1Ce nouveau livre de Yrjö Engeström était annoncé par plusieurs publications récentes portant sur les processus de formation collective des concepts et le principe dialectique d’ascension de l’abstrait au concret (Engeström, 2020a, 2020b). Il s’agit dans cet ouvrage, comme dans ces articles, de s’engager dans un domaine encore relativement peu exploré : la formation collective de concepts fonctionnels au sein des activités humaines. Il s’agit là d’une avancée importante dans la mesure où la littérature scientifique reste encore aujourd’hui avant tout focalisée sur l’acquisition individuelle de concepts formels bien délimités dans des environnements comme l’école ou le laboratoire.
2La résolution des enjeux sociétaux actuels, la poursuite d’utopies réelles (Wright, 2010), l’édification d’une quatrième génération de travaux au sein de la théorie de l’activité (Engeström & Sannino, 2020) constituent autant de contextes qui rendent nécessaires de se saisir de ces processus collectifs de conceptualisation dans la création de nouvelles activités. Comme le souligne l’auteur :
Une question cruciale pour l’humanité d’aujourd’hui est de savoir comment les gens ordinaires peuvent appréhender conceptuellement et agir pratiquement sur des phénomènes complexes dont les implications et les conséquences peuvent être fatales. Les activités professionnelles pratiques telles que la conception de bâtiments ou le traitement de patients dépendent de la formation de concepts partagés et orientés vers l’avenir. Il en va de même pour le mouvement social. La séparation entre la pensée scientifique et la pensée pratique quotidienne est de plus en plus problématique. C’est pourquoi la formation de concepts dans la nature est au cœur de ce livre. (p. 22)
3Ce type de concepts fonctionnels, à la différence des concepts formels, est mal délimité, débattu, incomplet, contesté, chargé d’affects, de valeurs, d’intentions collectives et tournées vers l’avenir. Mais ils ont également une histoire, ils se développent, se transforment, modifient et se modifient dans les pratiques. Il est donc nécessaire de s’en saisir dans leur mouvement historique. Prenons un exemple ayant fait l’objet d’une analyse historique pour rendre compte de ce qu’est un concept au sens où Engeström l’entend dans cet ouvrage : l’hygiène. Georges Vigarello, historien français du corps, montre bien dans son livre Le propre et le sale que le concept d’hygiène et les pratiques associées évoluent, se transforment, faisant évoluer également les seuils de sensibilité (Vigarello, 1985). Le concept en cela évolue historiquement sous l’impulsion d’une contradiction interne qui en constitue le cœur, la cellule germinale. C’est également un concept collectif, débattu, contesté.
4Bien que l’historien (Vigarello) ne s’appuie pas sur la théorie de l’activité, des rapprochements peuvent être faits relativement à la manière qu’a Engeström d’aborder les concepts. L’apprentissage expansif, c’est-à-dire l’apprentissage collectif en jeu dans la création de nouvelles activités, implique ces processus de conceptualisation au niveau de l’objet de l’activité. Comme le souligne l’auteur : « lorsque les gens transforment et redéfinissent radicalement leur activité, ils construisent généralement un nouvel objet et, en même temps, un nouveau concept qui capture l’idée du nouvel objet et guide les efforts pour le mettre en œuvre » (p. 18). En ce sens, le concept de l’activité est un instrument spécifique développé et utilisé pour se saisir d’un aspect de l’objet de l’activité et orienter les actions vers lui (p. 18). Il est un instrument permettant d’orienter durablement un système d’activité et constitue à ce titre un instrument tertiaire (Wartofsky, 1979) ou un « where to artifacts » comme le propose Engeström (1990). Il est ainsi à différencier des concepts servant des actions partielles et temporaires engagées dans les systèmes d’activité (des instruments secondaires).
5Le concept d’activité se développe, évolue, et se transforme par le biais de ses contradictions internes. La notion de cellule germinale est ici centrale : bien que n’étant pas en tant que tel un concept (p. 27), elle incorpore les contradictions centrales qui font que les concepts se développent. Tout l’enjeu de l’intervention consiste dès lors à capturer cette cellule germinale. Le livre regorge à ce titre d’exemples pratiques.
6Le programme de recherche présenté dans ce livre s’appuie sur trois principales sources d’inspiration théorique : une théorie dialectique marxienne des concepts s’appuyant notamment le travail d’Ilyenkov (1982/2008) et de Davydov (1990) sur la formation des concepts théoriques ; une conception historique, culturelle et collective des concepts allant au-delà de leur dimension strictement psychologique ; et enfin, une insertion dans le mouvement initié dans les années 1980 (action située, cognition distribuée) appréhendant les activités humaines – saturées en concepts fonctionnels – comme des lieux légitimes d’étude des processus de conceptualisation. Il s’appuie également au plan empirique sur de nombreuses recherches et interventions menées ces dernières au laboratoire CRADLE d’Helsinki et au laboratoire RESET de Tampere avec l’équipe d’Annalisa Sannino.
7Le livre se structure en neuf chapitres. Les trois premiers chapitres permettent de dresser l’orientation générale et de présenter la perspective adoptée dans l’ouvrage en cheminant d’approches issues de la littérature à la présentation du cadre offert par la théorie historico-culturelle de l’activité. Le chapitre 2 présente ainsi les forces et les faiblesses de quatre perspectives (la théorie des chemins cognitifs de Cussins, le travail de Moscovici et Marková sur les représentations sociales, les ancres matérielles de Hutchins et le raisonnement basé sur un modèle de Nersessian) permettant de dresser un certain nombre de leçons :
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Les concepts sont en perpétuel mouvement. Ils doivent à ce titre être étudiés dans ce mouvement à partir de leur contradiction interne ;
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La formation des concepts est un processus matériel ancré dans les actions incarnées médiatisées par des artefacts dans le monde matériel ;
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La formation des concepts est un processus social distribué et dialogique ;
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La conflictualité, tout comme les tensions et les contradictions, est centrale dans la formation des concepts ;
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La dimension orientée vers le futur s’avère prépondérante dans la formation des concepts.
8Le chapitre 3 présente la théorisation de la formation de concepts dans la nature à partir de la théorie historico-culturelle de l’activité. Logiquement, celui-ci débute par une discussion de l’approche vygotskienne et sa distinction classique entre concepts quotidiens et concepts scientifiques, mais également par la présentation de la méthode de la double stimulation comme un mécanisme important dans la formation des concepts. Il présente ensuite le processus d’ascension de l’abstrait au concret et la logique dialectique au cœur de la formation des concepts à partir des travaux d’Ilyenkov et de Davydov. Cinq leçons sont mises en avant et suggèrent autant de questions :
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La formation des concepts oriente durablement et prend place au sein de systèmes d’activité. Comment ces concepts sont-ils mobilisés dans les activités ?
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Il y a différents types de concepts dont les dichotomies traditionnelles entre concepts empiriques et concepts théoriques peinent à rendre compte. Comment rendre compte de ces différents types de concept ?
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La formation de concept se réalise par un processus dialectique d’ascension de l’abstrait au concret impliquant la construction d’une cellule germinale. Comment ce processus se réalise-t-il concrètement dans la nature ?
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La formation de concept au niveau de l’activité implique confrontation, contestation tout autant que négociation entre différentes perspectives ou position. Comment ces débats ou ces controverses soutiennent-ils la formation de concepts ?
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La formation de concept s’articule avec un processus d’agentivité transformatrice par double stimulation. Comment la formation de concept s’articule-t-elle avec l’agentivité transformatrice par double stimulation ?
9Le chapitre 4 présente un cadre permettant de rendre compte de cinq types de concepts fonctionnels. Le premier type de concept est le prototype au sens usuel de « premier exemplaire de quelque chose qui se développe par la suite ». La cathédrale de Chartres est ainsi un concept tout autant qu’une entité matérielle (pp. 37-38). Pour rendre compte de ce type de concept fonctionnel, Engeström s’appuie sur une recherche ethnographique menée par un membre de son équipe (Swapna Mukhopadhyay) sur l’activité de travail de constructeurs de bateaux de pêche en bois dans la baie de Bengale en Inde. Ces bateaux sont construits sans l’utilisation de plans écrits par des travailleurs ayant rarement reçu une éducation formelle. Le bateau constitue en ce sens son propre modèle et s’appuie sur l’idée du processus de construction d’un bateau issue de l’expérience de construction et « énactée » étape par étape. Le second type de concept est celui de classification ou de catégories. L’exemple donné par Engeström s’appuie sur un travail d’intervention au sein d’un hôpital public en Finlande au sein duquel se réélabore l’organigramme. Cet organigramme constitue un concept de classification formé à l’issue d’un problème amenant à un réaménagement conséquent de l’organisation du travail. Le troisième type de concept est un concept de processus. L’auteur examine la construction de parcours de personne sans-abri comme un exemple de ce type de concept. Le quatrième type de concept est celui de concept systémique. Il permet de comprendre l’origine systémique des problèmes rencontrés par les praticiens. L’auteur s’appuie sur une intervention menée avec des producteurs de légumes cherchant à comprendre et à gérer l’origine systémique d’un parasite (la mouche blanche). Le cinquième et dernier type de concept est un concept de cellule germinale. L’auteur s’appuie ici sur une intervention menée au sein des bibliothèques universitaires d’Helsinki pour rendre compte de ce type de concept. Ces cinq types de concepts ne se forment pas de la même manière et ne répondent pas aux mêmes questions (p. 77).
10Le chapitre 5 examine le processus de formation collective d’un concept au sein d’une structure de soin à domicile de personnes âgées sur la municipalité d’Helsinki. L’analyse s’appuie sur le cas d’une patiente (Anne) et identifie six chemins d’expansion du concept de mobilité à partir d’une cellule germinale identifiée. Cette cellule germinale permet de résoudre le conflit de motif chez la personne âgée entre la peur de tomber et le besoin de bouger pour garder son autonomie.
11Le chapitre 6 examine à l’aide d’un modèle de rencontre critique l’interpénétration des processus de double stimulation et de formation des concepts. Une rencontre critique est un événement ou le conflit de motifs prend place à deux niveaux : au niveau externe entre les intentions contradictoires des protagonistes de l’interaction et au niveau personnel. Au sein de ces rencontres critiques, les artefacts peuvent être utilisés de manière expansive ou restrictive, planifiée ou incidente. Ainsi, l’artefact lui-même ne détermine pas la manière dont il va être mobilisé dans la formation d’un concept.
12La formation collective de concepts peut être appréhendée comme « la formation de nouveaux mondes » condensés ou cristallisés dans le concept (p. 155). Le chapitre 7 analyse le mouvement spatial de la formation collective de concept en réanalysant trois cas mobilisés précédemment : une coopérative agricole, une bibliothèque universitaire, et le travail mené au sein du service de soin à domicile pour personnes âgées. Engeström propose dans ce chapitre que la dynamique de la formation collective de concept dans la nature puisse être appréhendée comme un mouvement dans un espace défini au moyen de deux dimensions : une dimension verticale de stabilisation (allant de concept émergent à bien défini) et une dimension de modalité représentationnelle (allant d’incarnée à verbalisée ou textuelle). Une matrice à quatre cadrans, traditionnellement mobilisée comme artefact pour représenter une zone potentielle de développement dans les laboratoires du changement, est utilisée ici comme instrument permettant de suivre la dynamique créative de la formation de concept.
13Le chapitre 8 s’appuie sur l’intervention menée par le laboratoire RESET de Tampere pour envisager comment la formation de concept s’effectue dans un champ large d’interactions entre de multiples systèmes d’activité au sein de ce que Sannino qualifie de « coalition d’acteurs hétérogènes » (Sannino, 2020). Le travail d’analyse s’appuie sur des interventions formatives réalisées à plusieurs niveaux (local, régional et national) ayant permis de faire émerger un nouveau concept (« transfert accompagné » p. 173) comme résolution d’une contradiction principale dans le programme précédent de lutte contre le sans-abrisme (entre permanence et mobilité dans le travail avec les sans‑abri).
14Le chapitre 9 conclut l’ouvrage et s’ouvre sur des implications éducatives qui restent centrales dans le travail d’Engeström tout au long de sa carrière : ce qui est important sur le plan de l’éducation n’est pas d’acquérir des concepts bien délimités, c’est de permettre aux apprenants à développer de nouveaux concepts culturels. C’est la créativité culturelle qui doit être soutenue en éliminant les formes de conservatisme et en luttant contre les phénomènes d’encapsulation des savoirs scolaires :
Les êtres humains sont constamment confrontés à des contradictions dans leurs activités. Lorsque les contradictions sont aggravées, elles entraînent des conflits de motifs vécus personnellement. Ceux-ci exigent et déclenchent des actions qui sortent du conflit et élargissent le champ des possibilités des participants. Cette perspective met en évidence la capacité de l’homme à entreprendre des actions de recherche et à s’aventurer dans l’inconnu, afin de créer des modes d’action et de vie qualitativement nouveaux. À notre époque de crises mondiales multiples et entremêlées, il est très urgent que l’éducation commence à cultiver ce potentiel. Cela signifie que les écoles doivent impliquer les élèves dans la création collective de concepts culturellement nouveaux, ou dans la formation de concepts à l’état sauvage. (p. 184)
15Le travail récent d’intervention réalisé avec des élèves du secondaire dans l’accompagnement de projets réalisés par ces élèves s’ancre dans cette perspective éducative particulière qui passe par la « désencapsulation » des apprentissages scolaires et la construction collective par les élèves d’un concept pour une nouvelle activité (Engeström et al., 2022, 2023a, 2023b). Le processus d’encapsulation peut être compris comme l’enfermement des apprentissages scolaires dans la transmission de concepts bien délimités n’ayant qu’une portée limitée dans la vie en dehors de l’école. La désencapsulation des apprentissages scolaires consiste dès lors à permettre de dépasser l’enfermement des apprentissages scolaires par le biais d’apprentissages expansifs et de création de nouvelles activités et de nouveaux concepts ayant une portée hors de l’école. Cette idée était déjà en germe il y a plus de 30 ans (Engeström, 1991). Saluons ici la constance dans le travail de l’auteur tout autant que le développement de ces idées dans des directions de recherches toujours originales.
16Au final, Yrjö Engeström offre avec cet ouvrage une perspective importante sur la formation collective de concepts dans la nature et au sein des activités quotidiennes. Soutenu par le cadre de la théorie historico-culturelle de l’activité et de la logique dialectique, il permet de dépasser tout autant les approches qui appréhendent la conceptualisation comme un processus essentiellement individuel que les approches qui étudient l’acquisition de concepts bien stabilisés ou délimités.
17L’écriture toujours claire et la structuration progressive des chapitres élaborées autour de questions de recherche explicitement formulées permettent d’en faire un guide précieux pour penser les processus de formation de concepts pour de nouvelles activités au sein des interventions et dans les mouvements sociaux. Au-delà de cela, il est un ouvrage qui donne à réfléchir et offre de multiples perspectives pour analyser de manière originale la formation collective de concepts, mais également pour soutenir ces processus au sein d’interventions à visées développementales. Il suscitera, nous n’en doutons pas, des débats, des controverses, mais aussi, peut-être, des articulations possibles avec d’autres approches s’intéressant au processus de conceptualisation au travail. Nous ne pouvons que recommander fortement la lecture de ce livre essentiel pour les chercheurs et les praticiens des sciences du travail au sens large.