1La recherche présentée s’inscrit dans une approche clinique, qui implique de répondre à une commande d’acteurs d’un milieu de travail. En l’occurrence, une administration publique s’est portée volontaire pour être terrain d’enquête et d’intervention, dans le cadre d’une thèse de doctorat en psychologie du travail. La question posée par les commanditaires, en administration centrale (AC), portait sur les rapports entre « la transformation numérique » du travail des agents délivrant les services au public (magistrats, greffiers et autres agents en juridiction) et leur santé au travail. La commande formulée, dans la convention de partenariat entre le laboratoire et le terrain, a été la suivante : engager un projet de recherche « centré sur les transformations digitales du travail des personnels judiciaires, et sur les enjeux de ces évolutions en termes de santé, de maintien d’un travail de qualité et d’amélioration des conditions d’exercice de l’activité ».
2Les recherches exploratoires en juridiction ont fait émerger la forte présence de dysfonctionnements informatiques, pourtant liés à des technologies matures. En effet, le matériel utilisé par les agents est composé d’ordinateurs personnels standards, fixes ou portables, et de logiciels classiques de l’informatique de gestion : système d’exploitation Windows, navigateurs très répandus (Edge, Internet Explorer, Firefox, Google Chrome) et applications métiers relativement standardisées. À l’opposé de nos premières intuitions, les difficultés soulevées par les agents en juridiction ne semblaient pas porter sur la qualité des fonctionnalités et interfaces des applications métiers utilisées. À titre d’exemple, selon une greffière, son application principale présente bien quelques défauts d’« ergonomie » et des lenteurs, mais elle « fait l’affaire ». La plupart des difficultés exprimées renvoyaient au poste de travail informatisé en réseau, appréhendé dans son ensemble, et donc à des questions plus primitives sur l’informatisation de ces activités. En premier lieu, ce qui « irrite » ces agents, ce sont les aléas et dysfonctionnements informatiques : bugs, plantages, ralentissements, etc.
- 1 TIC-C : Technologies de l’information, de la communication et de la connaissance.
3D’après Bobillier Chaumon (2003), la vision utopique des années 1980 était fondée sur la croyance que l’entrée massive des technologies au travail allait en améliorer les conditions d’exercice. Cependant, l’irruption massive des TIC-C1 des années 1990 a été assortie d’une dégradation, où la complexité croissante du travail a fragilisé les individus, psychologiquement et physiquement. Les plaintes liées à la fatigue générale, au stress, aux maux de tête, aux douleurs dorsales se sont accrues et les aléas techniques sont un des facteurs à l’origine de ces problèmes de santé. Avec la digitalisation, la charge de travail est devenue moins exigeante physiquement, mais plus contraignante mentalement. L’individu ne travaille plus directement sur son environnement physique, mais par l’intermédiaire de machines qui agissent pour lui. En s’éloignant de son objet de travail, par la médiation de ces instruments, le sujet est engagé dans une transformation où l’importance de son corps est réduite et déniée, au risque d’effets sur sa santé physique.
4L’informatisation du travail implique aussi une augmentation de la sédentarité qui pose des questions de santé physique et psychique bien documentées, notamment dans la revue de littérature publiée par Santé publique France en juillet 2023 (p. 6) :
Les professionnels du secteur tertiaire, notamment ceux travaillant dans un bureau, passent des périodes prolongées et ininterrompues en position assise. Cette sédentarité élevée augmente certains risques pour la santé tels que les maladies cardiovasculaires, le diabète de type 2, certains cancers, la dépression et l’anxiété. (Escalon, 2023)
5Le déni de la mobilisation des corps au travail, soutenu par le concept de « dématérialisation », fait peser des risques sur la santé des individus engagés dans ces activités médiatisées. Dans notre contexte d’utilisation d’une informatique de gestion en réseau relativement standard, dédiée à la réalisation d’un service public, nous cherchons à explorer les causes organisationnelles et sociales des dysfonctionnements de ces dispositifs technologiques et leurs incidences sur la santé. L’analyse de l’activité des agents utilisateurs vise à questionner les possibilités effectives pour eux d’atteindre leurs propres objectifs de qualité du travail, alignés avec le sens qu’ils donnent à leur travail, en lien avec autrui (justiciable, collègues, etc.). Nous cherchons de plus à utiliser ces dysfonctionnements comme révélateurs du réel de l’activité (Clot, 1997).
6Le projet de « transformation numérique » de cette administration publique s’est accéléré ces dernières années, sous l’impulsion et le suivi rapproché de sa hiérarchie. Au-delà des interpellations sur les conditions de travail en général, qui ont pu apparaître au grand public jusque dans la presse nationale, le « numérique » est explicitement et fortement remis en question dans le cadre du dialogue social. Cette problématique a récemment conduit cette administration à revoir son organisation, avec la création début 2024 d’une « Direction du numérique », qui vise à répondre aux enjeux suivants :
-
« Le fonctionnement de [ce service public] repose de façon croissante sur les outils numériques. Ce sont des leviers majeurs pour améliorer le quotidien des agents et des justiciables et atteindre les grands objectifs du ministère, notamment en matière de réduction des délais »
-
« La création de cette nouvelle direction est accompagnée de plusieurs évolutions dans la façon de piloter le numérique au ministère, qui permettront : […]
-
« Une plus grande cohérence dans les chantiers numériques, destinés en particulier à mieux interconnecter les applications pour éviter les ressaisies, à renforcer la cohérence du soutien aux utilisateurs, et à remédier à l’obsolescence des outils ;
-
« Une amélioration de l’écoute et de la mesure de satisfaction des agents du ministère pour mieux les intégrer dans les évolutions techniques, de prioriser davantage la recherche de gains de temps et la résolution des “irritants” ressentis par les agents dans nos développements applicatifs »
7Lors de l’instruction de la commande, ces mêmes tensions ont été exprimées par les interlocuteurs, synthétisées dans les verbatims suivants : « Le numérique agit comme un irritant » / « L’informatique est perçue comme un irritant ». Ce terme d’« irritant » nous a interpellés, renvoyant à des questionnements à la fois sur ce qui irrite et sur ce que cela produirait sur l’utilisateur, le sujet : des irritations qui seraient finalement anodines, superficielles et rapidement surmontables, ou bien de véritables empêchements, au risque d’incidences sur la santé ? Dans le contexte d’une digitalisation accélérée de l’ensemble des services publics, cette question des incidences des transformations digitales sur la santé des agents des administrations publiques paraît cruciale, afin de proposer des améliorations soutenant la qualité et l’efficience du travail, du point de vue des utilisateurs, et faisant de ces outils digitaux de véritables opérateurs de la santé au travail des professionnels.
8Par ailleurs, les variations des termes utilisés par les acteurs du terrain pour présenter les mutations technologiques en cours – « informatique », « numérique », « transformation numérique », « transformation digitale », « dématérialisation » – sont aussi questionnées car elles renvoient à des périodes successives de l’informatisation à la source de différentes visions, expériences et différents vécus de ces transformations. Nous nous intéressons plus particulièrement à la façon dont ces professionnels perçoivent, ressentent et expérimentent individuellement et collectivement ces processus de digitalisation de leur travail. Ces technologies font partie des TIC-C, qui sont généralement envisagées sous l’angle de leurs performances et des usages attendus, mais plus rarement sous l’angle de leurs défaillances, inattendues. Les difficultés observées sur ce terrain relèvent d’environnements informatiques standards, en réseau, et d’applications que l’on peut classer dans les technologies digitales matures (Bobillier Chaumon, 2023). Ces dispositifs sont donc familiers pour les utilisateurs et bien implantés dans les milieux professionnels. Cette maturité des technologies décriées questionne la persistance de difficultés, qui devraient être techniquement évitables.
9En définitive, nous posons comme hypothèse générale que l’analyse critique et incarnée de ces obstacles socio-techniques (c’est-à-dire dans l’activité qui se fait, ou ne peut plus se faire) permettrait d’interroger la façon dont les transformations socio-techniques soutiennent ou contrarient l’engagement intersubjectif (social et aux autres), pragmatique (à l’activité et au monde), et subjectif (au corps et donc à soi). Ils permettraient de comprendre et de mettre en discussion les conditions de réalisation du travail, les enjeux de santé, et les questions portant sur la qualité et le sens du travail, pour ces professionnels engagés dans la digitalisation de leur activité. En nous appuyant sur la littérature scientifique, la littérature grise (issue notamment de cette administration publique) et les données recueillies lors d’une immersion en juridiction, cet article vise à utiliser les événements qualifiés d’« irritants » par les acteurs du terrain comme « une trappe d’accès » (Clot, 1997) à l’activité réalisée et au réel de l’activité, entendu comme le non-réalisé de l’activité.
10Afin de bien comprendre les enjeux de la digitalisation de l’activité (et des problèmes associés, comme lesdits « irritants »), il convient au préalable de revenir sur les différentes acceptions que ce terme a prises au cours de l’histoire, en lien étroit avec les différentes mutations et innovations technologiques successives.
11En effet, la question posée aux chercheurs portait sur « la transformation numérique » des services de cette administration publique. Pour l’équipe de recherche, le terme privilégié était celui de la digitalisation ou de la transformation digitale. Le terme « informatique » a plutôt été utilisé par les acteurs du terrain, et faisait de plus écho au parcours professionnel de la chercheuse initialement diplômée en ingénierie informatique. Ce que recouvrent ces différents termes, et en quoi ils nomment des réalités différentes, nous a donc questionnés, dans l’objectif de préciser la nature et l’origine des « irritants » ciblés, en lien avec le poste de travail informatique des agents.
12Aussi, il nous a paru utile de chercher à distinguer, dans la sphère professionnelle, (i) l’informatisation ; (ii) le numérique / la transformation numérique ; (iii) la numérisation et la dématérialisation ; (iv) la digitalisation / les transformations digitales, afin de mieux situer leurs apports et angles morts, de point de vue de l’activité.
13Derrière le terme numérique, la « réalité tangible » est l’informatique (Cardon, 2019). Pour Berry (2017), le schéma mental de l’informatique est particulier, et ses objets conceptuels et pratiques ne ressemblent pas à ceux issus des sciences et techniques directement liées au monde physique, et donc davantage compréhensibles. La nouvelle façon de penser, « la pensée algorithmique », est quasi indépendante du domaine d’application. L’informatique est structurée en quatre composantes : les données, les algorithmes, les programmes (logiciel) et les machines (matériel). Elle est aujourd’hui d’une infinie complexité, car basée sur des infrastructures matérielles (ordinateurs et réseaux) et logicielles devenues « gigantesques ».
14L’informatique est caractérisée par la « matérialité logique », selon Boullier (2019), qui consiste « à rendre matériel et exploitable techniquement tout type de problème logique et par là, toute question opérationnelle dans tous les domaines » (p. 34). Le fonctionnement de l’informatique repose sur des matérialités, et dépend entièrement de l’accès à l’électricité. Le matériel informatique permet à l’opérateur humain d’interagir avec des programmes numériques, en utilisant son corps et ses sens.
15Concernant le travail, Bobillier Chaumon (2003) explique que l’activité réalisée avec ces technologies « ne saurait être figée dans une représentation informatique stable et permanente de la tâche » (p. 167). Elle doit pouvoir s’organiser et se développer, à partir de la prescription, en ouvrant des marges de manœuvre. C’est la condition pour qu’elle puisse surmonter les difficultés liées à la variabilité et aux aléas techniques.
16Berry (2017) indique que l’adjectif numérique concerne toute activité « fondée sur la numérisation et le traitement de l’information ». Le substantif « le numérique » rassemble alors toutes les activités auxquelles on peut accoler l’adjectif numérique.
17Plus largement, Boullier (2019) explique que le numérique est qualifié de pervasif, car « il parvient à traiter tous les domaines à travers ses algorithmes ». Amplifiée par les réseaux, l’informatique n’est plus localisable dans des machines, qui sont de plus en plus connectées. Pour Boullier, il convient de l’appeler numérique, depuis qu’elle est devenue pervasive, pénétrant profondément toutes les activités humaines et leurs environnements. Ce que Cardon (2019) appelle la « culture numérique » représente l’ensemble des conséquences de cette généralisation des techniques de l’informatique en réseau.
- 2 Rapport commandé par le ministère du Travail, de l’Emploi, de la Formation professionnelle et du Di (...)
18Concernant le travail, d’après le rapport d’une mission animée par Bruno Mettling en 20152, le numérique se distingue des révolutions technologiques précédentes par l’accélération du rythme des innovations, et le fait que la diffusion des technologies impacte les personnes dans leur sphère privée, au moins autant que dans leur sphère professionnelle. Parfois, lorsque les outils numériques sont intégrés dans le travail, les usages sont déjà partiellement développés dans la sphère privée. L’adoption des outils numériques au travail peut ainsi être mise en lien avec le développement d’une culture numérique de tout individu (Cardon, 2019).
19Pour Castillo Pimentel (2022), la « numérisation » désigne le passage de l’analogique au numérique de données, d’un service ou d’un processus. La notion de « transformation numérique » est un changement plus large intégrant les dimensions de la culture, de l’organisation, les habitudes et les rapports entre individus. Le concept de numérisation définit « un processus axé sur la dématérialisation de l’information à l’aide du numérique » (p. 5). Comme pour la numérisation, le terme dématérialisation semble inapproprié pour évoquer l’étendue humaine et organisationnelle des transformations. En effet, ces termes s’utilisent essentiellement à propos des informations, ou des données, et ne peuvent guère qualifier le travail humain.
20Ces concepts ont eu l’intérêt de rendre visibles l’éloignement physique de l’objet du travail et l’abstraction croissante des activités induits par l’informatisation du travail, comme l’explique Bobillier Chaumon (2003). Aujourd’hui, de plus en plus d’opérations demandées aux individus portent sur des signes représentant des informations sur l’objet du travail. La majorité des opérations sur cet objet deviennent mentales, car les actions des opérateurs portent sur des données symboliques, remplaçant l’objet matériel, inscrit dans le monde physique. Par ces médiations, les tâches perdent leur caractère immédiatement sensible : elles ne sont plus directement visibles, audibles et palpables. Elles deviennent immatérielles ou virtuelles.
21Cependant, selon Vitali-Rosati (2024), il est important de comprendre que la rhétorique de l’immatérialité, soutenant le concept de « dématérialisation » et utilisée pour mettre en valeur les technologies numériques, est non seulement fausse, mais surtout « elle est dangereuse car elle fait obstacle à la pensée critique » (p. 106). Elle cache les véritables enjeux du numérique et limite les capacités de compréhension du public.
22Concernant le travail, Bobillier Chaumon (2023, p. 7) propose les définitions suivantes :
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Les transformations digitales dans la sphère professionnelle désignent le processus par lequel une organisation cherche à intégrer des outils technologiques à ses activités et à ses modes de fonctionnement pour les optimiser et les rendre plus performants ;
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La digitalisation vise alors à dématérialiser partiellement ou totalement les processus de travail en les redistribuant au sein d’un système humain‑machine.
23Une propriété notable des dispositifs des TIC-C est que leur mode de fonctionnement ressemble à celui des humains. Ils émettent, stockent et traitent de l’information et des connaissances et peuvent, de plus, prendre des décisions. Dans le cadre de la collaboration humain-machine, ils sont utilisés pour assister, suppléer ou prendre en charge une part des activités professionnelles.
24Bobillier Chaumon (2003) met en lumière une forme d’inégalité dans la collaboration, où les individus doivent s’approprier les dispositifs technologiques, mais aussi « intérioriser leurs contraintes et leurs insuffisances » (p. 172). Cette adaptation des humains est indispensable pour assurer le fonctionnement des technologies, dans un mode parfois dégradé, du fait notamment des dysfonctionnements, dissonant avec l’idéal visé lors de la conception de ces dispositifs et de leurs fonctionnalités.
25De plus, la cohabitation avec ces dispositifs reste acceptable quand le cœur de métier reste du côté de l’humain, mais elle devient menaçante quand le professionnel doit collaborer avec le système en étant en concurrence avec lui, en situation de compétition. La place octroyée au travail de l’opérateur humain dans cette collaboration est fondamentale pour comprendre les ressorts et les ressources de sa mobilisation dans l’activité, et lui permettre de dépasser les inévitables aléas techniques. Cette considération s’appliquerait en fait plus largement à l’informatisation du travail depuis ses origines.
26Les dysfonctionnements techniques sont un enjeu essentiel du travail, car ce qui caractérise l’informatisation, pour Lasfargue (1987), c’est le passage « d’une civilisation de la peine à une civilisation de la panne », et donc à une régulation incessante des aléas techniques par l’humain, comme nous allons le voir.
27La fiabilité des systèmes informatiques est généralement supérieure à celle des systèmes mécaniques et humains qu’ils remplacent. Cependant, cette fiabilité n’est pas totale. En effet, selon Lasfargue (1987), « la panne est consubstantielle à l’automatisme robotisé, plus le système est complexe, plus il est vulnérable ». Lorsque l’opérateur est outillé d’automates perfectionnés, il devient alors nécessaire d’accepter les risques d’incidents, de dysfonctionnements techniques, imprévisibles lors de la conception des dispositifs.
28Concernant l’informatique, Berry (2017) raconte que le mot « bug » serait issu d’un insecte coincé dans le relais d’un ordinateur en 1947, qui avait fait dysfonctionner cet appareil. Cependant, il ajoute que ce terme était en réalité utilisé auparavant pour qualifier toutes sortes de « petits ennuis techniques qui ralentissent les projets ». Ces incidents sont un impondérable de l’informatique, car le microprocesseur exécute exactement les instructions données par le programme, conçu et rédigé par des humains. Un programme buggé peut en arriver à faire totalement n’importe quoi : « par son exactitude même, l’ordinateur est le plus extraordinaire amplificateur d’erreur jamais construit » (p. 99). Ces manques ou erreurs d’instructions présents dans le code informatique sont constitutifs de l’informatique. En effet, selon Vitali-Rosati (2024), le modèle sur lequel s’appuie le programme informatique « ne prend pas en compte la totalité des possibles, mais juste une partie » (p. 129) et le bug fait émerger cette « partialité » et apparaître les limites du modèle.
29Les bugs sont aussi reliés à la question critique de la sécurité informatique, car la majorité des trous de sécurité des systèmes informatiques sont les conséquences de microbugs ignorés. Pour éviter ou contrôler les bugs, plusieurs attitudes co-existent, en fonction du niveau de sûreté visé des systèmes informatiques. Au niveau le plus exigeant, les « safety critical » sont les systèmes critiques faisant peser directement des risques sur des vies humaines, comme en avionique, ferroviaire ou nucléaire. Ils bénéficient d’un débuggage optimal, soutenu par les recherches en science informatique et en mathématiques. Dans tous les autres systèmes informatiques, et dans l’automobile paradoxalement, le niveau de qualité de l’informatique n’est pas au plus haut niveau possible scientifiquement, et des bugs importants restent présents. Pour Berry (2019), la différence de fiabilité entre les systèmes critiques et les autres systèmes vient de la différence entre une informatique fondée sur les mathématiques et la preuve formelle automatisée et une informatique « faite à la main ». Pour la majorité des systèmes informatiques, les coûts et contraintes de temps en développement et débuggage ne permettent pas d’atteindre une fiabilité optimale et des bugs restent largement actifs.
30Plus largement, Boullier (2019) insiste sur l’importance de ne pas contribuer aux « mythologies numériques » afin de mettre les non-spécialistes en face des capacités et contraintes propres à l’informatique. Ainsi, il cite Berry (2008) pour expliquer que les systèmes d’information ne peuvent ignorer le fait que « le bug est constitutif de l’informatique » et pas un défaut qui serait périphérique, provisoire ou bien un produit de l’incompétence humaine. Berry précise d’ailleurs qu’aucune garantie n’est possible contre le bug informatique, car la combinaison des conditions est devenue non calculable. De plus, concernant le numérique, Boullier explique que des choix techniques qui auraient été raisonnables dans le passé ont parfois aujourd’hui des conséquences inattendues et amplifiées avec une informatique devenue pervasive.
- 3 Rappelons que l’UX suppose de s’intéresser prioritairement à l’expérience que les utilisateurs auro (...)
- 4 The hurdles. Exemple dans Gibbons (2021) : “We usually refer to these hurdles as pain points”.
- 5 User journey.
31La notion d’irritant trouve son origine scientifique dans la littérature anglo-saxonne sur l’UX design (User eXperience Design3), sous l’appellation pain point, points de douleur. D’après Gibbons (2021), les designers UX mènent des recherches sur les utilisateurs pour comprendre leurs besoins, et les obstacles4 qu’ils pourraient rencontrer dans la satisfaction de ces besoins. Ces obstacles, anticipés ou recueillis dans le cadre de démarches itératives de conception, sont généralement nommés pain points, et sont des problèmes liés à l’expérience client d’un produit ou d’un service. Les pain points peuvent survenir aux différents niveaux de l’expérience client : au niveau de l’interaction, du parcours utilisateur5 ou de la relation. Cette notion est ainsi liée au marketing et concerne initialement l’expérience de clients d’une entreprise commerciale.
- 6 Computer Technology Hassles Scale.
32Pour Castillo Pimentel (2022), l’échelle des problèmes informatiques6 que propose Hudiburg (1989) a participé au développement du concept de technostress. C’est l’une des premières mesures du technostress, et plus particulièrement du stress généré par l’interaction homme-ordinateur. Cette approche montre que ce type de stress est spécifique et qu’il n’est pas lié à l’anxiété informatique ou aux attitudes envers les ordinateurs. L’échelle est composée d’une liste de 65 éléments de « cas potentiellement irritants » (p. 27) liés à l’utilisation d’un ordinateur. Elle produit un score indiquant la gravité des problèmes informatiques rencontrés, indique si un utilisateur se sent harcelé ou tracassé par ces technologies et mesure quel type de stress résulte de l’interaction avec ces technologies.
- 7 Computer runtime errors.
- 8 Computer information problems.
- 9 Selon l’Académie française, un tracas est un « mouvement accompagné d’embarras, le plus souvent pou (...)
33La notion de computer hassles (Hudiburg, 1989) a l’avantage de s’intéresser aux problèmes informatiques, en tant que tels, en les classant en deux catégories : erreur d’exécution de l’ordinateur7, et difficultés liées à l’information sur l’informatique8. Les computer hassles évaluent donc les « stimuli techniques » perçus comme stressants. Cependant, la traduction en « problème informatique » utilisée par Castillo Pimentel ne nous semble pas englober la dimension harcelante, répétitive, stressante du computer hassle en anglais. Dans son acception française, un problème serait plutôt orienté vers la réflexion ou l’interrogation, alors que hassle se rapprocherait davantage d’irritant ou tracas9. L’expression « tracas informatiques » exprimerait ainsi davantage les incidences psychiques de l’événement pour le sujet, avec une issue qui n’est pas déterminée à l’avance, et qui nous semble signifier davantage la singularité de l’activité de l’individu, en situation. Et le terme obstacle utilisé en UX design nous paraît davantage signifier la dimension d’empêchement de l’activité prévue.
34Castillo Pimentel (2022) propose une synthèse sur la charge psychosociale liée au travail, spécifiquement provoquée par les TIC-C : « L’utilisation des TIC peut entraîner une série de problèmes pour la condition humaine dans le contexte du travail » (p. 8) et affecter l’état de santé des travailleurs :
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La contraction de la perception du présent dans le contexte de travail, qui résulte des changements permanents de l’environnement de travail (machines, programmes, règles, etc.), assortis du besoin urgent éprouvé par les travailleurs de devoir s’adapter pour ne pas devenir obsolètes, alors qu’ils ne disposent pas du temps suffisant pour s’approprier les changements ;
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Le sentiment de ne pas progresser dans l’accomplissement du travail, dans un contexte où les TIC-C rendent plus rapide et intensifient le travail. Les travailleurs éprouvent le sentiment de ne pas avoir travaillé suffisamment, faisant d’eux des sujets coupables ;
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La reconfiguration des activités et des conditions du travail. Pour les activités, cela concerne la manipulation d’abstractions, la multiplication des opérations mentales, ainsi qu’une distanciation physique de l’objet de travail. Elles peuvent vider les tâches de leur sens intrinsèque, quand elles perdent leur caractère visible, en devenant immatérielles et virtuelles (Bobillier Chaumon, 2003). Sur le plan des conditions, l’apparition des nouvelles modalités, comme le travail à distance ou la constitution des équipes virtuelles, affecte le travail ;
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« L’usage des technologies peut entraîner une série de problèmes affectant directement l’état de santé des travailleurs » (op. cit.). Elles participent à brouiller les frontières entre vie privée et professionnelle, favorisent l’apparition du stress technologique (technostress), de la dépendance technologique, de nouvelles formes d’épuisement, etc. « Ces complications caractérisent le côté obscur des technologies » (op. cit., p. 9).
35Bobillier Chaumon (2003) rappelle que ce sont davantage les conditions du développement, de l’implantation et de l’utilisation des technologies qui sont responsables des effets sur l’activité et l’organisation : « Il convient de mettre en perspective les déterminants humains, socio-organisationnels et technologiques pour appréhender les changements en œuvre dans les activités professionnelles. » (p. 188) Ainsi, nous proposons d’étendre le concept de computer hassles et de le traduire par obstacles socio-techniques liés à l’informatique, en prenant en compte ses dimensions technologiques, sociales et psychiques. Un obstacle socio-technique serait dès lors un incident d’utilisation, en situation, potentiellement lié à un dysfonctionnement technologique, ou bien à un défaut d’information sur la technologie, qui aurait pour conséquence d’augmenter la charge psychosociale liée au travail, du fait de la dégradation de l’activité (qualité, efficacité, etc.) et des conditions d’exercice de celle-ci (empêchement, ralentissement, efficience, etc.).
36Ces obstacles, bien que techniques, relèveraient cependant bien des préoccupations que doivent prendre en compte la psychologie du travail et l’ergonomie. En effet, initialement attribués à la technologie, ils incomberaient aussi – plus ou moins directement – à une organisation du travail qui : soit (i) ne les a pas anticipés lors de la conception ou du choix de l’outil, soit (ii) ne les régule pas à la suite de leur apparition (par des ajustements techniques et organisationnels), soit (iii) ne déploie pas des supports d’accompagnement et de formation idoines (pour prévenir et résoudre ces aléas). En lien avec les distinctions proposées sur les transformations en question, nous pourrions ainsi distinguer deux catégories d’obstacles :
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Les obstacles socio-techniques liés à l’informatique : irritation, complication, problème, etc., issus de la confrontation aux bugs et autres complexités matérielles, logicielles et sociales de l’informatique. Auxquels on pourrait ajouter les contrariétés liées plus spécifiquement à la question de la répartition du travail, des tâches à réaliser, entre humain et machine, avec comme enjeu essentiel la préservation du sens du travail ;
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Les obstacles socio-techniques liés au numérique : difficultés informatiques plus spécifiquement liées à la pervasivité de l’informatique en réseau, et à la variété des terminaux (ordinateurs, téléphone, objets connectés, etc.), induisant une hybridité au travail, une nouvelle porosité entre les sphères de la vie et un effacement des frontières de la sphère professionnelle.
37Pour approfondir davantage ces définitions, notamment du côté des incidences psychosociales, l’approche par la clinique de l’activité nous paraît être un cadre intéressant à mobiliser pour rendre compte des liens entre empêchements (conséquences des obstacles) et développements (où les obstacles sont considérés comme des problèmes à résoudre) de l’activité et de la santé au travail.
38La conception de la santé au travail proposée par la clinique de l’activité est caractérisée par le fait de ne pas entrer dans les questions de santé au travail par un inventaire quantitatif des risques, mais par une action clinique, répondant à des demandes de transformations venant du terrain (Bonnefond & Clot, 2018). Cette approche se réfère à l’activité, en référence à l’ergonomie qui distingue la tâche (ce que doit faire l’individu, ce qu’on attend de lui), de l’activité (ce que l’individu fait réellement, ce qu’il fait en plus). Cependant, Clot (1995, 1999) ajoute une distinction entre l’activité réalisée et le réel de l’activité. La première est ce qui est fait, et le second englobe ce qui ne se fait pas, ce qu’on ne peut pas/plus faire, ce qu’on pense ou rêve pouvoir faire, ce qu’on fait pour ne pas faire ce qui est à faire, ce qu’on fait sans vouloir le faire, ce qui est à refaire, etc. L’activité réalisée est une infime part de l’activité et les mobiles vitaux des sujets peuvent être exaucés, rester en souffrance ou être abandonnés, sans être abolis. Les possibilités non réalisées, notamment liées aux empêchements, restent présentes et pèsent sur l’activité. Dans l’écart entre l’activité réalisée et le réel de l’activité, l’action trouve ou perd son sens, elle peut être suspendue, empêchée ou déplacée.
39Santé, activité et pouvoir d’agir sur son milieu de travail, et sur soi-même, sont liés. Si les travailleurs ne sont pas, au moins de temps en temps, à l’origine de ce qui leur arrive dans leur travail, celui-ci devient vite indéfendable pour eux. C’est alors potentiellement une des sources majeures de psychopathologie du travail. Le développement de la santé au travail est davantage à chercher du côté du travail à soigner que des personnes à soigner, du fait d’un lien profond entre santé et qualité du travail. En cherchant à faire un travail de qualité, le travailleur participe à la construction de sa santé. On peut donc s’interroger sur la manière dont ces obstacles contribuent à l’activité empêchée et affectent la soutenabilité du travail.
40Clot (1995, 1999) propose un modèle de l’activité définie comme une « triade vivante », modélisation triadique qu’il développe à partir du modèle proposé par la théorie de l’activité d’Engeström (1987). Dans cette conception, l’action immédiate du sujet oriente son activité vers l’objet, mais pour atteindre son objet, le sujet s’adresse simultanément à l’activité des autres portant sur le même objet.
41La Figure 1 présente le modèle de l’activité et de son développement. L’activité est dirigée par la conduite du sujet (S), vers l’objet de la tâche (O), mais aussi vers les autres et leurs activités, autrui (A). Toute activité est adressée, et elle est ainsi toujours une co-activité. Or, il n’existe pas de co-activité sans objet et sans autrui, les liens entre les pôles sont ainsi à lire dans les deux sens : « Le travail consiste, selon les circonstances, à se mesurer aux tensions entre ces trois pôles en s’appuyant sur chacun d’eux pour s’affranchir des deux autres, afin de rester sujet de la situation, créatif, en quelque sorte » (Clot, 1997, p. 101).
Figure 1 : Triade de l’activité vivante / dynamique du développement de l’activité.
Figure 1: Triad of living activity / dynamics of activity development
(Kloetzer & Clot, 2016)
42L’objet est atteint par des instruments, techniques et symboliques : l’activité est médiée par ces instruments (I), comme l’a montré Rabardel dans sa théorie instrumentale (1995). Et l’activité est médiatisante, car elle créée entre les pôles des liens qui n’existeraient pas sans elle. Les points S’, A’, O’ et I’ représentent les développements des points S, A, O et I au cours de l’activité, développements qui sont sources de santé au travail.
43L’activité est triadique car travailler, pour Clot (op. cit.), c’est « se mesurer à une hétéronomie de l’objet et de la tâche ». L’activité en cours est conflictuelle, car elle est issue des discordances créatrices ou destructrices entre les trois pôles. Ce conflit est aussi ce qui rend possible le développement de l’activité.
44Clot retient de l’ergonomie une insistance sur les « objets du monde », les artefacts et « les systèmes extérieurs au sujet ». Les instruments sont développés par le sujet à partir d’artefacts « refroidis » produits des activités des gestionnaires et concepteurs. L’activité est ainsi toujours une réponse à l’activité des autres et prend place dans une « chaîne d’activités » (Clot, 1997). Les dysfonctionnements – obstacles à l’activité des utilisateurs – questionnent l’activité des concepteurs, celle du sujet et celle des collectifs, avec ou sans l’utilisateur final, ainsi que les diverses activités de soutien à l’appropriation. Et quand la liaison entre ce qui préoccupe le sujet (ce qui fait sens pour lui) et ce qui l’occupe dans l’instant se perd, notamment lors de la mobilisation impromptue sur un dysfonctionnement technologique, l’activité peut perdre son sens :
On peut dire que c’est c qui se fait jour dans l’activité, une déliaison entre les préoccupations réelles des travailleurs – une certaine idée du travail et d’eux-mêmes par exemple – et des occupations immédiates qui leur tournent le dos (Clot, 2008, p. 9).
45En psychologie du travail, le concept de catachrèse sert à désigner l’utilisation informelle d’un outil formel ou l’élaboration d’un outil informel dans les situations de travail, comme l’a montré Rabardel (1995). Clot (1997) envisage la catachrèse réalisée comme « une trappe d’accès privilégiée au développement de l’activité des sujets dans leurs milieux » (p. 115), qui renseigne sur les buts effectifs que le sujet poursuit. Les catachrèses montrent que « les hommes ne se contentent pas de vivre dans un milieu. Ils se fabriquent aussi un milieu pour vivre » (p. 127). Il ajoute que les places différentes données par l’utilisateur à un même artefact sont à rapprocher « d’un double souci : d’efficience quand il s’agit pour un opérateur d’une économie d’effort (proximité ou disponibilité particulière d’un outil) ; d’efficacité quand il s’agit pour lui d’adapter les moyens aux buts » (p. 122). Les catachrèses sont vues comme une adaptation des moyens aux buts, mais aussi comme une conversion ou une recréation des buts prescrits de l’action, sous l’impulsion des mobiles du sujet. Le réel de l’activité ne peut être atteint directement, mais il se révèle lors de la reconception des instruments dans l’activité, dans une double visée d’efficacité et d’efficience (op. cit.).
46Comme Clot a utilisé les catachrèses, nous chercherons à utiliser les bugs pour faire émerger le réel de l’activité, soit l’atteinte des visées d’efficacité et d’efficience, et les développements possibles, soutenus ou entravés, voire empêchés de l’activité, et leurs incidences. La mise en lumière et en dialogue du réel de l’activité est vitale pour le sujet et pour la vitalité de l’activité collective (Caroly, 2010). Selon Vitali-Rosati (2024), le bug a cette capacité d’extraire l’utilisateur de « l’impératif fonctionnel » et de le forcer à réfléchir à ses outils, qui deviennent visibles lors du dysfonctionnement : « Il n’est plus transparent et se manifeste comme quelque chose devant nos yeux. Il a des propriétés, il n’est plus neutre. On peut l’analyser et peut-être le comprendre, le critiquer. » (p. 121)
47Dans une approche clinique, les questions de recherche ont combiné les enjeux liés au terrain et ceux de la recherche, en ergonomie et psychologie du travail. En effet, l’instruction de la commande montrait à quel point les difficultés des agents avec le numérique ne relevaient pas prioritairement des transformations en cours, mais davantage de dysfonctionnements quotidiens causés par des technologies matures et relativement anciennes. Ceci a conduit à s’intéresser à ces étranges « irritants » qui perduraient longuement et à leurs effets sur l’activité et la santé des agents utilisateurs. Par ailleurs, les recherches actuelles portent davantage sur les innovations, les transformations en cours et les questions de conception que sur l’existant et les limites de l’informatique elle-même. Or, comment déployer ou superposer des technologies innovantes, quand les dispositifs existants ont déjà créé des difficultés qui n’ont pas encore été gérées et qui pourraient même être amplifiées par l’irruption de systèmes émergents (type IA ou autres) ?
48Deux questions de recherche orienteront nos réflexions et nos analyses de terrain :
49Nous cherchons à utiliser ces obstacles socio-techniques comme des outils de compréhension de l’activité en situation, qui permettraient de révéler les développements possibles ou entravés de l’activité et, par conséquent, les développements – possibles ou impossibles – des sujets qui tentent, réussissent, ou encore échouent à réaliser leurs buts et à se réaliser dans l’action. Pour cela, nous analyserons les situations présentées dans les études de cas à l’échelle de la triade vivante de l’activité, proposée par la clinique de l’activité. Celle-ci permet d’intégrer à la fois le sujet, les dimensions collectives et les instruments médiateurs de son activité.
50Par l’étude de ces cas situés, nous cherchons à déterminer d’où proviennent les dysfonctionnements à l’origine de ces obstacles et empêchements, et en quoi ils renvoient systématiquement au travail humain et non au travail automatisé des dispositifs informatiques. Nous cherchons à voir comment la réflexion et le dialogue sur ces bugs ou obstacles socio-techniques permettent aux utilisateurs de les dépasser et de développer leur activité, voire leur santé, par le développement de leur instrument.
- 10 Les applicatifs ont été pseudonymisés. Ils restent toutefois reconnaissables par les professionnels (...)
- 11 PSK est une application de gestion des dossiers de procédure pénale intra-tribunal généralisée en 2 (...)
- 12 PVN est une application webisée de transmission des procès-verbaux (PV) numériques, utilisée avec l (...)
51Dans une approche compréhensive et incarnée du travail, la question portant sur la santé des agents en juridiction, l’analyse se devait d’être centrée sur leurs activités. L’échantillonnage des juridictions a été discuté avec les commanditaires. En matière judiciaire, le civil et le pénal sont distincts et leurs agents utilisent des outils numériques différents, multiples et variés selon les juridictions. Le civil est encore en attente d’un portail rassemblant et unifiant les diverses applications utilisées. Les transformations les plus radicales, et visant une uniformisation nationale, ont eu lieu ces dernières années sur la chaîne pénale. L’application métier10 PSK11 a été mise en service, suivie dix ans plus tard d’un programme visant la dématérialisation de la chaîne judiciaire de bout en bout, avec l’utilisation de l’application métier PVN12.
52Une immersion dans un tribunal judiciaire visant à comprendre la digitalisation de la chaîne pénale a ainsi été décidée avec les commanditaires. Les agents rencontrés et observés dans ce tribunal ont été proposés par les chefs de juridiction, afin de comprendre les acteurs « maillons » de la chaîne pénale, et comment la transformation numérique avait transformé leurs pratiques. Cet article est centré sur les agents du bureau d’ordre pénal (BOP), premier « maillon » de la chaîne pénale, car leur activité a pu être observée et discutée collectivement en situation, notamment lors de dysfonctionnements informatiques, avec des incidences diverses sur l’activité. De plus, les séquences d’activité qui ont pu être observées sont caractéristiques de leur activité principale d’enregistrement des dossiers de procédure.
53Les agents présents sont au nombre de cinq au total sur les deux séquences d’observation :
-
Deux adjoints administratifs titulaires du Bureau d’ordre pénal (BOP) : Melaine et Dominique ;
-
Un adjoint administratif non titulaire : Jackie ;
-
Deux remplaçants, avec des contrats de quelques mois, qualifiés par les titulaires de « formés et efficaces » : Eddie et Andrea.
54Un autre agent du tribunal était présent lors de la première séquence d’observation :
-
Un greffier, ATN (ambassadeur de la transformation numérique) : Marian.
55Les caractéristiques détaillées de la population enquêtée sont présentées dans le Tableau 1.
Tableau 1 : Caractéristiques de la population enquêtée au BOP.
Table 1: Characteristics of the population audited at the Penal Record Office
56Nous avons choisi de réaliser l’analyse par des études de cas successives, se basant sur une articulation de plusieurs sources de données et mobilisant différentes ressources méthodologiques :
-
Des analyses documentaires, de sources provenant notamment de l’Intranet de l’administration publique ;
-
Des analyses d’activités de travail, basées sur deux séquences d’observation au (BOP), les 20 et 21 juin 2023.
57Une triangulation des méthodes a été utilisée, combinant observations de l’activité, verbalisations, entretiens en situation de travail et recherches documentaires. Fortin (1996) explique que la triangulation correspond à « l’emploi d’une combinaison de méthodes et de perspectives permettant de tirer des conclusions valables à propos d’un même phénomène ». Nous avons retenu ces situations du fait de la richesse des données qui ont pu y être recueillies, par observations et verbalisations, sur l’activité d’un collectif de travail de cinq personnes. De plus, ces agents ont accueilli positivement la démarche d’analyse et ont livré les explications nécessaires pour comprendre leur activité et ses enjeux. Au total, les deux séquences d’observation ont concerné six agents, l’ATN étant présent au début de la première séquence.
58Les situations professionnelles observées et évoquées, les caractéristiques des agents concernés et les méthodes mobilisées pour l’investigation sont présentées dans le Tableau 2. Ces situations ont été observées dans le local du BOP, une grande salle commune où sont installés tous les postes de travail informatiques de ces agents. Par ailleurs, les deux agents administratifs titulaires font une journée de télétravail par semaine, situation qui a été évoquée en entretien.
Tableau 2 : Répartition des agents et leurs caractéristiques sociobiographiques selon les méthodes déployées.
Table 2: Distribution of agents and their socio-biographical characteristics according to the methods used
59Afin d’appréhender les incidences et origines des obstacles, dans une situation accessible (local du BOP) et dans une situation non accessible (en télétravail), nous avons combiné diverses méthodes d’analyse de l’activité, par triangulation méthodologique. Il s’agissait, de plus, de recueillir une parole incarnée, donnant le point de vue du sujet engagé dans la situation et l’activité. Concrètement, ces méthodes portaient sur :
-
Des observations directes et exploratoires de type papier crayon, où la chercheuse suivait l’activité des agents et relevait différents indices pertinents pour l’activité, en situation réelle. Ces observations la renseignaient sur le travail qui se fait (son déroulement, ses modalités, ses contraintes, ses attendus) sur les applications employées, les conditions de leurs usages, ainsi que la façon dont la technologie soutenait effectivement ou rendait plus délicate la tâche à réaliser ;
-
Des verbalisations spontanées, simultanées et interruptives des agents (Leplat, 2000). Les verbalisations spontanées sont exprimées sans consigne particulière. Les verbalisations simultanées visent à décrire l’activité en cours de réalisation, à la demande initiale de l’observateur. Les verbalisations interruptives correspondent à des réponses aux questions de l’observateur, pour des précisions ou éclaircissements sur ce que l’agent est en train de faire, et les obstacles rencontrés ;
-
Des entretiens semi-directifs complémentaires en situation de travail, pour évoquer des situations non accessibles et la manière dont l’activité peut se réaliser, ou pas, dans ces situations évoquées.
60Le recueil de l’ensemble de ces données a été fait de manière écrite, sur un relevé d’activité chronologique sur papier.
- 13 “What is ‘enough’ depends on what question a researcher seeks to answer.”
61Ces études s’appuient sur une approche qualitative et inductive (Pratt, 2009). Pour cet auteur, il n’y a pas de langage normalisé et de modèle accepté pour la rédaction d’une recherche qualitative : « ce qui est “suffisant” dépend de la question à laquelle le chercheur vise à répondre »13.
62D’après Leplat (2000), l’analyse psychologique de l’activité se centre fréquemment sur des situations particulières, pour répondre à l’objectif de mieux comprendre ces situations, afin de trouver des possibilités d’amélioration. Ces études visent aussi à faire émerger des connaissances susceptibles d’améliorer d’autres situations présentant des caractéristiques similaires. Leplat rapproche ainsi ces méthodes de celle de l’étude de cas. Dans l’étude de cas pratiquée en psychologie, des règles ont été établies par différents auteurs, dont Yin (1994, 2003) et Hamel (1997), afin de permettre la généralisation analytique.
63Leplat ajoute que les données doivent être pertinentes dans une visée explicative, en articulant différents angles d’étude et d’analyse, sans les multiplier à outrance. L’explication se doit de transmettre une information qui transcende les données du terrain, par les points de vue psychologique et ergonomique. Leplat inscrit de plus l’étude de cas en psychologie dans la perspective clinique.
64L’analyse des données a été réalisée par un découpage en quatre études de cas qui permettaient d’engager des investigations approfondies pour comprendre les ressorts et les ressources (psychologiques, socio-organisationnels) des agents, dans les situations observées, en confrontant les activités réalisées aux interprétations des sujets. L’objectif était ainsi d’accéder aux fonctionnements implicites des sujets pour comprendre ce qui motive certains de leurs choix, ce qui est à l’origine de certaines difficultés, ou encore les stratégies déployées pour travailler sur ces applications, et avec leurs dysfonctionnements. Chacun des cas vise à proposer des dimensions supplémentaires psychiques et/ou socio‑organisationnelles.
65Le Bureau d’ordre pénal (BOP) est un service du parquet, placé sous l’autorité du procureur de la République, qui enregistre et distribue les dossiers de procédures, en interne – dans le tribunal judiciaire. Ses agents communiquent aux substituts du procureur les procès-verbaux (PV) arrivant au tribunal. Les PV peuvent venir de services enquêteurs (police ou gendarmerie), ou bien ce sont des plaintes de particuliers adressées directement ou par leur avocat. Le BOP renvoie aussi les dossiers venant des substituts aux services enquêteurs pour des « départs en enquête ». Ces agents gèrent aussi le classement des dossiers sans suite (pas d’infraction, insuffisamment caractérisée, auteur inconnu), et ils reçoivent et trient le courrier postal reçu le matin.
66L’activité présente une structuration par journée, les procédures reçues quotidiennement devant être orientées le jour même vers les destinataires, avec la possibilité ponctuelle mais non souhaitée de débordement le lendemain. La répartition du travail est organisée par roulement et discutée au fil de la journée dans l’équipe, dans le but d’être efficace et équitable : « On arrive à s’arranger ensemble ». L’ambiance de travail paraît bonne.
67En plus de l’ensemble des évolutions informatiques courantes liées à des changements de matériels et de logiciels (système d’exploitation, logiciels de bureautique, navigateurs internet, etc.), le service a connu deux transformations digitales majeures successives, par la mise en service d’applications métiers de gestion des procédures pénales :
-
2008 : Digitalisation des procédures pénales, avec l’application PSK déployée dans l’ensemble des tribunaux judiciaires de France. PSK est le maillon central du processus pénal, utilisé par tous les acteurs internes au tribunal. Pour le BOP, à partir de cette mise en service, les PV sont reçus en version papier et sont enregistrés en version numérique dans PSK ;
-
Une décennie plus tard, le tribunal met en service un développement de l’application PVN, datant de 2008, créée initialement pour numériser les procédures volumineuses. L’objectif est de recevoir les PV numériques depuis l’externe (les services enquêteurs) ;
-
Après quelques années d’usage de PVN, le nombre de PV papier est passé de 150 par jour à un reliquat de 30-50 PV. Les agents précisent qu’il restera toujours un reliquat de dossiers papier, car les particuliers ont le droit de déposer leur plainte par ce moyen, que ce soit par courrier postal ou bien au guichet physique du BOP. Lorsque PVN dysfonctionne totalement, ces dossiers papier restants permettent de poursuivre l’activité d’enregistrement.
68Des dysfonctionnements ont été observés par la chercheuse ou bien relatés par les agents. Les bugs sont récurrents et rencontrés par tous les agents du BOP. Ces obstacles ont permis de découper l’activité globale du BOP en quatre unités d’analyse, correspondant à quatre situations où les sujets agissent différemment face à ces différents obstacles. Ces situations sont présentées dans les synthèses suivantes. Nous tâchons également de faire apparaître comment l’activité est affectée par ces obstacles, au travers des tensions qui s’exercent dans le modèle de l’activité de Clot (1999), définie plus haut comme une « triade vivante ».
69Dans cette situation d’usage, deux agents du BOP (Jackie et Eddie) se trouvent fréquemment confrontés aux plantages de leur logiciel PSK, avec des actions et régulations supplémentaires, qu’ils doivent improviser pour récupérer leur travail et finaliser leurs tâches. Cette situation a priori dégradée devient paradoxalement source de créativité et d’innovation pour l’un d’eux (Jackie), dans la mesure où cet agent va détourner une fonctionnalité de l’outil (par catachrèse) pour éviter la tâche de reconnexion avec ses identifiants. Ce développement instrumental lui permet d’être plus efficient, et de pouvoir satisfaire son mobile de compléter au mieux le travail de ses collègues titulaires du BOP.
70Jackie et Eddie travaillent sur le logiciel PSK. Dans toutes les juridictions de France, PSK est réputé pour ses plantages, il « bloque » ou « éjecte » l’utilisateur plusieurs fois par jour. Les saisies en cours sont alors perdues et l’utilisateur doit se reconnecter à l’application avec ses identifiants. Jackie édite les avis à victime à envoyer par courrier, et il apprécie de rendre service efficacement à ses collègues titulaires du BOP.
71Les méthodes utilisées pour recueillir les données dans cette situation sont présentées dans le Tableau 3.
Tableau 3 : Méthodes utilisées pour les recueils de données en situation du cas 1.
Table 3: Methods used to collect data in case 1 situation
72Dans la Figure 2, représentant l’activité de Jackie, puis son développement, les processus en cours se lisent de la manière suivante :
-
Les flèches en orange représentent ce qui relève d’autrui et des activités d’autrui (A) et leurs incidences. Dans ce cas, les services informatiques (A1) mettent en service le poste de travail, instrument de l’agent (I), et sont à l’origine du bug informatique récurrent qui freine l’activité de l’agent sujet (S) sur son objet de travail, les avis à victime (O) ;
Figure 2 : Empêchement puis développement de l’activité par catachrèse.
Figure 2: Impediment then development of the activity through catachresis
Les flèches en vert représentent ce qui relève du sujet (S). Les pointillés représentent les mouvements cognitifs et psychiques non observables : prise d’information, émotions, ou intentions adressées à autrui (A), au travers de l’activité. Dans ce cas, le sujet prend acte du bug informatique, et, en lien avec la visée d’efficience adressée à ses collègues (A2), il réalise une catachrèse sur le bouton du navigateur, qui le développe comme instrument (I’), et développe les usages du sujet lui-même (S’). Cette création instrumentale développe aussi les ressources à disposition du collectif de travail (A2’).
73La catachrèse permet à l’agent de regagner une partie du temps perdu. L’obstacle a conduit le sujet à exprimer sa créativité, avec un véritable plaisir qu’il exprime à la chercheuse. Le bug qui agissait pour l’autre agent comme un irritant, un embêtement, une lourdeur technique, agit pour ce sujet plutôt comme un révélateur de ses possibilités d’agir sur son outil et finalement comme un stimulant. Cet agent exprime une fierté d’avoir pu préserver une certaine efficience, adressée à ses collègues. Le sujet et son instrument se sont développés, par la création d’un nouvel usage, et l’obstacle paraît alors complètement anodin, sans répercussions négatives sur cette personne et ses préoccupations.
74Dans cette autre situation de travail, deux problèmes émergent en raison du blocage de l’outil de gestion des PV (PVN). L’un porte sur un conflit éthique où l’agent se sent impuissant à traiter rapidement les PV des services enquêteurs, car ses actions sont freinées, voire empêchées, par l’outil qui fonctionne au ralenti. Cela est causé par l’incompatibilité de l’application webisée PVN, utilisée ici avec le navigateur Edge. Or ce navigateur est celui prescrit par l’Administration centrale (AC). Le second problème concerne les prérequis en matière de culture et de connaissances techniques qui seraient nécessaires pour que les utilisateurs travaillent efficacement avec les outils à leur disposition (et pour diagnostiquer et corriger les dysfonctionnements qui apparaissent). C’est l’ambassadeur de la transformation numérique (ATN) qui va jouer ce rôle et pallier localement les difficultés que l’organisation a générées en prescrivant un navigateur inadapté à l’outil, sans rappeler l’existence de limites de compatibilité et sans proposer des solutions techniques alternatives.
75Dominique fait des horaires de travail étendus, car il lui importe de traiter dans la journée les PV reçus le matin, pour « être à jour, vis-à-vis des familles », en soutien aux victimes de violences. Cette personne satisfait ainsi un enjeu éthique important de son travail : « On a notre conscience ». Or, le téléchargement des PV rame fortement sur son poste informatique. L’ATN (soutien aux utilisateurs) est présent dans le BOP pour présenter la chercheuse aux agents, et il va intervenir sur le poste de Dominique, à sa demande.
76Les méthodes utilisées pour recueillir les données dans cette situation sont présentées dans le Tableau 4.
Tableau 4 : Méthodes utilisées pour les recueils de données en situation du cas 2.
Table 4: Methods used to collect data in case 2 situation
77Dans la Figure 3, représentant l’activité de Dominique, les processus en cours se lisent de la manière suivante :
-
En orange, les soutiens techniques (A1) délivrent les informations nécessaires à l’utilisation du poste de travail informatique, instrument de l’agent (I), et sont à l’origine du défaut d’information sur le navigateur requis pour l’application webisée. Dans cette situation d’usage, un dysfonctionnement apparaît en conséquence, sous la forme d’une lenteur de téléchargement des données ;
-
En vert, le sujet (S) vit très mal la lenteur de téléchargement, qui suspend son activité sur l’objet (O). Cet empêchement provoque des inquiétudes, en lien avec son empathie envers les justiciables (A2). Cette tension, est perceptible dans sa posture repliée, focalisée sur son poste de travail.
Figure 3 : Activité suspendue à la suite d’un ralentissement.
Figure 3: Activity suspended due to slowdown
78L’activité de Dominique est suspendue par le dysfonctionnement, et la qualité de son travail empêchée, ce qui entre en tension avec sa volonté d’efficacité et sa mobilisation envers autrui, ici les justiciables. Cette personne s’inquiète de ne pas pouvoir traiter les PV dans la journée, au risque d’une journée supplémentaire de souffrance pour une famille. Déjà confrontée à des photos de victimes décédées, elle a fortement conscience du risque d’un événement tragique pour les justiciables en attente. L’obstacle génère chez le sujet des inquiétudes, conséquences de son empathie pour les justiciables. Le sentiment de ne pas faire un travail de qualité et le sentiment de gâchis se vivent au risque d’effets délétères, quand ils se répètent inlassablement.
79Dans la Figure 4, représentant le développement de l’activité de Dominique, les processus en cours se lisent de la manière suivante :
-
En orange, l’ATN (A) est chargé de faciliter l’utilisation des outils numériques. L’ATN explique la question de la compatibilité application/navigateur au sujet (S) et l’acculture ainsi davantage à l’informatique en réseau. L’ATN réalise de plus une modification sur son instrument (I), en copiant un raccourci, et participe au développement du sujet (S’) et de l’instrument (I’) ;
-
En vert, le sujet (S) développe l’usage de son instrument (I’) et se développe (S’) grâce à cette interaction avec l’ATN, occasionnée par le dysfonctionnement présenté auparavant, en Figure 3. Le sujet a exprimé un véritable soulagement, confirmé par un de ses collègues s’adressant à l’ATN à son propos : « Là, vous faites une heureuse, là ! ».
Figure 4 : Développement de l’activité par formation.
Figure 4: Activity development through learning
80En discutant des usages de son poste informatique avec Dominique, l’ATN a compris l’origine du dysfonctionnement, ce qui a permis à Dominique de développer ses usages, en percevant l’enjeu du choix du navigateur pour une application webisée, et ainsi de développer sa culture numérique. Les interactions observées en situation ont permis de faire le lien entre ce dysfonctionnement et un défaut d’information sur l’informatique (Hudiburg, 1995), relevant de questions d’acculturation, de formation et d’information sur le numérique.
81Dans cette troisième situation, l’« irritant » est dû à la perte de sens d’un travail qu’il faut sans cesse reproduire, alors qu’il était initialement prévu que la tâche soit automatisée dans l’application. Cela porte sur la ressaisie des données issues du logiciel PVN dans le logiciel PSK. Les données des PV sur PVN sont renseignées par les services enquêteurs du ministère de l’Intérieur, dans le cadre d’un programme interministériel. Cependant, au fil du temps, les « gestes métiers » – actions de saisie de ces données – se sont modifiés et la conséquence apparaît lorsque les agents du BOP (au tribunal judiciaire) tentent d’importer automatiquement les PV de l’outil PVN à PSK. Cette fonctionnalité est inopérante, alors que le logiciel est fonctionnel. Cela rend explicite le problème de coordination entre les deux entités ministérielles, rejaillissant sur le travail de ces agents qui pallient le manque d’entente entre les structures organisationnelles. Enfin, ces aléas techniques contribuent aussi à dévaloriser la fonction et le métier de ces agents, dans la mesure où ils sont considérés comme de simples auxiliaires d’un outil qu’ils doivent alimenter en données (sans autres prérogatives et responsabilités).
82La constitution actuelle de l’équipe du BOP à cinq personnes est considérée comme optimale. Mais elle est précaire et cela inquiète les titulaires, car ces agents ne pourraient pas « tenir » le BOP à deux seulement, en regard de la charge de travail quotidienne. En effet, les changements d’affectation prévus dans les mois suivants font peser le risque de voir se restreindre l’équipe du BOP aux deux seuls agents titulaires en activité.
83Deux agents, Dominique et Eddie, importent des PV numériques de l’application PVN à leur logiciel interne PSK. Depuis la mise en place du programme de numérisation de la procédure pénale, il existe dans PSK un bouton d’importation des PV issus de PVN. Les services enquêteurs, en amont sur la chaîne pénale, saisissent les données dans PVN pour adresser les PV numériques au tribunal. Or ces services dépendent du ministère de l’Intérieur, cette tâche de transmission des PV est donc inscrite dans une coopération interministérielle.
84Les méthodes utilisées pour recueillir les données dans cette situation sont présentées dans le Tableau 5.
Tableau 5 : Méthodes utilisées pour les recueils de données en situation du cas 3.
Table 5: Methods used to collect data in case 3 situation
85Dans la Figure 5, représentant l’activité de Dominique, les processus en cours se lisent de la manière suivante :
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En orange, les services enquêteurs (A) doivent renseigner les données initiales du PV dans l’application PVN, cependant ces données sont incomplètes et cela génère un dysfonctionnement de l’outil d’importation (I) au BOP ;
-
En vert, l’agent observe le dysfonctionnement répété de l’outil d’importation automatique (I), et saisit sur PSK les données non importées. Le sujet effectue ainsi un contournement répété pour préserver son efficacité, à défaut de son efficience, et atteindre l’objet (O). La défaillance n’est plus signalée, dans une attitude de résignation et d’adaptation à l’activité des services enquêteurs (A).
Figure 5 : Activité déplacée pour contourner le dysfonctionnement de l’instrument.
Figure 5: Activity shifted to avoid instrument dysfunction
86Ce dysfonctionnement durable dans la répartition du travail entre agents et système d’information leur a fait éprouver que peu d’importance était accordée à leur activité, en écho à la représentation qu’ils se font d’occuper une place subalterne dans ce milieu professionnel. Ils occultent l’entrave par la réalisation répétée d’une tâche absurde, en regard de son automatisation initialement prévue. L’activité est déplacée inlassablement, avec un sentiment de perte de temps, de conscience d’un gâchis (perte d’efficacité et d’efficience) et les agents ne se reconnaissent plus dans cette tâche, qu’ils voudraient pouvoir faire autrement. Cet écart prescrit/réel n’est plus discuté, ni entre les agents, ni avec leur hiérarchie. Ils sont résignés, et la persistance du « bug » questionne les coopérations aux niveaux hiérarchiques supérieurs des deux administrations publiques. La dimension organisationnelle paraît incontournable pour le comprendre.
87Dans cette dernière situation, on s’aperçoit que les défaillances techniques affectent non seulement la performance globale des agents (rapidité et nombre de dossiers traités), mais impactent aussi leur propre organisation du travail. L’individu va ainsi s’efforcer de remédier à des dysfonctionnements techniques en ajustant son propre rythme de vie (en jouant sur l’amplitude de sa journée de travail ou sur les jours télétravaillés) pour arriver à réaliser le travail attendu. Plus précisément, cela est dû au fait que les logiciels utilisés pour télétravailler sur les dossiers sont régulièrement inaccessibles à distance. Or, en télétravail, il n’existe aucune autre tâche de remplacement de la tâche digitalisée. Il revient dès lors à l’agent de repenser son organisation de travail pour compenser et anticiper ces aléas techniques.
88Les agents titulaires du BOP ont droit à une journée de télétravail par semaine. L’utilisation de l’application PVN est une condition nécessaire de ce télétravail, car il est interdit de sortir les dossiers papier du tribunal. Les deux agents titulaires, Dominique et Melaine, utilisent PSK et PVN en télétravail pour importer les PV numériques d’une application (PVN) à l’autre (PSK). Ces agents déplorent la lenteur de téléchargement dans PVN, qui se manifeste régulièrement. Ces ralentissements bloquent parfois la tâche d’importation pendant plusieurs heures. Or, la situation de télétravail ne permet aucune tâche de remplacement du travail sur ordinateur, comme le traitement des dossiers restants sur support papier, conservés au tribunal.
89Les méthodes utilisées pour recueillir les données dans cette situation sont présentées dans le Tableau 6.
Tableau 6 : Méthodes utilisées pour les recueils de données en situation du cas 4.
Table 6: Methods used to collect data in the case 4 situation
90Dans la Figure 6, représentant l’activité de Dominique, les processus en cours se lisent de la manière suivante :
-
En orange, les services informatiques (A1) sont responsables de la fourniture d’un poste de travail informatique fonctionnel. Or, des défaillances du réseau informatique bloquent le travail de l’agent pendant plusieurs heures. Le management (A2) autorise et met en place la situation de télétravail, cependant cette situation exclut la possibilité de réaliser des tâches contournant l’outil informatique ;
-
En vert, le sujet (S) prend acte de son impossibilité totale de travailler – d’atteindre l’objet (O) – que ce soit avec ou sans l’outil informatique. Ses inquiétudes envers le justiciable (A3), déjà présentées dans le cas 2, sont démultipliées par l’inaction et l’absence de perspective de résolution rapide.
Figure 6 : Activité empêchée par le couplage de l’outil et de la situation de télétravail.
Figure 6: Activity impeded by the combination of the tool and the teleworking situation
91Lorsque les ralentissements se combinent avec une situation de télétravail, il n’existe aucune tâche qui permettrait à l’agent de poursuivre son activité. L’activité est alors totalement empêchée, et cela génère un sentiment d’inefficacité et des tensions et inquiétudes exacerbées, en lien avec la suspension de la prise en charge des justiciables, leur dossier restant « en souffrance » (Lhuilier, 2006), au niveau de l’enregistrement. La question de l’organisation du travail et des coopérations entre les directions et services chargés du numérique, en administration centrale et localement, paraît ici cruciale pour éviter ces empêchements, cette perte de sens de l’activité pour l’agent et ses potentielles incidences psychiques et physiques.
92Dans les quatre cas étudiés, nous remarquons que différents leviers (individuels, collectifs, socio-organisationnels) sont utilisés pour pallier les aléas techniques : cela peut être l’engagement subjectif et intersubjectif (cas 3 et 4) ou la capacité d’innovation/créativité de l’individu, qui permet de trouver des solutions alternatives (cas 1), ou encore les services de support de l’organisation (cas 2), qui viennent compenser ou rattraper ces dysfonctionnements.
93Dans tous les cas, nous remarquons aussi que c’est souvent l’organisation du travail qui peut (i) être à l’origine de ces aléas techniques (comme les problèmes de reprise de données entre logiciels : cas 3), (ii) amplifier ces problèmes (comme l’usage prescrit de l’environnement Edge qui s’avère incompatible avec l’application métier : cas 2), (iii) ne pas prendre soin de corriger ces dysfonctionnements persistants (notamment quand l’outil est défaillant et bloque le travail : cas 1 et 4). Nous allons revenir sur ces différents résultats et leur interprétation.
94L’approche par l’activité dans ces études de cas permet de questionner l’origine des dysfonctionnements, générant des suspensions, déplacements et empêchements des activités de travail des agents, qui ne sont pas uniquement liés aux dispositifs technologiques ni à la qualité de leur conception, mais qui relèveraient aussi de dimensions organisationnelles et sociales du travail.
95À partir du cas 2, nous pouvons relever que certains obstacles ne sont pas réellement issus de bugs, au sens de dysfonctionnements techniques de l’informatique, mais de mésusages provenant de défauts d’information sur la bonne utilisation des outils numériques, en faisant le lien avec les défauts d’information sur l’informatique déjà référencés par Hudiburg (1989).
96Le cas 3 fait apparaître les partenaires de travail des agents, qui dépendent d’une autre administration, et sont liés par la procédure pénale digitalisée, au travers des données transmises numériquement. Ces partenaires sont à l’origine du dysfonctionnement observé en situation. La persistance de cette difficulté renvoie à des questions de coopérations entre les niveaux hiérarchiques supérieurs des deux administrations. L’analyse de ce bug met en lumière et questionne les dimensions sociales et organisationnelles du travail.
97Dans les cas 1 et 4, la dimension socio-technique de l’environnement de travail digitalisé est manifeste. En effet, le fonctionnement des dispositifs informatiques (matériels et logiciels) et la performance de leur couplage relèvent de plusieurs services différents, en administration centrale, en administration déconcentrée, et localement dans les tribunaux. La dimension technique est présente, assortie de questions sociales portant sur le travail collectif de conception du poste de travail informatisé des agents en juridiction.
98Ainsi, ces dysfonctionnements questionnent les dimensions sociales et organisationnelles du travail et ne se réduisent pas à des événements imputables uniquement aux dispositifs informatiques. En tout cas, ces obstacles ont la particularité de se révéler au travers d’événements émergeant des dispositifs technologiques, en situation, et nous proposons donc de les qualifier de socio‑techniques.
99Concernant les « irritants » (qui irrite, suscite de la colère), nous cherchons plutôt à les qualifier par un substantif représentant davantage les effets sur l’activité et le vécu du sujet. Selon les études de cas précédentes, ce terme ne nous paraît pas représentatif, au sens où il présume de l’apparition d’une émotion spécifique – une forme de colère, alors que les affects émergeant dans l’activité peuvent s’élaborer dans des émotions et sentiments bien plus variés (de l’inquiétude, de la résignation, de la satisfaction, etc.).
100Le sujet peut engager divers types d’action (cas 1 et 3), mais aussi être confronté à sa propre inaction (cas 2 et 4). Il peut ainsi vivre le dysfonctionnement comme la source d’un problème stimulant, et sa créativité peut le conduire à développer une catachrèse, soutien à l’efficacité et à l’efficience, et source de plaisir (cas 1). Ce mouvement peut à l’inverse mener l’activité vers un empêchement, une suspension, et cela peut devenir effectivement irritant, dévalorisant, usant, car le dysfonctionnement est répété sans perspective de résolution (cas 3). Ainsi, afin de laisser la place aux affects et au vécu du sujet, en évitant d’utiliser un terme qui présume de leurs devenirs, nous proposons de conserver le substantif d’obstacle.
101Comme l’explique Dejours (2009), le réel résiste toujours à la volonté des sujets, les obstacles sont donc inhérents au travail. Le travailleur fait l’expérience du réel, se confronte aux obstacles, puis s’engage dans la recherche de nouvelles voies. La santé a un rapport avec ces tentatives, selon que les chemins élaborés sont bloqués, ou non, par l’organisation du travail. La santé est vue comme l’expression d’une dynamique de vie et elle est liée aux rapports entre le sujet et le monde, c’est une construction qui s’inscrit dans la durée (Sznelwar & Hubault, 2015). Il est alors important de proposer une approche qui se centre sur les possibilités que les sujets retrouvent pour agir dans le monde. Dans cette perspective, le corps n’est pas une chose, mais une « capacité d’accès aux choses » (Hubault, 2000). Ces obstacles socio-techniques questionnent ainsi les possibilités d’agir des sujets, au travers de leur corps et de leur sensibilité, et au travers de l’organisation du travail, sur les instruments informatiques et leurs réseaux socio-techniques (Akrich, 2010) de conception et d’implémentation.
102Pour Clot – avec la triade vivante de l’activité dirigée – l’activité, réalisée ou non, est toujours adressée, à autrui dans la situation professionnelle présente ou à d’autres, dans d’autres situations dans lesquelles le sujet est engagé. Ces obstacles socio-techniques s’opposent à la réalisation de l’activité projetée et mettent en tension ces adresses à autrui. « L’activité rentrée » génère alors une forme de souffrance, dont le devenir est variable selon la direction prise par l’action. Cet affect peut ensuite être élaboré et tirer le sujet vers une forme de créativité et de développement de l’activité, pour pouvoir se retrouver dans son travail et y prendre plaisir. Dans le cas contraire, si l’empêchement perdure, ces difficultés et empêchements peuvent être discutés dans le collectif de travail, ils peuvent alors être source d’un développement de l’activité collective (Caroly & Barcellini, 2013). S’ils ne peuvent être ni dépassés ni discutés, l’activité reste « en souffrance » (Lhuilier, 2006) et les conflits externes, sociaux, non résolus et non débattus du travail risquent alors de se retourner vers le sujet en conflits intrapsychiques, risqués pour la santé.
103Ces obstacles socio-techniques sont ainsi révélateurs d’un certain rapport au travail, incarné dans un espace et dans un temps, au travers de l’expérience du sujet, engagé dans une activité médiée par les instruments, et inscrit dans une organisation. Nous avons pu montrer que les sujets sont entièrement engagés dans ces activités de travail digitalisées, corps et esprit, et que les risques portent tout autant sur leur santé physique que psychique ou psycho-sociale. Nous pointons les limites, voire les risques, de l’utilisation du terme dématérialisation, embarquant un déni de la mobilisation persistante des corps des sujets sur ces postes de travail informatisés.
104Nous soutenons que ces obstacles socio-techniques sont des révélateurs, amplificateurs, voire déclencheurs de dysfonctionnements plus larges (dans l’organisation du travail) et plus anciens (dans l’histoire des transformations technologiques) qu’un problème de geste métier ou une utilisation inappropriée des technologies. Ils font obstacle à la réalisation prévue et attendue de l’activité, mais sont aussi à la source d’une possibilité de prise de recul, de réflexion sur l’outil et ainsi de développements potentiels du sujet et de l’instrument. Discuter de ces obstacles pourrait ainsi permettre de se centrer sur l’activité et ce qui l’entrave ou la soutient, afin de débattre du travail, et non de la responsabilité ou de l’engagement des individus dans ces transformations – au risque de cibler les individus qui posent les problèmes (notamment par la gestion de la « résistance au changement ») et non de traiter les problèmes que posent les individus. Cela viserait à dépersonnaliser les controverses pour les faire porter sur l’activité, ses conditions d’exercice et sur l’organisation du travail. Comme les pain points de l’UX design, les « irritants », les bugs ou les obstacles socio-techniques peuvent servir à entrer en discussion avec les utilisateurs, en se centrant sur leur activité réalisée et le réel de leur activité, dirigés vers autrui et inscrits dans une organisation de travail.
105Ces obstacles seraient ainsi une ressource dans la discussion au travail, sur le travail, pour les individus, mais aussi pour les collectifs, une ressource pour soutenir la vitalité des collectifs de travail et la dynamique de l’activité collective (Caroly, 2010). Dans cette perspective collective, nous faisons l’hypothèse, qui serait développée dans une étude ultérieure, de l’existence d’obstacles qui seraient « secondaires ». Par exemple, un bug en amont d’un processus de travail, dans une procédure pénale digitalisée notamment, pourrait déclencher « par rebond » des difficultés pour des agents situés plus en aval sur la chaîne pénale / chaîne d’activité. Ces obstacles socio-techniques secondaires deviendraient alors des instruments de controverse sur l’activité et le métier, par l’accès privilégié qu’ils offrent sur le réel de l’activité, et des outils pour prendre soin de son travail et du travail d’autrui.
106L’approche que nous proposons s’inscrit ainsi dans la clinique des usages, qui cherche à cerner « les développements possibles et impossibles de l’activité, en lien avec l’usage des instruments technologiques », en s’intéressant à la manière dont le sujet « conçoit, perçoit et éprouve le travail, et plus généralement sur nos capacités à agir et à nous affirmer avec et dans ces nouveaux environnements sociotechniques » (Bobillier Chaumon, 2023, p. 67). Elle vise à dépasser la vision performative des technologies pour soutenir leur dimension constructive, en passant de l’usage que l’on fait des technologies à « ce que l’on devient par leur usage ». Les technologies peuvent alors être un facteur de développement de l’activité, du sujet et du métier. Dans la perspective transformatrice de la clinique des usages, la technologie est abordée comme un levier d’analyse et d’intervention sur l’activité. Les technologies deviennent prétextes à une réflexion, et à des délibérations plus larges sur le travail qui se fait, et sur le travail qui pourrait mieux se faire (avec ou sans ces outils).