1Nous viserons dans ce texte à discuter du caractère pathogène de l’organisation du travail au sein d’un service comptable dans l’industrie chimique. À partir des résultats d’une démarche d’intervention auprès d’un collectif de travail, nous nous concentrerons sur le lien entre certaines évolutions de l’organisation du travail et les difficultés dans la coopération et la possibilité de bien travailler. Nous allons nous concentrer notamment sur la description de certaines évolutions dans l’organisation du travail de cette équipe qui ont flexibilisé leurs conditions de travail – y compris le temps et l’espace (Heddad, 2021) – et les conséquences de ses évolutions sur la coopération et les conduites défensives, comme l’accélération du rythme et les conflits claniques.
2Pour structurer notre texte, le choix a été fait de présenter deux volets de l’analyse de la situation. D’abord seront présentées les évolutions qui ont été imposées à l’équipe par l’organisation du travail ces dernières années. Puis, dans un second temps, seront discutées les conséquences de ces changements sur le plan de la coopération, de la santé, mais aussi la manière dont les membres de l’équipe se sont protégés dans ce contexte, qui a rajouté des difficultés supplémentaires pour réussir à organiser la coopération dans un contexte déjà très contraignant.
3Des débats sont ouverts depuis de nombreuses années sur certaines questions mentionnées par cette étude de cas. Les problèmes de santé et coopération au travail sont au cœur des enjeux du travail contemporain et font l’objet de nombreux travaux qui s’intéressent aussi aux différentes modalités d’intervention sur le travail (Clot, Bonnefond, Bonnemain, & Zittoun, 2024 ; Detchessahar, 2019 ; Detchessahar & Journé, 2018 ; Rocha, Mollo, & Daniellou, 2017 ; Arnoud & Falzon, 2013 ; Lorino, 2013 ; Bruère & Chardeyron, 2013). Cet article se situe dans le champ théorique de la psychodynamique du travail, discipline fortement influencée par les développements en ergonomie (Nusshold & Poy, 2015).
4Nous nous permettons une brève présentation de certaines notions qui pourront être réintroduites dans notre article lors de la présentation des résultats de notre travail de terrain. La psychodynamique du travail considère que le travail est central dans la construction de l’identité (Dejours, 2015). Dans la conceptualisation du travail vivant, l’analyse des ressorts de la coopération au travail occupe une place centrale. Le travail est toujours un rapport social qui vit par l’invention et l’appropriation de savoir-faire collectifs (Gernet & Dejours, 2012). Il suppose la coordination des intelligences. Tout travailleur accorde son travail à un collectif, lequel produit, entretient, remanie les règles de travail (Favaro, 2014). Pour exister, le collectif a besoin de règles. D’une part des règles données par l’organisation du travail (ce qu’on appelle la coordination), et d’autre part les règles établies par les sujets au travail (ce qu’on appelle la coopération). Le collectif de travail joue un rôle fondamental en permettant de surmonter le déplaisir occasionné par la confrontation à l’échec, de nous défendre de la souffrance au travail et de la subvertir en plaisir puis la convertir en gain narcissique et identitaire (Debout, 2014 ; Uchida, Sznelwar, Barros, & Lancman, 2011). Le « travailler ensemble » ainsi se construit grâce au développement des règles de l’art (Cru, 2014) qui permettent de juger ce qu’est un beau travail, quels sont les beaux aménagements pour combler l’écart entre le travail prescrit et le travail réel. Pour pouvoir bâtir les règles de travail, un collectif de travail doit pouvoir endurer des discussions contradictoires sur les différents modes opératoires en vue de pouvoir trouver des compromis (Edrei, 2017). Les espaces de délibération permettent de bâtir la coopération autour d’une œuvre commune. Nous identifions trois niveaux de coopération : la coopération horizontale, la coopération verticale et la coopération transverse (Debout, op. cit.). Lorsqu’un collectif de travail coopère, celles et ceux qui s’engagent partagent des stratégies défensives qui leur permettent de travailler sans être paralysés par la peur, ou l’angoisse dans certaines circonstances. On identifie différentes formes de défenses (Debout, op. cit.) : des défenses individuelles (comme l’hyperactivité, ou le repli défensif sur son activité individuelle), des stratégies de défenses collectives (comme le déni du risque dans le bâtiment ou le désengagement collectif) et, en dernier, les idéologies défensives. Les idéologies défensives sont une forme de radicalisation des stratégies de défenses collectives (Rolo, 2019). Dans le contexte des idéologies défensives, les mouvements défensifs s’enkystent. Ces conflits de personnes peuvent devenir des mouvements claniques, voire des guerres de clans. Dans cette configuration, la confiance est perdue et les travailleurs consacrent de plus en plus de temps à parler des « autres » au détriment des discussions sur le travail.
- 1 Certaines informations ont été modifiées pour assurer la confidentialité.
- 2 Les textes entre guillemets et italiques sont des verbatims.
5Cette démarche a été menée en binôme par deux psychologues cliniciens du travail qui travaillaient dans une association en lien avec les services de santé au travail (Nusshold, 2019). La demande d’intervention provient à l’origine d’un des médecins du travail d’une entreprise chimique fin 20201. Lors des réunions d’analyse de la demande, est évoquée la situation du service comptable de l’entreprise. Un certain nombre de modifications de l’organisation du travail ont eu lieu récemment. Globalement, les raisons ayant conduit à une demande d’intervention s’inscrivent dans un contexte relationnel tendu. Parmi les éléments à l’origine de la demande, sont évoqués des mouvements qualifiés de « claniques », qui prendraient parfois selon la direction et le médecin du travail la forme des « ancien.ne.s » vs « les nouveaux.elles », mais pas uniquement. Dans le cadre de ces conflits, des conduites parfois incompréhensibles pour les acteurs eux-mêmes ou perçues comme des « gamineries »2 ou des conflits de personnes face auxquels il n’est pas toujours évident de démêler ce qui est en lien avec l’activité ou pas sont aussi évoqués. Certains événements de la dernière année auraient aggravé davantage les conflits et ces mouvements claniques. Notamment le licenciement d’une salariée historique pour faute grave, car elle aurait caché une erreur importante qui aurait entraîné la perte d’une somme importante d’argent. La direction nous demandait de pouvoir les aider à accompagner au mieux cette équipe, car ils se sentaient déboussolés et n’arrivaient pas à comprendre le sens de certaines conduites. Ils ne savaient pas non plus comment faire évoluer la situation. Une expertise RPS avait eu lieu, mais les tensions et les problèmes persistaient. La situation était particulièrement dégradée, et il était évidemment compliqué d’intervenir. Ce contexte aurait entraîné selon le médecin du travail un vécu de souffrance qui s’est exprimé régulièrement au sein de l’équipe, mais aussi auprès de la hiérarchie et des instances représentatives du personnel. Les arrêts maladie et les démarches contentieuses étaient en augmentation. D’autres éléments sur la souffrance de l’équipe sont mentionnés à demi-mot ou par le biais de rumeurs, il y aurait eu une tentative de suicide d’une salariée et la menace d’agression et de suicide d’une autre salariée.
6Sur le plan des méthodes, la parole occupe une place importante et les interprétations des personnes qui travaillent sont un moyen pertinent pour éclairer les ressorts de leur souffrance et de leur plaisir au travail, mais aussi les dynamiques collectives qui se nouent. Car pour accéder à une analyse qui puisse rendre intelligible la situation, le postulat est qu’il n’existe pas de souffrance ou de plaisir objectifs, ni de lien causal mécanique, unilatéral, automatique, entre des facteurs organisationnels et relationnels d’un côté et des pathologies ou des types de troubles de l’autre. Ainsi, il était ici à préciser que l’objectif de l’intervention en psychodynamique du travail n’est pas le recueil exhaustif des dysfonctionnements ou des plaintes relatives à l’organisation du travail, mais l’obtention d’une intelligibilité commune autour des problèmes de travail et des vécus singuliers qui y sont associés. Le dispositif proposé pour ce faire, une fois les conditions de mise en discussion réunies, était d’ouvrir des espaces collectifs d’élaboration sur les liens entre travail et santé mobilisant la parole des participants sur : les problèmes concrets que pose le travail réel, les affects (souffrance, plaisir) que cela suscite chez chacun d’entre eux ; l’ingéniosité et les défenses mises en place par les individus et les collectifs pour faire face aux difficultés rencontrées, entre autres.
Méthodologie
Le travail relaté a été mené en s’inspirant des principes méthodologiques de l’enquête en psychodynamique du travail (Dejours, 2019).
L’enquête en psychodynamique du travail repose sur trois principes : (1) la participation volontaire, (2) la confidentialité des échanges, et (3) la rédaction d’un rapport destiné aux salariés volontaires. Concernant la démarche engagée :
- Le volontariat a été respecté ;
- Chacun des volontaires s’est engagé à préserver la confidentialité des discussions ;
- L’accord de tous sur le fait que le rapport écrit (un outil pour la compréhension et la délibération et non un diagnostic figé) appartient aux volontaires qui peuvent décider de le partager ou pas selon leurs modalités (dans la mesure où les personnes invitées ont accepté les modalités proposées) a également été obtenu.
7Tous les acteurs ont validé en amont ces conditions selon les principes méthodologiques posés (Nusshold, 2018). Deux réunions d’information ont eu lieu pour présenter le cadre théorique et la méthodologie de la démarche. À la suite de ces réunions, les salariés de l’équipe du service comptable ont pu s’inscrire pour participer au travail collectif. À notre grande surprise, certains salariés avaient supposé que la réunion de présentation de la démarche à laquelle ils avaient été convoqués était une réunion pour les informer que le service comptable serait sous-traité et que leurs postes seraient supprimés. Ces vécus ont été remontés plus tard dans l’intervention. La verbalisation des participants a été explicite sur cette crainte : « on n’avait aucune idée de l’objet de cette réunion, c’était marqué “confidentiel”, on avait la crainte d’être tous licenciés ». Certainement, ces fantasmes étaient associés au contexte de flexibilisation présent : réduction du personnel, sous-traitance de plus en plus d’activités, embauche de personnel intérimaire, entre autres.
8Le service comptabilité de cette entreprise chimique est composé de 50 salariés (36 en CDI et 14 intérimaires ou en CDD) qui travaillent en trois secteurs : la comptabilité générale (appelée « compta générale » ou « compta géné »), la comptabilité fournisseurs (« compta four »), et la comptabilité clients. Seulement cinq salariées de l’équipe se sont portées volontaires à notre démarche. Dès la première réunion, les participantes décrivent une situation dans laquelle la délibération sur le travail est mise à mal et les mouvements pour « se protéger » dans un contexte de surcharge seraient devenus la règle. Elles décrivent une ambiance hostile et tendue sur le plan relationnel, avec peu ou pas de réunions pour discuter du travail et de leur vécu.
9La description qu’elles font du travail collectif est dure. Elles travaillent de plus en plus pour effectuer un travail qui est de moins en moins bien fait. Sont évoquées de plus en plus de lacunes dans l’organisation du travail en lien avec le manque de personnel ou le besoin de former les intérimaires « qui tournent », « le changement de logiciel qui ne fonctionne pas toujours », mais aussi le manque de discussions et le manque de règles de travail partagées. Les mouvements défensifs (claniques ou non) et les « problèmes de communication » en lien avec l’augmentation de l’agressivité ou le repli défensif de certains dans leur activité ou « dans leur coin » prenaient le devant sur la coopération et la possibilité de mettre les erreurs et les points de désaccord au travail.
10Nous présenterons à continuation les évolutions de l’organisation du travail décrites par les participants, traversées par la flexibilisation des conditions d’embauche, mais aussi la flexibilisation du temps et de l’espace qui ont été imposées à l’équipe ces dernières années.
11L’entreprise traverse un tournant dans son mode de gestion. Historiquement, l’entreprise fonctionnait sur un modèle paternaliste et social avec un fort ancrage dans la région. Le décès du fondateur il y a dix ans a entraîné une profonde modification de l’identité de l’entreprise, mais aussi de l’organisation du travail et de la coopération au sein de l’équipe comptable. Les participantes décrivent une amélioration très marquée des indicateurs financiers, et notamment une augmentation du bénéfice net, ainsi que du chiffre d’affaires. En même temps, elles décrivent une réduction du personnel et la vente des immeubles et autres bien patrimoniaux de l’entreprise. Il y aurait un flou par rapport à la suite. Malgré la dégradation de leurs conditions de travail, les participantes disent investir des économies dans des parts de l’entreprise, qui selon les rumeurs entrerait bientôt en bourse.
12Ce tournant de l’entreprise ne modifie pas seulement les grandes lignes gestionnaires (réduction du personnel, par exemple), mais aussi la manière dont le travail est fait. L’activité serait considérée par la nouvelle direction comme quelque chose qui, à terme, pourrait être fait automatiquement par « l’intelligence artificielle ou le logiciel » , ou bien par des intérimaires et des sous-traitants, sans forcément avoir besoin de bien connaître les produits, les locaux, les clients, les fournisseurs, ou les « opérationnels » (les salariés des différents services avec qui elles doivent travailler). L’expérience du travail réel des participantes est tout autre. Elles ont l’impression d’avoir besoin de bien connaître l’activité pour faire des arbitrages quant aux priorités, connaître les « opérationnels » pour réussir à faire avancer certaines démarches.
13Dans ce contexte d’évolutions, une nouvelle directrice administrative et financière (DAF) a été recrutée, ainsi qu’une nouvelle responsable pour l’équipe. Ce changement de personnes a été accompagné de changements dans les modes d’arbitrage et d’organisation du travail : une nouvelle organisation du service, une augmentation du nombre d’encadrants intermédiaires, un nouveau logiciel, et une nouvelle organisation de l’espace. Ces changements – qui s’inscrivent dans le tournant que vit l’entreprise et qui se seraient accélérés depuis l’arrivée des nouvelles responsables – conduisent à d’importantes modifications de leur activité qui viennent occuper le peu de temps de réunion, au détriment des discussions sur le travail. L’absence d’espaces de discussion en confiance avec la hiérarchie et leur incompréhension de certains changements entraînent chez les participantes des doutes sur le sens de ces évolutions. Cependant, elles sont dans l’attente – et dans le besoin pour bien travailler – de pouvoir discuter de leur travail réel. Les verbalisations sont ici aussi évocatrices de cette tension : « Nous avons l’impression qu’on veut nous brouiller avec ces changements tandis que nous voudrions parler des problèmes qu’on rencontre au travail pour savoir comment on peut les résoudre », par exemple « les factures à payer en attente depuis un an ou deux », « des produits qui nous ont été livrés il y a un an et nous n’avons jamais réglé », « des machines qui ont été vendues trois fois », « des erreurs commises par nos collègues qu’il faut rattraper au cas où il y aurait un contrôle », « on a des écritures anciennes qui traînent dans les comptes et qui devraient être nettoyées ».
14Les salariées ne reconnaissent pas le manque de discussions sur le travail avec la hiérarchie comme un élément qui ferait partie de ce tournant dans lequel les discussions sur l’écart entre le travail prescrit et le travail réel ne seraient plus considérées comme nécessaires – et qui seraient remplacées par des évaluations quantitatives, ou des « sondages » – mais comme un problème de surcharge de travail des encadrantes. « Elles sont très chargées, elles n’ont pas le temps de discuter, lors des réunions on parle des changements dans l’open space ou des sondages ». Au-delà de la raison de la pénurie de discussions pour asseoir et bâtir la coopération, les conséquences sont perceptibles : il faut se protéger pour éviter d’être accusé ; « On arrive à discuter, et on l’apprécie mais on envoie un email au moins pour laisser une trace », « je vais la voir, mais je dois attendre ou résoudre moi-même après si elle n’est pas disponible », « je pense qu’avec l’arrivée des chefs de pôle on pourra avoir quelqu’un d’autre avec qui discuter et décharger la responsable ».
15L’un des changements majeurs des dernières années est associé au changement de logiciel. La mise en place du logiciel aurait été longue, mal menée et avec d’importantes lacunes pour pouvoir mener à bien leur travail. Une cyberattaque et le confinement liés à l’épidémie de Covid en pleine période de mise en place du logiciel n’auraient pas aidé. En ce sens, les participantes se plaignent du fonctionnement, mais au-delà de cela, elles se plaignent de la manière dont le logiciel leur est présenté et la manière dont leur travail est pensé.
16Selon les volontaires, le changement de logiciel a été présenté comme s’il venait remplacer leur travail. La conception de leur activité serait restreinte à ce qui peut se mesurer, comme le nombre de dossiers ou la quantité de factures traitées. Ceci cache la richesse de leur travail, notamment sur le plan relationnel avec les acteurs, mais aussi sur le plan technique. Les participantes décrivent de nombreuses habilités pour découvrir des erreurs que l’algorithme ne perçoit pas. Les verbatims témoignent de leur expertise peu visible dans les indicateurs suivis par l’entreprise : « Parfois je m’aperçois qu’il y a quelque chose qui cloche même si le logiciel ne déclenche pas une alarme » , « il faut tout reprendre pour découvrir pourquoi le chiffre à la fin n’est pas bon », « on a des problèmes à la saisie » , « on irait plus vite que le logiciel pour la saisie de factures parfois », « le logiciel n’avance pas et il faut qu’on aille plus vite », « à chaque fois qu’il y a une mise en prod il faut trouver les erreurs le lendemain et à chaque fois il y en a », « une case qui était cochée n’est plus cochée suite à la mise en prod et ça entraîne des problèmes avec les collègues ». Le nouveau logiciel devait permettre de compenser la baisse du personnel comptable. Un « service méthode » a été mis en place pour gérer l’automatisation, la saisie de factures par exemple « mais nous, on savait que ça ne suffirait pas, ils ont laissé partir des gens en pensant que le nouveau logiciel prendrait le relais ». Cette situation est accompagnée par une forme d’intensification du travail. En effet, pour elles, en parallèle, tout se réduit et s’accélère : « les délais de clôtures sont plus courts, et tous les autres délais aussi ».
17Le service comptabilité, à la faveur d’un « plan de transformation pour favoriser les départs en retraite », est passé de 80 salariés à 36 à la comptabilité générale. « Il ne reste plus qu’un cadre contre quatre avant », « maintenant il y en aura deux », disent les participantes. Ainsi, le nombre de salariés qui travaillent au service comptabilité ne cesse de se réduire, certainement en lien avec la volonté de l’entreprise d’améliorer les indicateurs financiers. Des intérimaires sont embauchés pour compenser les départs. Pour l’entreprise, un intérimaire compterait selon les participantes comme l’équivalent d’un salarié. Cependant, le fait qu’ils ne connaissent pas l’activité ou l’entreprise en détail, ainsi que les restrictions pour qu’ils puissent rester au-delà de 18 mois, entraînent des difficultés supplémentaires. D’une part, certaines volontaires décrivent un contexte dans lequel elles doivent former les intérimaires, pour qui elles restent des référentes à qui ils poseraient des questions régulièrement. D’autre part, les salariés auraient à rattraper les erreurs des intérimaires, en tout cas s’ils souhaitent que le travail soit bien fait.
18À ce travail de formation-accompagnement-suivi des intérimaires, et à la réduction progressive des savoir-faire des salariés historiques, il faudrait ajouter l’appel de plus en plus important à des prestataires extérieurs. « Plusieurs prestations de la compta fournisseur sont sous-traitées ». « On se demande si à terme l’ensemble du service compta ne sera pas sous-traité », disent-elles. Ainsi, certaines activités sont réalisées par des prestataires externes en France ou à l’étranger. Par exemple, le service support du nouveau logiciel – à qui elles font appel régulièrement – se trouve à l’île Maurice, ou un prestataire qui « traite et négocie les commandes et puis nous facture des frais ».
19Une réorganisation des bureaux en open-space a été mise en place depuis trois ans. Au travers des liens visuels qu’il permet ou non, l’espace participe aux relations d’écoute (directe, latente, plus ou moins consciente) et aux différentes formes de communication verbale ou non qui se construisent en situation (Heddad, 2017). L’open-space est présenté aux salariés comme un environnement favorable aux échanges. Cependant, les plaintes des participantes sont nombreuses : « dans l’open-space, il y a trop de bruit, je suis obligée de télétravailler ou de m’isoler », « ça nous est présenté comme si ça devait permettre la communication, mais en réalité dès qu’on fait quelque chose, il y a quelqu’un qui se lève pour regarder, demander, critiquer ».
20Dans le contexte de sentiment de surcharge dans le travail, des tensions relationnelles et du manque de règles de travail partagées, l’open-space viendrait rajouter des problèmes supplémentaires : des regards accusateurs, des plaintes par rapport au volume de la voix ou la façon de rire. Les verbalisations en témoignent : « l’open-space bride la parole, on entend toujours “chut chut chut”, le manager demande le silence par le logiciel à un autre manager… on a peur de déranger, peur de faire du bruit, peur de se lever, peur de téléphoner », « moi, j’installe un petit panneau lumineux sur mon bureau marqué “en grève” pour ne pas être dérangée ». Mais cette configuration entraîne des contraintes pour parler du travail réel devant ces collègues avec qui nous ne sommes pas en confiance. Par exemple, « avant de demander quelque chose à un opérationnel, il faut créer un minimum de lien, mais si j’appelle et je discute cinq minutes de la vie avant de lui demander ce dont j’ai besoin je risque d’être perçue comme une fainéante ou d’être accusée par certaines autres collègues ». En plus, travailler, ce n’est jamais respecter le prescrit au pied de la lettre et c’est répondre à un système d’exigences, tout autant économiques que subjectives (Hubault & Bourgeois, 2004). Et dans un contexte dans lequel on risque d’être accusé, parler de certains aménagements peut être perçu comme dangereux.
21Pour ces raisons, les volontaires expliquent laisser certains appels pour les jours où elles se retrouvent en télétravail. Certains « opérationnels » leur demanderaient ouvertement lors d’un appel « tu es chez toi ou au travail ? Ah, si tu es au travail je te rappelle le jour où tu seras chez toi ». Une autre stratégie passera par se « réfugier » dans des salles de réunion où on peut parler et travailler « tranquillement ».
22Une fois que nous avons pris la mesure des transformations du travail, de son organisation dans la durée, nous discuterons maintenant des conséquences de ces changements sur le plan de la coopération, de la santé, mais aussi sur les manières dont les membres de l’équipe se protègent dans ce contexte, notamment à travers l’accélération du rythme et des conflits claniques. Ces conduites rajoutent des difficultés supplémentaires pour réussir à organiser la coopération dans un contexte déjà très contraignant et peuvent rendre compte de l’ampleur des impacts sur l’activité et donc des coopérations et des relations.
23Disposer d’espaces de discussion centrés sur le travail permet dans ce cas la rencontre des pratiques individuelles : comment ma collègue fait pour déterminer qu’une facture est en réalité une note d’honoraires ? Comment je fais lorsqu’un opérationnel n’enregistre pas une commande comme réceptionnée alors que la commande lui a été livrée ? Sur le plan de la délibération avec la hiérarchie, les participantes expliquent qu’« avant, on n’arrivait pas à parler, on avait un chef autoritaire, maintenant on peut parler, mais ça va mal ». Sur le plan horizontal, « il n’y a pas de cohésion d’équipe. Il y a trop de changements en peu de temps. »
24Les salariées décrivent un contexte dans lequel les discussions sur le travail ne seraient pas suffisantes. Elles disent « on marche sur des œufs » pour ne pas être perçues comme « résistantes au changement » , « plaintives », ou « has been » tandis que « quand on voit les contrôles fiscaux, on voit qu’il y a des difficultés, même si certaines viennent d’avant », « on voudrait aider, mais on ne sait pas comment si on ne parle pas ». Ainsi, les mouvements défensifs laisseraient certains – et notamment la hiérarchie – dans une description du réel qui serait, parfois selon elles, « le monde des bisounours » , « tout est positif », et d’autres – dont elles – dans une position dans laquelle « tout ce qu’on dit sur nos difficultés est perçu comme une plainte ». Comme si les mouvements défensifs prenaient le pas sur la possibilité de discuter.
25Or, la délibération sur le travail est utile, voire indispensable, pour son organisation, mais aussi pour construire un collectif qui partage une certaine définition du beau travail, du travail de qualité, d’une « comptabilité propre ». Une qualité qui ne peut pas se mesurer quantitativement en nombre de factures traitées (Dejours, 2003). Ces difficultés à parler ne seraient donc pas seulement liées à la surcharge ou au manque d’espaces pour discuter, mais aussi à une forme de désengagement collectif, un repli défensif. À certains moments, les volontaires disent que « ça serait bien qu’on puisse déjà s’expliquer ce qu’on fait au travail les uns aux autres pour mieux travailler ». Cela était l’objet de cette démarche, et pourtant seules cinq volontaires ont choisi de participer. Ceci montre que pour permettre des discussions contradictoires sur le travail, il faut aussi que les uns et les autres soient en mesure de prendre le risque de parler et d’écouter.
- 3 Le réel du travail désigne en psychodynamique du travail ce qui résiste à la maîtrise, au contrôle, (...)
26Il y aurait donc des choses à dire et à écouter dans cette équipe où parler apparaît risqué, voire interdit : « en réunion, personne ne pose de questions, tout le monde se tait même si la responsable incite à ce que les gens parlent », « depuis deux ans avec l’open-space et le nouveau logiciel, il est sous-entendu qu’il est préférable d’éviter de parler, téléphoner, se lever… pour être plus productifs ». Les réunions peuvent par exemple être des espaces propices à la délibération, si toutefois elles autorisent une discussion soutenue dont la référence centrale est le réel de travail3 (distinct des réunions d’information descendantes, réunions et entretiens annuels, réunions institutionnelles, etc.). La discussion sur le travail réel peut aussi se faire sur des temps informels, mais dans le contexte de l’open-space, ce n’est pas toujours facile, comme nous l’avons décrit.
27Les transformations que nous avons décrites mènent à une hausse de la charge de travail individuelle, et cela peut conduire à l’augmentation du risque de tomber malade, surtout lorsque les salariés n’arrivent pas à se désengager de la qualité du travail. Certains salariés vont trouver des manières de faire avec. Ces pratiques ne sont pas toujours discutées en l’absence d’espace de délibération, ce qui implique un risque d’erreur, d’isolement, une perte dans l’intelligence collective, mais surtout le risque d’être accusé. D’autres salariés ne tiennent pas et tombent malades. Et entre ces deux extrêmes, les autres, souvent majoritaires, supportaient cette surcharge par des stratégies individuelles et collectives de défense. Les participantes, bien que peu nombreuses, ont pu mettre en évidence plusieurs de ces stratégies.
28L’hyperactivité – aussi appelée auto-accélération – peut être considérée comme une stratégie individuelle conséquente des efforts déployés par une personne, dont beaucoup chez les cadres (Dejours, 2004 ; Canino, 2004), pour assumer les contraintes croissantes imposées par l’organisation du travail tout en continuant à produire un travail de qualité, quitte à ne pas compter ses heures. Les participantes nous expliquent la manière dont elles accélèrent le rythme « on est censé faire 7 h 52 par jour, mais en réalité on en arrive parfois à 12‑13 heures par jour, et si le manager ne valide pas, on n’est pas payé pour ces heures supplémentaires ». Cette stratégie peut déboucher sur un rétrécissement de la pensée, de la vie personnelle, et aboutir à l’épuisement. On parle de pathologies de surcharge (Dejours & Gernet, 2012). Les comptables de notre recherche disent être « embarqués dans des compétitions quantitatives », « à qui saisira le plus de factures sur une journée, alors même que la qualité du travail n’est pas le nombre de factures saisies, mais la manière dont elles sont saisies ». Une pratique visant le « rendement », et comprise par les participants comme un moyen de contrôle, en particulier sur les personnes en télétravail. Cette stratégie est souvent source de conflits : « il y a ceux qui papillonnent, en pause tout le temps, et ceux qui sont écrasés par la charge ». Les cadres notamment seraient débordés, ce qui expliquerait le déficit de communication avec eux, « certains ne disent plus bonjour ». En réalité, chacun préserve sa santé en visant de pouvoir continuer à effectuer un travail sensé et de bonne qualité (Dejours, 2003).
29À l’inverse, certains vont prendre des distances avec le travail, et réduire leur engagement subjectif dans leur activité comptable. On parle alors de désengagement, ou de grève du zèle, une stratégie de défense individuelle cependant plus difficile à mobiliser pour les cadres et dirigeants. « Le télétravail m’a aidé, je n’avais pas envie de venir quand j’étais encore en intérim », « moi j’en suis venu à tenir un tableau Excel de mes horaires quotidiens pour ne faire au final aucune heure supplémentaire puisqu’elles ne sont pas payées, et si le travail n’est pas fini, tant pis, j’ai lâché, je le laisse s’accumuler », « avant je traitais toutes les factures que je savais traiter, même si ce n’était pas celles de mon pôle, mais aujourd’hui, pour éviter les critiques, je m’en tiens à mon domaine, même si je sais faire ». Les participantes nous expliquent que parfois, elles ont l’impression que le désengagement se manifesterait chez certains collègues comme une attente pour qu’elles fassent une partie de leur travail à leur place, ou au moins certaines tâches.
30Certains salariés alternaient entre des périodes de surengagement et d’autres de désengagement. Il est ici possible de se demander si le petit nombre de participants n’est pas en lien avec cette stratégie de défense par le désengagement. Lorsque ce sont ces stratégies défensives qui sont mises à mal, et non plus directement la qualité du travail, cela peut amener à un durcissement, à une radicalisation des stratégies défensives, on parle d’idéologies défensives (Rolo, 2019). Dans le contexte de notre étude, les conflits entre les salariés du service comptable qui étaient pensés par la hiérarchie comme des « gamineries » peuvent être pensés à la lumière des idéologies défensives. La visée des défenses dans ce contexte n’est plus la continuité du « travailler ensemble » mais la défense de soi, ce qui peut faire que les conflits du travail se déplacent vers des conflits de personnes, et prennent même une logique clanique. Dès le début de notre démarche, ce genre de stratégies défensives était présent au sein de cette équipe. Lorsqu’on est dans l’hyperactivité par exemple, la poursuite du travail peut avoir lieu. Cependant, à partir du moment où les équipes passent plus de temps à s’accuser les unes les autres qu’à travailler, nous pouvons faire l’hypothèse que le niveau de dégradation de la situation ne leur permet de tenir qu’en évitant le plus possible de penser au travail, voire de travailler.
- 4 On les appelle pathologies de la communication quand les défenses collectives, au départ destinées (...)
31Comme évoqué plus haut, le licenciement récent d’une collègue pour faute semble avoir accentué la peur en cas d’erreur ou de remise en question de certains choix. Ces erreurs n’ont fait l’objet d’aucune discussion collective qui aurait permis de comprendre ce qui s’est passé, ou au moins ce qu’il est possible de faire des doutes et des éventuelles erreurs. C’est ainsi qu’est réduite la complexité du travail à des conflits de personnes. Il s’agit alors de pathologies de la communication4 (Dejours, 2016), illustrées entre autres par les conflits à l’origine de la demande. La possibilité de se laisser modifier par ce que l’autre me dit n’est plus possible. La confiance semble rompue et les insultes et commentaires qui décrivent la dégradation de la convivialité nombreux : « elle est molle », « c’est de la méchanceté pure et simple », « bien fait pour elle », « ceux qui glandent », « lui ne supporte par la contradiction », « certains aiment ça le conflit », « le service comptable, on ne nous aime pas, on est les chats noirs », « elle prend trop de travail pour bien se faire voir » , « quand elle a besoin de toi, elle redevient gentille » , etc. Sont ainsi dénoncés des propos que chacune tient vis-à-vis des collègues de manière banalisée.
32Dans un contexte où le travail n’est pas un objet de discussion, il en ressort en conséquence une dégradation des espaces de convivialité et même des principes de politesse : « on dit bonjour, mais les trois quarts ne répondent pas », « les managers ne disent plus bonjour », disent les participantes.
33Les évolutions liées à la flexibilisation du travail et les mouvements défensifs des membres de l’équipe comptable deviennent alors évidents. Tandis que les participantes se disent poussées à tenir des impératifs de production (en nombre de factures saisies, par exemple), le travail réel de comptabilité est loin de se réduire exclusivement à une activité productive : « toute notre production annuelle tiendrait en 10 jours si on regarde que les chiffres ». L’essentiel du travail est, selon les participantes, de l’ordre du travail relationnel : relances des opérationnels, vérifications des bons de commande et de réception de produits, compréhension du jargon technique des factures, formation et rappel des procédures, sensibilisation à l’importance du travail comptable, développement et entretien d’une bonne relation avec les interlocuteurs pour qu’ils continuent à répondre aux demandes des comptables sans trop de délai, etc. « On va de A à Z, mais ils ne voient pas tout le chemin entre A et Z ». Ce travail dans l’ombre rejoint la catégorie de travail invisible. « Dans notre travail il faut être invisible », « il ne faut pas faire de bruit, pas faire de vagues » disent-elles. Comme son nom l’indique, le travail relationnel requiert des habiletés pour entretenir de bonnes relations, un rapport sensible à l’autre qui ne se limite pas à un travail purement technique. Sans cela, la qualité du travail s’en trouverait dégradée. Ainsi, lorsqu’« on me reproche de me lever dans l’open-space comme si c’était une perte de temps pour la compta », le déni du travail réel semble opérer. Certains trouvent les ressources pour continuer à travailler malgré les remarques péjoratives : « aujourd’hui on est bien content que je me sois levée », « déjà car on se lève, on va aider une collègue qui a des questions » , « si on est à l’opposé, je vais me lever pour aller voir le collègue et résoudre le problème », « il vaut mieux aller parler qu’envoyer un email que les gens auront du mal à comprendre ». La coopération serait mise à mal à trois niveaux : vertical – avec la hiérarchie –, horizontal – avec les collègues –, et transverse – avec les bénéficiaires du travail (Debout, 2014). Nous abordons maintenant les conséquences de la flexibilisation et des mouvements défensifs sur les trois niveaux de la coopération.
34La délibération est couplée à la question de la coopération. Sur le plan vertical, les espaces pour la discussion sur le travail réel ne sont pas nombreux. Lors des réunions, les salariés ne discutent pas, et les échanges, au lieu d’être centrés sur le travail, sont occupés pour transmettre des informations descendantes, comme le résultat des sondages.
35Lorsqu’on discute du travail, nous arrivons rarement spontanément au consensus, c’est plus souvent de l’affrontement d’opinions avec chacun ses arguments, sachant qu’il faut s’orienter tout de même vers une forme de compromis, et pour cela il faudra souvent passer par un arbitrage, une décision tranchant un accord normatif, qui ne peut pas être proféré par n’importe qui, mais uniquement par celui ou celle qui possède un surplus d’autorité sur le travail, condition nécessaire pour que l’arbitrage puisse être accepté par le collectif. Mais comme les discussions ne portent pas sur le travail, la hiérarchie ne peut pas arbitrer. Lorsque les échanges se concentrent sur les conflits défensifs centrés sur les personnes, la hiérarchie se retrouve à nouveau « coincée », car son travail consiste à « trancher » sur le travail et non sur les personnes. « Des fois il y a des décisions à prendre, mais parfois le contrôle fiscal tombe et la décision est reportée », « si on demande au chef de pôle, il fera remonter des décisions à la DAF ou la responsable qui trancheront ».
- 5 « Lorsque la participation à l’œuvre commune génère l’enthousiasme, comme dans la création d’un spe (...)
36Du point de vue horizontal, comme cela a été évoqué, les salariés ne connaissent pas toujours le travail de leurs collègues. Les espaces de discussion en confiance entre eux sont inexistants ou bien traversés par des conflits défensifs. Il s’agit du problème principal de cette équipe, une équipe qui se constitue plus sous forme de plusieurs îlots de collectifs défensifs (ce qui les relie est une manière de tenir contre quelqu’un d’autre) que comme un collectif de travail capable d’endurer un certain degré de conflictualité dans les discussions. Nous avons parfois l’impression que ce qui les relie n’est pas toujours l’œuvre commune5 à laquelle ils contribuent, mais plutôt une manière de tenir.
37En réponse à une coopération verticale, avec la hiérarchie de la comptabilité, fragile, certains ont développé, en coulisses, des manières de travailler avec les opérationnels, des marques permettant au travail d’avancer, de se faire dans les temps, un impératif central en comptabilité au regard des délais légaux à tenir, mais aussi une relation avec les fournisseurs à entretenir : « on a besoin de coopérer avec les opérationnels, on va les voir, on trouve des solutions, des compromis, c’est ça qui nous sauve, on règle les problèmes plus facilement, faut être futé ».
38Le chemin prévu pour faire remonter une demande à une marque consiste à passer par sa hiérarchie, qui elle-même la fera remonter à la hiérarchie de la marque concernée. Or, le comptable, pour tenir ses impératifs (non pas de production, mais légaux, des impératifs reconnus et non pas imposés ou insensés), a besoin d’une réponse efficace. Alors quand ce chemin ne fonctionne plus comme il devrait, il trouve ses propres astuces et mètis (Matos, 2009) :
« par exemple, pendant six mois on n’a pas payé les commerciaux, mais moi j’ai fini par trouver les bonnes personnes dans l’entreprise, et en 15 jours c’était réglé : plutôt qu’en parler à mon directeur, pour qu’il en parle au directeur de la marque, j’appelle le commercial le plus haut placé de cette marque, et le jour même c’est réglé car il en parle lui-même à son directeur ».
39Ce « résultat » est permis par le lien entretenu avec ce commercial :
« créer du lien avec eux prend du temps, ce n’est pas toujours simple, on l’a construit chacun individuellement. Le téléphone par exemple a changé les choses dans la relation, on ne peut pas tout faire par email. Un nouveau venu dans l’équipe ne pourrait pas avoir cette relation. Moi j’ai appris à m’organiser pour répondre vite aux opérationnels, ils apprécient, ça améliore la relation. »
40Il est question ici de savoir-faire développés au fil de l’expérience du travail relationnel avec les interlocuteurs des comptables. Sans cet engagement subjectif dans le travail, sans la possibilité de mobiliser son intelligence pratique au quotidien, les engrenages du travail se grippent, ça ne tourne plus. Encore une fois, travailler, ce n’est pas répondre strictement à la prescription (là on parle de grève du zèle) ; il s’agit, au contraire, de combler l’écart entre la prescription et le réel.
41Le cas du règlement des publicités TV illustre la complexité de leur travail et la centralité de leur connaissance de l’activité, des fournisseurs et leurs activités pour mener à bien leur travail :
« Pour une campagne TV de 900 k€, le paiement a été bloqué par les opérationnels à 400 k€. C’est donc partiellement réceptionné pour nous, mais à la compta on sait qu’avec ce fournisseur, tout est bloqué si on ne paye pas, il stoppe la campagne TV, et ça on le sait justement parce qu’on a pris le temps de parler pendant deux heures avec la comptable qui était en relation avec lui avant de prendre le relais ».
42« Du coup, à la suite de la relance du fournisseur on a contacté les opérationnels pour faire débloquer la facture pour le montant globale par le biais de plusieurs courriels ». Un autre cas en lien avec les commandes de machines vient aussi détailler leur activité :
« Des machines très chères, de 800 k€ à 3 M€, ont été commandées, et pour les enregistrer en comptabilité, il faut comprendre de quoi il s’agit précisément, un travail qui prend du temps et nécessite de discuter avec les personnes qui connaissent ces machines. »
43« Avant on pouvait aller sur les sites, rencontrer les personnes », « ça permettait de parler avec eux, expliquer les procédures, et comprendre le fonctionnement des machines, leur maintenance, ça nous permettait de comprendre et qu’ils nous comprennent ». Ce travail est central pour les comptables. Il doit pouvoir être discuté, sans quoi des défenses peuvent s’ériger en réponse aux empêchements produits par l’organisation du travail, risquant d’aboutir à des interprétations erronées, des pratiques « en coulisses », des jugements de personnes, et à terme, un travail en panne : « au bureau, le climat est pesant quand on est au téléphone, alors on préfère le télétravail, on peut avoir des discussions plus approfondies, on est plus libre de parler ». Plus largement, on entend bien que cette coopération visible est nécessaire au-delà de la comptabilité pour éviter des dérives éthiques et des erreurs :
« certains sites nous appellent pour savoir comment “tricher” pour ne pas perdre leur budget annuel, indexé sur les dépenses de l’année passée. Certains par exemple commandent plein de merchandising publicitaire dont ils n’ont aucun besoin, ça reste aux archives, puis c’est jeté, sans jamais avoir été utilisé ».
44Les évolutions de l’organisation du travail ont entravé de différentes manières les coopérations au sein de cette équipe, en partie aussi en lien avec la radicalisation des mouvements défensifs. Parmi les évolutions dans l’organisation du travail, nous avons pu identifier l’évolution du modèle économique, qui se trouve aujourd’hui traversé par la flexibilisation de l’emploi (réduction du personnel, augmentation du nombre des intérimaires et des prestataires extérieurs), ainsi que la vente des immeubles et autres bien patrimoniaux, ce qui entraîne une amélioration du chiffre d’affaires. Un changement de hiérarchie a eu lieu récemment avec des modifications dans l’organisation du travail quotidien. Le logiciel et l’organisation de l’espace ont aussi participé de la flexibilisation du temps et de l’espace de travail non sans conséquences sur la coopération. Ces évolutions entraînent des modifications majeures dans l’activité, mais aussi dans la manière dont l’équipe arrive à combler l’écart entre le travail prescrit et le travail réel. Ainsi, les participantes à notre démarche décrivent un contexte dans lequel elles travailleraient plus pour avoir un moins bon résultat. Des stratégies pour tenir dans ce contexte se développent. Certains se désengagent, tandis que d’autres accélèrent le rythme ou bien alternent entre des phases de surengagement et de désengagement. Ces différences dans les modalités défensives ont entraîné des conflits qui, avec le temps et le manque de délibération sur le travail, sont devenus des conflits de personnes, traversés par des accusations de plus en plus agressives.
45Vers la fin de notre démarche, les participantes reconnaissent que leur rapport subjectif au travail évolue. Parler de leur travail – ce qu’elles arrivaient à faire de plus en plus au fur et à mesure que nos réunions avançaient – leur fait du bien, les calme, les fait se sentir moins seules, et même fières de ce qu’elles font. Remettre en route la délibération sur le travail requiert un certain nombre de conditions (Detchessahar & Journé, 2018) : du temps, de la confiance, et de l’écoute. Cela n’est pas gagné d’avance car la coopération ne se prescrit pas, tout comme la confiance et l’écoute. Comme la coopération ne peut pas se prescrire, une démarche qui vise à prescrire la coopération, ou encore la convivialité (comme avait fait une enquête RPS dans cette équipe qui préconisait, entre autres, de se dire bonjour), est vouée à l’échec.
46Alors, comment, au service comptable de cette entreprise, dépasser les postures défensives, soit plaintives, ou à l’opposé le « tout va bien dans le meilleur des mondes » , pour engager une écoute risquée de l’autre et de l’activité ? Des espaces de discussion, où la conflictualité est mise au travail pour discuter de ce que l’on fait – et pas sur les personnes – peuvent permettre de mieux faire ensemble, le travail réel et toute sa part d’invisible peut refaire surface, être dévoilée et débattue. Certains pensent que « ça ne sert à rien de parler » ; « beaucoup même », dit l’une des participantes lors de notre dernière réunion. C’est peut-être pour cette raison que seulement cinq femmes ont pu endurer le risque de parler, d’écouter, le risque d’être stigmatisées pour vouloir refaire le pari de la délibération.
47Les évolutions dans la qualité de la délibération ont un impact évident sur la santé des équipes et leur capacité à travailler, même si nous restons sceptiques sur leur influence à long terme, étant donné les évolutions décrites précédemment. L’accès à l’activité n’a été possible dans cette recherche que grâce à la parole risquée de ces agentes comptables. Nous connaissons les difficultés qui mènent les travailleurs à ne plus remonter les difficultés vécues sur le terrain (Rocha, Mollo, & Daniellou, 2017). La dimension risquée est à entendre ici dans le sens où parler du travailler peut présenter le risque d’être perçu comme plaintif, ou non productif, ou distrayant. Parler de ce qu’on fait peut entraîner aussi des sanctions, ou bien des évolutions de prescriptions qui empêcheraient de continuer à « tricher » à terme comme jusqu’à présent. Mais si la possibilité de mettre en discussion notre activité n’est plus au rendez-vous, si chacun se replie sur son activité individuelle, ce sont toutes les coopérations qui risquent de tomber en panne. Et la dégradation des coopérations peut à terme mettre à mal la politesse et la solidarité.
48Le rapport au travail des participantes a évolué du fait du travail clinique mené. Car, même si l’activité collective combine des segments de signification relativement stabilisés et partagés socialement, les « habitudes » (Lorino, 2018), nous pouvons nous interroger sur le destin de cette reprise du dialogue sur le travail dans le cadre de notre démarche. Le collectif de comptables a pu évoluer à la suite du partage du rapport. À la suite d’un long débat, elles ont souhaité le partager dans un premier temps avec l’équipe du service de santé au travail et la responsable du service. Ce petit collectif de volontaires a pu mettre en lumière ce qu’elles font au quotidien et elles ont pris le risque de partager ce qu’elles avaient compris. Si elles ont pu faire cela, c’est grâce à ce qu’elles avaient réussi à dire, à écouter et à penser dans le cadre de notre démarche. Et grâce au risque qu’elles ont pris de le partager. Car la pensée collective, la capacité à délibérer, à endurer les discussions contradictoires, à écouter, à dire, bref, la coopération et l’activité ne peuvent pas se prescrire. Lors de la démarche, les participantes avaient évoqué à plusieurs reprises leur sensation de désenchantement par rapport à la délibération. Elles avaient même évoqué le fait que leurs collègues « soit ont du mal à discuter entre eux, soit [qu’]ils pensent que s’ils arrivent à comprendre des choses ceci n’entraînera pas de modification de l’organisation du travail ou des aménagements pour mieux travailler. Discuter avec la hiérarchie leur semble impossible. » Ce point a pu être discuté avec leur cheffe directe lors du partage du rapport et a pu ouvrir certaines discussions. C’est aussi ce qui aurait pu expliquer le peu de participants volontaires à la démarche.
49Du point de vue de l’action, ce qui est à retenir de cette expérience de terrain est le mode dans lequel les pistes de transformation se sont dévoilées au fur et à mesure que la pensée collective sur ce qui empêche la coopération a pu se développer. Et le mode dans lequel, lorsque certains arrivent à penser, même s’ils ne sont pas nombreux, ils peuvent faire évoluer la pensée collective. Étant donné le contexte et les nombreuses mesures qui empêchent l’activité, nous ne pouvons pas non plus penser que la situation est réglée. Mais un déplacement semble s’être opéré pour briser l’isolement et tisser de nouvelles formes de coopération, voire à terme de nouvelles formes de résistance (Duarte, 2018).
50Comme nous l’avons évoqué, des débats sont déjà ouverts depuis de nombreuses années sur certaines questions mentionnées par notre expérience de terrain : en ergonomie, au sein des variantes en clinique du travail, en sociologie, en sciences de gestion, etc. En effet, les problèmes de santé et de coopération au travail sont au cœur des enjeux actuels du travail et font l’objet de nombreux travaux. Nous espérons que notre expérience dans laquelle un petit collectif de volontaires a pu redynamiser la délibération collective peut ouvrir de nouvelles perspectives pour continuer à penser le lien entre certaines évolutions de l’organisation du travail et les obstacles à la coopération.