompagner par l’intervention ergonomique la re-prescription, de soutenir la ré-élaboration des règles de travail. C’est-à-dire de travailler avec les opérateurs les situations de travail futures pour leur donner du sens, celui de l’activité.