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Dissonances dans le travail, interpellations contemporaines de la prescription

Dissonances dans le travail, interpellations contemporaines de la prescription

Introduction
Nadia Heddad

Texte intégral

1Ce dossier rassemble des articles issus des travaux de deux séminaires réalisés à l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne. Le premier a été centré sur la question de l’évolution de la prescription et la manière dont elle fait évoluer l’intervention. Le second a été axé sur le thème des dissonances dans le travail et la façon dont elles questionnent la prescription.

2À partir de la question de la prescription, une question ancienne en ergonomie, les évolutions de la prescription, mais aussi de l’intervention en ergonomie, ont été discutées.

1. La prescription en ergonomie

3Si la prescription est en ergonomie, dès le départ, identifiée comme relevant de la tâche, son statut est ambivalent. Souvent, la prescription est opposée à l’activité ; elles sont considérées comme des contraires, des entités séparées et imperméables. Or, l’une et l’autre peuvent être analysées au travers de ce qui les relie plutôt que de ce qui les sépare :

  • D’un côté, la prescription prend racine dans une rationalité organisationnelle, technique et managériale. Elle est extérieure à ceux qui réalisent le travail au quotidien. Elle s’impose à eux et structure l’activité qui est influencée, contrainte ou soutenue par un prescrit dans ses formes variées (hiérarchiques, procédures, consignes, etc.) ;

  • Dans le même temps, l’activité de travail est productrice de formes de prescription, notamment autonomes, qui reconfigurent le prescrit pensé par l’organisation du travail. Les relations construites dans l’acte de production de façon endogène viennent alors modifier la manière dont cette prescription extérieure est mise en œuvre.

4La double ambition de l’ergonomie, comprendre et transformer le travail, structure la pratique de l’intervention. Viser l’évolution des situations de travail suppose d’orienter la pratique de l’intervention vers la construction de leviers qui renouvellent le statut, le contenu et les formes de prescription de l’entreprise.

5Par ailleurs, un changement du rapport à la prescription est en train de s’opérer dans certains domaines de l’action publique. Les pouvoirs publics ont engagé, ces dernières années, diverses initiatives pour inciter des groupements d’acteurs, privé-privé ou public-privé, à élaborer des propositions susceptibles d’endosser les intentions de la collectivité en matière d’action sociale, d’aménagement du territoire, d’équipement, etc. Ces initiatives non seulement brouillent les frontières entre l’énonciation des besoins et la conception des dispositifs censés y répondre, mais elles élargissent aussi le jeu d’acteurs impliqués dans la définition même de l’objet de la prescription dans une volonté d’ouverture à l’innovation et au co-financement de l’action publique.

6Les articles de ce dossier proposent une discussion de ces évolutions de la prescription du travail, et celles qu’elles induisent sur le plan des pratiques d’intervention dans les disciplines du travail et en ergonomie. Ce tour d’horizon vise à actualiser un débat initié il y a déjà 20 ans. Après des interrogations évoquées aux journées de Bordeaux, aux séminaires de Paris 1 et lors d’un congrès de la SELF au tout début des années 2000, la question de la prescription demeure d’actualité tant ses formes et ses déclinaisons dans le travail ont évolué. La généralisation des services, les attentes de la société, les nouvelles formes d’organisation du travail, l’évolution des techniques et l’introduction massive des nouvelles technologies dans les entreprises ont fortement modifié le monde du travail dans son rapport à la prescription.

7L’instruction des questionnements suivants a guidé le déroulement des séminaires et les productions dans ce dossier :

  • Comment et sous quelles formes la question de la prescription a-t-elle évolué dans les entreprises et les administrations publiques ?

  • Quels en sont les effets sur l’intervention ? Quelles sont les questions nouvelles soulevées dans la pratique ? Comment les formes de prescription impactent-elles l’intervention ?

  • Quelles incidences et quelles perspectives nouvelles en découle-t-il pour l’emploi dans un contexte d’évolution des attentes et exigences de la société et des salariés ? Comment s’organise le travail dans des organisations qui ne reposent plus sur le même lien de subordination du salariat ? Quelles sont les nouvelles formes de management dans ce contexte ? Quelles questions de travail et d’emploi sont aujourd’hui posées ?

2. Nouvelles mutations des enjeux et des organisations et effets sur l’activité de travail contemporain

8Marqué par la pandémie et ses évolutions, le contexte actuel se caractérise par de fortes mutations dans et pour les entreprises. Répondre à ces nouvelles exigences interpelle la réalité du travail au quotidien : raréfaction des ressources (énergie et matière), tensions sur les chaînes d’approvisionnement, pression foncière (tension immobilière en milieu urbain), changement des modes d’organisation, hybridation des échanges (distance et présence), articulation du travail à distance des personnels afin de garantir une production dans un périmètre éclaté, etc. Ces nombreuses incertitudes interpellent les groupes et collectifs de travail dans leur capacité à travailler ensemble, à développer de nouvelles modalités de coopération et de nouvelles compétences.

9Même si la question de l’éclatement spatial et temporel de l’activité ne concerne directement qu’une partie de la population active qui exerce le travail à distance (télétravail à domicile, travail hors des murs de l’entreprise auprès des partenaires, des clients, etc.), l’activité de travail contemporain se modifie pour tout le monde et cela de manière structurelle. En effet, l’impossible accès au distanciel pour tous modifie le rapport au travail et la cohésion d’ensemble. Il accentue une certaine dévalorisation du travail de « production » pour des catégories socio-professionnelles qui ne peuvent pas accéder au travail à distance.

10Dans le même temps, de nouveaux périmètres productifs apparaissent en dehors des formes classiques de l’entreprise. Les tiers lieux, fab labs et autres espaces atypiques en recherche de flexibilité se développent pour accueillir et installer des activités :

  • Du côté des employés et salariés, la question des limites et du sens du travail se pose dans l’éclatement du périmètre spatial et temporel. Le rapport à l’entreprise et aux collectifs évolue. Il interroge l’engagement du sujet dans l’activité de travail et la manière dont celle-ci est organisée et adressée à d’autres dans un rapport collectif et social ;

  • Du côté des métiers indépendants et des petites structures, de nouvelles attentes émergent. Le lieu de travail se compose autrement. Il n’est pas seulement un lieu productif. Il est aussi le lieu pour de nouvelles formes collectives de partage et de coopération.

3. Concevoir la prescription comme partie intégrante de l’activité

11S’intéresser à la prescription, c’est questionner la manière de la concevoir comme contribuant ou entravant l’activité. Ce faisant, du point de vue de l’activité de celles et ceux qui réalisent l’activité, elle est partie intégrante de l’activité.

12Quelles sont les nouvelles régulations pour l’organisation et pour la réalisation de l’activité de travail ? Quel cadre de la prescription mettre en œuvre pour soutenir l’organisation de la production, mais aussi l’activité de travail ? Quelles sont les formes nouvelles pour concevoir la prescription comme ressource dans ce contexte de distanciation temporelle et spatiale ? À cela s’ajoute la perspective des réformes sociales avec l’allongement des carrières professionnelles qui interroge le travail durable dans le temps et complexifie davantage la situation.

4. Les contributeurs au dossier

  • 1 Séminaire 2022 : « Évolutions de la prescription – évolution de l’intervention » (https://mediatheq (...)

13Ce dossier est composé de sept articles qui viennent enrichir les communications orales dont les enregistrements sont disponibles en libre accès sur le site de la médiathèque1 de l’université Paris 1 Panthéon Sorbonne.

14La contribution écrite de Félix Jourdan apporte un éclairage sur la manière dont la fluidité industrielle mise en place dans les abattoirs vient questionner les modalités de mise à mort des bovins. La réglementation de protection animale insiste sur la nécessité de la perte de conscience de l’animal avant sa mise à mort. Les ouvriers d’abattage doivent intégrer un temps pour contrôler l’état de conscience de l’animal avant son abattage dans un souci de respect de la sensibilité et du bien-être animal. La mise à mort, une tâche humaine difficile à automatiser, s’insère dans un processus industriel conçu sur le principe de continuité de la production. Il s’agit de « tuer vite », « sans abîmer la viande », en intégrant la variabilité morphologique animale, tout en considérant la sensibilité de l’animal. Les ouvriers d’abattage tiennent dans la réalisation de leur activité, la tension entre le maintien du flux productif et les conditions pour satisfaire les règles de protection animale. L’auteur montre que le contrôle de l’état de conscience est aussi variable. Il repose sur l’observation d’un ensemble de signes cliniques dont l’interprétation peut varier. Pour l’auteur, l’appréciation de la perte de conscience de l’animal est une « évaluation clinique subjective ». S’ajoutent à cela des évolutions progressives et récentes de la science qui viennent complexifier l’interprétation de ce qui relèverait d’un « signe ultime » de la perte de conscience de l’animal. En situation réelle de travail, pris dans le flux, l’opérateur enchaîne un ensemble de gestes. Il va chercher l’animal, le met dans le système de contention, l’assomme, le suspend et le saigne, et cela devant ses collègues en amont et en attente pour introduire un autre animal dans le système technique de contention. Dans ce dispositif organisationnel, s’octroyer un moment pour réaliser un contrôle qui peut prendre du temps suppose une interruption, une discontinuité dans la production. Le contrôle de l’état de conscience, en particulier lorsque l’ouvrier d’abattage doute, hésite face à l’incertitude dans l’interprétation de certains signes cliniques, vient rompre la fluidité de la production. Il est pris entre la prescription de tenir la cadence pour assurer la fluidité de la production et celle de s’assurer que l’animal a effectivement perdu conscience avant de le saigner ou de suspendre sa carcasse. Il gère le passage de l’animal vivant à sa mise à mort pour ensuite suspendre sa carcasse, permettant ainsi de l’introduire dans la chaîne industrielle. L’auteur met l’accent sur les stratégies développées par les ouvriers abatteurs pour y parvenir et les effets que cela peut avoir sur eux. Il alerte sur le risque le développement des gestes automatiques respectant le seul critère d’un temps standard qui serait un repère pour la perte de conscience selon l’organisation du travail. L’opérateur peut alors enjamber l’observation de l’animal dans sa globalité lors de sa mise à mort. Il peut perdre sa vigilance et ne parvient plus à surveiller et se rendre compte de l’état de conscience de l’animal. Les protagonistes, industriels d’un côté et agents des services vétérinaires de l’autre, développent chacun une interprétation des signes à mobiliser pour arbitrer sur l’état de conscience. La tâche assignée à l’ouvrier d’abattage peut le conduire à :

  • Entrer dans une logique de codification et de vérification systématique d’un nombre restreint d’indicateurs, par exemple la prise en compte du seul indicateur temporel pour considérer que l’animal est inconscient ;

  • Ou engager une observation vigilante de l’état de conscience global de l’animal pouvant le conduire à réduire sa cadence.

15Pris dans le système industriel d’enchaînement supposé continu et fluide des opérations et devant l’incertitude d’interprétation de l’état de conscience animale, l’ouvrier d’abattage est face à un dilemme.

16À la variabilité morphologique de l’animal se rajoute la variabilité de l’interprétation de ce qui pourrait être le signe « ultime » de la perte de conscience dans une approche normée du temps (proposée par les acteurs de la production ou de l’État), à laquelle se confronte le doute de l’interprétation subjective des signes cliniques de l’animal par l’ouvrier lui-même en situation.

17L’article de Christelle Casse propose de revisiter la notion de prescription en ergonomie dans un contexte plus contemporain des organisations intégrant de nouveaux enjeux économiques, sociétaux et d’environnement. L’autrice introduit la notion de « système de prescriptions soutenable ». L’article est structuré en trois temps. Dans une première partie, elle évoque la nature composite de la prescription qui intègre des éléments hétérogènes pour cadrer et orienter l’action des opérateurs dans ce qu’ils ont à faire. Elle souligne une tendance actuelle à l’accroissement des prescriptions dans les évolutions des organisations, la digitalisation et la considération des nouvelles exigences sociétales en matière d’environnement, mais aussi de qualité et de sécurité. Dans un deuxième temps, l’autrice développe l’idée d’une diversification des natures et sources de prescription et ses effets sur la question de la santé des personnels. Cette évolution concerne tout aussi bien les prescriptions classiques descendantes hiérarchiques écrites ou orales, des attentes managériales implicites, des procédures, des outils numériques ou autres artefacts (robots, documents, règles, etc.), les nouvelles exigences des enjeux environnementaux, que les prescriptions remontantes par les collègues, les autres humains ou encore par la matière vivante avec laquelle travaillent les personnels. L’autrice pointe l’inversion des valeurs dans la nécessité d’intégrer les exigences des transitions écologiques pour préserver la ressource et le milieu de vie. Le « travailler » est « processus de mises en débat interne et externe des prescriptions ». Les personnels en situation de travail modèlent « le système de prescription ». Ils réalisent un « travail d’intégration et de composition ». Dans une troisième partie, l’autrice interroge l’intervention réalisée en ergonomie pour considérer et agir sur les systèmes de production. Pour elle, le diagnostic doit « dévoiler », mettre en lumière le « système de prescriptions avec et dans lequel s’invente l’activité de chacun ». Il s’agit d’investir un système relationnel qui prend en considération « l’hétérogénéité des éléments qui font prescription et la manière dont ces éléments font système ». La démarche consiste alors à mettre en valeur « les prescriptions dynamiques issues du vivant », contribuant ainsi à rendre visible une forme de prescription remontante. Il s’agit de montrer et expliciter les prescriptions informelles, vivantes, invisibles qui émergent dans l’activité, souvent peu prises en compte dans l’entreprise. L’article met l’accent sur l’enjeu de concevoir un système de prescription à articuler à la manière de penser des concepteurs et leur rationalité. L’intervention est une construction sociale pour faire évoluer la conception des « processus de prescription et les formes de prescription ». Elle est une opportunité pour développer une approche réflexive basée sur une mise en débat de l’activité et faire de la prescription une ressource à l’activité.

18L’article de Laurence Belliès s’inscrit dans une approche réflexive de la pratique en tant qu’ergonome interne dans une grande entreprise industrielle aéronautique. L’idée défendue est que l’ergonome, au travers d’une connaissance fine de l’activité singulière et située dans une approche micro, contribue à modifier la prescription à différents niveaux. L’autrice invite à revisiter la notion de point de vue de l’activité apportée par Jacques Durrafourg. Elle explore la posture de l’ergonome interne au travers d’une analyse longitudinale des évolutions de l’entreprise sur une durée longue de trois décennies. À partir d’une définition de la prescription en référence à Yves Schwartz comme « l’anticipation, l’encadrement explicite, langagier, de l’activité de travail », la question de débat de normes est avancée comme forme de « renormalisations » et de gestion de l’écart « prescrit-réel » à partir de « normes antécédentes » dans la réalisation de l’activité. Les « normes antécédentes » se distinguent de la prescription, car elles renvoient à un travail situé sur les prescriptions par les personnes qui assurent la production et qui réalisent des arbitrages dans l’activité de travail.

19L’autrice propose une lecture à trois échelles : microscopique au niveau de l’activité concrètement réalisée par celles et ceux qui travaillent, au niveau mésoscopique de l’entreprise et sa façon d’organiser la production, et macroscopique au niveau du « gouvernement du travail » intégrant les politiques extérieures (internationales, européennes, nationales, territoriales, etc.), les actionnaires, etc. L’article souligne une saturation des prescriptions aéronautiques aux niveaux mésoscopique et macroscopique qui pèsent par leur quantité sur l’activité des personnels au niveau micro. La cohérence d’ensemble n’étant plus assurée au niveau mésoscopique, les chefs de projet peinent à coordonner leur action et celles des acteurs impliqués dans le projet. Les propos de l’autrice s’appuient sur trois projets. Le premier date de 2004 et concerne la modernisation d’une chaîne de montage. Le deuxième projet a visé la conception d’une nouvelle chaîne de montage intégrant le concept du lean en 2014. Le troisième, démarré en 2018, a concerné la modernisation d’un atelier d’assemblage de mécaniques intégrant les principes du lean et de l’industrie 4.0. À partir de cette expérience, l’article met l’accent sur les ressources et les limites de l’intervention dans une pratique interne de l’ergonome.

20L’article proposé par Francisco Lima et Francisco Duarte suggère de considérer l’intervention en ergonomie comme une conception organique. Par cette dénomination, les auteurs cherchent à viser un horizon qui dépasse l’objectif des transformations immédiates des conditions matérielles et organisationnelles du travail pour ambitionner un changement des rapports de pouvoir dépassant les antagonismes et la compétition en développant la coopération et les relations de confiance. Pour cela, ils s’appuient sur des expériences dans l’industrie pétrolière et dans des coopératives de collecte de matériaux recyclables auprès de chiffonniers ou collecteurs de déchets. Les auteurs défendent la thèse selon laquelle la coopération est le résultat d’un apprentissage collectif intégrant l’intervenant et est une condition de réussite des transformations techniques, matérielles ou organisationnelles. Ce faisant, il s’agit d’élargir les sphères d’autonomie à tous les niveaux de l’organisation en instituant la coopération et de promouvoir l’autogestion ou la gestion participative des problèmes dans les organisations. Pour eux, la conception organique de l’intervention repose sur six conditions à satisfaire :

  1. La mise en place d’un rôle de veilleur ou traducteur entre les deux mondes, celui de la logique techno-scientifique, des experts, et celui des acteurs internes à l’organisation. Il s’agit du gatekeeper, le passeur de mondes, présent à toutes les étapes de l’intervention. Il est un acteur interne et un partenaire pour éviter tout blocage dans l’intervention. Il s’agit bien souvent du rôle que peut jouer l’ergonome interne ;

  2. Le rôle de l’expert externe dont la charge consiste à construire des liens internes entre des fonctions qui ne se parlent pas et les acteurs de l’entreprise dans un travail d’équipe de conception ;

  3. L’institutionnalisation des dispositifs de retour d’expérience (REX) comme espaces réflexifs et d’apprentissage organisationnel. Il s’agit d’une forme de formation des acteurs à l’analyse de l’activité qui permet à l’équipe interne de s’approprier les méthodes de transformation avec le support d’ergonomes externes expérimentés ;

  4. La mise en question de la séparation entre conception et utilisation/opération, par l’extension de la conception par l’usage. La notion de « configurations d’usage » est proposée comme objet intermédiaire qui répertorie les situations de travail des opérateurs et qui peut jouer le rôle d’objet de dialogue avec les concepteurs en les incitant à engager une réflexion pour des réponses à des interrogations précises rencontrées dans l’activité ;

  5. La formation d’une équipe interne comme condition d’appropriation des méthodes et de pérennisation du mouvement de changement enclenché. L’accent est mis sur la mise en parole des expériences soutenue par des descriptifs des situations de travail ;

  6. La place de l’analyse de l’activité dans la construction de l’intervention, son appropriation et sa pérennisation.

21L’article rédigé par Patricio Nusshold s’inscrit dans l’approche de la psychodynamique du travail. Il s’appuie sur une intervention réalisée dans un collectif de comptables sur le principe méthodologique de l’enquête en psychodynamique du travail. Le texte met en avant la notion de qualité de la délibération collective. Après une description de l’étude de cas, les propos de l’auteur sont organisés en deux parties. Une première traite des évolutions organisationnelles mises en place dans l’organisation du travail en introduisant différentes déclinaisons de flexibilisation du travail qui se sont imposées aux comptables. Ces transformations ont concerné le modèle économique de l’entreprise, la hiérarchie, l’introduction d’un nouveau logiciel, la reconfiguration des espaces, le recours accru à des intérimaires et des prestataires extérieurs avec une réduction de l’effectif des comptables. La seconde partie pointe une accélération du rythme de travail dans une perspective défensive mettant en difficulté la délibération avec une radicalisation des postures défensives. Certains comptables se surengagent et d’autres se désengagent. Les effets se répercutent alors sur la coopération entre comptables et sur leur santé. Dans l’approche de la psychodynamique du travail, les ressorts de la coopération occupent une place centrale dans la conceptualisation du travail vivant. En s’appuyant sur l’idée de Gernet et Dejours, le travail est un rapport social qui vit, l’auteur développe son point de vue sur le rôle du collectif de travail comme étant capable de traiter de la conflictualité rencontrée dans l’activité en se consacrant à des discussions sur le travail. L’étude de cas montre des comptables ayant développé des stratégies de défense individuelles et collectives basées sur des idéologies défensives les conduisant à se replier et passer beaucoup de temps à parler des uns et des autres dans une logique de conflit de personnes, les empêchant ainsi de discuter sur le travail. Ils ne parviennent plus à se parler. Les trois formes de coopération, verticale avec la hiérarchie, horizontale avec les collègues et transversale avec les opérationnels, les clients et les fournisseurs, sont mises à mal. L’intervention menée montre que des pistes d’action ont pourtant pu s’ouvrir petit à petit en permettant à l’équipe de développer une pensée collective sur ce qui empêche la coopération dans la situation de travail.

22L’article de Marion Albert, Louis Galey, Alexandre Charbonneau et Alain Garrigou s’inscrit dans l’approche développée en ergotoxicologie. Il prend appui sur les travaux de thèse de Marion Albert et interroge la conception d’un pulvérisateur de pesticides pour la protection des cultures de vigne. Les choix techniques réalisés par les concepteurs du pulvérisateur associés aux exigences réglementaires constituent une prescription dans l’activité du viticulteur. L’article montre, à partir d’une lecture à trois niveaux (l’activité de travail du viticulteur, l’activité des concepteurs du pulvérisateur et la réglementation), que ces prescriptions sont source de difficultés dans la manière dont les viticulteurs font usage du pulvérisateur. Les auteurs ont recours à l’approche instrumentale pour démontrer les stratégies développées par les viticulteurs lors du recours au pulvérisateur pour répondre à leurs propres sources internes de prescription. L’article met l’accent sur trois résultats. Le pulvérisateur conçu pour protéger la vigne est à l’origine d’exposition des viticulteurs aux pesticides. La conception de cet outil repose sur une prise en compte partielle des spécificités du matériel et des exigences du travail du viticulteur par les concepteurs éloignés de la situation de travail. L’approche demeure techno-centrée. Enfin, la réglementation s’avère parfois inopérante dans une optique de prévention de santé et de sécurité. Elle est ancrée dans une vision limitée de l’homme au travail avec une faible prise en compte des risques de contamination aux pesticides. C’est sur cette base que sont proposés des leviers pour la reconception de l’outil et de la réglementation dans une perspective de prévention. Les pistes d’évolution pour modifier la situation de travail des viticulteurs sont :

  • Articuler l’utilisation prescrite et l’utilisation réelle en ayant recours à une analyse à trois niveaux tels qu’évoqués ci‑dessus ;

  • Articuler une approche techno-centrée avec une approche anthropocentrée au travers d’une articulation de prescriptions descendantes et ascendantes ;

  • Agir en conception et en réglementation.

23L’article rédigé par Aurélie Landry et Sandrine Caroly s’intéresse à la question du sens dans l’activité. Les autrices proposent d’instruire trois pôles du sens de l’activité pour accompagner les nouvelles prescriptions du travail. Le premier pôle est la sensibilité au milieu, à l’environnement, développée par l’engagement du corps-vivant dans l’action. Le deuxième pôle est l’interprétation de l’environnement et les valeurs engagées dans l’action à travers la signification de l’activité. Le troisième pôle est la direction donnée à l’action. Il s’agit de la finalité de l’activité à travers la direction donnée par l’opérateur à celle-ci. C’est l’activité dirigée, adressée à soi, à autrui et aux objets. Dans un cadre de fortes évolutions du cadre de travail (télétravail, multiplication des nouvelles formes d’organisation managériales), les collectifs de travail sont modifiés. La question du sens, ancienne en ergonomie, apparaît lors des changements forts des situations de travail. Les autrices proposent d’analyser le sens de l’activité au travers de la compréhension « de la nature des trois pôles du sens de l’activité et de leurs interactions ». Elles évoquent aussi l’analyse des « régulations mises en œuvre par l’opérateur dans l’activité pour maintenir la cohérence entre ces trois pôles qui peut être plus ou moins en décalage avec l’activité idéale souhaitée ». L’article présente une étude de cas réalisée dans le cadre de la conception d’un robot conçu pour assister les opérateurs lors des tâches de contrôle et de manutention. Pour conclure, les autrices proposent trois leviers d’action. Le premier consiste à favoriser une cohérence en transformant la prescription. Elles mettent en avant « un cadre d’analyse de l’activité centrée sur les pôles du sens de l’activité, afin de diagnostiquer ou d’anticiper les effets d’un changement de prescription et notamment les effets des implantations de technologies émergentes en situation de travail ». Le deuxième consiste à favoriser la cohérence par un débat sur le sens de l’activité présente et future. Le troisième vise à favoriser la cohérence en mettant en débat les niveaux de cohérence individuelle et collective de l’activité. L’idée défendue est que l’accompagnement des évolutions de prescriptions passe par « une analyse de l’activité portée sur le sens de celle-ci ». Cela permet de viser une conception cohérente d’une situation de travail individuelle et collective, et de « soutenir la projection dans la situation future en incluant tous les pôles significatifs de l’activité ».

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Notes

1 Séminaire 2022 : « Évolutions de la prescription – évolution de l’intervention » (https://mediatheque.univ-paris1.fr/search/?q=Séminaire+d%27ergonomie+2022) et séminaire 2023 : « Dissonances dans le travail, interpellations contemporaines de la prescription » (à paraître sur mediatheque.univ-paris1.fr).

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Pour citer cet article

Référence électronique

Nadia Heddad, « Dissonances dans le travail, interpellations contemporaines de la prescription »Activités [En ligne], 21-2 | 2024, mis en ligne le 15 octobre 2024, consulté le 08 novembre 2024. URL : http://journals.openedition.org/activites/10465 ; DOI : https://doi.org/10.4000/12hue

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Auteur

Nadia Heddad

Pôle ergonomie. FCPS. Université Paris 1. Panthéon Sorbonne
nadia.heddad@univ-paris1.fr

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