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De la co-localisation à la co‑présence : penser le travail dans les organisations hybrides

From co-location to co-presence: thinking about work in hybrid organizations
Juliette Stéphan, Maria Ianeva, Emmanuel Poussard, Corinne Gaudart et Marc-Éric Bobillier Chaumon

Résumés

Depuis les confinements successifs des années 2020-2021, de nouvelles modalités de travail « hybrides » se sont massivement installées dans les milieux professionnels. Concrètement, ces nouvelles modalités de travail consistent à alterner entre le bureau, le domicile ou encore un tiers-lieu et suscitent aujourd’hui autant les préoccupations des dirigeants que la mobilisation des salariés. À partir d’une commande adressée par un institut paritaire d’une entreprise de télécommunications française, notre recherche-intervention aborde les conséquences des mutations technologiques et organisationnelles sur « la socialisation, la capacité à construire du collectif et une culture d’entreprise vivante ». Dans cet article, nous proposons d’engager une réflexion sur la manière dont les professionnels articulent et font co-exister différentes formes de présence dans un environnement hybride. Si, en effet, la co-localisation est un élément structurant des collectifs de travail, elle n’est pas une condition suffisante à la coopération, entendue comme engagement actif des sujets dans un collectif de travail. En nous émancipant de la dichotomie entre « présence » et « absence » pour penser l’organisation actuelle du travail, notre étude apporte un éclairage sur le travail hybride comme configuration singulière qui fait peser des exigences nouvelles sur l’activité des professionnels et les incitent à créer de nouvelles manières de faire. Elle permet par ailleurs d’ouvrir une réflexion sur la capacité des collectifs à produire une co-présence de qualité au travers de formes de présence variées.

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Texte intégral

1. Introduction

1Avec la crise sanitaire, de nombreuses entreprises ont pris des mesures dans l’urgence, pour rendre plus flexible l’organisation du travail (Boboc, 2020 ; Ianeva, Ciobanu, & Lai, 2021) et maintenir leurs activités productives. Au sortir des confinements, le retour sur site n’a cependant pas eu pour effet un retour aux pratiques antérieures. De nouvelles modalités de travail dites « hybrides » se sont progressivement installées.

2Concrètement, ces nouvelles modalités de travail consistent à alterner entre le bureau, le domicile ou encore un tiers-lieu et suscitent aujourd’hui autant les préoccupations des dirigeants que la mobilisation des salariés. Les uns se présentent comme soucieux de préserver l’unité, la cohérence et la maîtrise de configurations sociotechniques de plus en plus éclatées, les autres revendiquent de nouveaux équilibres (vie privée, vie professionnelle, équilibre financier, bien-être et santé au travail) dont la conquête est à maintenir et à légitimer. De fait, le travail hybride apparaît d’emblée comme un objet social controversé, dont l’étude n’est pas neutre, mais relève d’une conflictualité sociale préexistante et la révèle.

3Cet article s’appuie sur une recherche-intervention d’un an, initiée par un Institut paritaire d’une société de télécommunications française. Cet institut rattaché à l’entreprise est composé en nombre égal de représentants de l’administration et de représentants du personnel. Il est chargé de produire des études sur les transformations au sein de l’entreprise. En 2022, son Directoire formule une préoccupation autour des « conséquences des nouveaux modes de travail sur la socialisation, la capacité à construire du collectif, de l’affiliation et une culture d’entreprise vivante » et lance un projet d’étude. Le cahier des charges fait formellement le constat du travail de réorganisation conséquent à tous les niveaux de l’entreprise pour faire face à la crise sanitaire inédite. Porté par les acteurs de terrain, ce mouvement de réorganisation de l’existant a donné lieu à des configurations sociotechniques nouvelles, qui ont considérablement fait évoluer le travail et son organisation (généralisation du télétravail, passage en flex office ou équipes distribuées, par exemple). Notre recherche-intervention s’est d’abord construite comme une réponse à cette demande de compréhension et de prise de recul sur le phénomène complexe d’hybridation des pratiques de travail, dont les bénéfices comme les risques demanderaient à être élucidés.

4Ainsi, cet article se propose d’instruire la manière et les modalités selon lesquelles les salariés d’une grande entreprise de télécommunications composent avec les nouvelles formes d’organisations hybrides. Nous cherchons plus particulièrement à caractériser les formes et les conditions de présence des salariés dans ces nouvelles configurations de travail. Comment les professionnels articulent-ils et font-ils co-exister différentes formes de présence dans un environnement hybride ? La co-localisation ou la présence co-localisée, c’est-à-dire le fait de partager le même espace en même temps, est-elle une condition suffisante à la coopération, entendue comme engagement actif des sujets dans un collectif de travail ?

5Pour ce faire, nous avons mobilisé deux orientations en psychologie du travail, à savoir une approche compréhensive et une approche développementale des activités de travail. La première approche – appuyée sur des travaux issus de l’ergonomie et de la clinique des usages (Bobillier Chaumon, 2023 ; Caroly, 2022) – entend produire des connaissances au plus près des pratiques ordinaires des professionnels. La deuxième, transformatrice (Clot & Lhuilier, 2010) met l’accent sur l’organisation des conditions du développement du pouvoir d’agir des sujets et de la fonction psychosociale des collectifs.

6En nous émancipant de la dichotomie entre « présence » et « absence » pour penser l’organisation actuelle du travail, notre étude apporte un éclairage sur le travail hybride comme configuration singulière qui fait peser des exigences nouvelles sur l’activité des professionnels (au-delà du télétravail généralisé). Elle permet par ailleurs d’ouvrir une réflexion sur la capacité des collectifs à produire une co-présence de qualité au travers de formes de présence variées.

7Dans la suite de l’article, nous présentons une revue de littérature pour définir la notion de travail hybride et son rapport avec les collectifs de travail. Nous préciserons les repères conceptuels structurants pour notre approche, notamment au travers des notions d’activité, de travail collectif et de collectif de travail. Travailler n’est jamais simplement appliquer des procédures. L’activité réelle des sujets dans ses dimensions pratiques, sociales et psychologiques est source et ressource pour la performance organisationnelle et la santé au travail. Ce premier repérage conceptuel nous permettra ensuite de clarifier la notion de travail hybride, aujourd’hui en construction. Nous soutiendrons en particulier l’idée que les configurations sociotechniques singulières qu’introduit le travail hybride font peser des exigences nouvelles sur l’action des individus et des collectifs au travail. Celles-ci nous encouragent à interroger, entre autres, le travail d’organisation nécessaire pour produire et maintenir une continuité entre des espaces et des temps de travail.

8Sur le plan méthodologique, notre approche se décline en trois phases – à savoir a) une approche exploratoire (pré-enquête), b) une approche compréhensive et immersive et c) une approche transformatrice – dont nous décrirons le déroulement et le contenu. Chacune de ces phases possède des objectifs et une cohérence méthodologique et épistémologique qui leur sont propres.

9Enfin, nos résultats portent sur la manière dont les individus et les collectifs construisent leur présence en situation de travail hybride. La notion de présence renvoie à notre sens tant à des modalités d’être ensemble en situation qu’à différents modes d’engagement dans le travail. Nous mettons notamment en visibilité l’élaboration progressive de différentes formes de présence au travail dont nous cherchons à caractériser les contours et les fonctions. L’une des contributions de cet article consiste à articuler la distinction entre présence co-localisée ou co-localisation et co-présence. Si la co-localisation implique le fait de partager le même espace en même temps, la co-présence peut se développer selon de multiples modalités (téléphone, téléconférence, échange de messages synchrone et asynchrone) et suppose un engagement dans une activité partagée. Nous discutons de l’intérêt théorique et pratique d’appréhender le travailler hybride sous l’angle des présences multiples.

2. État de l’art

2.1 Du travail au travailler hybride

10Nous partons du constat, largement démontré par une littérature conséquente en sciences du travail, que le travail prescrit n’épuise pas le travail réel (Ombredane & Faverge, 1955 ; Clot, 2008 ; Dejours, 2010). En d’autres termes, le travail ne consiste pas à appliquer des procédures. Ce premier constat – en apparence banal – nous amène à considérer l’expérience du et au travail comme source et ressource pour la performance organisationnelle et la santé au travail.

11Les différentes formes de formalisation du travail (règles, procédures, référentiels, modes opératoires, par exemple) constituent la part visible de cette activité complexe qui mobilise, à tout instant, l’intelligence pratique des individus et des collectifs. Celle-ci est susceptible de nourrir l’organisation du travail, à condition de penser des espaces d’élaboration et de dialogue. Nous préférerons d’ailleurs le terme de « travailler hybride » plutôt que de travail hybride tout au long de cet article.

12Le travailler que nous empruntons à la psychodynamique du travail (Dejours, 1998) met l’accent sur ce qu’engage d’un point de vue subjectif le processus de travail. Comme le souligne Dejours (2020), « travailler ce n’est pas seulement produire, c’est aussi se transformer soi-même ». Ainsi, plutôt que de porter l’analyse sur les produits ou sur les objets et modalités de travail formalisés, nous cherchons à nous déplacer du côté du travail en tant que processus psychosocial, source de construction subjective, identitaire et sociale de l’individu.

13Nous mettons le concept d’activité dirigée et médiatisée (Clot, 1999 ; Engeström, 1987 ; Bobillier Chaumon, 2023) au cœur de notre approche. L’activité est ici entendue comme processus actif de transformation du sujet et du monde. Elle comprend toutes les actions et opérations qu’une personne réalise pour effectuer les tâches en situation, mais également celles qu’elle ne fait pas ou ne parvient pas à faire.

2.2 Distinguer le travail hybride des nouvelles formes de travail à distance

14Chercheurs et praticiens partagent le constat d’une période post-pandémique marquée par développement de nouvelles modalités de travail hybride. Toutefois, la littérature académique n’offre pas de définition faisant consensus de cette notion. Plus encore, le travail hybride se trouve fréquemment assimilé au télétravail (voir par exemple Chênevert et al., 2023) entendu comme « une forme régulière et formelle d’organisation et de réalisation des activités professionnelles, se déroulant totalement ou partiellement à distance (c’est-à-dire effectuée en dehors des locaux de l’employeur au moins un jour par semaine) et via l’utilisation des technologies de l’information et de la communication » (Vayre, 2019, p. 5).

15Or, nous soutenons que le travail hybride ne peut se réduire au télétravail généralisé. Halford (2005) met notamment en évidence l’insuffisance des recherches sur le télétravail, dans la mesure où celles-ci tendent à mettre l’accent quasi exclusivement sur la re-localisation des activités productives dans un (ou des) espace(s) autre(s) que les locaux de l’entreprise et leurs incidences (psychologiques, sociales, organisationnelles). Par conséquent, ces recherches thématisent peu le travail d’organisation nécessaire à l’alternance entre différents espaces et temporalités de travail. Ce travail d’organisation constitue pour Halford la principale caractéristique et exigence du travailler hybride, sous l’angle de l’espace hybride (hybrid workspace). Plutôt que de s’intéresser au travail déplacé ou délocalisé, elle introduit l’idée d’une combinaison d’espaces, organisationnels et domestiques, médiatisée par un espace « virtuel », qui reconfigure les pratiques de travail, d’organisation et d’encadrement.

16L’hybridité du travail apparaît ainsi comme d’emblée multi-localisée. Halford examine à ce titre l’impact de l’hybridité spatiale au niveau individuel et organisationnel. Elle relève notamment la complexité de l’engagement dans différents espaces incarnés et la difficulté d’entretenir des relations à la fois virtuelles et de proximité. C’est la complexité liée à la simultanéité de différents espaces qui caractérise les situations hybrides.

17Plus récemment, Duckert et al. (2023) parviennent à des conclusions similaires. Dans une tentative de clarifier les spécificités du travail hybride, pris comme un agencement coopératif singulier médiatisé par des technologies, ces auteurs proposent une définition de ce qu’ils identifient comme un type particulier de coopération. Le travail hybride serait une situation de coopération médiatisée impliquant au moins trois acteurs, mutuellement dépendants dans leur activité, et répartis dans un nombre de lieux inférieur au nombre d’acteurs.

18Nous nous inscrivons dans la continuité de ces travaux en nous appuyant sur ces conceptions du travail hybride, c’est-à-dire une situation sociale et un agencement coopératif singuliers, qui requièrent l’articulation de différents espaces. L’accomplissement de l’hybridité nécessite ainsi un travail d’organisation supplémentaire, dont la prise en compte est essentielle pour comprendre et agir sur cette modalité de travail.

19Aussi, nous cherchons à étudier l’incidence du recours au travail médiatisé distant simultanément à un travail localisé et portons notre attention sur la liaison entre les différents espaces, temps et organisations. Il s’agit à la fois de qualifier ces interrelations mais également d’étudier et de soutenir les stratégies individuelles et collectives mises en place par les professionnels en vue de maintenir un travail soutenable et de qualité.

2.3 Articuler travail collectif et collectif de travail

20S’appuyer sur une telle définition du travailler hybride suppose d’interroger les régulations collectives et leurs incidences psychosociales dans la construction et l’appropriation des nouvelles formes de travail. Notre approche distingue deux registres ou modalités de fonctionnement collectif, dont la dialectique est centrale à ce processus d’appropriation.

21Il s’agit, d’une part, du travail collectif (fait de coopération, de relations interpersonnelles) soutien à la construction d’une forme d’intelligence pratique (astuces, trouvailles, innovations, tour de main, habiletés) (Dessors, 2009) et d’une intelligibilité mutuelle (Salembier, Theureau, Zouinar, & Vermersh, 2001). D’autre part, le collectif de travail (Clot & Lhuillier, 2010) nourrit des manières de « voir » partagées, c’est-à-dire un champ d’attentes et de connaissances en partage, possède une existence qui s’inscrit à la fois dans une historicité et une temporalité longue et dans des situations de travail collectives quotidiennes où s’organise, émerge et se construit l’action collective ordinaire. À ce titre, il constitue une instance productrice de règles, de repères génériques susceptibles d’équiper l’action en situation.

22De nombreuses études dans les champs de la sociologie, de la psychologie du travail ou encore de l’ergonomie (voir par exemple Goodwin & Goodwin, 1997 ; Grosjean, 1993, 2005 ; Heath et al., 2002), ont cherché à examiner les processus interactionnels et communicationnels qui sous-tendent le travail coopératif en co-localisation. Les centres de coordination (de secours, des postes de contrôle du trafic aérien ou ferroviaire) ont constitué un terrain privilégié pour ces recherches. L’activité s’y déroule dans un espace partagé, saturé en ressources informationnelles auxquelles les travailleurs ont continuellement accès (panneaux d’affichage, écrans d’ordinateur, plans, cartes, etc.). Le travail consiste à contrôler, programmer ou encore piloter des opérations réalisées par des acteurs à distance, que ce soient des médecins, des conducteurs de train ou encore des pilotes d’avion.

23La coopération souple, non programmée par l’organisation est omniprésente et essentielle, notamment pour produire une réponse collective et coordonnée à des événements imprévus, tels que les incidents de régulation. En d’autres termes, en reprenant le propos de Caroly (2022), ces collectifs professionnels co-localisés doivent être en mesure de mobiliser l’ensemble des formes d’action collective (co-action, coopération, co-activité, aide et entraide, etc.) pour répondre aux aléas propres à leur travail.

24Le concept d’awareness (Gross, 2013) a été longuement discuté et mis en avant comme fondement de ce travail. Dans une étude sur le Poste Central de Contrôle (PCC) de la ligne A du RER, Grosjean (2005) revient sur les différentes acceptions de ce concept dans la littérature académique francophone et anglo-saxonne. Elle identifie une nuance : celle entre une définition de l’awareness que l’on pourrait qualifier de « rester sensible à » et une définition qui met l’accent sur la part active du sujet dans la construction de la visibilité et de la lisibilité de son action pour autrui. À ce titre, les professionnels ne sont pas simplement à l’écoute de ce qui se passe autour d’eux, ils interprètent, discriminent et « filtrent les informations qui ont de l’importance » au regard des exigences des tâches dans lesquelles ils sont engagés. Mieux encore, ils œuvrent activement pour rendre visibles des caractéristiques pertinentes de leurs actions à autrui, de manière à construire les formes d’action collectives adaptées aux besoins des situations.

25Ce travail coopératif situé autorise pourtant des malentendus, des quiproquos fréquents qui relèvent de l’engagement des professionnels dans des activités spécifiques, ayant leurs temporalité et infrastructure sociotechniques propres. En d’autres termes, en reprenant le propos de Weill-Fassina et Benchekroun (2000), « tout travail collectif n’implique pas de collectif de travail ». Mais la robustesse du collectif professionnel est un facteur clé pour la disponibilité d’un éventail riche de formes d’action collective. Grosjean (2005) montre tout l’intérêt d’une approche au travail coopératif co-localisé qui tient compte du collectif de travail, pris comme une communauté de pratiques, qui partage une histoire et un horizon d’action communs.

26Nous retenons ici que les formes communes de vie professionnelle offrent une contenance et des ressources à l’action individuelle (Clot & Faïta, 2000) qui participe en retour à leur renouvellement. Collectif et travail collectif sont en pratique intimement liés (ou « couplés » selon les termes de Caroly, 2022). Plus le collectif est opérant, plus les professionnels sont en mesure d’agir de manière heureuse et pertinente face à l’ordinaire du travail. En cela, l’absence de règles de métier est source de dérèglement de l’action des sujets au travail.

27La crise sanitaire a sans doute mis à l’épreuve cet horizon commun, qui relève du collectif de travail, en obligeant les professionnels, à toutes les échelles de l’organisation, à composer avec une situation inédite. À l’heure actuelle, le besoin se fait sentir de mettre en mots et de reconstruire du commun à propos de ce qui s’est inventé durant les périodes de confinement. Les approches cliniques du travail (Clot, 1999 ; Dejours, 2010 ; Lhuilier, 2006), auxquelles nous nous référons, permettent de penser le développement des sujets et des collectifs au travail, au-delà du fonctionnement collectif. Dans une perspective clinique, l’analyse psychologique du travail se propose de transformer favorablement et durablement les situations de travail en s’appuyant sur l’analyse de l’expérience des sujets.

2.4 De nouvelles formes de présence au travail

  • 1 Comme précisé, nous entendons par co-localisation le fait de partager un même espace physique en mê (...)

28Le développement de nouvelles formes de travail médiatisées et à distance participe à restructurer les espaces et les temporalités du travail. Cette recomposition des lieux et des temps des activités professionnelles relève d’une transformation profonde tant des contenus que des contours du travail salarié (Ianeva, Ciobanu, & Lai, 2021). À ce titre, la généralisation des modalités de travail hybride à partir des années post-Covid, se présente à bien des égards comme une rupture, mettant en crise des formes de présence et d’organisation autrefois installées. D’une présence unitaire et homogène, consistant à rassembler les professionnels dans un même espace de travail (Lautier, 1999 ; Pillon, 2016, cité par Lai, 2023), le travail hybride multiplie les ancrages territoriaux de l’entreprise. En recomposant (et multipliant) les espaces-temps du travail productif, la « déspatialisation » liée à l’introduction des nouvelles formes de travail (Lallé, 1999, cité par Taskin, 2006) interroge la co-localisation1 comme support et fondement du travail coopératif.

29La relocalisation spatio-temporelle qu’a occasionnée la crise sanitaire a en effet contribué à mettre en visibilité la possibilité d’« être présent » autrement au travail. Se sont ainsi révélées des formes de présence multiples, plurielles qui invitent à repenser la définition de sens commun de la présence comme état opposé à l’absence (Licoppe, 2012). Pour autant, de nombreuses entreprises tendent à problématiser le travail hybride sous l’angle de l’équilibre optimal entre présence et absence sur site, la présence étant ainsi implicitement « admise » comme une forme pleine et opérante d’engagement dans le travail, voie privilégiée de socialisation dans l’entreprise dont l’unité, voire l’existence même, se trouverait aujourd’hui fragilisée.

30Ainsi, ce type de discours autour du travail hybride et de ses conséquences, que formulent pourtant de nombreux professionnels, repose à notre sens sur une conceptualisation implicite de la cohabitation dans de mêmes lieux qui confond ou superpose co-localisation et co-présence. Or, comme le montre Grosjean (2005) dans une perspective articulant modèles de l’action située d’inspiration ethnométhodologique (Heath & Luff, 1994 ; Goodwin & Goodwin, 1997) et théorie de l’activité (Engeström, 1987, 1999), la co-localisation spatio-temporelle ne signifie pas nécessairement partager la même définition de la situation. Si en effet cette co-localisation offre des ressources pour l’action coopérative et la socialisation professionnelle, elle n’est pas le seul vecteur de construction de l’action en situation des professionnels. Cette action s’organise dans le cadre d’activités dont les objets et les systèmes d’instruments sont historiquement constitués.

31En reconfigurant le faire ensemble, les nouvelles modalités de travail hybride encouragent une reconceptualisation de la présence comme processus, le résultat d’un travail continu (Licoppe, 2012) et bien souvent impensé. Il s’agit alors de caractériser ce processus en explorant la diversité et les appuis des modes d’engagement des professionnels dans des situations de travail hybrides, qui font peser des exigences nouvelles sur le travail collectif et les collectifs de travail. Comment ceux-ci articulent-ils et font-ils co-exister différentes formes de présence dans un environnement hybride ? Quelles sont les conditions spécifiques de coopération, entendue comme l’engagement actif des sujets dans un collectif de travail (et pas seulement dans un travail collectif), dans cet environnement hybride ?

32Dans ce qui suit, nous présentons la démarche que nous avons construite pour répondre à ces questions.

3. Démarche et méthode

33Notre recherche-intervention s’appuie sur deux orientations en psychologie du travail, à savoir une approche compréhensive et une approche développementale des activités de travail. La première approche (Bobillier Chaumon, 2023 ; Caroly, 2022) entend produire des connaissances au plus près des pratiques ordinaires des professionnels. Elle répond à l’objectif de caractériser la notion de travail hybride à partir de l’expérience qu’en font les travailleurs. La deuxième, transformative (Clot & Lhuilier, 2010), met l’accent sur l’organisation des conditions du développement du pouvoir d’agir des sujets et de la fonction psychosociale des collectifs. Aussi, nous avons construit notre recherche-intervention en trois temps (Tableau 1). Dans un premier temps, nous avons organisé une phase exploratoire (sous-section 3.1) auprès d’interlocuteurs (syndicats et direction) choisis par le commanditaire visant à préciser la problématique. Cette première phase avait une visée tant de compréhension que d’action auprès notamment de notre commanditaire, la direction de l’Institut à l’origine du projet. Ensuite, l’étude (sous-section 3.2) s’attache à caractériser les organisations hybrides dans leur globalité à travers une enquête qualitative par entretiens (N = 30), observations, ainsi que l’analyse de documents internes sur les deux sites susmentionnés.

34Dans un troisième temps, nous nous sommes appuyés sur les perspectives en clinique du travail pour expérimenter un cadre dialogique dont l’objectif est de mettre en mots et reconstruire du commun via la mise en place d’ateliers collectifs de co-analyse de l’activité (sous-section 3.3). Pour ces ateliers, nous avons mobilisé des managers de proximité sur chacune des deux entités : ces professionnels se trouvent à l’articulation entre organisation et salariés et sont pour cela particulièrement concernés par la gestion de l’alternance d’espaces et de temps propre aux organisations hybrides.

Tableau 1 : Récapitulatif des méthodes mobilisées selon les approches et l’analyse des données récoltées. 
Table 1: Summary of methods used according to the approaches to and analysis of data collected

Tableau 1 : Récapitulatif des méthodes mobilisées selon les approches et l’analyse des données récoltées. Table 1: Summary of methods used according to the approaches to and analysis of data collected

35Les analyses présentées dans cet article se fondent sur les matériaux construits dans le cadre de ces trois phases (exploratoire, compréhensive et immersive et transformatrice). Une analyse spécifique selon les approches et les interlocuteurs pourrait sans doute faire l’objet d’un travail ultérieur.

3.1 Approche exploratoire

36Dans le cadre de l’approche exploratoire, nous avons réalisé une pré-enquête par entretiens semi-directifs (d’une durée approximative de 1 h 30 min chacun) avec neuf « stratèges » ou « experts » (élus et membres de la direction) qui avait été choisis par le commanditaire en raison de leur proximité, connaissance ou point de vue sur le travail hybride. Les entretiens ont été structurés autour de trois axes principaux :

  • Retours sur les constats et analyses du cahier des charges ;

  • Les effets des changements dans les modes de travail ;

  • Les suggestions à mettre en avant.

37Les entretiens ont donné lieu à des comptes rendus écrits mettant en évidence les points ou les thèmes saillants propres aux visions des « stratèges ». Nous avons réalisé une analyse thématique individuelle et croisée des différentes entrevues (Braun & Clarke, 2006). La pré-enquête a été l’occasion de mettre en discussion l’hétérogénéité des configurations sociotechniques associées au travail hybride au sein d’une entreprise de cette envergure. Au-delà du télétravail, au sens d’un travail localisé à domicile, de manière régulière et formalisée par un avenant contractuel, la problématique de l’étude convoque un éventail de dispositifs, de situations ou de pratiques en rapport avec le travail distant médiatisé tels que l’environnement de travail dynamique (flex office), le travail distribué (sous forme d’équipes multi-sites ou d’équipes multinationales), le travail nomade (exercé à l’extérieur des locaux de l’entreprise), ainsi que de nouvelles formes d’organisation telles que le travail en mode agile. Toutes ces configurations ont une histoire différente, antérieure ou non au confinement. Selon les métiers et les directions, ces configurations sociotechniques étaient plus ou moins présentes.

3.2 Approche compréhensive

38L’approche compréhensive et immersive s’est déroulée sur une période de quatre mois (de mars à juin 2023) au sein de deux entités du Groupe, l’une située en Île-de-France (la direction technique et du système d’information, DTSI), l’autre en région (direction de vente par téléphone), choisies en coopération avec le commanditaire. Ce deuxième temps de notre recherche-intervention a comporté un total de 28 entretiens semi-directifs et a sollicité un panel de salariés de statuts et métiers différents. Dans cet article, nous proposons une focale sur la seconde entité (régionale) et pour cette raison nous ne détaillerons que la composition du panel de cette entité dans le Tableau 2 plus loin. Lorsque cela était possible, nous avons également réalisé des parcours commentés des espaces de travail des personnes interviewées, et cela afin de mieux documenter les configurations d’action concrète (Thibaud, 2001 ; Ianeva et al., 2017). Ces visites de site ont été l’occasion de prolonger les entretiens, c’est-à-dire d’exemplifier et d’enrichir des thèmes ou des situations abordés dans ce cadre. Les entretiens semi-directifs (environ 1 h 30 min) avaient pour objectif de mieux comprendre ce qui a changé dans les pratiques et l’activité de travail des interviewés avec le développement des nouvelles formes d’organisation du travail. Nous avons choisi de les structurer autour de trois thèmes, à savoir :

  • Activité du professionnel et parcours au sein de l’entreprise ;

  • Nouvelles formes de travail et leurs conséquences sur le travail et les relations professionnelles ;

  • Situation(s) de travail « marquante(s) » en lien avec l’objet de l’étude.

39Les matériaux ainsi construits ont fait l’objet d’une analyse thématique selon la méthode de Braun et Clarke (2006).

3.3 Approche transformatrice

40Dans un troisième temps, et sur la base de la démarche d’enquête par entretiens, nous avons construit une démarche d’intervention (Figure 1). Celle-ci se distingue de l’approche compréhensive et immersive par sa visée de transformation des situations de travail des professionnels ayant accepté de participer à la démarche sur la base du volontariat. Dans ce cadre, nous avons travaillé à partir d’une problématique spécifique à chacune des deux entités concernées par notre recherche-intervention (direction de vente par téléphone, direction technique). Cette problématique a été élaborée par un collectif de pilotage, avant d’être mise au travail dans le cadre d’ateliers collectifs avec des professionnels volontaires (trois à six personnes), ayant le même métier et par conséquent potentiellement les mêmes problèmes à résoudre.

Figure 1 : Présentation du dispositif d’intervention. 
Figure 1: Presentation of the intervention system

Figure 1 : Présentation du dispositif d’intervention.  Figure 1: Presentation of the intervention system

3.3.1 Instaurer un cadre pour soutenir le dialogue professionnel entre pairs

41Nous considérons que les échanges en groupe sont de nature à être plus riches par la diversité des points de vue qui pourraient s’exprimer, notamment sur le rapport au travail. Cette pluralité permet de travailler par la délibération sur les critères de qualité et construction de règles de métier (Clot, 2008). Ce dialogue professionnel vise à rendre plus lisibles et visibles les conditions de réalisation de ces nouveaux modes de travail et leurs empêchements. Souvent, ces modalités se révèlent invisibles et/ou inaccessibles (i) aux décideurs qui définissent et organisent le travail, (ii) aux concepteurs qui développent les moyens du travail et (iii) aux salariés eux-mêmes qui soit s’accoutument à des conditions de travail insatisfaisantes, soit ne savent tout simplement pas ce que les autres font (Bobillier Chaumon et al., 2025, à paraître). Ces espaces de co-analyse du travail doivent permettre aux salariés – experts de leur métier – de participer à la révision de leur environnement de travail. Cette participation – qui n’est ni de la consultation ni de la communication – est un prérequis pour favoriser l’appropriation des innovations du travail. « Nous tentons ainsi d’installer un cadre dialogique qui offre la possibilité, à travers la multiplicité des adresses qu’il convoque, de redécouvrir toute l’épaisseur des activités de travail. En entrant dans une activité d’analyse de leur activité de travail, les [professionnels] opèrent un déplacement psychique, et revisitent leur activité. […] Peuvent alors s’ouvrir, se construire ou se retrouver d’autres destins possibles à l’activité et au métier » (Clot & Lhuillier, 2015, p. 67). Ce dialogue professionnel devient d’autant plus crucial que ces nouvelles formes d’activité (distantes, hybrides) ont considérablement reconfiguré le travail, tout en fragilisant les collectifs et en isolant les salariés (Bobillier Chaumon, 2023). Aussi, instaurer des espaces de délibération sur ces questions serait l’occasion de récréer ces dynamiques collectives et de développer des ressources de travail plus appropriées et appropriables : à savoir des dispositifs qui ont du sens pour les salariés et qui donnent du sens et de la valeur à leur activité. Ces instruments (qu’ils soient techniques, spatiaux, organisationnels) ambitionnent non seulement de satisfaire les besoins des professionnels, mais aussi d’accompagner leurs initiatives, de soutenir leur activité et de favoriser le développement de leurs compétences et de leur métier. C’est à ces conditions que ces environnements deviendront acceptables en étant des instruments au service des métiers et en agissant comme des opérateurs de santé au travail.

3.3.2 Les ateliers collectifs en région

42Ainsi, au sein de la direction des ventes en région, nous avons réuni un collectif de managers de proximité qui ont travaillé à partir de la problématique suivante :

« Comment les nouvelles formes de travail, le travail hybride impactent-ils la vie professionnelle du manager et l’animation de son équipe ? En quoi ces nouvelles formes de travail modifient-elles l’efficacité, la performance économique et sociale à moyen ou long terme ? »

43Quatre ateliers collectifs de co-analyse de l’activité de deux heures (Figure 2) ont été organisés sur une période de trois mois (avril à juin). Concrètement, nous avons travaillé à partir de « traces » de l’activité des professionnels ayant accepté d’y participer. Ces traces devaient être en lien avec ces nouvelles pratiques de travail : des mails, des photos, des captures d’écran, une vidéo, un objet ou bien tout ce qui peut effectivement illustrer leurs actions et leur travail dans ses modalités hybrides.

Figure 2 : Ateliers de co-analyse de l’activité. 
Figure 2: Activity co-analysis workshops

Figure 2 : Ateliers de co-analyse de l’activité.  Figure 2: Activity co-analysis workshops

3.3.3 Une restitution sous forme d’un échange entre deux collectifs

44À la suite des ateliers collectifs de co-analyse de l’activité, nous avons organisé un atelier de restitution. Celui-ci avait pour objectif d’enclencher un dialogue entre le collectif de pairs et le collectif de pilotage, ayant formulé la problématique de départ. Cet atelier constitue pour nous une dernière étape, qui vient s’ajouter à la réflexion du collectif de pilotage, à celle des managers. Il s’agit d’une réflexion commune aux deux collectifs, que nous avons cherché à soutenir. Lors de cet atelier, les managers qui ont pris part à la recherche-intervention ont présenté leurs analyses. Leur présentation a donné lieu à un temps d’échanges où les pistes d’analyse qui avaient été identifiées ont pu faire l’objet de nouveaux développements.

3.4 Caractéristiques des participants

45La direction des ventes dans laquelle nous sommes intervenus est spécialisée dans l’équipement technique des petites et moyennes entreprises. Au sein de cette agence, plusieurs métiers co-existent (Tableau 2) : les conseillers de ventes « Réactifs » par téléphone, les conseillers de ventes « Réactifs e-chat », les conseillers de ventes « Proactifs », les formateurs des équipes de ventes ou « PADC » (Partenaires de l’Apprentissage et du Développement des Compétences) ainsi que les conseillers du service Recouvrement. Dans le panel, tous ces métiers sont représentés ainsi que les managers de proximité et le Directeur commercial de la branche.

46Ces différents métiers offrent des conditions de travail et d’activité différentes et constituent à ce titre un horizon possible et espéré d’évolution professionnelle. Aussi, les téléconseillers Réactifs ont la possibilité d’évoluer sur un poste de Proactif puis à terme d’intégrer une autre équipe technico-commerciale. Il s’agit d’un parcours type qui correspond à un modèle de carrière partagé par nos enquêtés.

47Dans le cas des conseillers clientèle Réactifs, il s’agit de prise d’appels « classique » où des clients prennent contact avec le service dédié pour toute demande en rapport avec le produit ou service auquel ils ont souscrit ou souhaitent souscrire. Dans cette situation, le conseiller clientèle n’est pas en mesure d’anticiper le motif de l’appel. Il construit sa réponse dans l’interaction avec l’appelant, médiatisée par l’accès aux applications de l’entreprise. Le conseiller clientèle Réactif e-chat a le même type de sollicitations que le conseiller téléphonique mais ne communique avec le client que via un chat informatique. De cette manière, il peut traiter plusieurs demandes simultanément. Le conseiller clientèle Proactif, de son côté, est chargé de la gestion d’un portefeuille de clients à forte valeur ajoutée. Il est leur interlocuteur privilégié pour tout contact avec l’entreprise. Son activité s’inscrit davantage dans la temporalité longue d’une relation client. Le rôle du formateur de vente est de connaître les offres clientèle et de maintenir à jour les connaissances des conseillers pour qu’ils puissent accompagner au mieux les clients. Enfin, les conseillers Recouvrement ont la responsabilité de prévenir et suivre les impayés des clients professionnels.

Tableau 2 : Caractéristiques des participants à la recherche-intervention au sein de la direction des ventes. 
Table 2: Characteristics of intervention research participants in the Sales Department

Tableau 2 : Caractéristiques des participants à la recherche-intervention au sein de la direction des ventes.  Table 2: Characteristics of intervention research participants in the Sales Department

4. Résultats

48Dans ce qui suit, nous développons une analyse des différentes formes et fonctions de la présence en contexte de travail hybride. Dans un premier temps, nous cherchons à caractériser la fonction de la présence co-localisée (ou co-localisation) dans le métier de la vente à distance, qui peut à la fois être désignée comme ressource et comme contrainte par les téléconseillers. Longtemps investie comme seule référence, la présence co-localisée n’est toutefois plus l’unique forme de présence qui caractérise les situations de travail : l’hybridité a fait émerger la possibilité d’une présence médiatisée dont nous préciserons les caractéristiques et ses conséquences dans une seconde partie. Enfin, articuler ces formes de présences variées nécessite un investissement supplémentaire des sujets dans la redéfinition de leur milieu, un travail d’organisation qui transforme l’activité des professionnels pris dans les situations hybrides. Nous chercherons à développer ce constat et ses enjeux dans une troisième partie.

49Nos entretiens et observations mettent en exergue la fragilité (notamment interactionnelle) du travailler hybride ainsi que le travail conséquent d’articulation nécessaire au maintien de l’engagement attentionnel des participants.

4.1 La présence co-localisée comme ressource pour les métiers de la vente à distance : s’approprier un environnement de travail à complexité croissante

50Le métier de vendeur par téléphone requiert l’appropriation continue d’un environnement social et technique complexe. Les transformations fréquentes et rapides des offres et des procédures métier, les « contextes client » nombreux à appréhender, les dialogues vivants parfois difficiles à gérer figurent parmi les exigences fortes de ce travail. Nombre d’études en psychologie (Grosjean & Ribert-Van de Weerdt, 2005 ; Ianeva, 2012), en sociologie (Buscatto, 2002 ; Cousin, 2002 ; Kessous, Mallard, & Mounier, 2005 ; Calderón, 2009 ; Cihuelo, 2010) ou encore en gestion (Pichault, 2000 ; Pichault & Zune, 2000) mettent en exergue cette complexité, les fragilités et les ambivalences qui traversent la rationalisation intensive de l’activité de production de services. Entre autonomie et contrôle, disponibilité et rapidité, vente et conseil (Kessous, Mallard, & Mounier 2005), le travail dans les centres d’appels se présente comme une chorégraphie improvisée (Whalen, Whalen, & Henderson, 2002), une activité multimodale en simultané qui implique la synthèse habile et fluide, en temps réel d’informations provenant de canaux distincts (Boutet, 2001). En d’autres termes, l’activité des téléconseillers articule des modalités d’engagement, chacune mobilisant des espaces et des cadres d’interaction différenciés (par exemple, la conversation avec l’appelant, la mobilisation de ressources informatiques et artéfactuelles en cours d’appel, le plateau partagé par les collègues co‑localisés).

51À ce titre, le travail des téléopérateurs implique le maintien d’une forme d’engagement particulier, celui certes d’une « présence téléphonique » pleine et focalisée, de manière à comprendre et se faire comprendre, mais également celui – simultané – de la mobilisation active d’une écologie informationnelle dense, finement ajustée aux interactions, aux formats multiples et hétérogènes. À cela s’ajoute la présence souple, l’écoute flottante (Joseph, 1994) des corps co-localisés, à tout moment susceptibles de susciter des focalisations collectives éphémères.

52La co-localisation sur le plateau offre une scène où se jouent des solidarités, des mobilisations collectives, des formes de contournement et de résistance à une configuration organisationnelle qui a pu être comparée à la chaîne de montage de l’industrie (Taylor & Bain, 1999). Cependant, quand bien même thématisée, la présence co-localisée a rarement fait l’objet d’analyses systématiques, à quelques exceptions près (voir par exemple Lan Hing Ting, 2009 ; Cihuelo, 2016).

53Qu’elle soit vécue et thématisée comme une ressource (sous l’angle du partage, des échanges ou de l’entraide) ou comme une contrainte (bruit, sollicitations, interruptions), la présence sous l’angle de la co-localisation, c’est-à-dire le fait de « partager le même espace de travail », de « se retrouver au même endroit en même temps », s’est progressivement constituée, dans le cadre de notre étude, comme objet de travail pour les professionnels. D’une évidence, d’un allant-de-soi, elle est devenue au fil des confinements une situation à penser, à organiser et à maintenir. Ce mouvement de prise en compte de la présence co-localisée est manifeste tant dans les propos des agents que dans ceux des managers ayant pris part à notre enquête.

54Nous retenons deux axes de problématisation de la co-localisation spatio-temporelle, à savoir la gestion des savoirs et expertises professionnels et la capacité de « tenir », de résister aux épreuves du réel.

4.1.1 Monter en compétences, faire circuler les informations, entretenir les savoirs professionnels

55Face à la complexité croissante du travail et ses appuis sociotechniques, la présence co-localisée s’offre comme ressource pour la montée en compétences des agents. Elle configure des occasions pour interpréter la procédure, faire circuler les informations, entretenir l’expertise et les savoirs professionnels en cours d’action.

56Les extraits d’entretiens ci-dessous présentent le propos de deux conseillers de clientèle, l’un rattaché au plateau « Réactif » (prise d’appels), l’autre à l’équipe des « Proactifs » (gestion d’un portefeuille de clients). Ces deux équipes évoluent dans des situations de travail en apparence similaires mais qui recouvrent des situations d’activité différentes (Kessous, Mallard, & Mounier, 2005).

57Les propos des agents, comme d’ailleurs ceux des encadrants, soulignent l’importance de la coopération dans un métier souvent perçu comme d’abord individuel.

« On est sur un service client, on a besoin de beaucoup se poser des questions, même si ça fait des années qu’on est là, c’est pas toujours facile. »
Conseiller chargé de clientèle Réactif (ENT01)

« Des fois, on a des questions simples ou bêtes mais pas toujours faciles à formuler ou à comprendre sur Teams, alors on ne les posait pas. Alors que sur le plateau, on la pose entre deux clients et on a la réponse tout de suite. »
Conseiller chargé de clientèle Proactif (ENT04)

58D’un point de vue managérial (ENT07), la co-localisation, progressivement retrouvée sur site après la pandémie, a permis de faire le constat d’une montée en compétence plus rapide des agents.

59L’importance des échanges informels propres au métier, notamment autour des techniques de ventes, fait partie des constats avancés dans le cadre des entretiens.

« Nous, dans notre métier il y a beaucoup d’échanges qui se font de manière informelle et dont on n’avait pas forcément conscience, de l’importance en fait. On savait que ça se faisait mais pas autant en termes d’infos partagées et on le voit bien depuis qu’on est beaucoup plus régulièrement sur site et de manière importante en nombre, les compétences montent beaucoup plus facilement. Il y a des échanges qui se font entre eux sur voilà des techniques de vente ou des échanges avec des cas clients, etc. »
Manager d’équipe (ENT07)

« J’adore le télétravail, réellement si je pouvais faire une journée de plus, je le ferais mais pas la semaine entière. J’ai besoin de créer un lien l’équipe. Il y a énormément d’infos au sein de notre équipe. Des fois en étant deux jours en télétravail, on loupe des infos. Il y a des choses qui vont se dire sur le plateau et personne ne va rédiger pour informer les personnes en télétravail. Parfois, on fait des briefs et on ne tient pas les autres au courant. »
Conseiller chargé de clientèle Réactif (ENT01)

60La présence co-localisée recouvre une réserve d’échanges qualifiés d’informels dont la fonction productive se trouve réévaluée dans le cadre de l’hybridité. Notons que le contrôle info-normatif (Frenkel et al., 1995), dont fait habituellement l’objet le travail des téléconseillers, formalise essentiellement le temps de la (co-)production du service (interactions téléphoniques, temps de battement entre chaque appel). Les échanges entre téléopérateurs demeurent à la marge du processus productif. Or, leur statut et fonction dans la progression des conseillers trouvent une forme de reconnaissance empirique, par contraste au travail à domicile, où chacun est seul devant son écran, au sortir des confinements. Cette présence co-localisée, massive et régulière, offre un cadre spontané au partage d’informations, fragilisé en situation d’alternance d’espaces. Le propos du téléconseiller ci-dessus attire l’attention sur ce processus de production actif (plus que de circulation) d’informations pertinentes pour l’exercice du métier. Ceux qui télétravaillent n’accèdent pas à ce qui s’est dit sur le plateau, dont la formalisation, quand bien même utile (pour informer, tenir au courant les collègues physiquement absents), n’est l’affaire de personne.

4.1.2 Exprimer des émotions, « tenir » ensemble face aux exigences du métier

61La co-localisation se présente également comme source de soutien pour tenir face aux situations contraintes, aux clients difficiles, à l’organisation complexe.

62Les formes d’expressivité (telles que les plaisanteries ou les exclamations) font du bien et permettent de faire face ensemble à un métier « pas toujours évident ».

« Sur des open spaces comme ça, c’est l’ambiance, on discute, on se raconte nos vies. On voit plus les collègues que nos proches. En collectif, on arrive plus à se booster, à se dynamiser, on s’encourage. On se pose des questions entre nous sur des dossiers. Il y a un esprit d’équipe, on a plaisir à aller boire un verre. On s’entend bien, c’est la chance de nos équipes. »
Conseiller chargé de clientèle Proactif (ENT04)

« On a beaucoup d’indicateurs, de plus en plus. On est passé de quatre quand je suis arrivé (satisfaction, vente perso, vente d’équipe, prise d’appels) à sept ou huit (réitération d’appel moins de 24 h, relais de croissance). C’est ça qui est fatigant dans ce métier, le fait de devoir réaliser à chaque fois sept-huit items. Tu as ces huit indicateurs en tête pendant l’appel. Ça m’arrive de dire en raccrochant, j’ai oublié tel indicateur. Le sondage en ce moment, j’y pense parce qu’on en parle beaucoup. »
Conseiller chargé de clientèle Réactif (ENT01)

« C’est des métiers qui sont très collectifs à la base. Avant le Covid, ils se benchent entre eux, voilà sans pression particulière dans la journée […] et quand on est revenus, cette dynamique-là, elle n’était plus présente. Il y a eu aussi des contraintes, certains ne supportaient plus le bruit environnant. »
Manager d’équipe (ENT07)

63La co-localisation se présente ainsi comme un élément structurant des collectifs de travail car elle sous-tend le partage et la construction de ce que les ergonomes désignent par le concept de référentiel commun (Leplat, 1991 ; de Terssac & Chabaud, 1990 ; Giboin, 2004), un ensemble de ressources cognitives, psychiques et sociales nécessaires au travail collectif. Cependant, seule la co-localisation dans l’espace est une condition insuffisante pour configurer une co-présence opérante pour ce travail. Le collectif de travail (plutôt que la collection d’individus) est nécessaire pour que cette co-localisation soit une ressource. Comme l’a montré Grosjean (2005), la visibilité et l’audibilité des collègues ne vont pas de soi. Être en mesure d’entendre et de voir l’autre, ainsi que d’interpréter son activité de manière pertinente implique une action compétente (de filtrage, de construction des informations à intégrer) des travailleurs co-localisés. Cela nécessite une présence mutuelle et attentive qui va au-delà d’une simple co‑localisation.

4.2 La présence médiatisée : articuler des modalités de présence variées

64Le travail à domicile contraint a été l’occasion d’une mobilisation collective intense, un exploit, dans le but d’assurer la continuité du service, et cela dans le contexte d’une pratique auparavant limitée du travail à domicile. Ce mouvement de réorganisation s’est appuyé, d’une part, sur une forme de traduction des pratiques existantes (réunions de pilotage, suivi des ventes). D’autre part, il a fallu composer avec une présence désormais médiatisée qui autorise des formes d’engagement diversifiées dans les situations de travail et requiert un travail d’organisation supplémentaire. Si dans un premier temps la présence co-localisée a été investie comme la référence au travers de laquelle penser l’expérience médiatisée, nous observons une élaboration progressive de la présence médiatisée comme ayant des modes d’existence qui lui sont propres.

4.2.1 Se retrouver en situation de travail à domicile contraint pendant la crise sanitaire : l’insuffisance des modalités d’interaction à distance

65La période du confinement a pu être vécue sous l’angle de la « privation » ou de l’isolement. Ceci est particulièrement saillant dans les propos des encadrants de proximité, au cœur des transformations actuelles de l’organisation. Le travail à domicile contraint, puis le retour progressif, et dans un premier temps limité, au bureau ont demandé aux professionnels de produire de l’organisation, de réexaminer les règles établies, de construire des ressources pour agir malgré tout. Les managers ont été particulièrement sollicités dans le cadre des transformations de l’entreprise face à la crise sanitaire.

66L’extrait suivant permet d’appréhender la difficulté du « 100 % télétravail » d’un point de vue managérial.

« Au tout début cela a beaucoup changé parce que le fait de se retrouver en 100 % télétravail imposé pendant la pandémie, ça a été, d’un point de vue managérial, très compliqué. On a perdu les repères physiques qu’on avait avec l’équipe donc je passais des heures au téléphone pour essayer d’avoir tout le monde. En fait, des choses qu’on pensait prendre cinq minutes au final on mettait une demi-heure, trois quarts d’heure au téléphone parce qu’on ressent moins les choses, on ne voit pas, donc on ressent moins les choses. Après, on s’est assez facilement organisé, on va dire sur la partie classique du métier, sur comment on fait notre travail quotidien, les ventes, etc., les réunions de pilotage, ça s’est fait assez rapidement. Moi ma perception en tant que manager et la difficulté que j’ai eue ça a été le silence de mes collaborateurs parce que en fait en salle de réunion, même s’ils ne parlent pas beaucoup on les voit […]. »
Manager d’équipe (ENT07)

67La transposition opérationnelle à distance de la « partie classique du métier » est ici différenciée du ressenti, de la perception du manager de ses équipes dont la présence à distance est assimilée au silence. Par contraste, leur présence physique en réunion d’équipe véhicule des informations, au-delà des formes d’expression verbales.

68L’expression du silence fournit des prises pour objectiver ce qu’apporte le fait de se retrouver au même endroit en même temps, c’est-à-dire en situation de co-localisation. Cette analyse fait entendre l’insuffisance des modalités d’interaction à distance par opposition à la communication co-localisée, qui demeure implicitement la norme.

69Elle se prolonge par une réflexion autour des usages de la caméra en situation de travail collectif synchrone à distance. En effet, certains collaborateurs n’acceptent pas de mettre en route leur caméra, ce qui génère une forme d’asymétrie dans l’échange.

« Des techniques d’animation j’en avais, mais là, même dans les réunions certains ne mettaient pas la caméra donc on n’avait pas le visuel et ne parlaient pas donc même si j’allais les chercher, ça se limitait à “oui oui ça va”. Donc les informations vraiment basiques en fait. […] J’avais beaucoup d’individus mais le collectif qu’on avait là, au départ je ne l’ai pas retrouvé du tout même dans les réunions Teams. »
Manager d’équipe (ENT07)

70Cette « privation » durant le confinement a également pu être vécue comme une opportunité. Une opportunité tout d’abord de se former soi-même au management à distance, une opportunité ensuite de former ses équipes au travail collaboratif à distance et de gagner ainsi en productivité.

« Bah déjà le management à distance il y en a beaucoup qui ne le connaissaient pas, tout comme moi et donc moi j’ai vécu ça presque une année entière, donc on apprend en fin de compte comment manager à distance, gérer le relationnel avec ses collaborateurs à distance aussi. Apprendre à faire des réunions d’équipe à distance parce que c’est pareil hein, c’était en physique auparavant, donc il y a un temps d’adaptation. »
Manager d’équipe (ENT08)

71Aussi, la présence médiatisée apparaît, au-delà de la co-localisation en négatif, comme une expérience ayant sa valeur propre. Le silence que configure la recomposition des spatialités du travail et l’usage d’outils de téléconférence révèlent la dimension co-productive des communications au travail et plus largement des relations au travail, le travail d’encadrement étant une pratique relationnelle, c’est-à-dire une pratique où les encadrants construisent leur action en fonction de ce qu’en font leurs interlocuteurs. Or, Teams fait vivre la relation selon des modalités différentes et requiert l’engagement actif du manager (solliciter directement le salarié en situation de réunion, prendre l’initiative d’appeler pour rompre le silence).

4.2.2 Faire vivre la présence médiatisée : les écologies d’artefacts comme appui

72La présence médiatisée mobilise par ailleurs une écologie d’artefacts collective (Bødker et al., 2016 ; Korsgaard et al., 2022) riche qui étaye des modalités d’interaction diverses (écrit, oral, audio-visuel, synchrone, asynchrone). La multiplication des groupes WhatsApp, Teams, Zoom et Slack nous est présentée comme conséquence directe des confinements dont la gestion constitue désormais une tâche à part entière.

« [La distance] crée d’autres partages […] Je pense en particulier aux groupes WhatsApp qui se sont montés pendant le confinement et qui sont un autre moyen de faire du collectif […] et ça fonctionne toujours.
« Notre nouvel outil c’est Teams. Il faudrait que je lise tout, c’est ça la difficulté. […] Il faut les regarder tout le temps. Tout ce qui est gras ce sont les nouveaux messages. Il faut faire le tri et c’est une difficulté. […] Il y a les groupes WhatsApp où c’est léger, des photos de vacances, c’est facile de faire le tri. Sur Teams c’est plus compliqué, au bout d’un moment nos sujets prioritaires, il faut faire le ménage de temps en temps. »
Manager d’équipe (ENT07)

73L’usage de ces outils de communication a été introduit et généralisé lors des confinements successifs puis prolongé au-delà, lors des retours sur site. Parmi ces différents supports, tous ne sont pas mobilisés pour le même type d’interaction. Les participants témoignent d’une segmentation des canaux : certains relèvent de la vie privée (c’est le cas des conversations WhatsApp notamment et l’envoi de photos de vacances) et d’autres de la vie au travail (Slack et Teams). Cette séparation s’est installée notamment avec l’institutionnalisation de certains outils. Il s’agit par exemple du logiciel Teams que les professionnels mobilisent dans un cadre plus formel et professionnel. Ils tendent ainsi à privilégier d’autres supports pour l’informel, voire le personnel.

74L’utilisation de ce type de supports dans une configuration de travail où les acteurs sont distribués géographiquement permet une certaine synchronicité et contribue à la possibilité de faire l’expérience d’un présent partagé. Dans le cas des fils de discussions participatives qui ne s’interrompent pas tout au long de la journée, les professionnels recréent les conditions d’une proximité au travers notamment de la possibilité de dialoguer et de s’interpeller. Cette possibilité n’est toutefois pas garantie puisque communiquer via Teams et Slack implique aussi de pouvoir différer sa lecture du message, sa réponse et le traitement de l’information. Il y a là une forme de régulation introduite par le professionnel lui-même dans la construction de son activité. Parallèlement, des informations essentielles peuvent être communiquées dans ces fils de discussion qui nécessitent une consultation régulière (Figure 3). Une fois l’information communiquée via l’un de ces canaux, la personne émettrice considère que le message a été transmis, il y a donc une certaine injonction à suivre ce qui se dit.

Figure 3 : Exemple de message informatif adressé par un manager à son équipe sur un fil de discussion Teams. 
Figure 3: Example of an informative message sent by a manager to his team on a Teams discussion thread

Figure 3 : Exemple de message informatif adressé par un manager à son équipe sur un fil de discussion Teams.  Figure 3: Example of an informative message sent by a manager to his team on a Teams discussion thread

75Dans un métier déjà très médiatisé qui nécessite de porter une attention simultanément à son client au téléphone et à son environnement de travail, l’introduction de nouveaux canaux de communication génère une certaine lourdeur dans la construction de l’action individuelle.

76La multiplicité des canaux peut également représenter une ressource lorsque les professionnels se trouvent dans une situation difficile de travail, puisque cela multiplie les voies de ressources possibles (Extrait 1).

Extrait 1 – Interagir selon des modalités variées dans une situation. 
Extract 1 – Interacting in a variety of ways in a given situation

Lors de l’observation d’une conseillère client « Réactif » au cours d’une conversation téléphonique avec un client, celle-ci se trouve en difficulté pour répondre à la demande qui lui est adressée : le client souhaite avoir accès à ses factures des 24 derniers mois. La professionnelle ne parvenant pas à accéder à son historique via l’outil se tourne alors vers son collègue à droite, lui-même déjà en ligne, pour lui demander de l’aide. Le collègue interrompt sa conversation pour lui proposer d’explorer une solution ensemble. Parallèlement, la conseillère cherche à joindre l’un de ses contacts internes expert de l’outil de gestion des factures via Teams. Pour finir, ne parvenant pas à résoudre la situation dans un temps acceptable (les conseillers clients sont tenus de prendre en moyenne 3,4 appels par heure pour atteindre leur objectif), la conseillère demande au client de lui envoyer un mail pour pouvoir lui transmettre ses factures ultérieurement. Les discussions avec son collègue et son contact via Teams se poursuivent au-delà de l’appel du client pour finalement parvenir à envoyer les factures quelques minutes plus tard.

                        Extrait de notes d’observation, mars 2023

77Cet exemple illustre la manière dont la conseillère mobilise différents canaux pour interagir avec divers interlocuteurs lui permettant de résoudre la situation.

4.2.3 Se créer de nouveaux repères partagés à distance

78L’activité 4.0 est une activité invisible, intangible, dématérialisée et distribuée. C’est aussi une activité partagée, dispersée entre des humains (et entre des humaines et des machines), si bien qu’il est difficile d’identifier les contributions de chacun et donc de se coordonner dans un travail d’équipe fragmenté (Bobillier Chaumon et al., 2021).

79Ces nouvelles configurations de travail à distance nécessitent un réajustement du point de vue de l’activité des professionnels, notamment par la re-création de repères de travail : ce qui allait de soi dans une configuration de travail co-localisée doit être repensé. Pour pallier ces difficultés, les professionnels s’appuient sur des indicateurs issus des outils numériques et digitaux leur permettant d’approcher en partie ce travail (Extrait 2).

Extrait 2 – Construire de nouveaux repères pour interpréter une situation à distance. 
Extract 2 – Building new reference points to interpret a remote situation

Dans le cadre des ateliers collectifs, nous avons demandé aux managers de partager des éléments tangibles issus de leur travail qui illustrent leurs actions managériales dans ses modalités hybrides. Chaque manager a pu décrire une ou plusieurs « traces » qu’il a sélectionnées pour que nous puissions les mettre en discussion collectivement. Ces traces peuvent être des mails, des photos, des captures d’écran, des vidéos, etc.
Ci-dessous une capture d’écran apportée par l’un des managers de conseillers clientèle (Figure 4) :

Figure 4 : « Trace » apportée par un manager lors d’un atelier collectif de co‑analyse de l’activité. 
Figure 4: “Trace” provided by a manager during a collective activity co‑analysis workshop

Figure 4 : « Trace » apportée par un manager lors d’un atelier collectif de co‑analyse de l’activité.  Figure 4: “Trace” provided by a manager during a collective activity co‑analysis workshop

Cet outil offre la possibilité d’avoir une visibilité sur les temps de communication des conseillers client. En bleu, les conseillers « En Communication » avec un client et en jaune en « Post Appel », avec la durée de chacun des statuts. Avant mars 2020, ce n’est pas un support que le manager mobilisait puisqu’il avait accès à ces informations via un simple coup d’œil autour de lui. Aujourd’hui, c’est un outil qu’il consulte environ trois fois par heure, nous dit-il. L’élément qui attire son attention sur ce document est le collaborateur en statut « Post Appel » depuis neuf minutes (dernière ligne). Habituellement les conseillers clientèle enchaînent les conversations téléphoniques, ce qui indique que ce délai peut signifier plusieurs choses selon le manager : soit l’agent est en pause, soit il aide un autre collègue, soit il est lui-même en difficulté pour clôturer le dernier appel. Cet outil seul n’est pas suffisant pour pouvoir interpréter la situation dans sa globalité. Le manager se tourne donc vers un autre indicateur auquel il a accès, à savoir la pastille Teams (Figure 5).

Figure 5 : Capture d’écran d’une pastille Teams indiquant le statut d’un conseiller clientèle. 
Figure 5: Screenshot of a Teams sticker indicating the status of a customer advisor

Figure 5 : Capture d’écran d’une pastille Teams indiquant le statut d’un conseiller clientèle.  Figure 5: Screenshot of a Teams sticker indicating the status of a customer advisor

D’après ce second indicateur, l’agent est bien connecté devant son ordinateur, ce qui signifie qu’il n’est ni en pause, ni pris dans une réunion. La piste selon laquelle le collaborateur est en difficulté se précise. Dans ce cas, le manager adapte sa réponse en fonction de son interprétation de la situation : il prend son téléphone pour joindre le conseiller et lui proposer son aide. Là encore, son action est réfléchie : pour ne pas paraître intrusif vis-à-vis du collaborateur, le manager a trouvé une formulation pour préciser son intention sans laisser entendre que l’appel a une visée de surveillance malintentionnée. Ainsi, la formulation trouvée est « Comment je peux t’aider ? »

                     Atelier de co-analyse de l’activité #3

80Cet exemple illustre la manière dont le manager s’y prend à distance pour récupérer des éléments nécessaires pour pouvoir interpréter une situation et agir. On perçoit deux temps d’interprétation des indicateurs quantitatifs : dans un premier temps, ils offrent la possibilité au manager d’avoir une idée de ce qui se passe sur le plateau. Ce premier élément permet au manager à distance de percevoir quelque chose de la situation. Dans un second temps, ils guident l’action du manager qui réagit en fonction de son interprétation de la situation.

81Au-delà du commentaire sur l’action du manager, notre analyse se situe également au niveau de l’activité dans laquelle il est pris à ce moment-là. Si ce manager cherche à capter des éléments de la vie sur le plateau lorsqu’il est à distance, c’est que cela répond à un besoin du point de vue de son activité. Dans ce cas précis, le manager nous partage un critère de qualité de son travail, à savoir être en mesure de soutenir ses collaborateurs lorsqu’ils font face à des situations complexes. À distance, n’ayant plus accès aux indicateurs auxquels il se réfère habituellement pour détecter les difficultés de son équipe, il cherche donc à se construire de nouveaux repères pour guider son action. On perçoit ici une remise en mouvement des repères qui sont d’habitude mobilisés pour interpréter une situation de travail.

4.3 Présence et hybridité : gérer l’alternance d’espaces et de temps de travail en pratique

82Le travail collaboratif à distance implique de prendre l’initiative de solliciter autrui, de formuler une demande, de prendre en charge la configuration sociale et technique d’un « canal » permettant d’échanger. D’un point de vue interactionnel et relationnel, comme le soulignent nos interviewés, « être moteur » n’est pas évident. Dès lors que l’on initie un contact, on est également en position d’en justifier le motif, de rendre compte de sa pertinence au regard de l’action, la sienne et celle d’autrui. « Être moteur » interroge ainsi implicitement les rapports sociaux, les périmètres fonctionnels, cet horizon normatif commun propre au collectif professionnel (qu’est-ce qui compte dans l’activité ?) qui ne cessent de se renouveler et dont le renouvellement permanent est signe de la vitalité du collectif. L’activité individuelle est toujours adressée et cela quel que soit son contexte d’exercice, que le salarié soit seul à son domicile ou entouré de collègues à son bureau. D’une certaine manière, le collectif « pèse » toujours sur les choix individuels en cours d’activité. Toute la question est de savoir comment soutenir cette présence du collectif dans l’individu. Le travail collectif en est l’une des principales ressources. Dans le contexte du travailler hybride, nous observons qu’il nécessite un travail d’articulation supplémentaire.

4.3.1 Construire et gérer la présence dans les environnements de travail hybride

83D’une donnée établie du cadre de travail, l’organisation de la co-localisation est devenue un objet de gestion pour l’encadrement de proximité. Comme précisé, les fonctions de la présence co-localisée sont aisément thématisées par nos interlocuteurs (fonction expressive, de montée en compétences, circulations des savoirs et expertises professionnels) dans le contexte du travailler hybride. L’infrastructure sociale et technique de l’hybridité n’est pas donnée d’avance mais est progressivement construite et négociée par les équipes. Nos premières analyses se situent du point de vue de l’action managériale, puisque le rôle des encadrants de proximité dans la production de ce travail d’organisation est central.

84L’accord de télétravail de l’entreprise autorise jusqu’à trois jours de travail à domicile. Cette répartition générale trouve une déclinaison « locale » différente selon les équipes et donne lieu à un travail d’organisation qui opère par ajustements progressifs et associe les salariés de manière variable.

85Aussi, plusieurs configurations ont été discutées et mises en pratique par l’encadrement de proximité. À titre d’exemple, une équipe de télévendeurs a dans un premier temps expérimenté des journées de présence où seule la moitié de l’équipe se rendait sur site. L’expérience de cette configuration, ayant été jugée insatisfaisante, a conduit l’équipe à définir un jour de présence partagée et un jour d’absence partagée.

86Cette expérience a permis d’éprouver l’absence de tout ce qui se partage à l’écoute et son importance pour l’appropriation de l’environnement de la vente.

« On l’acquiert aussi en échangeant avec les autres, en travaillant des cas client. Du coup, ceux qui sont à distance, on ne peut pas le faire, enfin on le fait quand on fait un coaching où quand on fait une formation, mais tout ce qui se partage entre eux de manière informelle et juste à l’écoute comme ça, ils ne le prenaient pas quoi. »
Manager d’équipe (ENT07)

87Cette nouvelle configuration (un jour de présence fixe pour l’ensemble de l’équipe) présente l’avantage de s’appuyer sur la co-localisation pour éviter l’asymétrie informationnelle forte entre agents co-localisés et agents en télétravail. En complément, chaque salarié est en mesure de définir un jour flottant de télétravail. Une procédure a été mise en place pour la redéfinition de ce jour flottant, en cas de besoin et à l’initiative du salarié.

88Une autre équipe de vendeurs mobilise une configuration plus homogène et fait le choix de deux jours fixes de télétravail (pour tous) tout en se réservant la possibilité d’opérer des ajustements collectifs (tous présents ou tous absents) sous réserve de l’accord du manager.

89Enfin, les professionnels chargés de la formation des vendeurs ont opté pour huit jours de travail à domicile flottants.

90Ces différentes configurations mettent en exergue le travail et l’engagement nécessaires à la mise en application des cadres d’organisation formels. Ceux-ci donnent lieu à des négociations, à des expérimentations – portées par de véritables enquêtes où chacun observe et examine les effets des choix d’organisation du collectif –, également à des traductions, autant de processus qui renvoient à la dimension collective du travail.

91Le travail d’organisation dont il est question ici est par définition difficile à objectiver et à formaliser. D’une manière paradoxale, la situation de travailler hybride – entendu a minima comme alternance d’espace et de temps – sollicite avec insistance la capacité des équipes à produire de l’organisation. De fait, dans ce contexte, ce travail pour faire fonctionner l’organisation devient à la fois plus intense et présent, et plus visible.

4.3.2 Expérimenter son environnement de travail autrement

92L’expérience incarnée de la présence co-localisée, dont nos interviewés soulignent les transformations, ne peut se comprendre qu’en rapport avec celle du confinement. Cette dernière se révèle ainsi comme ressource pour construire une nouvelle expérience de la co-localisation, où tant l’ambiance sonore que la topologie des espaces de travail se trouvent réinterprétées.

93Le retour progressif des salariés et des managers au bureau a suscité des réactions contrastées dont nos interviewés n’hésitent pas à rendre compte. Si, en effet, certains ont pu vivre l’expérience du confinement sous l’angle de la « privation », beaucoup y ont trouvé des ressources pour aménager des conditions de travail et de vie soutenables.

« Le fait d’être toujours derrière son écran, ne plus avoir à proximité physique ses collègues aussi, voilà moi je ne suis pas grand fan du télétravail. […]
« On a perdu beaucoup de collectif dans cette période, là on en revient mais je dirais le fait d’en revenir ce n’est pas si évident que ça […] on a pris quand même un certain nombre de plis ou d’habitudes. […] revenir dans un environnement de proximité, oui, cela n’a peut-être pas été facile pour tout le monde. »
Manager d’équipe (ENT08)

94L’expérience d’un retour dans un environnement de proximité s’est accompagnée par la (re)découverte des espaces au travail, au sens propre comme au sens figuré. Les salariés de l’agence régionale ont déménagé dans un nouvel immeuble en flex office (appelé encore « environnement de travail dynamique ») juste avant le confinement.

95Ces situations de changement d’espace (Ianeva, Ciobanu, & Lai, 2021) de nature différente (confinement, retour partiel au bureau, espaces de travail en postes non attribués) reconfigurent le rapport espace-activité (Lai, 2023). Ceci est d’abord exprimé d’un point de vue perceptif, en termes de conditions ou d’ambiance sonore au travail. Ayant été habitués au calme, à domicile, certains salariés se trouvent confrontés (voire exposés) à l’environnement bruyant et agité du bureau dont ils avaient été à l’écart durant plusieurs mois.

« Il y a eu aussi des contraintes, certains ne supportaient plus le bruit environnant parce que d’avoir été tout seul chez soi au calme et de revenir sur un plateau où il y a beaucoup de bruit, beaucoup de gens qui bougent, etc., il y en a pour qui ça a créé des… on sentait que c’était irritant quoi, c’était quelque chose qui les fatiguait physiquement du bruit »
Manager d’équipe (ENT07)

96Les centres d’appels ont en effet la réputation d’être des lieux bruyants, susceptibles d’apparaître à l’observateur externe comme « ruche en pleine ébullition » où se mêlent bruits de claviers, de souris, de chaises et de conversations téléphoniques (Buscatto, 2002). La présence prolongée sur les plateaux permet de réévaluer le statut du « bruit ». Plutôt que d’y voir un phénomène homogène, du côté de la « nuisance », il se présente davantage comme un ensemble de productions sonores variées, que les téléopérateurs sont capables d’interpréter (Lan Hing Ting, 2009). La présence co-localisée implique, comme nous l’avons souligné précédemment, une écoute flottante et experte, qui marque un mode d’engagement spécifique dans une situation de travail conjuguant plusieurs espaces. L’évolution de l’« écologie sonore » du plateau que nos interviewés évoquent, au-delà d’une sensibilité plus marquée aux bruits, indique à notre sens la transformation notable de la structure instrumentale de leur activité.

97D’une manière générale, le travail à domicile est apprécié par les salariés. Les arguments avancés convoquent l’équilibre entre vie professionnelle et vie privée.

« J’apprécie énormément, je le valorise énormément. Déjà parce que ça me permet d’avoir un peu plus une vie de famille, j’ai une petite fille de deux ans. Ça m’aide pour gérer la nounou, pas mal de choses et d’arriver bien plus tôt à la maison. […]
« En télétravail, j’en profite “j’ai du temps pour moi, j’y vais”. Je vais plus travailler le côté social quand je suis sur le plateau. J’ai une apprentie, je vais passer 30 minutes dans la journée avec elle. »
Conseiller chargé de clientèle Réactif (ENT01)

« C’est un métier 100 % télétravail, ça ne serait pas viable. Deux jours de télétravail et trois jours sur site, c’est parfait. L’intérêt du télétravail, c’est d’avoir moins de route, de pouvoir démarrer au calme la journée sans trop de questions des collègues, pouvoir lancer une machine… »
Conseiller chargé de clientèle Proactif (ENT04)

98Il est toutefois à noter que l’alternance d’espaces (bureau-domicile) peut également être vécue, à l’inverse, comme intrusive. Plutôt que de favoriser un meilleur compromis entre travail et vie familiale, cette forme d’organisation participe, au contraire, à maintenir la perméabilité de ces deux sphères de vie.

99« Contenir » son activité de travail dans l’espace du bureau dédié devient alors un moyen pour délimiter et différencier différents milieux sociaux.

« Ce côté-là aussi, par rapport au Teams et à la caméra cette intrusion en fait dans la vie privée et certains ne le vivaient pas bien en fait même ont demandé à revenir sur site le plus tôt possible parce que ils voulaient une séparation entre la vie privée et la vie professionnelle. C’est quand je pars du travail, je ferme la porte du bureau et j’entame ma vie privée. Le fait qu’on intègre le travail dans le domicile pour certains était perturbant, voire pas accepté du tout, donc certains ont demandé à revenir sur site beaucoup plus tôt que les autres […]. »
Manager d’équipe (ENT07)

100Le changement d’échelle du travail à distance (occasionnel avant le confinement, généralisé à partir de 2021) introduit une forme d’élargissement formel et reconnu de l’espace de travail qui s’installe durablement à domicile. Le travail vient reconfigurer l’environnement domestique. À l’inverse et réciproquement, les activités domestiques amènent également des transformations des routines et activités professionnelles.

101À titre d’exemple, une salariée nous confiera avoir pris conscience de ne plus s’autoriser à prendre des pauses café depuis le retour au bureau, alors qu’auparavant elle n’hésitait pas à accompagner les collègues. Elle fera le lien avec le travail à domicile, où étant seule dans la journée, elle a pris l’habitude de ne pas s’interrompre. Son discours laisse entendre une forme de « reproduction » du rythme de travail pratiqué dans l’espace domestique.

5. Discussion et perspectives

102Cette recherche-intervention interroge les transformations actuelles des temporalités et des spatialités du travail et leurs incidences sur l’activité des professionnels. La dimension spatio-temporelle est une composante structurante du « faire ensemble », dont les recompositions mettent à l’épreuve tant le travail collectif que les collectifs de travail. Nous sommes intervenus au sein de l’entité régionale d’une entreprise de télécommunications en vue de comprendre et d’agir sur le travail hybride. Pour ce faire, nous nous sommes appuyés sur deux orientations en psychologie du travail, l’une compréhensive, l’autre transformatrice. Notre démarche a permis de révéler la complexité d’un phénomène, souvent rabattu à une configuration unique, celle du télétravail, que la crise sanitaire aurait considérablement accéléré (Chênevert et al., 2023). Or, nous aurions tort d’assimiler le changement d’échelle que convoque le passage d’un télétravail occasionnel à un télétravail massif à l’amplification ou à la généralisation d’une modalité de travail auparavant limitée. Nous avons, au contraire, cherché à repositionner le travail hybride du côté d’un agencement coopératif singulier (Druckert et al., 2023) dont il convient de caractériser les formes et les incidences du point de vue de l’activité des salariés. Nous considérons avec la clinique des usages (Bobillier Chaumon, 2016, 2023) que la remédiation de l’activité est susceptible, à certaines conditions, de soutenir le développement psychologique des sujets et la fonction psychosociale des collectifs. Notre travail s’inscrit ainsi dans la lignée de la psychologie historico-culturelle de l’activité (Clot, 1999 ; Lave, 1988 ; Engeström, 1987), qui tend à réintégrer les phénomènes psychologiques dans des formes d’engagement concret du sujet avec son milieu sociotechnique.

103Nos résultats amènent ainsi, dans un premier temps, une contribution conceptuelle, celle d’élaborer le concept de travail hybride, dont nous avons proposé une première reformulation en termes de travailler hybride. Dans un deuxième temps, notre recherche-intervention interroge la co-localisation comme ressource pour le fonctionnement collectif dans le contexte d’un centre d’appel. Si la présence co-localisée offre en effet des prises pour la socialisation des professionnels, elle est une condition nécessaire mais insuffisante pour penser et entretenir la vitalité des collectifs professionnels. Enfin, ces analyses nous conduisent à articuler une contribution pratique. Les transformations actuelles des milieux professionnels ouvrent une réflexion en termes de formes de présence, plutôt que d’alternance absence-présence. La question se déporte alors sur les conditions psychosociales, organisationnelles et sociotechniques d’une co-présence de qualité. Nous retrouvons, au travers de cette ouverture à la co-présence de qualité, une allusion à la clinique de l’activité (Clot, 1999 ; Miossec & Rouat, 2020) et y voyons une ressource concrète pour soutenir l’intervention au travail. Ainsi, construire une co-présence de qualité revient à se donner les moyens d’élaborer collectivement différentes formes de présence.

5.1 Le travailler hybride à l’épreuve de configurations plurielles

104Nos analyses soulignent la diversité de situations que recouvre le travailler hybride. Ce qui caractérise les situations hybrides est l’accumulation et la superposition de différentes formes d’hybridité : télétravail, travail distribué, flex office, hybridité technique (différentes expertises à articuler) ou encore hybridité culturelle (i.e. public/privé). Les configurations hybrides sont par ailleurs amenées à prendre des formes différentes selon les périodes d’activités, en s’ajustant par rapport aux travailleurs, au gré des nouveaux arrivants et des stratégies de l’entreprise. Le travail de régulation et d’ajustement n’est en cela jamais terminé une fois pour toutes : il demande à être repensé, rediscuté et redéfini régulièrement.

105Ces différents éléments nous amènent à proposer une définition du travail hybride qui tient compte de la complexité des situations, de la simultanéité de différentes formes d’hybridité et de tout le travail supplémentaire induit par ces nouvelles manières de travailler. Aussi, nous suggérons de caractériser le travail hybride comme l’alternance et/ou la coexistence de différents temps, espace et organisations qu’il s’agit d’articuler, de réguler et d’ajuster. Cette définition demande à être enrichie à partir de nouvelles recherches qui rendraient compte d’autres réalités et configurations à partir des situations de travail concrètes.

5.2 De la co‑localisation à la co‑présence : partager un espace dans les centres d’appels

106La coopération dans les centres d’appel, comme celle dans les centres de coordination, implique la mobilisation experte d’un répertoire de ressources sémiotiques (prosodie, postures, gestes, usage des artefacts) pour produire et mettre en visibilité des productions sonores, essentielles au travail collectif (Lan Hing Ting & Pentimalli, 2009).

107Si en effet la littérature sur les centres d’appels en sciences du travail est abondante, peu d’études ont pris pour objet la présence co-localisée dans ces environnements où le travail est d’emblée distribué dans différents espaces. Le travail hybride organise une redistribution des espaces-temps du travail. Comme nous l’avons montré, dans ce contexte de recompositions des activités de travail, la co-localisation s’est progressivement constituée en objet de travail et de négociations entre management de proximité et salariés.

108Le thème de la présence co-localisée a été problématisé sous l’angle de l’objet – la co-localisation revêt des fonctions cognitives (partage des savoirs, résolutions de problèmes) et psychosociales (visibilité, socialisation du travail, tenir face à un travail difficile) – ainsi que sous l’angle de la temporalité – la co-localisation possède une dimension temporelle. Cependant, bien au-delà de la présence co-localisée, « être co-présent » suppose de produire un temps partagé, ce qui implique une activité communicative et la construction d’une intelligibilité mutuelle.

109Nos résultats invitent ainsi à clarifier la distinction entre présence co-localisée (ou co-localisation) et co-présence, qui nous semble particulièrement opérante pour traduire les enjeux contemporains de l’action dans un monde connecté. Partager le même espace (être co-localisé) ne signifie pas forcément être co-présent ou partager la même situation de travail. La présence médiatisée (partager un espace-temps commun, au-delà de la co-localisation) offre également des ressources pour construire de la co‑présence.

110Aussi, alors même que la présence pourrait intuitivement nous apparaître essentiellement comme « état » – celle d’un groupe de professionnels co-localisés dans un espace en même temps –, nous sommes encouragés à y voir un « processus ».

111La distinction ainsi construite entre co-localisation et co-présence nous permet d’examiner le travail nécessaire pour accomplir la co-présence, qui ne se donne plus à voir comme un « état de fait ». Ensuite, ce déplacement nous aide à penser la co-présence au-delà de la co-localisation, c’est-à-dire à imaginer des formes de présence variées dont l’unité spatiale n’est pas donnée d’avance mais se construit, là encore, au prix d’un travail d’articulation conséquent et souvent invisible. Ces formes de présence variées peuvent être médiées ou instrumentées par les nouvelles technologies, requérir (ou non) l’engagement plein et focalisé de l’individu. Elles imposent la construction de nouveaux repères pour faire ensemble la production d’une normativité renouvelée, qui demandent un « espace-temps » de travail sur le travail (Miossec & Rouat, 2020).

112Partager le même espace en même temps de manière pertinente nécessite avant tout un collectif de travail. La multiplication des espaces et des temps qu’induit le travailler hybride alourdit le travail de construction d’un champ d’actions et de valeurs partagées inhérent à tout collectif de travail. Cela se traduit par les propos qui nous ont été adressés autour de l’importance des échanges informels, ou encore celle d’« être moteur » dans l’organisation des rencontres, autrefois soutenus par la co-localisation dans un même endroit au même moment. Comment soutenir la construction d’une co-présence de qualité en tenant compte des exigences qu’introduisent ces nouvelles configurations de travail hybride, notamment en termes de travail d’organisation, de renouvellement normatif ?

113En cohérence avec les travaux en clinique de l’activité, nous considérons que la création ou le maintien d’espaces de dialogue qui permettent d’élaborer et développer le travailler hybride apparaissent aujourd’hui comme d’autant plus nécessaires.

5.3 Produire des temps construits pour organiser et penser le travail

114La présence co-localisée des équipes offre des ressources pour le travail. La visibilité et l’audibilité de l’autre, l’écoute flottante (et compétente) des professionnels permet l’émergence de focalisations éphémères où l’action en cours devient objet de discussions (tel ou tel autre cas client, une offre ou un rebond commercial, des procédures dont l’application n’est jamais automatique). Sans doute que le travailler hybride a révélé voire majoré l’importance de la co-présence comme support au travail coopératif.

115Cependant, le cadre spécifique qu’offre la présence co-localisée pour la coopération, quand bien même elle est une ressource pour la construction d’un référentiel commun de connaissances ou encore l’expression du plaisir comme de la souffrance au travail, présente des limites. Elle se prête difficilement à l’élaboration collective des difficultés du travail, des choix conflictuels mais nécessaires, aux propositions organisationnelles à inventer collectivement. D’autres temps collectifs construits, de travail sur le travail, doivent être pensés pour remplir ces fonctions, essentielles à la construction des collectifs professionnels (Clot, 2008 ; Miossec & Rouat, 2020). Par « temps construits », nous entendons des espaces d’élaboration dont la finalité est la co-analyse de l’activité. L’enjeu en est la production et le renouvellement de ressources génériques qui permettent d’équiper l’action individuelle et collective des professionnels.

116Rappelons ici que le collectif de travail entendu comme une communauté au sens fort du terme, celui de produire un horizon commun, des obligations partagées, d’ouvrir des possibilités d’action grâce auxquelles l’activité individuelle se construit – est une condition nécessaire à l’efficacité et l’efficience du travail collectif. Il constitue ainsi une base solide pour que la co-présence puisse s’offrir comme ressource pour la montée en compétences et l’intégration des agents.

117Le collectif est également essentiel pour organiser et maintenir sa participation à des situations de travail hybrides, c’est-à-dire des situations où co-existent des formes de présence différentes (« présence » au sens spatial et incorporé du terme, mais aussi « présence » au sens d’un engagement médiatisé, distant). Dans le contexte des nouvelles organisations du travail où les cadres et les temps sociaux sont particulièrement fragilisés, le développement de la fonction psychosociale du collectif est un enjeu majeur.

118Ce n’est qu’à condition de soutenir le collectif en lui donnant les moyens d’exister qu’il est possible de construire une co-présence de qualité au sein de ces organisations hybrides.

Conclusion

119Au sortir des confinements successifs, le retour au bureau s’est organisé en intégrant de nouvelles modalités de travail dites « hybrides ». L’hybridité se caractérise par une simultanéité de différents temps, d’espaces et/ou d’organisations dont l’articulation ne va pas de soi et qui nécessite un travail continu d’ajustement. Aujourd’hui, les employeurs constatent une incidence sur les collectifs de travail et s’interrogent sur la manière de faire évoluer la réglementation autour du travail hybride, en favorisant les retours sur site.

120À partir d’une recherche-intervention au sein d’une entreprise française de télécommunications, nos analyses nous permettent d’engager une réflexion à partir de la notion de présence. En effet, la présence n’est souvent considérée que dans sa dimension physique, or elle recouvre des réalités diverses à l’aune de la dématérialisation du travail. Ce constat nous a amenés à proposer une distinction entre présence co-localisée et présence médiatisée qu’il s’agit de penser tant pour ce qu’elles permettent de mieux faire du point de vue de l’activité que dans leurs contraintes. De notre point de vue, la co-localisation offre des ressources pour un travail collectif mais n’apparaît pas comme suffisante à elle seule pour un travail soutenable et de qualité. Nous défendons l’idée que pour développer les collectifs de travail, il s’agit de soutenir la co-présence, c’est-à-dire la coexistence et l’alternance de formes variées de présence. Cela passe par l’aménagement de temps pour penser et organiser le travail d’articulation, d’ajustement et de régulation que le travail hybride suppose.

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Notes

1 Comme précisé, nous entendons par co-localisation le fait de partager un même espace physique en même temps. Nous utiliserons la formule de présence co-localisée de manière équivalente.

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Table des illustrations

Titre Tableau 1 : Récapitulatif des méthodes mobilisées selon les approches et l’analyse des données récoltées. Table 1: Summary of methods used according to the approaches to and analysis of data collected
URL http://journals.openedition.org/activites/docannexe/image/10826/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 106k
Titre Figure 1 : Présentation du dispositif d’intervention.  Figure 1: Presentation of the intervention system
URL http://journals.openedition.org/activites/docannexe/image/10826/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 82k
Titre Figure 2 : Ateliers de co-analyse de l’activité.  Figure 2: Activity co-analysis workshops
URL http://journals.openedition.org/activites/docannexe/image/10826/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 145k
Titre Tableau 2 : Caractéristiques des participants à la recherche-intervention au sein de la direction des ventes.  Table 2: Characteristics of intervention research participants in the Sales Department
URL http://journals.openedition.org/activites/docannexe/image/10826/img-4.jpg
Fichier image/jpeg, 398k
Titre Figure 3 : Exemple de message informatif adressé par un manager à son équipe sur un fil de discussion Teams.  Figure 3: Example of an informative message sent by a manager to his team on a Teams discussion thread
URL http://journals.openedition.org/activites/docannexe/image/10826/img-5.jpg
Fichier image/jpeg, 33k
Titre Figure 4 : « Trace » apportée par un manager lors d’un atelier collectif de co‑analyse de l’activité.  Figure 4: “Trace” provided by a manager during a collective activity co‑analysis workshop
URL http://journals.openedition.org/activites/docannexe/image/10826/img-6.jpg
Fichier image/jpeg, 117k
Titre Figure 5 : Capture d’écran d’une pastille Teams indiquant le statut d’un conseiller clientèle.  Figure 5: Screenshot of a Teams sticker indicating the status of a customer advisor
URL http://journals.openedition.org/activites/docannexe/image/10826/img-7.jpg
Fichier image/jpeg, 22k
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Pour citer cet article

Référence électronique

Juliette Stéphan, Maria Ianeva, Emmanuel Poussard, Corinne Gaudart et Marc-Éric Bobillier Chaumon, « De la co-localisation à la co‑présence : penser le travail dans les organisations hybrides »Activités [En ligne], 22-1 | 2025, mis en ligne le 15 avril 2025, consulté le 21 avril 2025. URL : http://journals.openedition.org/activites/10826 ; DOI : https://doi.org/10.4000/13rac

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Auteurs

Juliette Stéphan

CRTD & LISE-Cnam
juliet.stephan[AT]gmail.com

Maria Ianeva

CRTD-Cnam
maria.ianeva[AT]lecnam.net

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Emmanuel Poussard

CRTD-Cnam
emmanuel.poussard[AT]lecnam.net

Corinne Gaudart

LISE-Cnam/CNRS
corinne.gaudart[AT]lecnam.net

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Marc-Éric Bobillier Chaumon

CRTD-Cnam
marc-eric.bobillier-chaumon[AT]lecnam.net

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