Thèse de doctorat en ergonomie. Université de Lorraine. Metz.
Soutenue le 17 avril 2023.
École doctorale : École doctorale SLTC – Sociétés, Langages, Temps, Connaissances (Lorraine).
Laboratoire : Psychologie Ergonomique et Sociale pour l’Expérience Utilisateurs. PERSEUS (EA 7312), Université de Lorraine, Metz.
Thèse dirigée par :
— Éric Brangier, Professeur, Université de Lorraine.
Jury de thèse :
— Franck Amadieu, Professeur, Université Toulouse – Jean Jaurès (Examinateur & Président).
— Françoise Darses, Professeure, Institut de Recherche Biomédicale des Armées (Rapporteure).
— Myriam Lewkowicz, Professeure, Université de Technologie de Troyes (Rapporteure).
— Mériam Chèbre, Ingénieur, TotalEnergies (Membre invitée).
— Éric Brangier, Professeur, Université de Lorraine (Directeur de thèse).
- 1 Il existe au moins trois modalités d’accès à des biens/services : le don, le partage et l’achat (Be (...)
1Le partage est un mode de relation aux autres et aux artefacts qui conduit à mettre en commun (ex. des moyens de transport, des espaces naturels, des idées). Dans nos sociétés industrielles, le développement des activités de partage est désirable pour ses promesses de remédiation environnementale (ex. diminution de la consommation de ressources) et sociétale (ex. intensification sociale). Cependant, dans ces mêmes sociétés, au-delà d’espaces très particuliers comme la famille, le partage reste secondaire parmi les modalités d’accès aux artefacts1. En regard, la possession individuelle est la norme, elle capture les imaginaires, entretenue par une incitation à la consommation permettant à nos sociétés de dégager de la croissance économique. Dans un tel contexte, les concepteurs (citoyens, ingénieurs, ergonomes, etc.) souhaitant développer des systèmes partagés sont souvent démunis, manquent d’outils, peinent à s’extraire de schémas de conception centrés sur la possession individuelle ou sont confrontés à des échecs d’usage.
2Cette thèse a eu pour objectifs principaux i) de proposer une compréhension des activités de partage s’appuyant sur une approche transdisciplinaire, ii) de proposer des recommandations ergonomiques dédiées à cette activité et iii) d’étudier leur validité. Le but de ces recommandations est à la fois d’outiller les interventions professionnelles mais aussi de proposer une grille de lecture permettant une mise en débat, dans notre communauté, des activités humaines mettant en jeu le partage.
3Alors que l’ergonomie identifie clairement la transition écologique comme un sujet de recherche important (ex. Bolis et al., 2022 ; Le Bail et al., 2023 ; Radjiyev et al., 2015), les travaux sur les activités de partage restent limités, au-delà de travaux « ciblés » (ex. bureaux partagés, informations partagées, voitures partagées). Ces travaux ne prennent souvent pas en compte ce qui relie les activités de partage, leur fondement anthropologique, et donc n’en proposent pas une théorisation générale. De plus, au niveau des produits/services partagés, des obstacles et des échecs d’usage sont fréquents, ce qui rend pertinent un intérêt accru de l’ergonomie pour ce sujet.
4Afin de construire une problématique de recherche, le travail a d’abord consisté à explorer les sujets suivants :
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Définitions et modèles du partage existants ;
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Évolution des activités de partage des sociétés premières à l’économie du partage ;
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- 2 Une « ressource en accès partagé, gouvernée par des règles émanant largement de la communauté des u (...)
Présentation de la thématique des « communs2 » ;
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Identification des théories en psychologie applicables au partage ;
-
Premier bilan des recherches menées en ergonomie.
- 3 La définition a été construite en miroir des dimensions de l’activité identifiées par Leontiev (197 (...)
5Cette réflexion générale a amené à circonscrire le travail au partage d’objets physiques et à en proposer la définition suivante : une « activité coopérative et distributive qui amène une personne à utiliser un artefact matériel de façon non exclusive, c’est-à-dire en commun avec une ou plusieurs autres personnes, pour des raisons pragmatiques ou symboliques »3.
6Guidé par une volonté d’application, le travail s’est ensuite orienté vers la production de recommandations ergonomiques, c’est-à-dire de préconisations concernant la manière de concevoir les interactions humains-systèmes (Bastien & Brangier, 2021). Les approches par recommandations existent au moins depuis l’époque médiévale mais se sont structurées et développées depuis le milieu des années 1970 (ex. Engel & Granda, 1975). L’intérêt des recommandations est de permettre une analyse à la fois simple à réaliser, générique, demandant des ressources minimales, possible lors de toutes les étapes de la conception, requérant une formation minime de la part des analystes, et dont les résultats sont utilisables immédiatement (Stanton et al., 2013).
7L’objectif des recommandations issues de la thèse, ou « principes de partageabilité », est de faciliter/améliorer les activités de partage d’objets physiques dans plusieurs de leurs dimensions (ex. organisation, compréhension, utilisation). Pour commencer, l’étude de cinquante-quatre publications a permis de construire une première version des principes de partageabilité. Cette première version est composée de sept principes primaires (Accompagnement, Appropriation équilibrée, Coopérativité, Décontamination, Durabilité, Gouvernance, Valeur), complétés par 21 principes secondaires (non reproduits ici).
8À partir de ces premiers résultats théoriques, la problématique suivante a émergé : les principes de partageabilité sont-ils une modélisation valide et efficace pour aider les concepteurs de systèmes de partage dans leurs tâches, en général, et en mobilité partagée, en particulier ?
9L’approche méthodologique choisie pour répondre à la problématique se place dans la continuité des travaux sur la création/validation de recommandations initiés à l’INRIA au début des années 1990 (ex. Bastien & Scapin, 1993 ; Scapin, 1990). Si de nombreux paramètres permettent d’évaluer la qualité de recommandations ergonomiques, le travail s’est principalement concentré sur la fiabilité, l’efficacité et la validité écologique des principes de partageabilité.
10Pour prendre en compte la spécificité des activités de partage, et notamment leur variabilité culturelle et leurs frontières floues, la première étude a cherché à étudier la qualité distinctive des sept principes primaires (dans le cas d’une comparaison partage/possession individuelle) au travers d’un questionnaire diffusé en Allemagne, Égypte, France, Mexique et Thaïlande. La deuxième étude a été menée auprès d’ergonomes professionnels qui ont dû mettre en correspondance une série de « cas pratiques » (des images ou captures d’écrans de services partagés) avec l’un des sept principes primaires. L’objectif était notamment de s’assurer que i) les principes sont utilisables par des personnes différentes tout en obtenant des résultats cohérents entre eux et ii) qu’ils permettent aux utilisateurs d’atteindre les objectifs attendus (identifier des situations cibles). La troisième et dernière étude, à visée plus écologique, a été menée par entretiens auprès d’utilisateurs et d’employés d’une coopérative d’autopartage. Les entretiens avaient notamment pour objectif de récolter leurs expériences avec le service (positives, négatives ou neutres) dans le but de les mettre en correspondance avec les principes (un haut niveau de correspondance donnant des indices favorables sur la bonne couverture d’une situation réelle par les principes, et vice versa).
11Les résultats font apparaître i) une bonne spécificité des principes et une variabilité culturelle importante limitée à trois principes, ii) une efficacité et une fiabilité élevée des principes lors d’une tâche modèle réalisée par des experts et iii) un haut niveau de correspondance entre les expériences d’utilisateurs/employés d’un service d’autopartage et les principes. Des limites ont cependant été identifiées à la fin de chacune des trois études et ont amené à une amélioration itérative des principes (ex. passage de sept à huit principes, ajout d’un troisième niveau de détail, utilisation de termes plus simples). La version finale des principes est présentée dans la section « Discussion » de cet article.
12L’approche « fonctionnelle » du partage est répandue. Selon elle, si le partage est rendu possible techniquement (i.e., par l’ajout de fonctions dédiées), alors l’usage suivra. Cette approche, bien que très axée sur « l’expérience utilisateur » (praticité, hédonisme, etc.) n’a pas su capturer ce qui a rendu pérenne des systèmes de partage plus modestes et plus anciens. Ce travail défend donc la thèse selon laquelle, en miroir de cette approche, un autre point de vue apparaît selon lequel le partage ne peut se réduire à une possibilité technologique mais doit s’inscrire dans une expérience vécue qui lui donne son sens. Pour dépasser cette approche fonctionnelle, le travail de thèse défend la nécessité d’une compréhension large des activités de partage, c’est-à-dire une compréhension historique, sociologique, anthropologique, psychologique, etc. Ce type de compréhension est important si l’on souhaite fonder une ergonomie des systèmes partagés permettant de contribuer à l’émancipation des utilisateurs, à l’intensification sociale et à l’économie de ressources attendus par les promoteurs d’un développement du partage. L’approche défendue insiste donc sur la richesse des activités de partage et sur la nécessité de prendre en compte son contexte historique et social, au-delà de visions plus cloisonnées, utilitaristes ou fonctionnelles.
13D’autre part, ce travail défend également la thèse selon laquelle l’ergonomie peut produire des recommandations contribuant à la conception d’activités de partage réussies. Plus précisément, elle défend sa capacité à synthétiser des recommandations issues de disciplines connexes et à produire des recommandations ergonomiques valides pouvant servir d’accélérateur conceptuel pendant la conception.
14À la suite des trois études, la thèse conduit à proposer les « principes de partageabilité » dans une version synthétique. Cette version est présentée dans le Tableau 1. La thèse en propose également une version plus détaillée reprenant les huit principes primaires et y ajoutant 21 principes secondaires et 13 principes tertiaires. Cette version est visible en annexe de la thèse.
Tableau 1 : Présentation synthétique et alphabétique de la version finale des huit principes de partageabilité.
Table 1: Synthetic and alphabetical presentation of the final version of the eight shareability design principles
Nom du principe
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Description synthétique du principe
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Accompagnement
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Accompagner les personnes qui partagent ainsi que le démarrage du service.
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Appropriation psychologique
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Développer un sentiment d’appropriation vis-à-vis de l’objet et du service.
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Atténuation
des risques
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Limiter les risques pour la santé, l’activité ou les données des utilisateurs.
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Coopérativité
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Permettre l’émergence et le maintien de comportements coopératifs entre utilisateurs.
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Décontamination
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Limiter le sentiment de dégoût vis-à-vis de l’objet partagé et des autres utilisateurs.
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Gouvernance
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Organiser et réguler les relations entre les parties prenantes.
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Maintenance
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Suivre l’état de l’objet partagé et organiser les opérations de maintenance.
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Valeur
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Mettre en évidence la valeur ajoutée pour motiver l’utilisation.
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15Dans le but de proposer une synthèse et des améliorations méthodologiques, la discussion de la thèse propose une prise de recul sur les études menées en France sur la création/validation de recommandations dans la lignée des travaux initiés à l’INRIA (ex. Bach, 2004 ; Nemery, 2012 ; Perret, 2018) et sur les études menées, sur le même thème, dans d’autres pays. Cette synthèse conduit à reconnaître la qualité et l’originalité de l’approche francophone, à ouvrir des voies d’amélioration et à proposer de la partager plus largement sous la forme d’un livre ou d’un article de synthèse à destination de la communauté internationale en sciences de la conception.
16Dans une perspective de transition forte (ou « redirection écologique », Bonnet, Landivar, & Monnin, 2021), la thèse propose d’approfondir le champ des « communs » en ergonomie (ex. conception de communs énergétiques, « fermeture » de communs négatifs). Elle propose également le développement d’une théorie générale de l’appropriation (incluant les théories de l’appropriation psychologique, la techno-symbiose, la genèse instrumentale, etc.). En effet, une telle théorie permettrait d’orienter la conception de façon à ralentir la consommation ou de concevoir des systèmes à longue durée de vie tout en s’éloignant des approches par l’« acceptabilité » qui favorisent le renouvellement rapide des artefacts et tendent à considérer la résistance au changement ou les rejets d’usage comme des obstacles à contourner plutôt que comme des mécanismes de régulation qui ne deviennent, ou ne semblent, « dysfonctionnels » que dans notre contexte économique. Enfin, elle propose de questionner la relation de l’ergonomie au développement technique, par exemple au travers d’une perspective de « discernement technique » telle que la démarche low-tech, qui permettrait de redonner du pouvoir d’agir à l’ergonome et de participer à l’émancipation des utilisateurs (Colin & Martin, 2023 ; Martin, Gaultier, & Colin, 2022).